The Project Gutenberg EBook of Les grandes journees de la Constituante
by Albert Mathiez

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Title: Les grandes journees de la Constituante

Author: Albert Mathiez

Release Date: February, 2006 [EBook #9818]
[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
[This file was first posted on October 20, 2003]

Edition: 10

Language: French

Character set encoding: ASCII

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNEES DE LA CONSTITUANTE ***




Produced by Anne Soulard, Carlo Traverso, Tonya, Renald Levesque
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LES GRANDES JOURNEES DE LA CONSTITUANTE

PAR

ALBERT MATHIEZ




TABLE DES MATIERES

Chapitre I.   La reunion des trois ordres.

Chapitre II.  La revolution du 14 juillet.

Chapitre III. Le roi et l'Assemblee a Paris.

Chapitre IV.  La Federation.

Chapitre V.   La fuite du roi.

Chapitre VI.  Le Massacre du Champ-de-Mars.




CHAPITRE I

LA REUNION DES TROIS ORDRES


Le 17 juin, ayant termine depuis deux jours l'appel nominal de tous les
deputes aux Etats generaux, le Tiers, auquel s'etaient deja reunis 12
cures, se proclamait _Assemblee nationale_, et, prevoyant que cet acte
revolutionnaire serait suivi de represailles, decidait d'opposer a une
repression possible la menace de la greve de l'impot: "Considerant qu'en
effet les contributions, telles qu'elles se percoivent actuellement dans
le royaume, n'ayant point ete consenties par la nation, sont toutes
illegales, et, par consequent nulles dans leur creation, extension ou
prorogation;

"L'Assemblee declare, a l'unanimite des suffrages, consentir
provisoirement, pour la nation, que les impots et contributions, quoique
illegalement etablis et percus, continuent d'etre leves de la meme maniere
qu'ils l'ont ete precedemment, et ce, jusqu'au jour seulement de la
premiere separation de cette Assemblee, _de quelque cause qu'elle puisse
provenir_.

"Passe lequel jour, l'Assemblee nationale entendait decreter que toute
levee d'impots et contributions de toute nature qui n'aurait pas ete
nommement, formellement et librement accordee par l'Assemblee, cessera
entierement dans toutes les provinces du royaume, quelle que soit la forme
de l'administration...."

Le 19 juin, l'ordre du clerge decidait par 149 voix contre 135 de se
reunir au Tiers. Mais, le meme jour, l'ordre de la noblesse adressait au
roi une vigoureuse protestation contre les actes revolutionnaires du Tiers
Etat et les chefs de la minorite du clerge, l'archeveque de Paris et le
cardinal de La Rochefoucauld, faisaient le voyage de Marly pour pousser le
roi a la resistance. Necker etait justement absent aupres de sa
belle-soeur mourante a Paris. Un temoin oculaire, Rabaut de Saint-Etienne,
depute a la Constituante, a raconte en ces termes la journee du lendemain:


LE SERMENT DU JEU DE PAUME

Tandis que les deputes se rendaient a la salle [des seances] une
proclamation, faite par des herauts d'armes et affichee partout, annonca
que les seances etaient suspendues et que le roi tiendrait une seance
royale le 22. On donnait pour motifs de la cloture de la salle pendant
trois jours la necessite des preparatifs interieurs pour la decoration du
trone. Cette raison puerile servit a prouver qu'on n'avait voulu que
prevenir la reunion du clerge, dont la majorite avait adopte le systeme
des communes. Cependant les deputes arrivent successivement, et ils
eprouvent la plus vive indignation de trouver les portes fermees et
gardees par des soldats. Ils se demandent les uns aux autres quelle
puissance a le droit de suspendre les deliberations des representants de
la nation. Ils parlent de s'assembler sur la place meme, ou d'aller sur la
terrasse de Marly offrir au roi le spectacle des deputes du peuple; de
l'inviter a se reunir a eux dans une seance vraiment royale et paternelle,
plus digne de son coeur que celle dont il les menace. On permet a M.
BAILLY, leur president, d'entrer dans la salle avec quelques membres pour
prendre les papiers; et la il proteste contre les ordres arbitraires qui
la tiennent fermee. Enfin il rassemble des deputes dans le jeu de paume de
Versailles, devenu celebre a jamais par la courageuse resistance des
premiers representants de la nation francaise. On s'encourage en marchant;
on se promet de ne jamais se separer et de resister jusqu'a la mort. On
arrive; on fait appeler ceux des deputes qui ne sont pas instruits de ce
qui se passe. Un depute malade s'y fait transporter. Le peuple, qui
assiege la porte, couvre ses representants de benedictions. Des soldats
desobeissent pour venir garder l'entree de ce nouveau sanctuaire de la
liberte. Une voix s'eleve [celle de Mounier]; elle demande que chacun
prete le serment de ne jamais se separer et de se rassembler partout
jusqu'a ce que la constitution du royaume et la regeneration publique
soient etablies. Tous le jurent, tous le signent, hors un [Martin d'Auch];
et le proces-verbal fait mention de cette circonstance remarquable. La
cour, aveuglee, ne comprit pas que cet acte de vigueur devait renverser
son ouvrage. [Note: _Precis de l'histoire de la Revolution francaise_,
reimp. De 1819, pp. 56-57.]

Armand Brette a complete ce recit. "Sur les 19 cures affilies des ce
moment a la cause du Tiers, sept seulement adhererent au serment le 20
juin ou le 22 juin, 12 s'abstinrent..., 4 deputes du Tiers seulement
refuserent de signer ... il n'y eut qu'un seul opposant, Martin d'Auch,
qui declara qu'il ne _pouvait jurer d'executer des deliberations qui ne
sont pas sanctionnees par le roi..._, tous les nobles deputes du Tiers
presents a Versailles, les royalistes les plus eprouves, Malouet, Mounier,
Flachslanden, l'ami intime du roi, Hardy de La Largere, dont le fils fut
anobli sous la Restauration en souvenir du constituant, Charrier, qui en
1792 souleva la Lozere et paya de sa tete son devouement a la cause
royale, vingt autres enfin, dont l'affection pour le roi etait notoire,
ont signe le serment et ont ainsi legitime l'audacieuse constitution du
Tiers en Assemblee nationale." [Note: A. BRETTE, La seance royale du 23
juin 1789, ses preliminaires et ses suites. _La Revolution francaise_, t.
XX, p. 442 et 534.]

Parmi ceux qui signerent le serment, cet acte solennel de rebellion, il y
en eut qui eprouverent une emotion intense. L'un d'eux devint fou.


FOU DE REMORDS

Le lendemain un depute de Lorraine, nomme Mayer, est devenu fou. Il avait
prete le serment et en avait la conscience bourrelee. Il etait a cote d'un
filou qui venait de voler sous le costume d'un depute du Tiers. Lorsqu'on
est venu prendre ce filou, il a cru qu'on arretait tous les deputes du
Tiers pour avoir fait le serment; la peur l'a pris et la tete lui a saute.
Cette frayeur d'etre arrete n'etait pas mal fondee, car le bruit general
etait que ce parti violent avait ete propose, les uns disaient dans le
conseil et d'autres dans un de ces conseils tenus frequemment chez MM. de
Polignac et chez M. le comte d'Artois. [Note: Journal de l'abbe Coster
dans Brette, _id._, pp. 37-38.]

Le 21 juin, a une deputation de la noblesse conduite par le duc de
Luxembourg, le roi avait repondu qu'il ne permettrait jamais qu'on
alterat l'autorite qui lui avait ete confiee pour le bien de ses sujets.
La seance royale qui devait avoir lieu le 22 juin fut remise au 23. Le 22
juin, Bailly trouvant la porte des Menus fermee, se rendit aux Recollets
qui refuserent de le recevoir. Les marguilliers de l'eglise Saint-Louis
lui offrirent leur eglise. On se rendit d'abord dans la chapelle des
Charniers, ou avaient lieu les catechismes, puis dans la nef. Deux membres
de la noblesse du Dauphine, les premiers de leur ordre, le marquis de
Blacons et le comte d'Agoult se reunirent au Tiers et la majorite du
clerge se reunit aussi, conduite par les archeveques de Vienne et de
Bordeaux, les eveques de Chartres et de Rodez.

L'abbe Gregoire nous dit qu'en prevision de la seance royale du lendemain,
les deputes qui se reunissaient au club breton (berceau des Jacobins)
arreterent un plan de resistance:


L'ACTION DU CLUB BRETON

La veille au soir nous etions douze ou quinze deputes reunis au Club
Breton, ainsi nomme parce que les Bretons en avaient ete les fondateurs.
Instruits de ce que meditait la Cour pour le lendemain, chaque article fut
discute par tous et tous opinerent sur le parti a prendre. La premiere
resolution fut celle de rester dans la salle malgre la defense du roi. Il
fut convenu qu'avant l'ouverture de la seance, nous circulerions dans les
groupes de nos collegues pour leur annoncer ce qui allait se passer sous
leurs yeux et ce qu'il fallait y opposer. [Note: _Memoires de l'Abbe
Gregoire_, t. I, p. 380. Ce recit est confirme par Bouchette, Lettre du 24
juin 1789: "Nous etions convenus d'avance quoiqu'il arrivat de ne pas nous
separer avant d'avoir pris une deliberation et nous la fimes ainsi"
(_Lettres_ de Bouchette, Paris, 1909).]


LA SEANCE ROYALE

Enfin la seance royale arriva; elle eut tout l'appareil exterieur qui
naguere en imposait a la multitude; mais ce n'est pas un trone d'or ni un
superbe dais, ni des herauts d'armes, ni des panaches flottants qui
intimident des hommes libres. La cour ignorait encore cette verite, qu'on
retrouve partout dans toutes les histoires. La garde nombreuse qui
entourait la salle n'effraya pas les deputes; elle accrut au contraire
leur courage. On repeta la faute qu'on avait faite le 5 mai, de leur
affecter une porte separee et de les laisser exposes dans le hangar qui la
precedait, a une pluie assez violente, pendant que les autres ordres
prenaient leurs places distinguees; enfin ils furent introduits.

Le discours et les declarations du roi eurent pour objet de conserver la
distinction des ordres, d'annuler les fameux arretes de la constitution
des communes en assemblee nationale, d'annoncer en trente-cinq articles
les _bienfaits_ que le roi _accordait a ses peuples_, et de declarer a
l'assemblee que, si elle l'abandonnait, il ferait le bien des peuples sans
elle. D'ailleurs toutes les formes imperatives furent employees, comme
dans ces lits de justice ou le roi venait semoncer le parlement. Dans ces
bienfaits du roi promis a la nation, il n'etait parle ni de la
Constitution tant demandee, ni de la participation des etats generaux a la
legislation, ni de la responsabilite des ministres, ni de la liberte de la
presse; et presque tout ce qui constitue la liberte civile et la liberte
politique etait oublie. Cependant les pretentions des ordres privilegies
etaient conservees, le despotisme du maitre etait consacre et les etats
generaux abaisses sous son pouvoir. Le prince ordonnait et ne consultait
pas; et tel fut l'aveuglement de ceux qui le conseillerent qu'ils lui
firent gourmander les representants de la nation, et casser leurs arretes
comme si c'eut ete une assemblee de notables. Enfin, et c'etait le grand
objet de cette seance royale, le roi _ordonna_ aux deputes de se separer
tout de suite, et de se rendre le lendemain matin dans les chambres
affectees a chaque ordre pour y reprendre leurs seances.

Il sortit. On vit s'ecouler de leurs bancs tous ceux de la noblesse et une
partie du clerge. Les deputes des communes, immobiles et en silence sur
leurs sieges, contenaient a peine l'indignation dont ils etaient remplis,
en voyant la majeste de la nation si indignement outragee. Les ouvriers,
commandes a cet effet, emportent a grand bruit ce trone, ces bancs, ces
tabourets, appareil fastueux de la seance; mais, frappes de l'immobilite
des peres de la patrie, ils s'arretent et suspendent leur ouvrage. Les
vils agents du despotisme courent annoncer au roi ce qu'ils appellent la
desobeissance de l'assemblee.... [Note: Rabaut, _op. cit.,_ pp. 58-59.]

A ce recit de Rabaut Saint-Etienne, Montjoye ajoute ce detail qu'"a
l'instant meme ou le roi se placa sur son trone, tous les deputes des
trois ordres, par un mouvement simultane, s'assirent et se couvrirent et
ils etaient deja assis et couverts lorsque M. le garde des sceaux dit: le
roi permet a l'Assemblee de s'asseoir."


LES DECLARATIONS DU ROI

Le roi veut que l'ancienne distinction des trois ordres de l'Etat soit
conservee en son entier, comme essentiellement liee a la constitution de
son royaume; que les deputes librement elus par chacun des trois ordres,
formant trois chambres, deliberant par ordre, et pouvant, avec
l'approbation du souverain, convenir de deliberer en commun, puissent
seuls etre consideres comme formant le corps des representans de la
nation. En consequence, le roi a declare nulles les deliberations prises
par les deputes de l'ordre du Tiers-Etat le 17 de ce mois ainsi que celles
qui auraient pu s'ensuivre, comme illegales et inconstitutionnelles
(_Decl._ I. 1).

Sont nommement exceptees des affaires qui pourront etre traitees en commun
celles qui regardent les droits antiques et constitutionnels des trois
ordres, la forme de constitution a donner aux prochains Etats-Generaux,
les proprietes feodales et seigneuriales, les droits utiles et les
prerogatives honorifiques des deux premiers ordres (_id._ 8).

Le consentement particulier du clerge sera necessaire pour toutes les
dispositions qui pourraient interesser la religion, la discipline
ecclesiastique, le regime des ordres et corps seculiers et reguliers
(_id._ 9).

Les affaires qui auront ete decidees dans les assemblees des trois ordres
reunis seront remises le lendemain en deliberation si cent membres de
l'Assemblee se reunissent pour en faire la demande (_id._ 12).

Toutes les proprietes sans exception seront constamment respectees et
S.M. comprend expressement sous le nom de proprietes les _dimes, cens,
rentes, droits et devoirs feodaux et seigneuriaux_, et generalement tous
les droits et prerogatives utiles ou honorifiques, attaches aux terres et
fiefs, ou appartenant aux personnes (_Decl._ II. 12).

Les deux premiers ordres de l'Etat continueront a jouir de l'exception des
charges personnelles, mais le roi approuvera que les Etats-Generaux
s'occupent des moyens de convertir ces sortes de charges en contributions
pecuniaires, et qu'alors tous les ordres de l'Etat y soient assujettis
egalement (_id._ 15).

Dans d'autres articles le roi avait promis de n'etablir aucun nouvel impot
sans le consentement des representants de la nation, de faire connaitre le
tableau annuel des recettes et des depenses et de le soumettre aux Etats
generaux, de sanctionner la suppression de tous les privileges en matiere
d'impots, d'abolir la taille, le franc-fief, les lettres de cachet, la
corvee, d'etablir des Etats provinciaux composes de deux dixiemes de
membres du clerge, de trois dixiemes de membres de la noblesse et de cinq
dixiemes de membres du Tiers, etc.

Le roi termina par les paroles suivantes:


LA MENACE ROYALE

Vous venez, Messieurs, d'entendre le resultat de mes dispositions et de
mes vues; elles sont conformes au vif desir que j'ai d'operer le bien
public; et, si, par une fatalite loin de ma pensee, vous m'abandonniez
dans une si belle entreprise, seul, je ferai le bien de mes peuples; seul,
je me considererai comme leur veritable representant; et connaissant vos
cahiers, connaissant l'accord parfait qui existe entre le voeu le plus
general de la nation et mes intentions bienfaisantes, j'aurai toute la
confiance que doit inspirer une si rare harmonie, et je marcherai vers le
but auquel je veux atteindre avec tout le courage et la fermete qu'il doit
m'inspirer.

Reflechissez, Messieurs, qu'aucun de vos projets, aucune de vos
dispositions ne peut avoir force de loi sans mon approbation speciale.
Ainsi je suis le garant naturel de vos droits respectifs; et tous les
ordres de l'Etat peuvent se reposer sur mon equitable impartialite.

Toute defiance de votre part serait une grande injustice. C'est moi
jusqu'a present qui fais tout le bonheur de mes peuples; et il est rare
peut-etre que l'unique ambition d'un souverain soit d'obtenir de ses
sujets qu'ils s'entendent enfin pour accepter ses bienfaits.

Je vous ordonne, Messieurs, de vous separer tout de suite, et de vous
rendre demain matin chacun dans les chambres affectees a votre ordre, pour
y reprendre vos seances, j'ordonne en consequence au grand-maitre des
ceremonies de faire preparer les salles.

Dreux-Breze, grand-maitre des ceremonies, vint rappeler aux communes
immobiles l'ordre du roi. Bailly lui repondit que les representants du
peuple ne recoivent les ordres de personne, que, du reste il allait
prendre les ordres de l'assemblee. Alors Mirabeau lanca la celebre
apostrophe qu'il a lui-meme rappelee en ces termes:


L'APOSTROPHE DE MIRABEAU

Bientot M. le marquis de Breze est venu leur dire [aux deputes des
communes]: "Messieurs, vous connaissez les ordres du roi." Sur quoi un des
membres des communes lui adressant la parole a dit: "Oui, Monsieur, nous
avons entendu les intentions qu'on a suggerees au Roi, et vous qui ne
sauriez etre son organe aupres des Etats-Generaux, vous qui n'avez ici ni
place, ni voix, ni droit de parler, vous n'etes pas fait pour nous
rappeler son discours; [Note: Le garde des sceaux, d'apres le protocole,
etait seul qualifie pour communiquer les ordres du roi aux Etats generaux.
Dreux-Breze outrepassait ses pouvoirs. Il ne devait etre que le porteur
d'ordres _ecrits_ du roi.] cependant pour eviter toute equivoque et tout
delai, je vous declare que si l'on vous a charge de nous faire sortir
d'ici, vous devez demander des ordres pour employer la force, car nous ne
quitterons nos places que par la puissance de la baionnette." Alors, d'une
voix unanime, tous les deputes se sont ecries: "Tel est le voeu de
l'Assemblee." [Note: _Treizieme lettre_ de Mirabeau a ses _commettants_.]

Le Tiers, sur la proposition de Camus et de Sieyes, declara persister dans
ses precedents arretes, recidivant ainsi sa desobeissance. Il decreta en
outre, sur la proposition de Mirabeau, que la personne des deputes etait
inviolable. "Ce n'est pas manifester une crainte, avait dit Mirabeau,
c'est agir avec prudence; c'est un frein contre les conseils violents qui
assiegent le trone."

Le roi ceda devant l'attitude resolue des nobles patriotes, l'offre de
demission de Necker, qui n'avait deja pas assiste a la seance royale,
devant l'agitation du monde des rentiers qui craignait la banqueroute,
devant l'insubordination de l'armee et les manifestations populaires.


LES NOBLES PATRIOTES AU SECOURS DU TIERS

On se rappelle cette celebre reponse de Mirabeau au grand maitre des
ceremonies qui nous sommait de nous retirer. Cette reponse, me dit
d'Andre, [Note: D'Andre, depute de la noblesse d'Aix aux Etats generaux,
devint avec Barnave et les Lameth un des chefs du cote gauche de la
Constituante.] ayant ete rapportee a la cour par M. de Breze, il fut donne
ordre a deux ou trois escadrons des gardes du corps de marcher sur
l'Assemblee et de la sabrer, s'il le fallait, pour la dissoudre. Et
certes, les deputes, dans un pareil moment, se seraient tous laisse
egorger plutot que de bouger. Au moment ou cette troupe avancait,
plusieurs deputes de la minorite de la noblesse etaient rassembles sur une
terrasse attenant, si je me le rappelle bien, au logement de l'un des
Crillon. Il y avait entre autres les deux Crillon, d'Andre, le marquis de
Lafayette, les ducs de La Rochefoucauld, de Liancourt, etc., tous dans les
opinions de Necker, voulant l'etablissement d'un gouvernement
constitutionnel a l'anglaise, avec la branche regnante de la dynastie.
Lorsque d'Andre vit les gardes du corps s'avancer pour executer l'ordre
dont je viens de parler: "Eh quoi! s'ecrie-t-il, aurions-nous la lachete
de laisser egorger sous nos yeux et sans aucune demarche vigoureuse pour
en empecher, des hommes qui nous donnent un si bel exemple de fermete et
de devouement! Marchons au-devant des escadrons et sauvons les deputes des
communes ou perissons avec eux." Ils partent tous a l'instant; ils barrent
le chemin au detachement, enfoncent leurs chapeaux empanaches, mettent
l'epee a la main et declarent au commandant qu'il leur passera sur le
corps a tous avant qu'il parvienne aux deputes des communes, que c'etait a
lui a juger les consequences. Le commandant repond d'abord qu'il ne
connait que ses ordres, et fait un mouvement pour se porter en avant et
leur passer sur le corps. Mais ces braves gens etant restes inebranlables
a l'approche de cette cavalerie, le commandant n'osa pas aller plus loin;
il retourna au chateau rendre compte de ce qui s'etait passe et demander
de nouveaux ordres. La Cour effrayee, irresolue, donna l'ordre de
retrograder. Le fait est notoire et je n'ai aucun doute sur les details.
D'Andre n'est ni imposteur ni fanfaron, et tous les hommes que je viens de
citer etaient capables de toutes sortes de grandes et belles actions.
[Note: _Memoires_ de La Revelliere-Lepeaux, t. I, pp. 82-84.]


LA DEMISSION DE NECKER

Des cris de _Vive Necker_ se faisaient entendre jusqu'au chateau. On
voulait le voir, on voulait le prier de rester a la tete des affaires.
Dans l'intervalle, il a ete demande chez la reine. Le peuple l'y a suivi,
et les cours du chateau sont restees pleines de monde. M. Necker a passe
un instant chez le roi pour lui rendre compte que toutes les caisses
etaient fermees a Paris, que la ville entiere etait prete a se soulever,
et que les directeurs de la Caisse d'Escompte arrivaient dans le moment de
Paris lui annoncer tous les dangers dont la Caisse etait menacee. Le roi a
senti que le remede a ces maux etait la conservation de son ministere. Il
a meme exige dit-on que M. Necker allat depuis le Chateau jusqu'au
Controle general a pied, pour se montrer au peuple et l'assurer qu'il
restait. Les rues, les fenetres retentissaient d'applaudissements et de
cris repetes de _Vive Necker!_ Dans un instant tous les deputes du
Tiers-Etat se sont rendus chez M. Necker pour le feliciter et applaudir
avec lui au bonheur de la nation qui le conserve. On l'embrassait, on
embrassait Mme Necker et la baronne de Stael, le public embrassait les
deputes du Tiers, les applaudissait, criait: _Vive Necker, vive
l'Assemblee nationale_! [Note: Journal de l'abbe Coster, dans A. Brette,
_La Revolution francaise,_ t. XXIII, pp. 66-67.]


L'INSUBORDINATION DE L'ARMEE

Le jeudi [25 juin 1789], les soldats du regiment des Gardes francaises
ayant abandonne leurs casernes s'etaient repandus dans Paris, allant par
bandes dans tous les lieux publics, criant: _Vive le Roi, Vive le Tiers!_
allant boire dans les cabarets, obtenant de l'argent de plusieurs
fanatiques qui leur en distribuaient des poignees. Crainte d'une revolte
generale, on n'osa les consigner. Le vendredi, ils se repandirent de meme
dans tous les endroits publics, firent mettre bas les armes a plusieurs
patrouilles des gardes suisses qu'ils rencontrerent et publierent les deux
imprimes ci-joints. M. du Chatelet, accouru a Paris, parvint, en allant
lui-meme a chaque caserne, a les contenir hier samedi. Et la reunion
effectuee ne laissant pas d'animosite entre les partis, il faut esperer
qu'on n'aura pas besoin de se servir des troupes, sur lesquelles V.E. voit
qu'on ne pourrait faire aucun fonds.

J'apprends a l'instant que le Roi ne peut pas compter davantage sur ses
propres gardes du corps. Un marechal des logis, bas-officier avec rang de
lieutenant-colonel, est venu dire, au nom de la troupe, au duc de Guiche,
capitaine de quartier, que leur devoir etait de garder et de proteger la
personne du Roi, mais non de monter a cheval pour se battre avec la
canaille; qu'en consequence ils ne feraient point de patrouilles. Le duc
Guiche a casse le bas-officier. Sur quoi les gardes du corps sont venus
presenter au Roi un memoire, ou, en l'assurant de leur attachement pour sa
personne, ils ont demande son retablissement. Le Roi a mis au bas du
memoire: "j'ai toujours compte sur la fidelite de mes gardes du corps", et
il le leur a rendu. Les gardes ont fait dire a M. de Guiche que si on ne
leur rendait point leur camarade, a la fin de leur service qui se termine
avec le mois de juin, le Roi pouvait disposer de 600 bandoulieres, ce qui
fait la moitie de tout le corps, y ayant dans ce moment double garde.

Les regiments de Reinach (Suisse) et de Lauzun (hussards) viennent
d'arriver. La fidelite des regiments etrangers commence aussi a devenir
suspecte. Les bourgeois les seduisent, et les Suisses de Salis-Samade
loges a Issy et a Vaugirard ont assure leurs hotes qu'au cas ou on les fit
marcher, ils devisseraient les batteries de leurs fusils. [Note: Depeche
de Salmour, ministre plenipotentiaire de Saxe, 28 juin 1789, dans
FLAMMERMONT, Rapport sur les correspondances des agents diplomatiques
etrangers en France avant la Revolution. _Nouvelles archives des
missions_, t. VIII, p. 231.]

Le 24 juin, la majorite du Clerge, desobeissant a son tour au roi se
rendit a la deliberation du Tiers. Le 25, 47 membres de la noblesse, le
duc d'Orleans en tete, en firent autant. Le 27, le roi se resigna a
sanctionner ce qu'il ne pouvait plus empecher. Il ordonna aux deux ordres
privilegies de se reunir au Tiers. Le jour meme la reunion est un fait
accompli.

Le serment du jeu de paume laissa un vif souvenir parmi les patriotes et
une societe particuliere fut fondee par Gilbert Romme pour en commemorer
l'anniversaire.


LE PREMIER ANNIVERSAIRE DU SERMENT DU JEU DE PAUME

Formes en "bataillon civique", les membres de la societe du serment du jeu
de paume entrerent a Versailles par l'avenue de Paris. Au milieu d'eux,
quatre volontaires de la Bastille portaient "une table d'airain sur
laquelle etait grave en caracteres ineffacables le serment du jeu de
paume. Quatre autres portaient les ruines de la Bastille destinees a
sceller sur les murs du jeu de Paume cette table sacree". La municipalite
de Versailles vint a la rencontre du cortege. Le regiment de Flandre
presenta les armes devant "l'arche sacree". Arrives au jeu de Paume, tous
les assistants renouvelerent le serment "dans un saisissement religieux".
Puis un orateur les harangua: "Nos enfants iront un jour en pelerinage a
ce temple, comme les musulmans vont a La Mecque. Il inspirera a nos
derniers neveux le meme respect que le temple eleve par les Romains a la
piete filiale...." Au milieu des cris d'allegresse, les vieillards
scellerent sur la muraille la table du serment: "Chacun envia le bonheur
de l'enfoncer." Tous ne quitterent qu'a regret ce lieu si cher aux ames
sensibles: "Ils s'embrasserent mutuellement et furent reconduits avec
pompe par la municipalite, la garde nationale et le regiment de Flandre,
jusqu'aux portes de Versailles." Le long de la route, en rentrant a Paris,
"ils ne s'entretenaient que du bonheur des hommes, on eut dit que
c'etaient des Dieux qui etaient en marche". Au bois de Boulogne, un repas
de trois cents couverts, "digne de nos vieux aieux", leur fut servi "par
des jeunes nymphes patriotes". Au-dessus de la table on avait place "les
bustes des amis de l'humanite, de J.-J. Rousseau, de Mably, de Franklin
qui semblait encore presider la fete". Le president de la societe, G.
Romme, "lut pour benedicite les deux premiers articles de la Declaration
des Droits de l'homme. Tous les convives repeterent: Ainsi soit-il!". Au
dessert, on donna lecture du proces-verbal de la journee. "Cet acte
religieux excita de vifs applaudissements." Puis vinrent les toasts.
Danton "eut le bonheur de porter le premier". "Il dit que le Patriotisme,
ne devant avoir d'autres bornes que l'Univers, il proposait de boire a sa
sante, a la Liberte, au bonheur de l'Univers entier; de Menou but a la
sante de la Nation et du Roi "qui ne fait qu'un avec elle", Charles de
Lameth a la sante des vainqueurs de la Bastille, Santhonax a nos freres
des colonies, Barnave au regiment de Flandre, Robespierre "aux ecrivains
courageux qui avaient couru tant de dangers et qui en couraient encore en
se livrant a la defense de la Patrie". Un membre designa alors Camille
Desmoulins dont le nom fut vivement applaudi. Enfin un pieux chevalier
termina la serie des toasts en buvant "au sexe enchanteur qui a montre
dans la Revolution un patriotisme digne des dames romaines". Alors "des
femmes vetues en bergeres" entrerent dans la salle du banquet et
couronnerent de feuilles de chene les deputes a l'Assemblee nationale:
d'Aiguillon, Menou, les deux Lameth, Barnave, Robespierre, Laborde. Un
artiste celebre [Note: David, dont tout le monde connait le celebre
tableau du serment du jeu de Paume.] qui assistait a la fete promit
d'employer son talent "a transmettre a la posterite les traits des amis
inflexibles du bien public". [Note 2: A. Mathiez, _Les Origines des Cultes
revolutionnaires_, pp. 47-49, d'apres le proces-verbal officiel de la
ceremonie.]




CHAPITRE II

LA REVOLUTION DU 14 JUILLET


L'APPEL DES TROUPES ET LES PROJETS DE LA COUR

Le roi, qui avait de l'honneur, avait ressenti vivement l'humiliation que
le Tiers et la majorite du Clerge lui avaient imposee. Il preta une
oreille complaisante aux conseils de revanche qui lui venaient de la reine
et du comte d'Artois. Des le 26 juin il appelait autour de Paris et de
Versailles 20,000 hommes, dont 3,000 cavaliers, la plupart des troupes
etrangeres qu'il croyait plus sures.

Les contemporains ont cru communement a un projet de coup de force
comportant une double offensive, contre l'Assemblee et contre Paris.

Le jour de la seance royale, le 23 juin, des bruits tres inquietants
s'etaient repandus dans Paris. L'on racontait que Necker, instruit que la
cour s'appretait a l'exiler, avait offert trois fois sa demission et
n'avait reussi a la faire accepter qu'en promettant de ne point quitter
Versailles; qu'un nouveau ministere etait forme avec le prince de Conti
comme premier ministre, le prince de Conde comme generalissime de l'armee,
Foulon comme controleur general des finances; "que le projet de la cour
etait de faire arreter un depute par chaque bailliage pour le retenir en
otage dans l'interieur du chateau de la Bastille, ou l'on avait vu arriver
un grand nombre de lits et une grande quantite de matelas" (Hardy).

Quelques jours plus tard, nouvelles rumeurs. L'espoir un moment nourri
apres la reunion des ordres, de voir disgracier les princes de Conti et de
Conde ainsi que Barentin, s'evanouit, la concentration des troupes est
connue et commentee a Paris des la fin de juin et des bruits sinistres
circulent. Le 3 juillet, l'on raconte au Palais-Royal que les membres du
tiers, exposes a etre assassines par les nobles, demandent du secours, et
peu s'en faut que plusieurs milliers d'hommes ne se mettent en route pour
Versailles. Puis, a mesure que les troupes se rapprochent, et surtout
apres la seance du 8 juillet a l'Assemblee, les on-dit se precisent: la
cour veut imposer a l'Assemblee, au cours d'une nouvelle seance royale,
les declarations du 23 juin, qui seront ensuite largement repandues dans
tout le royaume, lues au prone de toutes les paroisses; si l'Assemblee
resiste, elle sera transferee dans une ville eloignee ou prorogee pour un
mois, ou immediatement dissoute. L'on affirme qu'au cours d'une nuit
prochaine, les troupes stationnees a Versailles prendront les armes, que
le local de l'Assemblee sera occupe militairement, les plus turbulents
arretes, voire condamnes et executes, les autres disperses. Au coeur meme
de la crise, le 13 et le 14 juillet, le bruit court avec persistance que
la salle des Menus-Plaisirs est minee; ce bruit trouve creance parmi les
deputes et Gregoire se fait a la tribune l'interprete des frayeurs qu'il
inspire. Contre Paris, l'on meditait un assaut dans les regles: des
batteries installees sur les hauteurs de Montmartre foudroieraient la
ville; en meme temps, les troupes campees au Champ de Mars et celles de
Courbevoie, de Saint-Denis, etc., feraient irruption. Tout ce qui
resisterait serait fusille ou sabre; les soldats auraient permission de
piller. Puis les barrieres seraient fermees, garnies de canons, et Paris
serait isole du reste de la France. L'on se communiquait, dans le public,
des plans d'operations ou la mission de chaque corps, les itineraires, la
progression methodique de l'attaque etaient minutieusement indiques.

Ces bruits doivent etre accueillis avec circonspection. Paris et
Versailles ont passe, pendant la premiere quinzaine de juillet 1789, par
un acces d'exaltation generalisee qui atteignit son paroxysme le jour de
la prise de la Bastille, par une sorte de "grande peur" qui explique la
naissance des rumeurs les plus folles. A l'Assemblee meme, tous ceux des
deputes qui n'avaient pas partie liee avec la cour semblent y avoir prete
foi; et point n'est besoin, pour faire comprendre leur credulite,
d'invoquer les calculs politiques: ils ont subi la contagion du moment.

Il n'est point douteux que, du 23 juin au 12 juillet, des projets extremes
ont ete agites. Dans une depeche du 9 juillet, le comte de Salmour,
ministre de Saxe a Paris, attribue a d'Epremenil un plan de dissolution
Des Etats generaux a main armee. "D'apres son projet, l'on devrait casser
les Etats generaux, arreter quelques-uns des membres qui avaient parle
avec plus de chaleur, les livrer au parlement, ainsi que M. Necker, pour
instruire leur proces dans les formes juridiques et les faire perir sur
l'echafaud comme criminels de lese-majeste et coupables de haute
trahison." Le meme temoin note "les rodomontades ridicules des
aristocrates", a mesure que les regiments arrivent. Les officiers de
l'etat-major du marechal de Broglie se laissaient aller, en parlant de
l'Assemblee, a de graves intemperances de langage, et le marechal
lui-meme, a en croire Salmour et Besenval, montrait une assurance, une
jactance menacantes. [Note: Pierre Caron, La tentative de contre-
revolution de juin-juillet 1789 dans la _Revue d'histoire moderne et
contemporaine, t. VII, pp. 20-23.].


_LA REPLIQUE DES PATRIOTES_

LA MOTION DE MIRABEAU DU 8 JUILLET

Le 8 juillet, Mirabeau prononca un terrible requisitoire contre les
mauvais conseillers du roi qui compromettaient le trone: "Ont-ils prevu
les conseillers de ces mesures, ont-ils prevu les suites qu'elles
entrainent pour la securite meme du trone? Ont-ils etudie dans l'histoire
de tous les peuples comment les revolutions ont commence, comment elles se
sont operees?" Il deposa la motion suivante:

Qu'il soit fait au roi une tres humble adresse, pour peindre a S.M. les
vives alarmes qu'inspire a l'Assemblee nationale de son royaume l'abus
qu'on s'est permis depuis quelque temps du nom d'un bon roi pour faire
approcher de la capitale et de cette ville de Versailles des trains
d'artillerie et des corps nombreux de troupes tant etrangeres que
nationales, dont plusieurs se sont cantonnes dans les villages voisins, et
pour la formation annoncee de divers camps aux environs de ces deux
villes.

Qu'il soit represente au roi, non seulement combien ces mesures sont
opposees aux intentions bienfaisantes de S.M. pour le soulagement de ses
peuples dans cette malheureuse circonstance de cherte et de disette de
grains, mais encore combien elles sont contraires a la liberte et a
l'honneur de l'Assemblee nationale, propres a alterer entre le roi et ses
peuples cette confiance qui fait la gloire et la surete du monarque, qui
seule peut assurer le repos et la tranquillite du royaume, procurer enfin
a la nation les fruits inestimables qu'elle attend des travaux et du zele
de cette Assemblee.

Que S.M. soit suppliee tres respectueusement de rassurer ses  fideles
sujets en donnant les ordres necessaires pour la cessation immediate de
ces mesures egalement inutiles, dangereuses et alarmantes, et pour le
prompt renvoi des troupes et des trains d'artillerie aux lieux d'ou on les
a tires.

Et attendu qu'il peut etre convenable, en suite des inquietudes et de
l'effroi que ces mesures ont jetes dans le coeur du peuple, de pourvoir
provisionnellement au maintien du calme et de la tranquillite; S.M. sera
suppliee d'ordonner que dans les deux villes de Paris et de Versailles, il
soit incessamment leve des gardes bourgeoises qui, sous les ordres du roi,
suffiront pleinement a remplir ce but sans augmenter autour de deux villes
travaillees des calamites de la disette le nombre des consommateurs.
[Note: Reimpression du _Moniteur_.]

La motion de Mirabeau fut votee, a l'unanimite moins quatre voix, a
l'exception du dernier paragraphe que les electeurs de Paris allaient se
charger de mettre en application. [Note: Des le 25 juin les electeurs de
Paris avaient agite le projet d'une milice bourgeoise.]


L'AGITATION A PARIS. LES GARDES FRANCAISES

A ces mouvements et a ces bruits la capitale entiere n'eut qu'un
sentiment; et ce n'etait pas une populace ignorante et tumultueuse,
c'etait tout ce que cette ville celebre renferme d'hommes eclaires ou
braves de tous les etats et de toutes les conditions. Le danger commun
avait tout reuni. Les femmes qui, dans les mouvements populaires, montrent
toujours le plus d'audace, encourageaient les citoyens a la defense de
leur patrie. Ceux-ci, par un instinct que leur donnaient le danger public
et l'exaltation du patriotisme, demandaient aux soldats qu'ils rencontrent
s'ils auront le courage de massacrer leurs freres, leurs concitoyens,
leurs parents, leurs amis. Les gardes-francaises les premiers, ces
citoyens genereux, rebelles a leurs maitres, selon le langage du
despotisme, mais fideles a la nation, jurent de ne tourner jamais leurs
armes contre elle. Des militaires d'autres corps les imitent. On les
comble de caresses et de presents. On voit ces soldats, qui avaient ete
amenes pour l'oppression de la capitale, et par consequent du royaume, se
promener dans les rues en embrassant les citoyens. Ils arrivent en foule
au Palais-Royal, ou tout le monde s'empresse de leur offrir des
rafraichissements, et chacun emploie tous les moyens qu'il juge propres a
detacher les soldats de l'obeissance arbitraire pour les reunir a la cause
commune. On apprend cependant que quelques-uns d'entre eux vont etre punis
d'avoir refuse de tirer sur leurs concitoyens, que onze gardes francaises
sont detenus aux prisons de l'Abbaye, et vont etre transferes a Bicetre,
prison des plus vils scelerats. Leur cause devient la cause publique. On
court les delivrer [le 9 juillet]; la foule grossit en marchant; on force
les prisons, on entre, on les delivre; et ils sont amenes en triomphe au
Palais-Royal, qui devient leur asile. Les hussards et les dragons qui
avaient recu ordre de charger les citoyens, posent leurs armes et se
joignent a eux; et l'on entend partout les cris de _Vive la Nation!_ car,
depuis la constitution des communes en assemblee nationale, c'etait le cri
de la joie publique, et l'on ne disait plus _vive le Tiers-Etat!_. [Note:
Rabaut, _op. cit._, pp. 64-65.]

Le lendemain, 10 juillet, les _Electeurs_ de Paris, c'est-a-dire les
delegues des assemblees primaires qui avaient elu les deputes de la ville
aux Etats-Generaux, se reunissaient dans la grande salle de l'Hotel de
Ville et discutaient un projet d'organisation d'une garde bourgeoise.


LE RENVOI DE NECKER ET LE ROLE DES CAPITALISTES DANS L'INSURRECTION

Le 11 juillet, vers 3 heures de l'apres-midi, le roi revoquait Necker et
l'invitait a sortir immediatement du royaume. Les autres ministres
patriotes, Montmorin, Saint-Priest, La Luzerne etaient de meme disgracies.
Leurs successeurs etaient pris dans le parti de la resistance a outrance:
le baron de Breteuil, le marechal de Broglie, le duc de La Vauguyon, etc.
Le renvoi de Necker provoqua dans le monde de la finance et de la
bourgeoisie le meme emoi que sa menace de demission le 23 juin.

Le 12 juillet, lorsqu'il apprend le renvoi de Necker, le bailli de Virieu
ecrit: "Le renvoi de Necker portera un coup au credit, et la caisse
d'escompte pourrait bien faire banqueroute. Le roi, probablement, sera
force de reculer et de faire retirer les troupes." "Aussitot, dit Bailly,
qu'on apprit a Paris la nouvelle du renvoi de Necker, les agents de change
s'assemblerent pour deliberer sur les suites du coup que cet evenement
allait porter au commerce et aux finances. Ils deciderent que, pour eviter
de mettre a decouvert un discredit total de tous les effets, la Bourse
serait fermee lundi; ils depecherent l'un d'eux, M. Madimer, a Versailles
pour avoir des nouvelles et connaitre l'etat des choses". Les craintes des
agents de change n'etaient pas injustifiees; des le 10, les rumeurs
repetees sur le mouvement des troupes autour de Paris avaient fait tomber
les billets de la Caisse d'escompte de 4 265 livres, ou ils etaient le 8,
a 4 165 livres. L'arrete fameux de l'Assemblee nationale du 13 juillet
vise expressement la banqueroute. Le Constituant Lofficial depeint la
consternation des bourgeois parisiens le 12 juillet: "Ils ne voyaient que
la banqueroute royale et la perte de leur fortune certaine (la majeure
partie des Parisiens ayant tout leur avoir sur le Tresor royal)". Le
_Tableau des principaux evenements de la Revolution_ s'exprime ainsi: "Un
des principaux moyens employes par les factieux pour soulever Paris peuple
de capitalistes, de rentiers, d'agioteurs avait ete d'y repandre le bruit
que la resolution de faire banqueroute avait ete prise dans le meme
conseil ou l'exil de M. Necker avait ete prononce. M. Mounier eut la
faiblesse d'adopter cette fable absurde: "Nous declarerons ... que
l'Assemblee nationale ne peut consentir a une honteuse banqueroute". Enfin
Rivarol, dans ses memoires, a fait avec amertume les memes constatations:
"Les capitalistes, par lesquels la Revolution a commence n'etaient pas si
difficiles en fait de constitution, et ils auraient donne la main a tout,
pourvu qu'on les payat.... Soixante mille capitalistes et la fourmiliere
des agioteurs ont decide la Revolution". Et, dans une note, il accuse les
principaux banquiers de Paris, Laborde-Mereville, Boscary, Dufresnoy,
d'avoir mis a la disposition du parti revolutionnaire des sommes
considerables. [Note: Pierre Caron, _La tentative de contre-revolution de
juin-juillet 1789_, dans la _Revue d'histoire moderne_, t. VIII, pp. 666-
667.]


LE 12 JUILLET

Il est impossible de depeindre le mouvement immense qui tout a coup
souleva la ville entiere de Paris [a la nouvelle du renvoi de Necker]. On
y previt tout ce a quoi il fallait s'attendre, l'assemblee nationale
dissoute par la force, et la capitale envahie par l'armee. Les citoyens
accourent au Palais-Royal, leur rendez-vous accoutume; la consternation
les y avait conduits; la fureur commune s'y alluma, mais telle qu'elle dut
se communiquer en un moment a cette vaste et populeuse enceinte. La
premiere Victime du despotisme devint l'idole et la divinite du jour. Les
citoyens prennent un buste de M. Necker; ils y joignent celui de M.
d'Orleans, dont on disait aussi qu'il allait etre exile, et les promenent
dans Paris suivis d'un immense cortege. Des soldats du Royal-Allemand
recoivent ordre de charger, et frappent de leurs sabres ces bustes
insensibles: plusieurs personnes sont blessees. Le prince de Lambesc etait
sur la place de Louis XV avec des soldats de Royal-Allemand; le peuple lui
jette des pierres; alors il se precipite dans les Tuileries le sabre a la
main et blesse un vieillard qui s'y promenait. Tandis que les femmes et
les enfans, effrayes, poussent mille cris, le canon tire et tout Paris est
sur pied et crie aux armes; le tocsin sonne, les citoyens enfoncent les
boutiques des armuriers.

Ils battent une compagnie de Royal-Allemand, et l'emotion continue durant
toute la journee jusqu'a ce que, la nuit etant survenue, des brigands,
apostes hors de Paris, brulent les barrieres, entrent dans la ville et
courent les rues, que remplissaient heureusement des patrouilles de
citoyens, de gardes-francaises et de soldats du guet. [Note: Rabaut, _op.
cit._, p. 68.]


CAMILLE DESMOULINS AU PALAIS-ROYAL

Il etait deux heures et demie [le 12 juillet]; je venais de sonder le
peuple. Ma colere contre les despotes etait tournee en desespoir. Je ne
voyais pas les groupes, quoique vivement emus ou consternes, assez
disposes au soulevement. Trois jeunes gens me parurent agites d'un plus
vehement courage; ils se tenaient par la main. Je vis qu'ils etaient venus
au Palais-Royal dans le meme dessein que moi; quelques citoyens passifs
les suivaient: "Messieurs, leur dis-je, voici un commencement
d'attroupement civique; il faut qu'un de nous se devoue et monte sur une
table pour haranguer le peuple"--"Montez-y"--"J'y consens". Aussitot je
fus plutot porte sur la table que je n'y montai. A peine y etais-je que je
me vis entoure d'une foule immense. Voici ma courte harangue que je
n'oublierai jamais: "Citoyens, il n'y a pas un moment a perdre. J'arrive
de Versailles, M. Necker est renvoye; ce renvoi est le tocsin d'une
Saint-Barthelemi de patriotes; ce soir tous les bataillons suisses et
allemands sortiront du Champ-de-Mars pour nous egorger. Il ne nous reste
qu'une ressource, c'est de courir aux armes et de prendre des cocardes
pour nous reconnaitre." J'avais les larmes aux yeux et je parlais avec une
action que je ne pourrais ni retrouver ni peindre. Ma motion fut recue
avec des applaudissemens infinis. Je continuai: "--Quelles couleurs
voulez-vous?--Quelqu'un s'ecria:--Choisissez.--Voulez-vous le vert,
couleur de l'esperance ou le bleu de Cincinnatus, couleur de la liberte
d'Amerique et de la democratie?" Des voix s'eleverent: "--Le vert, couleur
de l'esperance!--Alors je m'ecriai:--Amis! le signal est donne: voici les
espions et les satellites de la police qui me regardent en face. Je ne
tomberai pas du moins vivant entre leurs mains. Puis, tirant deux
pistolets de ma poche, je dis: Que tous les citoyens m'imitent!" Je
descendis etouffe d'embrassemens; les uns me serraient contre leurs
coeurs; d'autres me baignaient de leurs larmes, un citoyen de Toulouse,
craignant pour mes jours, ne voulut jamais m'abandonner. Cependant on
m'avait apporte un ruban vert. J'en mis le premier a mon chapeau et j'en
distribuai a ceux qui m'environnaient. [Note: Camille Desmoulins, _Le
vieux cordelier_, n deg. 5, ed. Baudouin, 1825, pp. 81-82.]


LE 13 JUILLET

Le 13 juillet, au matin, les _Electeurs_ prennent la direction du
mouvement. Ils s'emparent des pouvoirs municipaux, en maintenant en
fonctions le prevot des marchands Flesselles qu'ils appellent a presider
leur _Comite permanent_. Ils organisent immediatement la milice bourgeoise
a raison de 800 hommes par district, 48 000 pour la ville. La journee se
passa a enroler les compagnies et a les armer. Les deux principaux
episodes de cette prise d'armes furent le pillage du garde-meuble et le
pillage des Invalides.


LE PILLAGE DES INVALIDES

L'hotel des Invalides, a la vue des troupes campees au Champ de Mars, fut
emporte par 7 ou 8 000 bourgeois desarmes qui, sortant avec fureur des
trois rues adjacentes, se precipiterent dans un fosse de 12 pieds de large
sur 8 de profondeur et l'eurent, se transportant les uns les autres sur
les epaules, passe en moins de rien. Arrives dans l'Esplanade pele-mele
avec les Invalides qui n'eurent pas le temps de se reconnaitre, ils s'y
emparerent de 12 pieces de canon de 14, de 10, de 18 et d'un mortier. Ils
presenterent alors au gouverneur un ordre de la ville de leur remettre les
armes, qui, ne voyant plus moyen de se defendre dans son hotel, en ouvrit
les portes. Ils s'emparerent de 40 000 fusils et d'un magasin de poudre.

Temoin de cette operation qui se fit avec une vivacite incroyable je
passai au camp voisin, ou le spectacle des troupes tristes, mornes et
abattues, enfermees depuis quinze jours dans un espace assez etroit, me
parut different de celui des hommes entreprenants et courageux que je
venais de quitter. Les generaux convinrent des ce moment qu'il etait
impossible de _soumettre Paris_, que le parti de la retraite etait le
seul prudent. [Note: Depeche de Salmour, ministre de Saxe, 16 juillet
1789, _Nouvelles archives des missions_, t. VIII, p. 238.].


UN MENEUR: JEAN ROSSIGNOL

Si la Cour n'avait eu contre elle que les rentiers et les bourgeois, gens
naturellement pacifiques, elle aurait triomphe facilement. Mais les
bourgeois surent entrainer derriere eux la foule des proletaires. Les
veritables chefs de l'insurrection furent d'anciens soldats, vivant du
travail de leurs mains en artisans, ne s'occupant pas generalement de
politique, mais gagnes pour une fois par la contagion de l'exemple. L'un
d'eux, Jean Rossignol, ouvrier orfevre, qui avait fait auparavant de
nombreuses garnisons sous le sobriquet militaire de _Francoeur_, a
raconte, avec une sincerite admirable, comment il devint un des vainqueurs
de la Bastille.

"Le 12 juillet 89, dit-il, je ne savais rien de la Revolution, et je ne me
doutais en aucune maniere de tout ce qu'on pouvait tenter." C'etait un
dimanche. Il dansait dans une guinguette quand il vit qu'on brulait les
barrieres. Des passants l'interpellent: "Es-tu du Tiers-Etat? Crie _Vive
le Tiers-Etat!_" Il cria _Vive le Tiers-Etat_ sans trop savoir ce que cela
voulait dire. Bien lui en prit, car un de ses camarades qui s'y refusait
fut roue de coups. Le lendemain, 13 juillet, il voit la foule qui s'arme
dans les boutiques des fourbisseurs. Ce spectacle l'interesse. Il fait
comme tout le monde: "Je fus au Palais-Royal: la je vis des orateurs
montes sur des tables qui haranguaient les citoyens et qui reellement
disaient des verites que je commencais a apprecier. Leurs motions
tendaient toutes a detruire le regime de la tyrannie et appelaient aux
armes pour chasser toutes les troupes qui etaient au Champ-de-Mars. Ces
choses m'etaient si bien demontrees que je ne desirais plus que l'instant
ou je pourrais avoir une arme afin de me reunir a ceux qui etaient armes."
Voila Rossignol converti et lance. Il retourne dans son quartier, il
groupe ses connaissances, il devient un chef. Il suit les bourgeois, mais
il se defie d'eux, il n'est pas de leur classe.

Nous nous rassemblames entre gens de connaissance et nous nous trouvames
plus de soixante dans un instant tous bien decides, car la plupart d'entre
nous avaient au moins un conge de service dans la ligne. Nous entrames
dans l'eglise; nous y vimes tous ces gros aristocrates s'agiter; je dis
aristocrates, parce que, dans cette assemblee, ceux qui parlaient etaient
pour la plupart chevaliers de Saint-Louis, marquis, barons, etc. Le seul
homme qui me plut, et que je ne connaissais pas, fut le citoyen Thuriot de
La Roziere, qui s'est bien montre dans cette assemblee. La, on etait
occupe a nommer des commandants, des sous-commandants, [Note: La reunion
avait pour but d'organiser la milice bourgeoise que les electeurs venaient
de decreter. On remarquera que la reunion se tient dans l'Eglise.] et
toutes les places etaient donnees a ces chevaliers de Saint-Louis. Enfin,
je fis une sortie contre cette nomination parce qu'aucun citoyen n'y etait
appele.

Un nomme Degie, alors notaire, Saint-Martin et les derniers chevaliers de
Saint-Louis proposaient les candidats. Je fus si outre de voir cette
clique infernale se liguer pour commander les citoyens que je demandai la
parole. Je montai sur une chaise et je leur dis que l'on commencait par ou
l'on devait finir, et que ce n'etait pas de cette maniere qu'il fallait
agir pour nous preserver des troupes qui etaient aux environs de Paris,
que de tous les commandants que l'on venait de nommer aucun n'etait dans
le cas d'empecher que les citoyens fussent massacres.

On me dit que je n'avais qu'a en donner le moyen.

Je leur repondis qu'il fallait commencer par avoir des soldats et ensuite
des armes a leur distribuer, qu'il fallait absolument des armes pour
pouvoir se defendre; ensuite on devait se rassembler par quartiers, chacun
etant arme, chacun devait avoir le droit de nommer son chef;... je
proposai d'aller chez tous les seigneurs qui residaient dans la paroisse,
d'y faire une perquisition et d'apporter dans l'eglise toutes les armes
que l'on trouverait. J'ajoutai que la distribution devrait en etre faite
legalement par chaque quartier, en donnant surtout les fusils aux mains
des hommes connus qui en savaient le maniement: c'etait la le bon moyen,
selon moi.

Ma motion fut rejetee et improuvee comme venant d'un homme suspect, et Le
Bossu, alors cure de Saint-Paul, [Note: Bossu refusera le serment, sera
deporte et ne reviendra en France qu'en 1801.] dit qu'il fallait me mettre
a Bicetre; ce a quoi je repliquai que j'etais soutenu de tout mon quartier
et que, s'il voulait me faire arreter, j'allais lui tomber sur le corps.
En me regardant, il vit que j'etais entoure de plus de trente hommes qui
avaient les bras retrousses: il eut peur et ne souffla plus mot....

A neuf heures on vint me dire que l'on faisait des listes chez le cure. Je
m'y rendis et j'y fis grand tapage afin qu'aucun de mes amis venus pour
s'inscrire sur cette liste, qui etait a bien nommer liste de proscription,
n'y fut inscrit; et je demandai: Ou sont les fusils de cette ville, que
vous aviez promis dans deux heures? En voila six de passees et rien n'est
encore arrive!...

Mes camarades et moi nous les laissames deliberer et nous nous en fumes
boire, tout le Tiers-Etat ensemble, avec promesse de nous rejoindre le
lendemain, le plus qu'il nous serait possible afin d'avoir des armes.
[Note: _Vie veritable du citoyen Jean Rossignol_, publiee par V.
Barrucand, 1896, pp. 75-79.]

Ce recit, d'une couleur si vive, n'a pas besoin de commentaire. La
bourgeoisie, en dechainant Rossignol et ses pareils contre les
privilegies, dut avoir tres vite le sentiment qu'elle ne s'etait pas donne
seulement des allies mais des rivaux.

Rossignol participera a toutes les grandes journees revolutionnaires,
deviendra general, commandera en Vendee, sera deporte par Bonaparte
aux iles Seychelles puis a Anjouan ou il mourra en 1802.


LE 14 JUILLET

La Cour fut surprise par la brusque offensive des Parisiens. La
Concentration des troupes n'etait pas terminee. Le marechal de Broglie,
sans doute mal soutenu par le roi que reprenaient ses hesitations, laisse
Besenval sans ordre et Besenval, peu sur de ses troupes, reste inerte et
impuissant au Champ-de-Mars, sans rien tenter pour reprimer l'insurrection.
L'Assemblee, encouragee par l'attitude de Paris, avait decrete le 13
juillet que Necker emportait son estime et ses regrets, que les nouveaux
ministres seraient responsables des evenements et elle avait decide de
sieger jour et nuit, en se tenant en rapports avec les Electeurs parisiens.

Le 14 juillet des le matin de nombreuses deputations des districts et des
Electeurs se rendirent a la Bastille pour demander au gouverneur De Launay
de livrer des armes a la milice qui se formait et de faire retirer les
canons de la forteresse qui n'etait defendue que par quelques Suisses et
quelques Invalides, ceux-ci assez hesitants et presque gagnes a la cause
populaire. Pendant que les deputations parlementent en vain avec le
gouverneur, le peuple s'attroupe et les gardes francaises amenent des
canons. Une derniere deputation est recue a coups de fusil par les
Suisses. C'est le signal des hostilites.

L'episode le plus dramatique du siege fut:


LE DEVOUEMENT D'ELIE

Pour parvenir a travers la cour du gouvernement [Note: Le gouvernement
etait le logement du gouverneur, situe en avant de la forteresse. Voir le
plan.] et tenter jusqu'au pont de pierre et tenter d'enfoncer a coups de
canon les ponts-levis et les portes de la forteresse, les assiegeants
etaient genes par les voitures de paille que les combattants de la
premiere heure avaient incendiees dans l'intention de se proteger par un
rideau de fumee contre les coups de la garnison. Ce fut un officier du
regiment de la Reine-Infanterie nomme Elie qui se devoua pour les
deplacer. Vieux sous-officier, nomme sous-lieutenant porte-drapeau, en
1788, a l'age de 40 ans et apres 22 ans de service, Elie etait tout devoue
a la cause du Tiers-Etat, sans doute en haine des officiers nobles, dont
il avait eu tant a souffrir. Des la premiere attaque contre la Bastille,
il avait couru revetir son uniforme et il etait revenu se mettre a la tete
des assaillants. Aide d'un mercier du quartier nomme Reole et de quelques
citoyens restes inconnus, Elie se mit bravement en avant et entreprit de
retirer ces voitures. Ils ecarterent la premiere assez facilement; mais
ils eurent plus de mal pour enlever la seconde qui etait en face du pont
dormant et bouchait precisement l'entree du chateau. Cependant Reole
parvint, a lui seul, a retirer cette voiture enflammee, apres avoir perdu
deux de ses camarades tues a ses cotes. En meme temps Hulin faisait couper
a coups de canon les chaines du pont-levis de l'Avancee, afin de prevenir
toute trahison. Alors les assiegeants passerent en foule dans la cour du
Gouvernement avec leurs canons, qu'ils placerent en batterie a l'entree du
pont de pierre, en face des ponts-levis et des portes de la forteresse qui
n'en etaient eloignes que d'une trentaine de metres.

Cette manoeuvre hardie decida du succes du siege et, quoi que puissent
dire aujourd'hui les adversaires de la Revolution, ce succes fut du a la
bravoure des assiegeants autant et plus qu'a la faiblesse du gouverneur.
Car pour trainer ces canons a travers les cours et pour les mettre en
batterie devant l'entree principale de la Bastille sous le feu continuel
de la garnison, les assaillants eurent a faire preuve du plus grand
courage. Les redacteurs de la _Bastille devoilee_ sont eux-memes obliges
de le reconnaitre: "Jamais, disent-ils, on n'a vu plus d'actions de
bravoure dans une multitude tumultueuse. Ce ne sont pas seulement les
gardes-francaises, les militaires, mais des bourgeois de toutes les
classes, des simples ouvriers de toute espece qui, mal armes et meme sans
armes, affrontaient le feu des remparts et avaient l'air d'y insulter. Ce
n'est pas derriere des retranchements qu'ils se tenaient; c'est dans les
cours de la Bastille et si pres des tours que M. de Launay lui-meme a fait
plusieurs fois usage des paves et autres debris qu'il avait fait monter
sur la plate-forme. On ne peut disconvenir qu'il n'y eut beaucoup de
confusion et de desordre. Chacun etait chef et ne suivait que sa fougue.
C'etait des individus de tous les quartiers, dont plusieurs n'avaient
jamais manie d'armes et cependant les Invalides qui se sont trouves a bien
des sieges et a bien des batailles nous ont assure qu'ils n'ont jamais vu
un feu de mousqueterie servi comme celui des assiegeants; ils n'osaient
plus mettre la tete en dehors du parapet des tours." Pour prouver que ces
eloges ne sont que justes, il suffit de rappeler le chiffre des pertes
subies par les vainqueurs de la Bastille. Dans cette affaire qui ne dura
pas quatre heures, les assiegeants eurent au moins 83 des leurs tues sur
place: les autres moururent des suites de leurs blessures; 13 furent
estropies et 60 blesses. [Note: J. Flammermont, _La journee du 14
juillet 1789_ (pp. 224-227).]


LA REDDITION DE LA BASTILLE

Les assiegeants voyant que leur canon n'etait d'aucun effet revinrent a
leur premier projet de forcer les portes. Ils firent pour cela amener
leurs pieces de canon dans la cour du Gouvernement et les placerent sur
l'entree du pont, les pointant contre la porte. M. de Launay voyant ces
dispositions du haut des tours, sans avoir consulte ni avise son
etat-major et sa garnison, fit rappeler par un tambour qu'il avait avec
lui. Sur cela je fus moi-meme dans la chambre et aux creneaux pour faire
cesser le feu; la foule approcha et le Gouverneur demanda a capituler. On
ne voulut point de capitulation et les cris de _Bas les ponts!_ furent
toute reponse.

Pendant ce temps j'avais fait retirer ma troupe de devant la porte pour ne
pas la laisser exposee au feu du canon de l'ennemi; duquel nous etions
menaces. Je cherchai apres cela le Gouverneur afin de savoir quelles
etaient ses intentions. Je le trouvai dans la salle du Conseil occupe a
ecrire un billet par lequel il marquait aux assiegeants qu'il avait vingt
milliers de poudre dans la place et que si on ne voulait pas accepter de
capitulation, il ferait sauter le fort, la garnison et les environs. Il me
rendit ce billet avec ordre de le faire passer. Je me permis dans ce
moment de lui faire quelques representations sur le peu de necessite qu'il
y avait encore dans ce moment d'en venir a cette extremite. Je lui dis que
la garnison et le fort n'avaient souffert encore aucun dommage, que les
portes etaient encore entieres et qu'on avait encore les moyens de se
defendre; car nous n'avions qu'un Invalide de tue et deux ou trois
blesses. Il parut ne point gouter ma raison; il fallut obeir.

Je fis passer le billet a travers les trous que j'avais fait percer
precedemment dans le pont-levis. Un officier ou du moins qui portait
l'uniforme d'officier du regiment de la Reine-Infanterie [Elie], s'etant
fait apporter une planche pour pouvoir approcher des portes, fut celui a
qui je remis le billet; mais il fut sans effet. On persista a crier: _Bas
les ponts_! Et _Point de capitulation_!

Je retournai vers le Gouverneur et lui rapportai ce qui en etait et tout
de suite apres je rejoignis ma troupe, que j'avais fait ranger a gauche de
la porte. J'attendais le moment que le Gouverneur executat sa menace; je
fus tres surpris le moment d'apres de voir quatre Invalides approcher des
portes, les ouvrir et baisser les ponts. La foule entra tout a coup. On
nous desarma a l'instant et une garde fut donnee a chacun de nous. [Note:
Relation de l'officier suisse De Flue dans la _Revue Retrospective,_ t. IV
(1834), pp. 289-290.]

Les vainqueurs souillerent leur victoire du meurtre de De Launay, de son
major De Losme, de Flesselles, de quelques autres encore, dont les tetes
furent portees au bout des piques.

On ne trouva a la Bastille que sept prisonniers d'Etat dont la plupart
etaient detenus pour des crimes de droit commun.


LES VAINQUEURS DE LA BASTILLE

L'assemblee des representants de la commune de Paris, dans le but de
recompenser les vainqueurs, chargea une commission speciale d'en dresser
la liste apres une enquete. La commission siegea du 22 mars au 16 juin
1790 et retint 954 noms.

La plupart des vainqueurs habitaient le faubourg Saint-Antoine que Baudot
surnommait le pere nourricier de la Revolution.

Les Parisiens de Paris y figurent avec un tres grand nombre de
provinciaux.

La majorite se compose d'ouvriers, mais toutes les categories sociales
comptent des representants...: 51 menuisiers, 45 ebenistes, 28
cordonniers, 28 gagne-deniers, 27 sculpteurs, 23 ouvriers en gaze, 14
marchands de vin, 11 ciseleurs, 9 bijoutiers, autant de chapeliers, de
cloutiers, de marbriers, de tabletiers, de tailleurs et de teinturiers, et
des quantites moindres des autres corps d'etat. En particulier,
mentionnons des hommes de lettres, des etudiants, des militaires et des
abbes. L'horlogerie se trouve representee par plusieurs grands roles:
Hebert, J.-B. Humbert, les futurs generaux Rossignol et Hulin. [Note:
Joseph Durieux, _Les vainqueurs de la Bastille_, p. 5.]

M. Jaures a commente avec eloquence ces constatations.

En cette heroique journee de la Revolution bourgeoise, le sang ouvrier
coula pour la liberte. Sur les cent combattants qui furent tues devant la
Bastille, il en etait de si pauvres, de si obscurs, de si humbles que
plusieurs semaines apres on n'en avait pas retrouve les noms et Loustalot
dans les _Revolutions de Paris_ gemit de cette obscurite qui couvre tant
de devouement sublime: plus de trente laissaient leur femme et leurs
enfants dans un tel etat de detresse que des secours immediats furent
necessaires. On ne releve pas dans la liste des combattants les rentiers,
les capitalistes pour lesquels en partie la Revolution etait faite. Il n'y
eut pas sous le feu meurtrier de la forteresse distinction de _citoyens
actifs_ et de _citoyens passifs_. [Note: J. Jaures. Histoire socialiste,
_La Constituante_, p. 265. Les citoyens actifs etaient ceux qui payaient
une imposition directe egale a la valeur locale de 3 journees de travail.
Seuls ils etaient en possession du droit de vote.]


_LE ROI CAPITULE DEVANT L'EMEUTE_

Le 15 juillet, au matin, Louis XVI se rendit a l'Assemblee nationale,
declara qu'il avait donne l'ordre aux troupes de s'eloigner de Paris et de
Versailles. Le lendemain, sur une nouvelle demarche de l'Assemblee, il
rappelait Necker et les ministres renvoyes, et le meme jour il se rendait
a Paris, sanctionnant par sa presence le fait accompli.

Les contemporains attribuerent la volte-face royale a une intervention
du duc de Liancourt.


L'INTERVENTION DU DUC DE LIANCOURT

On attribue generalement la demarche du Roi a une circonstance fort
extraordinaire et qui merite un detail.

Le baron de Wimpfen, depute de Normandie, etant a Paris le 14, le peuple
l'a arrete et conduit sur la place de Greve. On lui demandait: "Es-tu
noble?--Oui, mes amis.--Es-tu pour le Tiers-Etat?--Oui, si je ne l'etais
pas, je ne meriterais pas de porter cette croix (la croix de
Saint-Louis)". On lui a demande son nom, il l'a dit; on a cherche sur la
liste s'il etait un de ceux qu'on appelle _bons_; on l'y a trouve.
Cependant en passant sur la place pres du corps de M. de Launay, on lui
disait: "Tu seras bientot a cote de lui". La fureur de la populace etait
au dernier degre; un mot, un geste, un clin d'oeil pouvaient le faire
perir; cependant, ayant ete reconnu par quelqu'un qui a atteste qu'il
etait un _brave homme_, on l'a laisse aller, en lui donnant un passeport.

Le baron de Wimpfen est un des plus braves et des plus loyaux officiers de
l'armee. Il a cette noble et touchante simplicite d'un Allemand, d'un
militaire et d'un bon gentilhomme; il a conte cette aventure a l'Assemblee
nationale; il y a repandu un grand interet et un juste effroi, d'autant
plus qu'il a parle immediatement apres le vicomte de Noailles et que le
feu de l'un et le calme de l'autre rendaient infiniment plus vraisemblable
ce qu'ils disaient tous deux.

Au sortir de l'Assemblee il en a parle au duc de Liancourt qui l'a engage
a aller trouver les ministres. Il a trouve reunis chez M. de Breteuil le
marechal de Broglie et M. de Villedeuil: il leur a raconte les memes
choses, ils l'ecoutaient avec la plus froide indifference. "Messieurs, le
silence serait un crime, et demain je publierai votre indifference dans
tout le chateau.--Bon, ce n'est rien! Un ou deux regiments calmeront tout.
--Messieurs, cela est impossible, et, si vous ne prenez pas le parti de
renvoyer les troupes, la vie du Roi n'est peut-etre pas en surete.--Il ira
s'enfermer dans Metz.--Messieurs, qui quitte la partie la perd, et l'on ne
sait ce qui peut arriver. Je dois vous avertir que si vous ne calmez le
peuple, il peut se porter aux derniers exces contre la Reine et M. le
comte d'Artois.--M. le comte d'Artois voyagera, il ira en Espagne.
--Messieurs, on peut declarer M. le comte d'Artois dechu de ses droits a
la couronne, lui et sa posterite."

Rien ne pouvait faire cesser la criminelle indifference de ces ministres,
le duc de Liancourt qui a senti tout le danger de la position presente et
qui, d'ailleurs, est personnellement fort attache au Roi, a ete l'eveiller
a mi-nuit, lui a fait un recit exact des faits et lui a indique comme le
seul moyen de sauver l'Etat celui qu'il a pris de venir seul a l'Assemblee
nationale et de renvoyer les troupes.

Il parait que le Roi le lui a promis. Il est au moins certain que c'est
ce conseil qui l'a determine.... [Note: _Journal_ de Duquesnoy, 16 juillet
1789.]


LA VISITE DU ROI A PARIS LE 16 JUILLET

Cependant les Parisiens voulaient avoir le roi dans leur ville; deja le
bruit s'etoit repandu au chateau de Versailles qu'une deputation de
citoiens armes venoit engager le roi a visiter sa capitale; aussitot le
roi fit dire a l'assemblee nationale qu'il desiroit qu'elle envoiat des
deputes au devant de ceux de Paris pour les determiner a retourner sur
leurs pas et les assurer qu'il se rendroit le lendemain matin (16 juillet)
a Paris. Une partie de l'assemblee nationale l'y accompagna, les deputes
se rangerent sur deux files au milieu desquelles le roi s'avancoit dans
une voiture tres simple escorte seulement par un detachement de la milice
bourgeoise de Paris. Cette procession commenca a la porte de la conference
d'ou elle se rendit a l'Hotel de Ville. Il est impossible d'imaginer un
spectacle aussi auguste et aussi sublime et encore plus de rendre les
sensations qu'il excitoit dans les ames capables de sentir. Figurez un
roi, au nom duquel on fesoit trembler la veille toute la capitale et toute
la nation, traversant dans l'espace de deux lieues, avec les representans
de la nation, une haie de citoiens ranges sur trois files dans toute
l'etendue de cette route, parmi lesquels il pouvoit reconnaitre ses
soldats, entendant partout le peuple criant Vive la Nation, Vive la
Liberte, cri qui frappoit pour la premiere fois ses oreilles. Si ces
grandes idees n'avoient pas ete capables d'absorber l'ame tout entiere, la
seule immensite des citoiens non armes qui sembloient amonceles de toutes
parts, qui couvroient les maisons, les eminences, les arbres memes qui se
trouvoient sur la route, ces femmes qui decoroient les fenetres des
edifices eleves et superbes que nous rencontrions sur notre passage, et
dont les battemens de main, et les transports patriotiques ajoutoient
autant de douceur que d'eclat a cette fete nationale, toutes ces
circonstances et une foule d'autres non moins interessantes auroient suffi
pour graver a jamais ce grand evenement dans l'imagination et dans le
coeur de tous ceux qui en furent les temoins. J'ai vu des moines porter la
cocarde que tous les habitans de la capitale ont arboree. J'ai vu sur le
portail des eglises qui etoient sur notre route le clerge en etoles et en
surplis, environne d'une foule de peuple, disputer avec lui du zele a
temoigner leur reconnaissance aux defenseurs de la patrie; j'ai vu des
cocardes attachees sur des etoles (et ceci n'est point une fiction).

Enfin le roi fut recu a l'hotel de ville ou nous entrames avec lui, il fut
harangue par le nouveau prevot des marchands qui etoit l'un des deputes de
Paris dans l'assemblee nationale, M. Bailly, a qui ses concitoyens
venoient de deferer cette charge a laquelle le gouvernement nommoit
auparavant. Vous scavez aussi qu'ils ont choisi pour commandant de leur
milice bourgeoise un autre depute, M. le marquis de Lafayette. A l'hotel
de ville le president des Communes de Paris dit au roi ces paroles libres,
dans un discours flatteur: "Vous deviez votre couronne a la naissance,
vous ne la devez plus qu'a vos vertus et a la fidelite de vos sujets". Au
surplus on prodigua au monarque a l'Hotel de Ville des demonstrations de
joie et de tendresse les plus expressives. Il ne repondit pas lui-meme aux
discours qu'on lui adressa. Ce fut M. Bailly qui dit, pour lui, quelques
mots destines a exprimer sa sensibilite. On lui presenta la cocarde qu'il
accepta. Et en le voiant decore de ce signe de la liberte, le peuple cria
a son retour: _Vive le Roi et la Nation!_ [Note: Lettre de Maximilien
Robespierre a son ami Buissart, 23 juillet 1789, dans les _Memoires de
l'Academie de Metz_, 1903.]


L'IMPRESSION EN FRANCE

Le sang de la Bastille cria dans toute la France; l'inquietude auparavant
irresolue se dechargea sur les detentions et le ministere. [Note: On remit
en liberte tous les emprisonnes en vertu de lettres de cachet.]

Ce fut l'instant public comme celui ou Tarquin fut chasse de Rome. On ne
songea point au plus solide des avantages, a la fuite des troupes qui
bloquaient Paris; on se rejouit de la conquete d'une prison d'Etat. Ce qui
portait l'empreinte de l'esclavage dont on etait accable, frappait plus
l'imagination que ce qui menacait la liberte qu'on n'avait pas; ce fut le
triomphe de la servitude. On mettait en pieces les portes des cachots, on
pressait les captifs dans leurs chaines, on les baignait de pleurs, on fit
de superbes obseques aux ossements qu'on decouvrit en fouillant la
forteresse; on promena des trophees de chaines, de verrous et d'autres
harnois d'esclaves. Les uns n'avaient point vu la lumiere depuis quarante
annees, leur delire etait interessant, tirait des larmes, percait de
compassion; il semblait qu'on eut pris les armes pour les lettres de
cachet. On parcourait avec pitie les tristes murailles du fort couvertes
d'hieroglyphes plaintifs. On y lisait celui-ci: _je ne reverrai donc plus
ma pauvre femme, et mes enfans, 1702._

L'imagination et la pitie firent des miracles; on se representait combien
le despotisme avait persecute nos peres, on plaignait les victimes; on ne
redoutait plus rien des bourreaux. [Note: Saint-Just, _Esprit de la
Revolution,_ 1iere partie, ch. II.]


L'IMPRESSION A L'ETRANGER

Ainsi s'est accomplie la plus grande revolution dont l'histoire ait
conserve le souvenir, et, relativement parlant, si l'on considere
l'importance des resultats, elle n'a coute que bien peu de sang. De ce
moment nous pouvons regarder la France comme un pays libre, le roi comme
un monarque dont les pouvoirs sont limites et la Noblesse comme reduite au
niveau du reste de la Nation. [Note: Duc de Dorset, ambassadeur
d'Angleterre a Paris, depeche du 16 juillet, dans J. Flammermont, p. 272.]

A la Cour [de Russie], l'agitation fut vive et le mecontentement general;
dans la ville, l'effet fut tout contraire, et, quoique la Bastille ne fut
assurement menacante pour aucun des habitants de Saint-Petersbourg, je ne
saurais exprimer l'enthousiasme qu'exciterent parmi les negociants, les
marchands, les bourgeois et quelques jeunes gens d'une classe plus elevee
la chute de cette prison d'Etat et ce premier triomphe d'une liberte
orageuse. Francais, Russes, Danois, Allemands, Anglais, Hollandais, tous
dans les rues se felicitaient, s'embrassaient comme si on les eut delivres
d'une chaine trop lourde qui pesait sur eux. [Note: _Memoires_ de Segur,
III, 508. ]


LES CONSEQUENCES

Les suites de la victoire populaire furent immenses: le parti aristocrate
ecrase, dans toute la France une explosion de joie et de colere contre les
privilegies, les paysans brulant les chateaux pour detruire les chartriers,
la _grande peur_, l'armement des bourgeois formant partout des gardes
nationales a l'exemple de la garde parisienne pour se proteger contre les
"brigands" et aussi contre les aristocrates, de nouvelles municipalites
elues surgissant revolutionnairement sous le nom de _comites permanents_ a
cote des anciennes municipalites fermees et jalouses, bref la Revolution
s'emparant du pouvoir sur tout le territoire, enfin la premiere emigration
et la nuit du 4 aout.


LA PREMIERE EMIGRATION

La premiere emigration ne fut pas seulement un acte de depit, mais une
protestation contre la lachete royale. Elle fut dirigee par ceux-la meme
qui avaient appele les troupes et qui le matin du 16 juillet conseillaient
a Louis XVI de se rendre a Metz pour se mettre a la tete de l'armee. Le
comte d'Artois et la reine ne furent pas ecoutes. Louis XVI se rangea a
l'avis de Monsieur (le comte de Provence) qui l'invita a ne pas partir.
Pendant qu'il se rendait a Paris, les princes se hataient vers la
frontiere.

Toute la societe de la Reine est fugitive et dispersee; plusieurs de ses
dames l'ont abandonnee d'une maniere fort vilaine. En general, tout ce qui
a eu a se reprocher des abus de faveur aupres de LL.MM. et des princes,
ou craint d'en etre taxe, a fui. Mme de Balbi de la cour de Monsieur, Mme
de Lagede celle de Mme de Lamballe, Mme de Chalons de celle de Mme la
comtesse d'Artois, Mme de Bombelles de Mme Elisabeth, Mme de Polastron de
la Reine, et tous leurs adherents sont en pays etrangers, tous les princes
du sang avec leur cour, hors le duc d'Orleans, Mme de Brionne et tous les
Lorrains, la princesse de Monaco, Mme de Marsan et tous les Rohan, toute
la famille des Broglie et toutes les filles de cette maison, mariees au
nombre de sept, avec leurs maris, tous les officiers generaux de l'armee
de Broglie, le marechal de Castries, M. de Sartine, tous les Polignac,
tous les d'Ossun, Gramont et Guiche ... un nombre considerable d'autres
personnes de distinction, habitantes de Paris, se sont de meme expatriees
ainsi qu'une multitude de financiers, robins et gentilshommes de province
et beaucoup d'eveques. Il est impossible qu'une misere affreuse dans la
capitale ne soit une suite de l'absence de tant de riches consommateurs,
qui ont renvoye parfois presque tous leurs gens. Aussi le peuple est-il
tres irrite, et je ne crois pas que l'hiver puisse se passer sans des
scenes cruelles. [Note: Depeche de Salmour en date du 29 juillet 1789.
_Nouvelles archives des missions_, t. VIII, p. 241.]


LA GRANDE PEUR A BOURGOIN

La soudainete de la panique qui parcourut la France en tous sens apres la
prise de la Bastille a ete presentee par les ecrivains conservateurs comme
le resultat d'un complot. Les francs-macons et les jacobins auraient
imagine ce moyen pour armer le peuple et le dresser contre la royaute.
Aucune preuve n'a ete donnee a l'appui de cette hypothese, et c'est un
fait bien significatif que les gens des villes, ou se recrutaient les
membres des societes secretes, se soient partout alarmes des troubles des
campagnes et aient participe avec les nobles, comme dans le Lyonnais et le
Dauphine, a leur repression. Ce qui s'est passe a Bourgoin s'est repete
des milliers de fois sur tout le territoire.

Du lundi 27 juillet 1789 a six heures et demie du soir, nous Jacques
Antoine Roy, negociant et maire de la communaute de Bourgoin, accompagne
de plusieurs officiers municipaux et officiers de la garde bourgeoise,
nous etant transportes en l'hotel de ville pour veiller autant qu'il etait
en nous a la surete publique et au bon ordre, avons dresse le present
proces-verbal.

A cinq heures et demie, est arrive le sieur Arnoux, notaire a la Tour du
Pin, monte sur un cheval qui allait tres vite; il a donne de l'inquietude
aux habitants qui l'ont vu passer en parlant confusement de troupes, de
precautions, etc.; on a cru qu'il continuait sa route du cote de Lyon, et
le peuple s'est arme de tout ce qui s'est presente en accourant sur la
route du Pont-de-Beauvoisin avec des demonstrations de la plus grande
inquietude; nous etant informe du sujet de cet alarme, on nous a fait le
recit ci-dessus concernant le sieur Arnoux; nous avons requis un cavalier
de marechaussee present de courir a la poursuite dudit Arnoux; M. Lavorel
notable est monte a cheval pour aller s'eclaircir de la verite sur la
route de La Tour-du-Pin; un moment apres, Dufillon commis de la poste, en
a fait autant. Le cavalier a trouve le sieur Arnoux chez les Augustins, ou
il etait alle mettre pied a terre: nous l'avons rencontre, accompagne
d'une foule de peuple, au devant de la maison de M. Seignoret, colonel de
la milice bourgeoise; nous l'y avons fait entrer pour l'interroger. Il
nous a appris que, l'alarme ayant ete repandue a La Tour-du-Pin par
quelqu'un venu des Abrets, ou l'on croyait qu'il y avait dix mille hommes
de troupes piemontaises, d'autres avaient dit que c'etait une troupe de
brigands qui ravageaient les campagnes, pillaient et brulaient les
habitations; ce recit offrait bien des incertitudes. Le sieur Arnoux avait
ete porte par son zele pour le bien public a prevenir tous les villages,
sur la route de La Tour-du-Pin jusqu'a Bourgoin, de se tenir sur leurs
gardes et meme de faire avancer des secours contre l'ennemi pour s'opposer
a leurs ravages, et se proposait de retourner aussitot se joindre a ses
concitoyens pour defendre sa patrie; mais, le peuple ayant temoigne de la
defiance sur son compte parce qu'il etait attache a une maison noble, nous
fumes oblige, pour le soustraire aux insultes, de le faire conduire en cet
hotel et de lui donner une garde de six hommes. A six heures, M. de la
Batie est arrive avec Madame son epouse, venant de Cessieu, ou il assure
que plusieurs personnes lui ont fait le meme recit. Cependant, quelle que
fut la cause du danger, il ne paraissait pas moins reel; nous avons requis
aussitot les officiers de la milice bourgeoise d'entrer en fonctions,
quoique, suivant la deliberation des notables, ils dussent attendre
l'agrement des officiers municipaux, d'etablir des gardes et des
patrouilles; nous avons fait donner ordre a tous les boulangers de faire
du pain sans discontinuer jusqu'a nouvel ordre, nous avons fait delivrer
par des marchands des farines a ceux qui n'en avaient pas; nous avons ete
oblige, pour apaiser les clameurs, de faire delivrer de la poudre et du
plomb a ceux qui avaient des armes a feu.

Il est arrive successivement differentes personnes du cote de La
Tour-du-Pin qui toutes ont fait des recits alarmants, mais pleins
d'incertitude; enfin, a sept heures et demie est arrive M. Lavorel, qui a
dit qu'ayant rencontre en route un courrier de MM. les officiers
municipaux de La Tour-du-Pin, il s'etait charge de la lettre dont il etait
porteur, laquelle il nous remettait; cette lettre, signee par M. le
chevalier de Murinais, M. Lhoste consul, et M. Guedy, cure, confirmait
l'existence des troupes piemontaises et donnait la presomption que le
village d'Aoste avait ete saccage; a cette nouvelle, nous nous crumes
oblige de prevenir les villes de Lyon, Grenoble et Vienne; nous avons
depute le sieur Toit a Lyon, Lambert a Grenoble et M. Genin a Vienne; et,
sur les avis de la milice bourgeoise, on a fait ordonner aux officiers qui
commandaient les compagnies assemblees sur le pont de Ruy d'avancer
jusqu'a ce qu'on rencontrat la milice bourgeoise de La Tour-du-Pin, ce qui
a ete fait; a huit heures, les habitants des paroisses voisines, armes,
ont commence d'arriver; on les a distribues dans les tavernes pour leur
donner a boire et a manger: et, a fur et a mesure qu'il en arrivait
d'autres, on placait les premiers dans les rues et places; ils etaient
surveilles par les gardes qu'on avait placees dans tous les quartiers. A
neuf heures on a compte qu'il etait arrive environ deux mille hommes de
douze paroisses voisines, dont la moitie etait armee de faux ou de
tridents, l'autre moitie avait des armes a feu et demandait a grands cris
des munitions; la crainte de voir arriver l'ennemi demain a la pointe du
jour determina a se procurer de la poudre et du plomb dont on etait
totalement depourvu; nous avons envoye le sieur Germain a Lyon, charge
d'une lettre pour MM. les officiers municipaux, par laquelle nous
confirmions la nouvelle que nous leurs avions donnee et nous les priions
de nous envoyer des munitions; il est dix heures, il arrive par
intervalles des hommes des paroisses voisines; les patrouilles sont faites
exactement dans la ville et les environs, les officiers de la milice
visitent exactement et sans cesse les corps de garde; les femmes et les
enfants, effrayes des nouvelles desastreuses qui se sont repandues des
cinq heures et demie, ont fui et errent dans les bois, sur les coteaux
voisins, par une pluie continuelle; les hommes que la tendresse filiale a
obliges d'accompagner leur famille dans les lieux ecartes, reviennent se
joindre a leurs concitoyens pour defendre leur patrie; les habitations
sont desertes, il ne leur reste d'apparence de vie que celle que leur
procurent les illuminations placees sur les fenetres. Les rues et les
places sont pleines de gens armes, spectacle nouveau dans ce canton et
pour cette generation; tous les esprits sont inquiets, mais l'on jugerait
que la plus grande inquietude est occasionnee par la crainte de ne pas
voir arriver l'ennemi; quelle gloire de le voir expirer a nos portes, d'en
purger la patrie, et d'effrayer tout ennemi public! Le courage augmente
surtout depuis que l'alarme cedant au raisonnement, on se persuade
que malgre les differentes assertions, ce ne pouvait etre des troupes
reglees qui nous menacent, mais seulement des brigands.... [Note: Ext. des
pieces justificatives de Pierre Conard, _La peur en Dauphine_, Paris,
1904, pp. 218-220.]


LA NUIT DU 4 AOUT RACONTEE PAR BOUCHETTE
[Note: Francois-Joseph Bouchette, avocat a Bergues et depute aux Etats
generaux.]

Chers Concitoyens,

Rejouissez-vous, partagez avec nous la joye et la satisfaction que nous
venons d'eprouver dans la seance d'hier qui a dure jusqu'a passe une heure
de ce matin mercredi. C'est la plus grande et la plus belle Revolution que
presentera l'histoire. La Noblesse vient de faire des sacrifices qu'elle
appelle justes et le Clerge imite son exemple. Tous les droits
seigneuriaux seront rachetes ou rachetables; il n'y aura plus de justices
seigneuriales dans les autres tribunaux. L'administration de la justice
sera gratuite, la venalite des charges sera supprimee; la chasse libre a
tout proprietaire; plus de privilege de l'une a l'autre province et un
pacte d'association de toutes les provinces entre elles; les villes
principales, Paris, Lyon, Marseille, etc., etc., renoncent a leurs
franchises, les cures de campagne renoncent a leur casuel, leur pension
sera augmentee.

La pluralite des benefices supprimes; plus d'annates payees en Cour de
Rome; liberte de religion aux non catholiques. Le Parlement de Paris
consent a un demembrement de son ressort; il s'appliquera a etudier les
loix nouvelles que l'Assemblee nationale va porter; tout cela doit etre
redige et consenti dans l'Assemblee d'aujourd'huy qui commencera a midy,
apres quoy deputation generalevers le roy et un _Te Deum_ solennel dans la
chapelle royale; proclamation de Louis XVI restaurateur de la liberte
francaise et une medaille frappee en memoire de la journee du 4 d'aoust
1789. J'omets un autre article tres important qui fera encore beaucoup de
plaisir aux plus utiles des citoiens, on le devinera assez. [Note:
Allusion a la suppression des dimes ecclesiastiques.] Demain tout sera
publie et ordonne un _Te Deum_ general dans tout le royaume; ainsi pour
avertissement provisionnel a tous nos chers concitoiens et il n'y en aura
plus d'autres; tous seront freres, tous francais et glorieux d'etre de la
premiere nation du monde.... [Note: _Lettres_ de Bouchette, 5 aout 1789.]

En votant les fameux decrets, l'Assemblee avait surtout voulu arreter les
desordres par des sacrifices opportuns. Elle n'y reussit qu'assez mal. La
plupart des droits feodaux n'etaient supprimes qu'a condition de rachat et
les conditions mises au rachat etaient telles qu'il etait pratiquement
impossible. Les nobles dans beaucoup d'endroits protesterent contre
l'atteinte portee a leur propriete. Les paysans, d'autre part, refuserent
souvent d'acquitter les droits theoriquement supprimes mais toujours
exigibles en droit. Ils exterminerent le gibier, ravagerent les forets,
brulerent les bancs seigneuriaux dans les eglises, etc.




CHAPITRE III


LE ROI ET L'ASSEMBLEE A PARIS

LES CAUSES DE L'INSURRECTION D'OCTOBRE

L'idee qu'il fallait amener le roi et l'Assemblee a Paris pour les tenir
sous la surveillance des patriotes et les soustraire aux seductions des
aristocrates et des monarchiens prit naissance lors de la discussion sur
le _veto_. Le 30 et le 31 aout le Palais Royal s'agita et, a la voix de
Saint-Huruge, parla de marcher sur Versailles. Les anciens gardes
francaises voulaient reprendre leurs postes a cote du roi.


L'AGITATION CONTRE LE VETO

Le roi aurait-il le pouvoir de s'opposer a l'execution des lois et decrets
votes par les representants de la nation? Son veto serait-il absolu ou
suspensif? La question avait une importance capitale. Donner au roi le
veto, n'etait-ce pas lui donner le pouvoir d'arreter toutes les reformes?
Le bon sens populaire ne s'y trompa pas: "On vit des porteurs de chaise, a
la porte de l'Assemblee, dans une grande agitation sur le veto." [Note:
Malouet, _Memoires_, I, p. 367.] C'est qu'en effet les decrets du 4 aout
n'etaient pas encore sanctionnes, et on pouvait se demander si ce retard
du roi a les promulguer n'etait pas un indice qu'il les desapprouvait.
Beaucoup de bons esprits le pensaient et craignaient que le veto royal ne
fut aux mains des privilegies un moyen commode de conserver leurs riches
prebendes. On avait cru un instant que le 14 juillet suffirait a montrer
l'inanite de toute tentative de resistance a la Revolution; on commencait
a s'apercevoir qu'un second avertissement ne serait pas superflu. "Il n'y
avait qu'un cri", ecrivait un publiciste, "apres le 14 juillet, c'etait de
sauver le roi, ce bon roi que nous aimons tous, de l'arracher a la
seduction, a l'obsession, de briser ses fers, afin qu'il daignat briser
les notres". [Note: _Le triomphe de la nation_, p. 6.] On voyait que
la "seduction" et que "l'obsession" persistaient, que le roi etait
toujours circonvenu par les partisans de l'ancien regime. Il fallait
recommencer de briser ses fers.

Ce n'est pas le lieu de raconter ici l'emeute avortee des 30-31 aout. Mais
nous ne pouvons nous dispenser pourtant de rappeler par combien de cotes
elle ressemble au mouvement d'octobre qu'elle fait deja presager. Le 30
aout comme le 4 octobre, c'est par les deputations a la Commune que
l'emeute commence. Dans les deux cas, les insurges cherchent a donner a
leurs demarches un caractere de legalite. Dans les deux cas encore, c'est
la reine qui est l'objet des haines et des accusations les plus furieuses.
Enfin, et ceci est plus remarquable, dans l'expose des voeux des insurges
d'aout, nous trouvons deja ce que demanderont a leur tour les emeutiers
d'octobre: "Le roi et son fils seront supplies de se rendre au Louvre pour
y demeurer au milieu des fideles Parisiens". Nous savons qui a lance cette
idee au cafe de Foy: "Sir Thomas Garnier Dwall, secretaire de S.A.R. le
prince Edouard, quatrieme fils de S. M. britannique", rapporte, dans la
deposition qu'il fit devant le Chatelet, [Note: Procedure du Chatelet sur
les evenements qui se sont passes a Versailles le 6 octobre, deposition
317.] le discours que prononca ce jour-la Camille Desmoulins. Bien que la
deposition ait eu lieu longtemps apres les evenements, elle a tous les
caracteres de la veracite et d'ailleurs elle est confirmee par les
temoignages dignes de foi. "L'empereur, disait Camille, vient de faire la
paix avec les Turcs pour etre dans le cas d'envoyer des forces contre
nous; la reine vraisemblablement voudra l'aller rejoindre, et le roi, qui
aime son epouse, ne voudra point la quitter; si nous lui permettons de
sortir du royaume, il faudra au moins que nous prenions le dauphin en
otage, mais je crois que nous ferions beaucoup mieux, pour ne point etre
exposes a perdre ce bon roi, de deputer vers lui pour l'engager a faire
enfermer la reine a Saint-Cyr et _amener le roi a Paris ou nous serons
plus surs de sa personne_...." [Note: Procedure du Chatelet sur les
evenements qui se sont passes a Versailles le 6 octobre, deposition
317.]La motion fit, comme on disait, des sectateurs et le marquis de
Saint-Huruge la joignit a ses autres reclamations.... Mais le projet
d'amener le roi a Paris ne s'impose encore avec force qu'a l'esprit
de quelques uns.... On le vit bien quand l'attitude de la garde nationale
eut fait echouer la tentative de Saint-Huruge sur Versailles. Le lendemain
l'agitation recommenca ... mais il ne s'agit plus maintenant de marcher
sur Versailles pour expulser de l'Assemblee nationale les membres
corrompus et pour ramener le roi a Paris; des avis moins violents sont
proposes et adoptes. Ce n'est plus l'ardent Desmoulins qu'on applaudit,
mais le sage Loustalot. Or, celui-ci s'eleve vivement contre la motion
faite la veille d'aller a Versailles, il declare que des hommes libres
doivent avant tout respecter la legalite et il convie les Parisiens a
faire connaitre dans leurs districts leur opinion sur le veto. La motion
fut adoptee d'enthousiasme. On respectait encore trop l'Assemblee
nationale, sur laquelle on avait mis tant d'espoirs, pour qu'on n'hesitat
pas a violer sa liberte.... Le 2 septembre Barnave proposa a l'Assemblee
d'accorder au roi le veto suspensif. Toute la gauche, Goupil, le baron de
Jesse, les Lameth soutinrent sa proposition. Nous savons aujourd'hui que
le veto suspensif fut dans la pensee de Barnave un moyen d'entente, un
terrain de conciliation entre les partis. La lettre suivante qu'il
adressait le 10 septembre a Mme de Stael en est une preuve: "M. Barnave a
l'honneur de prevenir Mme l'ambassadrice de Suede que, pour le succes de
la demarche de demain [message de Necker en faveur du veto suspensif], il
est tres important que la lettre qui sera lue exprime que le roi n'entend
point faire usage de son droit suspensif relativement aux arretes de
l'Assemblee actuelle, mais seulement sur les lois qui pourront etre
proposees par les assemblees suivantes. L'interet que prend une partie de
l'Assemblee aux decrets de la nuit du 4 aout pourrait etre un grand
obstacle au succes de la proposition si l'on laissait subsister quelque
doute a cet egard. Mme l'ambassadrice excusera M. Barnave de l'occuper si
tard d'interets de cette nature et, en faisant de cet avertissement
l'usage qui lui paraitra le meilleur, elle voudra bien ne pas oublier ce
billet sur la cheminee...." [Note: Arch. nat. W. 12.]

Le lendemain Necker envoyait a l'Assemblee un message longuement motive
dans lequel il recommandait au nom du roi le veto suspensif.... [Note:
Albert Mathiez, _Etude critique sur les journees des 5 et 6 octobre 1789_,
pp. 12-14, p. 28.]

Les deputes moderes, qui craignaient les exces depuis la grande Peur,
s'alarmerent de l'agitation de Paris et demanderent au roi ou bien de
transferer l'Assemblee a Compiegne ou bien de la proteger contre une
emeute possible.


LA SCISSION DU PARTI PATRIOTE ET LE PROJET DE TRANSFERER L'ASSEMBLEE A
COMPIEGNE

La scission datait de la nuit du 4 aout. La Revolution, incontestee depuis
le 14 juillet, etait entree, cette nuit-la, dans la periode des
realisations pratiques.... Des le 6 aout Mounier s'elevait contre la
suppression sans indemnite des droits feodaux: "Ces droits, disait-il, se
sont vendus et achetes depuis des siecles, c'est sur la foi publique
qu'ils ont ete mis dans le commerce, que l'on en a fait la base de
plusieurs etablissements; en les aneantissant, c'est aneantir les
contrats, ruiner des familles entieres et renverser les premiers
fondements du bonheur public." Quelques deputes populaires, les uns comme
Bergasse, Malouet, Virieu, parce qu'ils etaient sincerement attaches a la
Revolution et qu'ils craignaient de la compromettre par des mesures
precipitees, les autres comme Sieyes, moins desinteresses, parce que les
arretes du 4 aout les atteignaient dans leurs revenus, penserent comme
Mounier. Ils craignirent qu'en abolissant d'une facon aussi absolue le
regime feodal, a cote d'abus iniques, on ne supprimat bien des fois des
proprietes legitimes. "Ne portait-on pas, d'ailleurs, a la propriete en
soi un coup profond, du moment ou l'on effacait si aisement des attributs
qui en avaient fait l'objet, depuis tant de temps, et n'ouvrait-on point
par la un chemin qu'il n'y avait qu'a elargir un peu pour y faire passer
tout le reste?" [Note: H. Doniol, _La Revolution francaise et la
feodalite_. Paris, 1874, p. 62.] Enfin, bourgeois tranquilles et hommes
d'ordre, la profondeur et la generalite du mouvement revolutionnaire les
surprenait et les effrayait, et ils apprehendaient que les decrets du 4
aout ne fussent que de nouveaux aliments a l'agitation. Aussi se
rapprochent-ils peu a peu de la Cour. Ils veulent "qu'on rende au pouvoir
executif et au pouvoir judiciaire la force dont ils ont besoin", [Note:
Paroles de Virieu a l'Assemblee, 8 aout.] et, lors de la discussion sur le
veto, ils defendront avec les aristocrates le veto absolu.

Les autres deputes patriotes, au contraire, Barnave, Buzot, Petion, les
Lameth, le comte d'Antraigues, Lacoste, etc., plus jeunes et connaissant
mieux le peuple, suivaient une politique tout opposee. Ils avaient vote
sans hesiter la suppression de la feodalite, parce que les cahiers le leur
commandaient, qu'ils trouvaient la mesure juste et indispensable, qu'ils
pensaient qu'il fallait detruire les abus de l'ancien regime avant
d'organiser l'ordre nouveau [Note: "Vous n'auriez pas du songer,
permettez-moi cette expression triviale, a elever un edifice sans deblayer
le terrain sur lequel vous devez construire." (Mirabeau, seance du 14
septembre, matin).] et enfin parce qu'ils ne voyaient aucun autre moyen de
mettre fin a l'insurrection des provinces. [Note: On connait le mot de
Reubell: "Les peuples sont penetres des bienfaits qu'on leur a promis, ils
ne s'en depenetreront plus." (cite par Duquesnoy, _Journal_, I, p. 351.)]
Les decrets du 4 aout votes, ils n'avaient pas compris qu'on s'opposat a
leur sanction. Ils frequentaient les foules et les passions populaires
battaient dans leur coeur. Ils savaient que les Francais attendaient les
arretes avec impatience et que, si on tardait a les leur donner, ils
etaient en force et en volonte de les mettre d'eux-memes a execution. Ils
craignaient que les retards et les demi-mesures n'eussent pour resultat
que de prolonger les troubles et les emeutes qu'ils deploraient les
premiers. Les resistances qu'ils rencontraient ne faisaient que les
irriter et qu'augmenter la defiance qu'ils gardaient toujours contre la
Cour et les privilegies. [Note: "Qui ne connait les orages de la Cour et
ses revolutions? Qui ne voit qu'a la Cour on a toujours promis au peuple
de ne pas le tromper et qu'on l'a trompe sans cesse" (Buzot, 8 aout).] Ils
font bientot consister toute leur politique dans la sanction immediate des
arretes du 4 aout et ils subordonnent toutes les autres questions a celle-
la. Necker demande un emprunt, ils repondent qu'on sanctionne les arretes
du 4 aout. [Note: "Voulez-vous que je vote votre emprunt? Verifiez la
dette de l'Etat.... Faites surtout que le decret de l'emprunt soit
accompagne de tous les decrets passes dans la nuit du 4, et je vote
l'emprunt; mais rappelez-vous que telle est ma mission, que telle est la
votre, et que vous ni moi n'en avons d'autres" (Buzot, 8 aout).]

L'Assemblee etudie la question des prerogatives royales. Ils ne concoivent
pas qu'avant d'avoir obtenu la sanction des decrets du 4 aout, preface
indispensable de la Revolution, on veuille donner au roi, le veto,
c'est-a-dire le pouvoir de les ajourner et de les supprimer. S'ils
craignent le desordre, ils craignent plus encore la contre-revolution. Ils
soupconnent que la Cour n'a pas desarme, que l'accalmie qui suivit le 14
juillet n'est pas une paix definitive. Ils redoutent surtout le clerge
qu'ils accusent de pousser le roi a la resistance. Pour prevenir la
contre-revolution qui se prepare, ils recherchent l'appui des clubs et des
districts parisiens.

Vers la fin d'aout, la scission entre les deux fractions du parti
populaire allait s'accentuant. Lafayette chercha vainement un terrain de
conciliation. Des conferences eurent lieu chez lui et chez Jefferson entre
Mounier, Lally, Bergasse, d'une part, Duport, Lameth et Barnave de
l'autre.... [Note: Pour le detail des negociations, consulter Lafayette,
_Memoires_, II, p. 298; Mounier, _Expose de ma conduite_, pp. 51-33;
Fenieres, _Memoires_, I, p. 221.] Mounier, qui croyait alors la majorite
de l'Assemblee gagnee a ses idees, se montra intransigeant.... Le 29 aout
les pourparlers furent definitivement rompus....

L'emeute du 30 aout fut pour les moderes comme un coup de foudre.
C'etaient eux les deputes infideles et corrompus dont elle demandait la
revocation et la mise en jugement. Qu'allait-il arriver si Lafayette ne
parvenait pas a retablir le calme? Lafayette lui-meme ferait-il tous ses
efforts pour sauvegarder l'independance de l'Assemblee? On avait foi en sa
loyaute, on le savait parfait gentilhomme, mais on n'ignorait pas son
admiration pour la constitution americaine et ses preferences pour les
idees de democratie royale cheres au parti populaire. L'anxiete etait
grande. Si l'emeute etait la plus forte, c'etait l'Assemblee dispersee,
ses membres insultes ou massacres, la France livree a la demagogie. Ou
bien si ces scenes de sauvagerie ne se produisaient pas, c'etait a tout le
moins le roi et les deputes traines a Paris et la obliges de ratifier les
volontes de la populace. De toute maniere, c'etait pour les moderes la fin
de leur influence. Us sentaient bien que, meme si l'emeute se contentait
de transferer a Paris le siege des pouvoirs publics, la majorite leur
echapperait....

Le 31 aout, pendant que les craintes sont encore vives, Clermont-Tonnerre
propose qu'en cas de danger l'Assemblee nationale quitte Versailles et
s'etablisse dans une autre ville, loin des entreprises du peuple de
Paris.... Pour mettre son projet a execution, le parti modere avait besoin
du concours de la droite de l'Assemblee, des ministres et du roi.... A qui
profiterait cette alliance avec la Cour? C'etait une grande naivete de se
figurer que les aristocrates y entraient sincerement et sans arriere
pensee. Les moderes voulaient le transfert de l'Assemblee en province
parce qu'ils croyaient que l'etablissement d'une constitution, d'un
gouvernement stable en dependait. Ils craignaient l'anarchie et avant tout
voulaient faire regner l'ordre et la loi. C'etait pour de tout autres
raisons que les aristocrates s'associent au meme projet. Pour eux, le
depart du roi de Versailles est le commencement de la contre-revolution.
Ils n'ont jamais cesse d'esperer le retablissement complet de l'ancien
regime. Ils se disent qu'en eloignant de Paris les pouvoirs publics, on
les mettra forcement, qu'on le veuille ou non, a leur discretion....

Les chefs moderes et les chefs royalistes se reunirent au nombre de 32
pour arreter une ligne de conduite commune. La droite etait representee
par Maury, Cazales, D'Espremenil, Montlosier; la gauche par Mounier,
Bergasse, Malouet, Bonnai, Virieu.... Tous tomberent d'accord:

"1 deg. Que, vu les troubles et le voisinage de Paris, la position du roi a
Versailles n'etait plus tenable;

"2 deg. Que la position de l'Assemblee, menacee comme elle l'etait depuis
quelque temps dans ses principaux membres, ne l'etait pas davantage;

"3 deg. Que, dans les deux cas ou le roi se deciderait soit a quitter
Versailles, soit a y demeurer, quelque corps de troupes de ligne etait
absolument necessaire, conjointement avec sa garde, pour le preserver
d'une entreprise populaire."

On decida en outre qu'une delegation de trois membres irait porter au roi
la decision qu'on venait de prendre et lui demanderait "le transfert de
l'Assemblee a vingt lieues de Paris, a Soissons ou a Compiegne". [Note:
Montlosier, _Memoires_, I, p. 276 et sq.] Pour donner a la demarche une
apparence presque officielle, on designa pour faire partie de la
deputation: l'eveque de Langres, La Luzerne, alors president de
l'Assemblee, et Rhedon qui en etait secretaire, et on leur adjoignit
Malouet. La hate etait telle qu'ils n'attendirent pas au lendemain pour
remplir leur mission. Ils allerent trouver le soir meme Montmorin et
Necker et leur firent part de la decision que leurs amis venaient de
prendre. Les deux ministres l'approuverent fort. Ils entrerent meme si
avant dans les vues des moderes qu'ils n'hesiterent pas a convoquer
d'urgence le conseil.... Le conseil se prolongea jusqu'a minuit. L'issue
ne fut tout autre que celle qu'on attendait. Necker vint dire aux delegues
"d'un air consterne" que leur proposition etait rejetee, que le roi ne
voulait pas quitter Versailles. [Note: Malouet, _Memoires_, I, p. 340.].

..."Malgre la reine, malgre M. de Mercy, malgre les insinuations plus ou
moins pressantes d'un grand nombre de seigneurs de la Cour, le roi se
decida a demeurer a Versailles." [Note: Malouet, _Memoires_, I, p. 342.]
Sans doute, cet acte de fermete etonne un peu de la part d'un homme dont
le comte de Provence comparait le caractere a des boules d'ivoire huilees
qu'on s'efforcerait en vain de retenir ensemble. Eut-il, ce soir-la, comme
dans un eclair, la vue nette de la situation? Comprit-il la gravite de la
mesure qu'on voulait lui faire prendre, craignit-il, en jetant un tel defi
au peuple de Paris, de provoquer une insurrection, un nouveau 14 juillet,
plus terrible que le premier? Si invraisemblable qu'elle puisse paraitre,
la chose n'est peut-etre pas impossible. Ou bien encore, n'ecoutant que sa
rancune, hesita-t-il a se confier aux moderes, hier ses ennemis? Cette
opinion, que nous trouvons dans les memoires de Weber, n'est peut-etre pas
eloignee de la verite. Il faut ajouter enfin que, si Louis XVI etait
debonnaire, il ne manquait pas d'un certain courage passif et se faisait
une assez haute idee du point d'honneur. Malouet dit tres bien: "Le roi
qui avait un courage passif, trouvait une sorte de honte a s'eloigner de
Versailles." [Note: Malouet, _Memoires_, l, p. 342.] Et nous savons que ce
sont des scrupules du meme ordre qui, le 5 octobre, l'empecheront de
prendre la fuite.... [Note: Albert Mathiez, _op. cit._, pp. 29-37.]

Pour rassurer les moderes le roi appela a Versailles le regiment de
Flandre. Il pensait ainsi etre plus fort pour refuser sa sanction aux
decrets du 4 aout, a la declaration des droits et aux autres articles
constitutionnels.

La disette qui sevissait, la crise economique, produite par l'emigration,
creaient un excellent terrain aux excitations des meneurs populaires qui
denoncerent le refus de sanction des decrets, l'appel des troupes,
l'election de Mounier a la presidence comme autant de preuves du dessein
forme de faire retrograder la Revolution. Il est probable enfin que les
intrigues orleanistes ont joue un role.


L'INTRIGUE ORLEANISTE

Philippe d'Orleans avait contre la cour de vieilles rancunes. Il n'avait
pas perdu le souvenir des calomnies que le parti de la reine avait
repandues contre lui apres le combat d'Ouessant. Il avait encore sur le
coeur le refus de Louis XVI de lui donner la charge de colonel general
des hussards qu'il avait sollicitee pour faire taire les calomniateurs.
Enfin, il savait que le roi blamait fort ses moeurs et qu'on l'accusait
tout haut a Versailles d'avoir transforme le Palais-Royal en un mauvais
lieu et de s'enrichir avec les vices qu'il y logeait. Il se vengeait de
ces mepris en affectant des opinions liberales, et les applaudissements
populaires le consolaient des avanies de Versailles.... Voulait-il se
servir de sa popularite comme d'un marchepied pour monter sur le trone ou
se contentait-il seulement du plaisir d'humilier ses ennemis? S'il faut en
croire les paroles que Mirabeau prononca, quelques jours avant le 14
juillet, devant quelques deputes du parti populaire, le duc d'Orleans
desirait a cette epoque la charge de lieutenant general du royaume. De la
a la royaute effective il n'y avait qu'un pas. Mais peut-etre ses
ambitions etaient-elles plus celles de son entourage que les siennes
propres. Tous les temoignages sont, en effet, unanimes a nous representer
le duc d'Orleans comme un homme faible, incapable de decisions viriles,
constamment conduit par ses maitresses et ses favoris. [Note: A. Mathiez,
_op. cit._, p. 18.]

Lafayette crut le duc coupable et, apres l'emeute, l'obligea a accepter
une soi-disante mission diplomatique en Angleterre, exil deguise.

Le Chatelet, qui enqueta sur les responsabilites des evenements du 6
octobre, recut de nombreuses depositions hostiles au duc.


LE BANQUET DES GARDES DU CORPS

C'etait l'habitude, quand un regiment entrait dans une ville, que la
garnison lui offrit un banquet de bienvenue. La Cour s'efforca de
transformer le banquet offert par les gardes du corps au regiment de
Flandre en une manifestation de loyalisme monarchique. L'"orgie" du 1er
octobre, pour laquelle le roi avait prete la salle de l'Opera au chateau,
fut racontee par Gorsas dans son _Courrier de Versailles_. C'est ce recit
qui dechaina l'emeute.

La salle etait illuminee comme dans les plus superbes fetes. Les plus
jolies femmes de la Cour et de la ville donnaient d'agreables distractions
et formaient un coup d'oeil le plus attrayant et le plus enchanteur.

Pendant le diner on a porte plusieurs santes; celle du roi, de la reine,
de Mgr le dauphin, de toute la famille royale (Je ne me rappelle pas
cependant qu'on ait porte celle de M. le comte d'Artois ou peut-etre
etais-je distrait, je ne m'en suis pas apercu). Pendant les santes, la
musique du regiment de Flandres a execute des morceaux plus interessants
les uns que les autres, et tous analogues aux circonstances.

A la sante du roi la salle a retenti de l'air: _o Richard, o mon Roi_! Une
allemande nouvelle ou ancienne a ete donnee pour la sante de la reine,
etc.

Au milieu de toutes ces santes se sont presentes dix a douze grenadiers du
regiment de Flandres; il a bien fallu boire de nouveau a la sante du roi.
Cette sante a ete portee avec les honneurs de la guerre, le sabre nu d'une
main et le verre de l'autre. Un instant apres arrivent les dragons; meme
accueil, meme ceremonie. Un instant apres entrent les grenadiers suisses,
meme accueil, meme ceremonie. Tout jusqu'alors est gai, piquant, mais des
scenes autrement interessantes se preparent.

Le roi, la reine, M. le dauphin, Madame sont venus pour jouir de ce
spectacle: tout a coup la salle a retenti de cris d'allegresse. La reine
tenant son fils par la main s'est avancee jusqu'a la balustrade du parquet;
au meme moment les grenadiers Suisses, ceux du regiment de Flandres, les
dragons sautent dans l'orchestre. Le Roi, la Famille accompagnes par MM.
les gardes du corps, sont reconduits chez la Reine, en traversant toutes
les galeries, aux cris repetes de: _Vive le Roi! Vive le Roi_! etc.

Tout paroissoit fini; tout a coup, comme de concert, la table joyeuse et
La musique s'est portee a la cour de marbre et devant le balcon de S.M.
Alors on s'est mis a chanter, a danser, a crier de nouveau: _Vive le Roi_!
Le balcon s'est ouvert, un garde du corps, par je ne sais quel moyen, y
monte comme a l'assaut; un dragon, un suisse, un garde bourgeois le
suivent; en un instant, le balcon est rempli. Lorsqu'on y pensait le
moins, le Roi et la Reine arrivent au milieu de ce groupe; les cris
d'allegresse ont redouble.

Le Roi retire, on s'est porte sur la terrasse, ou l'on a reste fort tard
a danser, a faire des folies et de la musique. On observera que le Roi
arrivait de courre le cerf et qu'il a paru en habit de chasse. Un
historien fidele ne doit rien oublier. Quelques officiers en versant du
vin a leurs soldats leur disoient: allons, enfans! Buvez a la sante du
Roi, de notre maitre et n'en reconnaissez point d'autre! Un autre officier
a crie fort haut: _A bas les cocardes de couleurs! Que chacun prenne la
noire, c'est la bonne_! (Apparemment que cette cocarde noire doit avoir
quelque vertu, c'est ce que j'ignore [Note: Le noir etait la couleur de la
reine.])....

Tous ces details sont parfaitement exacts, tous jusqu'a l'article de
la _Cocarde_. [Note: _Courrier de Versailles a Paris et de Paris a
Versailles_, n 88, samedi 3 octobre 1789.]


LES PRODROMES DE L'EMEUTE

Le banquet des gardes du corps n'aurait pas suffi a provoquer un mouvement
populaire si les esprits n'y avaient ete prepares par la presse patriote.

La nouvelle de l'arrivee des troupes a Versailles vint ranimer l'agitation
politique. Tous les journaux patriotes menent en meme temps la meme
campagne. Tous les chefs populaires sont d'accord cette fois sur la
necessite de forcer le roi a s'etablir a Paris.... Elysee Loustalot dans
le n deg. 13 des _Revolutions de Paris_ (1er octobre) appelle l'election de
Mounier a la presidence de l'Assemblee, "un soufflet donne par
l'aristocratie a l'opinion publique" et termine son virulent article par
le mot souvent cite: "II faut un second acces de revolution, tout s'y
prepare." Parmi les "motions raisonnables" que le marquis de Villette
publiait dans la _Chronique de Paris_ du 25 septembre, il se trouvait
celle "d'inviter le roi et la reine a venir passer l'hiver a Paris". Le
marquis voulait aussi que l'Assemblee vint sieger au Louvre dans la
galerie des tombeaux. Dans l'_Ami du peuple_, Marat reclamait des mesures
plus energiques: "Convaincu que l'Assemblee nationale ne peut plus rien
faire de bien pour la nation dont elle a lachement abandonne les arretes
et sacrifie les droits, a moins que, revenant elle-meme sur ses pas, elle
ne reforme ses decrets funestes, je crois qu'elle ne saurait etre assez
tot dissoute." Sous des formes differentes, c'etait au fond la meme idee:
l'Assemblee nationale et le roi ne voulaient pas serieusement les
reformes, inscrites dans les arretes du 4 aout, sans lesquelles la
Revolution n'etait qu'un leurre, il fallait ... les obliger a faire le
bien.... La presse n'attaquait pas seulement l'Assemblee nationale et la
Cour, elle s'en prenait aussi a la municipalite et a Lafayette qui
voulaient empecher le peuple de deliberer au Palais-Royal. Les
representants de la Commune ont ete gagnes a la Cour par les flatteries
"et les coups de chapeau". Ils sont devenus "les oppresseurs de la
Commune, les fauteurs d'un nouveau systeme d'aristocratie". Marat
demandait chaque jour l'epurement de la Commune et meme des districts:
"Peuple insense, seras-tu toujours victime de ton aveuglement? Ouvre enfin
les yeux, sors, sors de ta lethargie, purge tes comites, conserves-en les
membres sains, balayes-en les membres corrompus, ces pensionnaires royaux,
ces aristocrates ruses, ces hommes fletris ou suspects, ces faux
patriotes; tu n'aurais a attendre d'eux que servitude, misere,
desolation...." [Note: _Ami du peuple_, no. 13.]

Les pamphlets qui vraisemblablement ont le plus fait pour emouvoir le
peuple et l'exciter contre ses gouvernants furent ceux qui depeignaient sa
situation miserable. Le titre de l'un d'eux etait deja par lui seul un cri
dechirant: Quand aurons-nous du pain? Cette phrase revient comme un
refrain apres chaque paragraphe de cette prose pathetique: "Pourquoi,
citoyens, Lafayette, Bailly et les chefs de la Commune vous laissent-ils
manquer de pain?

"C'est pour s'engraisser de votre substance. Pourquoi ces scelerats
font-ils venir des troupes, font-ils environner Paris, Versailles et les
alentours de piques et de soldats, sous pretexte de garder le roi et
l'Assemblee nationale? Ces scelerats croient que vous avez trop de vivres.
C'est pourquoi ils font venir des troupes pour les consommer bien vite et
pour vous juguler ensuite. Et vous dormez! Quand aurons-nous du pain? Au
sein de l'abondance, nous n'avons point de pain...." [Note: Sur les 30
jours du mois de septembre, il y en eut 16 ou les fusilliers monterent la
garde pour assurer la distribution.] Ces appels trouvaient de l'echo dans
l'opinion publique. Paris s'agitait. Le 22 septembre, les ouvriers
employes aux ateliers de charite de l'ecole militaire parlaient de partir
pour Versailles. Le 17 septembre, on arretait sur la place de Greve un
individu qui, au milieu d'un nombreux attroupement, s'ecriait "qu'il
fallait se transporter a Versailles pour l'amener a son Louvre, qui
n'etait pas fait pour des chiens". Les reunions du Palais-Royal etaient de
plus en plus tumultueuses et Lafayette avait beaucoup de peine a dissiper
les rassemblements. Les bourgeois eux-memes etaient inquiets: "On disait
que les especes, que le numeraire manquaient absolument, au point qu'a la
fin du mois tous les payements de rentes qui allaient deja fort mal au
palais Soubise, ou ils avaient ete transferes de l'hotel-de-ville,
cesseraient entierement." Bref, on attendait une emeute....
[Note: A. Mathiez, _op. cit._, p. 42 et pp. 50-51.]


LES DISTRICTS

Le district etait une Assemblee elue, un veritable petit parlement ayant
son bureau, ses commissaires, ses rapporteurs. Chaque district est maitre
chez lui et se donne lui-meme son organisation. Les uns ont des comites de
bienfaisance, tous ont un tresorier pour les pauvres. Un autre, devancant
les vues de l'Assemblee nationale, nomme des juges de paix et de
conciliation. Pour se concerter entre eux, les districts ont un bureau de
correspondance qui transmet de district a district les resolutions a
communiquer. Les districts sont la vraie force publique. Tous les services
y sont concentres. Le comite de police du district arrete, perquisitionne,
juge. Le comite militaire equipe le bataillon de garde nationale, qui est
affecte a chaque district, edicte les reglements militaires, donne des
ordres aux compagnies. Le comite des subsistances legifere sur les halles,
sur les boulangers, sur les convois, etc. Chaque question fait l'objet
d'une discussion longue et suivie. A chaque instant, on placarde des
affiches pour porter a la connaissance du public les decisions nouvelles,
et le peuple ne se lasse pas de lire tous ces placards. Les seances sont
tres courues. Les Parisiens aimaient deja les beaux discours et ils
etaient servis a souhait. C'etaient en effet des avocats et des
journalistes qui remplissaient les fonctions de president, de secretaire
du district. Comme on l'a dit justement, le district etait un club et
c'etait un club legal. Ajoutez qu'a chaque instant on faisait de nouvelles
elections, ce qui contribuait encore a augmenter l'agitation....
[Note: A. Mathiez, _op. cit._, pp. 43-44.]

L'emeute du 14 juillet et celle des 5 et 6 octobre furent l'oeuvre des
districts, celle du Champ-de-Mars sera l'oeuvre des _societes
Fraternelles_.


LES DEPUTES DU COTE GAUCHE ENCOURAGENT L'AGITATION

Ce n'est qu'a partir du 15 septembre environ que les membres du club
breton, [Note: Le club breton ou se reunissaient d'abord les deputes
de Bretagne fut le berceau des Jacobins.] que Barnave, les Lameth, Duport,
Chapelier et leurs amis prennent contre la Cour et le ministere une
attitude nettement hostile. Jusque-la ils ne desesperaient pas encore de
faire aboutir les reformes par les voies legales. L'appel des troupes
dissipa cette derniere illusion. Il est juste de dire neanmoins que
Barnave et les Lameth ne voulurent pas rompre sans essayer encore une
derniere tentative de conciliation. Avant l'arrivee du regiment de Flandre
a Versailles, ils allerent trouver Saint-Priest et joignirent leurs
prieres a celles de Lafayette et de la Commune de Paris pour en obtenir le
renvoi. Le ministre repondit "de maniere a oter tout espoir a ces
demarches". [Note: Saint-Priest, _Abrege de ma conduite_ dans les
_Memoires de Mme Campan_, t. II, p. 297] Desormais, la lutte est
ouvertement declaree. Les patriotes ont perdu toute confiance en Necker
qu'ils considerent comme l'instrument docile de la Cour et il ne se
passera pas de jour sans qu'ils attaquent a l'Assemblee le ministere et la
Cour. Le 16 septembre, Mirabeau fait distribuer un violent discours contre
la caisse d'escompte qui etait comme la creation personnelle du premier
ministre. Le 18 septembre, le roi refuse sa sanction aux arretes du 4
aout. L'emoi fut grand dans l'Assemblee. Duquesnoy, un modere pourtant,
ecrit ce jour-la dans son journal: "La seance de ce matin va peut etre
decider du sort de l'empire. Le gant est jete par le roi a l'Assemblee.
L'amassera-t-elle? Le retirera-t-il?..." [Note: Duquesnoy, _Journal_, t.
I, p. 551.]

Il n'est guere douteux que les patriotes de l'Assemblee n'aient ete en
communion d'idees avec les pamphletaires parisiens et n'aient prepare
l'emeute avec eux. Sans doute les preuves formelles manquent mais les
vraisemblances sont assez fortes. On sait que les membres du club breton
vont souvent a Paris, qu'ils sont en relations avec les principaux
orateurs de reunions publiques et que ceux-ci assistent souvent aux
seances de l'Assemblee nationale. Vers la fin de septembre, on organise
comme un service regulier de surveillance aux tribunes. Les gardes
francaises y allaient a tour de role en habits civils, s'y mettaient en
rapport avec les deputes populaires, leur demandaient des instructions et
appuyaient leurs discours de vigoureux applaudissements....

Nous avons conserve le brouillon des lettres que Barnave ecrivait au
milieu meme des evenements, le 4 et le 5 octobre, elles ne laissent aucun
doute sur son veritable etat d'esprit: "Si vous voyiez, disait-il le 4
octobre, de vos propres yeux que le ministere, sans excepter M. Necker et
la majorite de notre Assemblee, n'a jamais voulu de constitution, qu'ils
n'ont jamais eu un moment de superiorite sans tenter de renverser avec une
incroyable mauvaise foi tout ce qu'ils avaient paru consentir, que leurs
relations dans l'etendue du royaume embrassent presque tout ce qui exerce
ca et la quelque autorite, que, depuis les arretes du 4 aout, presque
toute la partie gouvernante de la nation est devenue notre ennemie et
celle de la liberte, que rendre dans ces circonstances une grande energie
a l'ordre ancien, c'etait presque certainement le retablir, lui donner des
moyens de nous aneantir presque sans combat, puisqu'il aurait eu pour lui
le gouvernement et la majorite de notre Assemblee, prete a se declarer,
des que la crainte ou la volonte de la nation fortement exprimee ne la
contiendrait pas, si vous reflechissiez que nous ne sommes point dans
l'etat naturel, ou les mouvements sont libres et la volonte maitresse de
combiner ce qu'il y a de plus avantageux, mais dans un etat tendu et
force, obliges de soutenir un poids immense de forces contraires toujours
pretes a nous engloutir, que, pour faire adopter la constitution a un
gouvernement et a une grande partie de la nation qui n'en veut pas, il
fallait que cette constitution leur fut necessaire pour les tirer d'un
etat pire, vous auriez senti...." [Note: Arch. nat. W. 12.] Le reste de la
lettre manque, mais ce qu'il en subsiste suffit a nous eclairer sur les
sentiments de l'auteur. Barnave partageait les craintes du peuple, il
voyait la Revolution en danger. L'union des aristocrates et du ministere
lui paraissait le prelude d'une reaction; il se resignait pour l'eviter a
ce que la nation "exprimat fortement sa volonte", en bon francais, il
pensait qu'une emeute etait necessaire pour achever la defaite de
l'aristocratie.... Le 2 novembre il parlera du mouvement d'octobre en ces
termes: "Paris a cru devoir sauver une seconde fois la liberte  publique."
[Note: A. Mathiez, _op. cit._, pp. 55-57.]


LES JOURNEES DES 5 ET 6 OCTOBRE

Le recit contemporain le plus complet et dans l'ensemble le plus exact
nous parait etre celui que redigea le ministre de Saxe dans sa depeche du
9 octobre. [Note: Rapports du comte de Salmour, ministre plenipotentiaire
de Saxe dans les _Nouvelles archives des missions_ t. VIII, p. 260 et sq.]

Les evenements se sont si fort multiplies dans tous les genres depuis ma
derniere que je dois demander d'avance l'indulgence de Votre Excellence
pour la narration qui va suivre, dans laquelle je mettrai tout l'ordre
qu'il me sera possible de conserver au milieu de l'existence la plus
desordonnee qui fut jamais.

Je vous annoncais, Monsieur, beaucoup de fermentation dans la nuit du
dimanche au lundi; elle s'est accrue le matin, au point que des femmes de
la Halle, au nombre de cinq a six cents, s'etant rassemblees a la pointe
Saint-Eustache, quelques ouvriers des faubourgs Saint-Antoine et Marceau
se trouvant meles parmi elles, se sont reunies a l'Hotel de ville, en ont
chasse les representants de la commune, force la faible garde qui y etait,
pris un magasin de 1700 fusils de reserve, en ont arme, ainsi que d'un
nombre considerable de piques, la populace arrivee pour les soutenir.
Maitresses de quatre pieces de canon, elles se sont repandues dans toutes
les rues de la ville, forcant sans pitie toutes les femmes qu'elles
rencontraient en voiture ou a pied de se joindre a elles. La marquise de
Manzi, que V. E. a vue a Dresde, allant se promener aux Tuileries, a ete
arrachee de sa voiture par ces furieuses et, apres avoir marche quelque
temps avec elles, n'a du sa liberte qu'a deux soldats aux gardes, qui la
leur enleverent sous pretexte que sa faiblesse ne lui permettrait jamais
d'arriver. Elles alleguaient pour motif de leur insurrection le manque de
pain et le but de leur course devait etre d'aller a Versailles en demander
au Roi et a l'Assemblee nationale. [Note: Cette "allegation" n'etait pas
un pretexte. Paris souffrait reellement de la disette et on faisait queue
aux portes des boulangeries comme dans un siege.]

L'Hotel de ville ferme, une caisse de cent et quelques mille francs
pillee, beaucoup de papiers dechires, la municipalite mise en fuite, M.
Bailly ayant donne sa demission des la veille, M. de La Fayette sollicite
depuis plusieurs jours par les troupes de se rendre a Versailles, n'osant
trop se montrer de crainte d'etre force de se mettre a leur tete, une
foule de peuple de la derniere classe, armee, courant les rues avec des
femmes furieuses, representant la veritable image des bacchantes, [Note:
L'enquete du Chatelet prouva qu'il y avait dans le nombre des femmes
distinguees, ayant loge a l'Opera.] toutes les boutiques fermees,
l'impossibilite de se procurer du pain, meme a prix d'argent, quelques
boulangers deja devenus victimes de la disette, des soldats armes de tous
les districts reunis par bandes, errant ca et la sans chef et sans ordre,
ni general, ni magistrat, ni puissance quelconque, voila le tableau
effrayant de notre position toute la journee du lundi (5 octobre).

Les barrieres etaient fermees des le matin, la duchesse de l'Infatado, le
prince de Monaco avaient ete ramenes et maltraites, la voiture de ce
dernier pillee. Les differents districts etaient rassembles, plusieurs
troupes s'en etaient deja detachees pour suivre les femmes qui, avec les
ouvriers et les quatre pieces de canon prises a l'Hotel de ville, a leur
tete, marchaient a Versailles. De tous cotes on battait la generale;
toutes les compagnies soldees dont les anciennes gardes francaises forment
le fond, demandaient a grands cris d'aller a Versailles deposter le
regiment de Flandre, en chasser les gardes du corps qui avaient insulte la
garde nationale. Une partie des compagnies non soldees se joignit a eux.
Tous les districts separement prirent a peu pres une resolution unanime de
marcher et en firent part a M. de La Fayette, qui, haranguant au milieu de
la place de Greve, s'efforcait de contenir le peuple, de gagner du temps
et, aide par M. de Keralio, accouru a la tete du bataillon des Filles de
Saint-Thomas, avait repris poste a l'Hotel de ville. Vers 4 heures, se
rassemblerent de nouveau les representants de la Commune; a la meme heure
a peu pres se reunissait a la place Louis XV, le long du Cours-la-Reine
jusqu'a la barriere de la Conference, les troupes qui allaient attaquer
Versailles. Attire par le bruit des tambours, je reconnus bientot la
compagnie de grenadiers qui etait ci-devant casernee a ma porte. [Note: M.
de Salmour demeurait rue de Matignon, au faubourg Saint-Honore (note de M.
Flammermont).] Ils m'apprirent le motif qui les avait amenes la et
m'annoncerent que M. de la Fayette allait se mettre a leur tete, qu'ils
etaient las de toutes ces delations, qu'ils l'avaient envoye chercher a la
ville et que, s'il n'arrivait pas dans un quart d'heure, on leur en
rapporterait les morceaux, apres quoi ils partiraient. Le malheureux, ne
voyant plus aucun moyen de les contenir, arriva apres 5 heures, plus mort
que vif, et prit son poste a la tete de la colonne, que j'ai vue defiler
dans l'ordre suivant.

Deux cents cavaliers a la tete, ensuite le train d'artillerie, compose de
quatre pieces de 24, de 12, de 16, avec quatre chariots de munitions
traines par des chevaux qu'on avait indistinctement pris a tous ceux qu'on
rencontrait. Le train avait avec lui le nombre de canonniers necessaires
pour le service des pieces. Suivait M. de La Fayette, entoure de ses aides
de camp; apres quoi marchait a pied le comte Charles de Chabot a la tete
de sa compagnie de grenadiers; les bataillons de chaque district etaient
fort en ordre avec leurs drapeaux ranges par divisions de six bataillons
chacune; le duc d'Aumont precedait la sienne, et beaucoup de canons de
regiment etaient entremeles dans la colonne. La compagnie soldee de chaque
district faisait le fond du bataillon, qui etait plus ou moins fort
suivant la quantite de non soldes qui s'y etait jointe; l'on pouvait
evaluer a trois cents hommes, l'un dans l'autre, ceux des quatre premieres
divisions. Les non soldes des deux dernieres etaient presque tous restes
pour la garde de la ville, on ne pouvait guere calculer qu'a 150 hommes le
nombre de ceux de chacun des districts, ce qui donne un complet de 15 000
hommes de troupes regulieres, marchant, avec la plus grande ardeur, par
sections de six hommes de front, tambour battant, drapeaux deployes, un
nombre a peu pres egal de volontaires armes de mille manieres differentes
et surtout d'un grand nombre de piques precedait et couvrait en guise de
troupes legeres les flancs de cette colonne, ce qui portait en totalite a
plus de 50 000 le nombre des gens armes, outre les 6 000 femmes, suivies
de quelque populace, qui devaient etre arrivees trois heures plus tot.
Aussitot apres le depart de l'armee, les districts obligerent tout ce qui
pouvait porter les armes de se rassembler pour faire des patrouilles. La
ville fut illuminee et tout parfaitement tranquille, a l'exception de deux
cents hommes de renfort qui etaient prets a marcher dans chaque district
et formaient ainsi un corps auxiliaire de 12,000 hommes.

M. de La Fayette essaya jusqu'au pont de Sevres de chercher a les ramener
ou a les arreter. Voyant qu'il etait impossible de les amuser davantage,
et qu'on avait pousse l'exces de la prevoyance jusqu'a se munir d'une
corde neuve pour le pendre, au cas qu'il n'eut pas fait son devoir, il
prit entierement son parti et depecha un courrier a la Ville pour annoncer
qu'il avait passe la Seine sans obstacle.

Votre Excellence, instruite a present de ce qui arrivait le lundi a Paris,
va voir quel etait a la meme epoque l'etat des choses a Versailles. Le Roi
avait donne une acceptation limitee a la Constitution qui avait occasionne
des debats forts vifs. M. le President avait a la fin recu ordre de se
retirer par devers S.M. pour demander son acceptation pure et simple, ce
qui devait se faire lorsque le Roi serait revenu de Rambouillet, ou il
avait ete chasser. L'Assemblee s'etait separee a 3 heures et demie. Des
midi, instruit apparemment de l'insurrection de Paris, on avait battu la
generale pour rassembler la garde nationale de Versailles qui n'avait pas
obei.

Afin que V.E. puisse mieux comprendre les details des evenements, je crois
convenable de lui donner une idee du local de la scene. Devant le chateau
de Versailles est une grande place, nommee la Place d'armes, ou l'on
arrive par trois grandes avenues fort larges, disposees en patte d'oie et
separees par deux grands batiments ou sont les Ecuries de S.M. qui se
trouvent consequemment en face du chateau. Sur la gauche de cette place,
en venant de Paris, se trouve un batiment auquel on a donne la forme d'une
tente. Il peut contenir a peu pres 600 hommes, servait de corps de garde
et de caserne aux ci-devant gardes francaises, et etait maintenant occupe
par la milice de Versailles avec les quatre pieces de canon que le
regiment de Flandres avait amenees. Le devant des trois cours principales
du chateau qui se succedent toujours en se retrecissant est ferme par une
grille: la premiere s'appelle des Ministres; la seconde, Cour Royale; et
la troisieme Cour de Marbre ou se trouve a gauche le grand escalier qui
porte le meme nom. C'est sur la Place d'armes que se rassemblerent a 4
heures et demie les gardes du corps, des qu'on vit arriver les femmes. Ils
faisaient face a l'avenue; la troupe a la premiere grille de la Cour des
Ministres, qui etait fermee et ou etaient ranges en bataille les 300
hommes des gardes suisses; a gauche des gardes du corps vint se mettre en
bataille le regiment de Flandres, en faisant une espece de potence qui
fermait la Place jusqu'a l'avenue de Saint-Cloud. La droite devait etre
occupee de la meme maniere par la garde de Versailles qui n'a point paru
excepte ce qui etait dans le corps de garde de la tente pour fournir les
postes au chateau. [Note: Voir le plan de Versailles reproduit plus haut.]

Deux cents chasseurs de Montmorency qu'on avait envoye reconnaitre se
retirerent a l'approche de la foule. Tout le peuple de Versailles etait
sur pied. Les gardes du corps arrivaient successivement par bouquets, a
mesure que leurs chevaux etaient selles, et avaient de la peine a se
former en troupe au milieu du peuple, ce qui occasionnait deja quelques
murmures.

Un garde national de Versailles, voulant rejoindre ses camarades a la
tente, trouva plus court de traverser les rangs des gardes du corps, ou il
se fit jour avec son fusil. M. de Savonieres, chef de brigade, se detacha
du rang avec deux gardes pour courir apres et l'arreter; poursuivi a coups
de sabre, le milicien, toujours en fuyant, se defendit vaillamment et
gagna la barriere qui etait devant son corps de garde, d'ou la sentinelle
postee devant le canon ajusta a M. de Savonieres un coup de fusil qui lui
cassa le bras. On lui ouvrit la grille pour entrer au chateau se faire
panser, les gardes regagnerent leur rang et il ne se passa rien de plus
pour le moment.

Les femmes environnant la troupe demandaient toujours du pain et a parler
au Roi; on leur repondit qu'il etait a la chasse et tout se passait en
paroles, lorsque quelques gardes impatientes, disent les uns, de se voir
entoures et presses, excites, suivant les autres, par la vue d'un de leurs
camarades qu'ils croyaient etre a l'autre bout de la Place entre les mains
du peuple, se detacherent de nouveau au nombre de dix a douze et, galopant
au milieu de la multitude, parvinrent a ramener le pretendu prisonnier,
mais avec perte d'un d'entre eux qui, blesse dans la foule d'un coup de
lance, fut aussitot acheve a coups de fusil. Les autres regagnerent le
gros de la troupe qui, au nombre de 400, continua a rester tranquillement
en bataille.

Le Roi revint de la chasse vers 7 heures, en entrant, comme il l'a
toujours fait depuis la Revolution, par les portes de derriere le parc. Le
president de l'Assemblee nationale fut aussitot introduit, et avec lui une
deputation de quinze femmes qui se plaignirent au Roi de la mauvaise
police et du manque de subsistances. Le Roi leur repondit qu'il aimait
trop sa bonne ville de Paris pour vouloir jamais la laisser manquer de
rien; que, tant qu'il avait ete charge de son approvisionnement, il
croyait avoir bien reussi; mais que depuis que ces Messieurs, en montrant
les deputes de l'Assemblee, lui avaient lie les mains, ce n'etait pas sa
faute; qu'il ne croyait pas possible qu'on put sitot mettre le pain a 8
sols et la viande a 6 sols, comme elles le desiraient, mais qu'il allait
donner des ordres et se concerter avec l'Assemblee nationale pour que, des
le lendemain, on les satisfit du mieux qu'on pourrait.

Des qu'elles vinrent rendre compte a leurs camarades de cette reponse
satisfaisante, on leur cria que cela ne pouvait etre vrai, qu'on les avait
surement corrompues avec de l'argent; et on allait les pendre, si par
l'intercession des deputes elles n'eussent obtenu de pouvoir aller
chercher par ecrit la confirmation de ce qu'elles avaient avance;
introduites de nouveau devant le Roi, S.M. ecrivit de sa main et signa ce
qu'elles venaient de dire. Calmees par cette assurance, toutes ces femmes
suivirent les deputes a l'Assemblee nationale, assurant les gardes du
corps qu'il allait arriver de Paris des gens qui les vengeraient des
mauvais traitements qu'elles pretendaient en avoir eprouve. Arrives a
l'Assemblee, elles remplirent toute la salle, s'etablirent sur les
banquettes, demanderent a faire parler M. de Mirabeau qui reclama avec
beaucoup de dignite contre l'indecence de cette assemblee, mais ces dames
finirent par avoir raison. On ne put rien deliberer. L'eveque de Langres
presidait en l'absence de M. Mounier, qui, retire par devant le Roi, vint
enfin annoncer l'acceptation pure et simple des Droits de l'Homme et de la
Constitution; il n'y avait aucun membre du clerge, tres peu de l'ancien
parti des aristocrates qui s'etaient tous caches, puisque le peuple en
avait designe plusieurs pour etre la cause des malheurs actuels, qu'il
voulait immoler a son ressentiment. La seance fut levee a 10 heures et
demie; il avait plu a verse toute la journee; vers 9 heures, ne voyant
rien arriver, le Roi avait ordonne aux gardes du corps de rentrer; ils
firent un mouvement par demi-escadron, pour se mettre en colonne; le
peuple, croyant qu'ils allaient charger, se mit en defense; la milice de
Versailles de son corps de garde fit un feu roulant sur eux qui en blessa
quinze ou seize et les mit en fuite, tellement qu'ils ne purent se rallier
que dans le parc, de l'autre cote du chateau, sur la terrasse, vis-a-vis
l'appartement de M. le Dauphin. L'on vint a 11 heures annoncer que les
troupes de Paris arrivaient. Le Roi voulut alors prendre le parti de la
retraite, et M. de Cubieres son ecuyer donna l'ordre a six voitures de
chasse d'etre attelees, de se rendre au pas a la Porte de l'Orangerie, qui
est a la gauche du chateau, pour de la, sous l'escorte des gardes du
corps, gagner le large. Des que les chevaux furent mis, on ouvrit les
portes de l'ecurie, mais les voitures qui, d'apres la description du local
que j'ai faite a V. E., devaient traverser la Place d'armes, furent
arretees par le peuple qui criait: _Le Roi s'en va!_ Les deux premieres
qui, par la vitesse de leur marche, s'etaient fait jour a travers de la
foule, arrivees a la Porte de l'Orangerie, la trouverent fermee et elles
furent arretees au nom de la Nation par des hommes qui couperent les
traits. M. Necker, pendant ce temps, etait arrive chez le Roi par
l'interieur et, avec M. le comte de Montmorin, determina, contre l'avis
des autres ministres, S. M. a ne pas s'eloigner.

M. de La Fayette avait, en attendant, fait halte au Petit-Montreuil, au
bout de l'avenue de Paris. La, il avait range sa troupe en bataille, et
apres lui avoir rappele le serment de fidelite a la Nation et au Roi, il
la partagea en deux colonnes qui, l'artillerie a la tete, arriverent par
les deux avenues de Paris et de Saint-Cloud. Beaucoup de deputes etaient
rendus au chateau. Le Roi avait dit qu'on les appelat tous et on les
rappelait dans la ville au son du tambour. M. de La Fayette arriva seul
avec quatre officiers, les grilles du chateau lui furent ouvertes, il
monta dans l'appartement du Roi avec ceux qui l'accompagnaient. La foule
qui etait dans l'Oeil-de-Boeuf le suivit dans la chambre et lui entendit
prononcer ces paroles: "Sire, vous voyez devant vous le plus malheureux
des hommes, de devoir y paraitre dans ces circonstances et de cette
maniere. Si j'avais cru pouvoir servir plus utilement V.M. aujourd'hui en
portant ma tete sur l'echafaud, Elle ne me verrait point ici." Le Roi lui
repondit: "Vous ne devez pas douter, M. de La Fayette, du plaisir que j'ai
toujours a vous voir, ainsi que nos bons Parisiens; allez leur temoigner
de ma part ces sentiments." Le general sortit sur-le-champ pour aller
au-devant de ses troupes qu'il rangea en bataille dans la Place d'armes et
dans tous les environs. Des que les troupes de Paris arriverent, le
regiment de Flandres, qui s'etait retire dans les Ecuries pour se mettre a
l'abri du mauvais temps, sortit, faisant armes plates, decouvrit le bassin
pour montrer qu'ils n'etaient point charges; apres quoi, l'on posa le
fusil a terre, les cartouches a cote et les soldats firent demi-tour pour
rentrer. On leur rendit aussitot les armes, et la fraternite s'etablit
entre eux et la milice nationale. M. Mounier entra chez le Roi peu de
moments apres la sortie de M. de La Fayette.

Le Roi lui dit: "Je vous avais fait venir pour m'entourer des
representants de la Nation, mais j'ai deja vu M. de La Fayette." Des que
le general eut fait les dispositions necessaires au dehors, il revint chez
le Roi, ou il resta jusqu'a une heure et demie. Il dit, en sortant, a la
foule qui etait dans l'Oeil-de-Boeuf: "Messieurs, je viens de determiner
le Roi a de penibles sacrifices: S. M. n'a plus de gardes que celles de la
Nation. Elle m'a permis d'occuper avec 2,000 hommes le chateau; que chacun
se retire, je m'en vais penser a la surete generale et a renvoyer le reste
des troupes a Paris." Effectivement, le chateau fut occupe sur-le-champ,
des sentinelles posees partout, les postes des gardes du corps dans
l'interieur cependant laisses, ainsi que ceux des Suisses, qui ont ete
constamment sous les armes, sans jamais recevoir d'ordre et sans jamais
quitter la place qui leur avait ete assignee derriere la grille. Le reste
des troupes de Paris avait ete loge par bataillons dans les maisons
principales. Les femmes, qui s'etaient emparees de la salle de l'Assemblee
nationale, y resterent toute la nuit; et, tout paraissant assez
tranquille, LL.MM. se coucherent vers 2 heures.

Le peuple de Versailles, cependant, et une partie de cette populace qui
etait venue avec les femmes conservaient rancune aux gardes du corps. On
ne savait ce qu'ils etaient devenus, restes toujours dans le parc. Vers 4
heures du matin, une partie se determina a regagner ses ecuries, tandis
que l'autre, preferant une retraite en rase campagne, s'eloignait de
Versailles sans trop savoir ou elle allait. Le peuple, qui furetait
partout pour les chercher s'apercut de leur rentree, courut aux Ecuries;
ces malheureux n'eurent que le temps de se refugier dans le Manege, d'ou
ils se defendirent a coups de carabines et blesserent quelques personnes,
jusqu'a ce qu'enfin, ne pouvant resister au nombre, ils chercherent a
s'evader par le parc, ce qui leur reussit, a l'exception de dix a douze
qui furent faits prisonniers. Pendant le meme temps, une partie du peuple,
piquee de leur resistance au Manege, remplit les cours du chateau et
voulut s'emparer de ceux qui etaient dans les appartements. Les cours, qui
de toute la nuit n'avaient jamais ete parfaitement degagees, s'etaient
trouvees tout a coup remplies sans qu'on attribuat a cette multitude
aucune mauvaise intention.

Le jour commencait a poindre. Le garde, place en faction aux pieds de
l'Escalier de Marbre, insulte par la populace, au lieu d'appeler la garde
nationale a son secours, cria a son brigadier d'arriver a lui. Celui-ci,
des qu'il vit du haut de l'escalier de quoi il s'agissait, tira un coup de
carabine qui tua un homme. Le factionnaire en fit autant. La populace
aussitot s'empara d'eux et monta pour forcer les appartements. Les gardes
de l'interieur eurent a peine le temps de barricader les portes.
Heureusement que M. de La Fayette, reveille par la fusillade du Manege,
etait accouru avec ce qu'il avait pu ramasser de troupes de Paris. Les
grenadiers arriverent, dissiperent le peuple qui allait enfoncer les
portes de la salle des gardes, qui ne voulaient absolument point ouvrir.
S'etant fait connaitre aux gardes du corps, ceux-ci crierent du dedans:
"jurez-nous sur votre Dieu que vous defendrez la vie du Roi." "Nous vous
jurons, foi de grenadiers, que nous perirons tous avant qu'il arrive rien
a S.M." Les portes s'ouvrirent aussitot, et les grenadiers entrant en
foule, suivis de toute la garde nationale de Paris a mesure qu'elle
arrivait, envelopperent les gardes du corps et remplirent la galerie, les
appartements, penetrant jusque dans la chambre du Roi, ou arrivait au meme
instant la Reine toute effrayee, qui s'etait sauvee de son appartement ou,
lors de l'invasion du peuple, avaient, par un passage apparemment mal
garde, penetre des femmes Qui semblaient lui en vouloir. Les troupes de
Paris, a mesure qu'elles arrivaient, remplissaient en foule la Cour de
Marbre et la Cour Royale, et le peuple etait oblige de refluer dans celle
des Ministres, ou il traina les deux malheureuses victimes prises au pied
de l'escalier et les executa, l'une sur le perron de M. le comte de la
Luzerne et l'autre devant la porte de M. de Saint-Priest. Leurs tetes
furent portees en triomphe dans toutes les rues de Versailles, amenees
ensuite a Paris et promenees dans les rues de la capitale.

M. de La Fayette, apres avoir mis en surete les appartements du Roi,
descendit pour mettre quelque ordre dans sa troupe, trouva dans la Cour de
Marbre, sous le balcon de S. M. les dix gardes du corps que la Garde
nationale avait arraches au peuple et qu'elle se preparait a executer sous
les fenetres du Roi, pour avoir, disait-elle, tire sur les citoyens. M.
De la Fayette, ne pouvant d'aucune maniere obtenir leur grace, jeta son
chapeau par terre et, ouvrant son habit, dit a sa troupe qu'il ne voulait
pas commander des anthropophages, qu'il leur rendait sa cocarde, leur epee
et leur habit; que, s'ils voulaient oter la vie a ces malheureux, ils
n'avaient qu'a prendre aussi la sienne. Cette fermete sauva ces
infortunes, et il fut decide qu'on les ramenerait prisonniers a Paris.

M. de La Fayette, remontant aussitot, decida le Roi a paraitre avec la
Reine et le Dauphin sur le balcon; on applaudit, et des que S. M. fut
retiree, on lui cria de venir a Paris. Il n'y avait point de ministre
aupres du Roi dans ce moment. Apres un instant de reflexion: "Eh bien oui,
dit-il, j'irai avec eux." Et aussitot, sans ecouter personne, sortant sur
le balcon, il leur cria: "Mes enfants, j'irai vivre au milieu de vous avec
ma femme et mon fils; mais je vous demande pour marque d'attachement que
vous pardonniez a mes gardes du corps." Aussitot ils parurent tous aux
fenetres des appartements, jetant dans la cour leurs bandoulieres, qui
sont leur marque de service, et M. de la Fayette paraissant avec eux sur
le balcon du Roi, l'embrassa en criant: "Mes amis, la paix est faite!"

Ceux qui etaient le plus pres ayant seuls pu entendre la promesse que le
Roi avait faite de venir a Paris, les autres voulurent s'assurer par
eux-memes de cette intention de S.M., et toute la troupe passant
successivement en desordre sous ce meme balcon, le Roi eut la bonte de
faire repeter ses paroles par MM. de la Fayette et d'Estaing a chaque
troupe qui passait et de les accompagner de ses gestes d'assurance; on fit
aussitot une salve generale de tout le canon et de toutes les petites
armes qui aurait pu devenir d'autant plus dangereuse qu'elles etaient
toutes chargees a balle.

On avait envoye de Paris une garde pour relever les troupes qui etaient a
Versailles avant de savoir que LL.MM. viendraient a Paris. Reunis aux
autres, on en choisit mille pour demeurer a la garde du chateau, et le
reste se mit a defiler d'une maniere qu'il faut avoir vue pour s'en faire
une idee; la description des saturnales des anciens peut seule rendre une
faible image de ce desordre. Figurez-vous une colonne defilant presque
sans interruption depuis midi jusqu'a 7 heures du soir, ou marchaient
pele-mele les troupes, les goujats, toutes les femmes ivres, le melange de
toutes les especes d'armes, des femmes a cheval sur des canons, d'autres
portant les drapeaux, la plus vile populace a cote des officiers les plus
distingues; on voyait des femmes avec des bonnets de grenadiers, d'autres
ayant des fusils sur l'epaule, et des soldats le baton a la main; des
chevaux des ecuries du Roi et de Monsieur atteles a des charrettes de
farines; du pain, des cervelas attaches au bout des baionnettes; la plus
vile populace montee sur les chevaux enleves aux gardes du corps, galopant
comme des fous; d'autres armes de leurs carabines ou de hallebardes des
Cent Suisses; des femmes et des soldats a moitie ivres, couches dans la
posture la plus indecente sur des chariots de munition, tandis que les
charretiers qui les conduisaient portaient eux-memes et avaient decore
leurs chevaux, en guise de collier, des bandoulieres des gardes du corps.

Le Roi est arrive a 7 heures a la barriere de la Conference. Son carrosse
etait immediatement precede par la meme troupe avec aussi peu de choix.
Les gardes de la prevote le precedaient, entremeles de femmes armees
entourant le cheval de M. de Tourzel, grand prevot; des gardes du corps a
pied, confondus avec la garde nationale, suivaient; venaient ensuite les
Cent Suisses de la garde avec leurs drapeaux; dans un ordre a peu pres
pareil de la garde nationale montee sur des chevaux des gardes du corps,
tandis que des gardes etaient montes sur les leurs et d'autres en croupe
derriere des cavaliers, etaient plus pres du carrosse de LL.MM.
Immediatement precede par M. d'Estaing, M. de la Fayette et M. de
Montmorin, cousin du ministre, major en second du regiment de Flandres; il
etait entoure des grenadiers de Paris, de Flandres et des recruteurs des
differents corps, des femmes montees derriere et devant en guise de pages;
la grosse artillerie suivait le convoi. Le Roi, la Reine, M. le Dauphin,
Madame fille du Roi, Madame Elisabeth et Madame de Tourzel, gouvernante,
etaient dans la meme voiture. M. Bailly presenta au Roi les clefs de la
Ville dans un plat de faience, la vaisselle etant a la Monnaie, et lui fit
la harangue ci-jointe. Arrive a l'Hotel de ville, M. Bailly rendit compte
de ce que le Roi lui avait dit, qu'il se voyait toujours avec plaisir au
milieu des habitants de sa bonne ville de Paris; la Reine dit alors: "Vous
avez oublie qu'il a ajoute avec confiance." On cria "Vive la Reine!"
"Messieurs, reprit le maire, vous l'entendez de sa bouche, vous etes plus
heureux que si je vous l'avais dit." Et alors: "Vive Monsieur Bailly!"

LL.MM. vinrent ensuite coucher aux Tuileries ou, par parentheses, le Roi
se trouva pour la premiere fois de sa vie....

L'Assemblee nationale a decrete ce jour-la qu'elle serait inseparable de
la personne du Roi aupres duquel elle a laisse une deputation, siegeant en
attendant a Versailles, jusqu'a ce que le manege des Tuileries soit
arrange pour la recevoir. Situe malheureusement dans mon quartier, je vais
de nouveau me trouver au foyer des troubles et des emeutes....

....Je ne saurais peindre a V.E. le tableau de ce que j'ai vu. Qu'elle se
figure une cour, un vestibule, un escalier rempli de toutes les classes,
une assez petite antichambre ou des grenadiers, des gardes pele-mele avec
des gardes du corps qui y ont passe ces deux nuits comme prisonniers,
n'ayant pas de quoi se couvrir, tous leurs effets ayant ete pilles, des
laquais, des pages, des dames de la Cour, des eveques, des ambassadeurs,
des officiers crottes en bottes et eperons, en un mot tout ce qui ne peut
pas etre contenu dans une autre chambre qu'on nomme improprement salle
d'audience et la Reine au milieu de tout cela.

Representez-vous un M. Jauge, banquier, un des aides de camp de M. de la
Fayette, entrant dans le cabinet du Roi, comme n'aurait pas fait autrefois
un duc et pair, et disant au comte de Montmorin, ministre: "j'ai vu qu'on
n'a pas laisse entrer votre voiture dans la cour, c'est que j'avais donne
des ordres pour qu'on tint les portes fermees; dans ces circonstances, il
faut apprendre a souffrir; une autre fois, si je sais l'heure ou vous
venez, j'ordonnerai qu'on vous laisse passer."

Ma tete ne peut pas encore se faire a ce bouleversement d'idees...


LES CONSEQUENCES DE L'EMEUTE

L'emeute s'etait surtout faite contre les monarchiens. Leur chef, Mounier,
qui presidait l'Assemblee, n'ayant pu persuader Louis XVI de quitter
Versailles le 5 au soir, ne songea plus qu'a soulever les provinces contre
Paris. Il partit pour le Dauphine mais n'y rencontra que froideur et
hostilite. La province approuva le fait accompli.

Les parisiens heureux de posseder le roi multipliaient en son honneur les
protestations d'amour et de fidelite, protestations dont la sincerite
etait accrue par les avantages remportes: la sanction des decrets du 4
aout et de la declaration des droits. La Revolution semblait assuree du
lendemain.


LA SITUATION APPRECIEE PAR MARIE-ANTOINETTE

Les deux lettres suivantes ecrites par la reine a l'ambassadeur d'Autriche
Mercy montrent combien de ressources s'offraient encore a la royaute:

7 octobre 1789.

Je me porte bien, soyez tranquille. En oubliant ou nous sommes et comment
nous y sommes arrives; _nous devons etre contents du mouvement du
Peuple_, surtout ce matin, j'espere, si le pain ne manque pas, que
beaucoup de choses se remettront. Je parle au peuple; milices, poissardes,
tous me tendent la main. Je la leur donne. Dans l'interieur de l'hotel de
ville, j'ai ete personnellement tres bien recue. Le peuple ce matin, nous
demandait de rester, je leur ai dit de la part du Roi, qui etait a cote de
moi, qu'il dependait d'eux que nous restions; que nous demandions pas
mieux; que toute haine devait cesser; que le moindre sang repandu nous
ferait fuir avec horreur. Les plus pres m'ont jure que tout etait fini.
J'ai dit aux poissardes d'aller repeter tout ce que nous venions de leur
dire. Je suis desolee que nous soyons separes. Mais il vaut bien mieux
que vous restiez ou vous etes pendant quelque temps. Vous aurez de mes
nouvelles le plus souvent que je pourrai. Adieu, comptez a jamais sur tous
mes sentiments pour vous. [Note: _Correspondance_ de Mercy, t. II, p.
271.]

10 octobre 1789.

L'Assemblee va venir ici, mais on dit qu'il y aura a peine 600 deputes.
_Pourvu que ceux qui sont partis calment les provinces_ au lieu de les
animer sur cet evenement-ci, car tout est preferable aux horreurs d'une
guerre civile. [Note 2: _Ibid_.]




CHAPITRE IV

LA FEDERATION


LES PRECEDENTS, LES FEDERATIONS

C'est pour reprimer les troubles, pour proteger les subsistances, pour
retablir l'ordre indispensable a la regeneration de la chose publique que
se forment, apres la Grande Peur, les premieres federations, veritables
ligues armees au service de l'Assemblee nationale. Le sentiment qu'elles
tiennent a exprimer tout d'abord, a proclamer bien haut, c'est leur
confiance absolue dans le dogme politique de la toute puissance des
representants de la nation a preparer et a assurer le bonheur public.
Elles ne doutent pas que les intrigues des mechants, les conspirations des
aristocrates ne soient le seul obstacle qui retarde l'heure prochaine de
la felicite generale et c'est pour dejouer leurs intrigues, leurs complots
qu'elles ont pris les armes. Elles protestent de leur soumission sans
bornes a la _Constitution_, de leur ardent amour de la _Patrie_.

Et par Patrie elles n'entendaient pas une entite morte, une abstraction
incolore, mais une fraternite reelle et durable, un mutuel desir du bien
public, le sacrifice volontaire de l'interet prive a l'interet general,
l'abandon de tous les privileges provinciaux, locaux, personnels.... La
liberte dont les Federes se proclament "idolatres", ce n'est pas une
liberte sterile, une liberte neutre, indifferente, mais c'est la faculte
de realiser leur ideal politique profondement unitaire, le moyen de batir
leur cite future harmonieuse et fraternelle....

II n'est pas exagere de pretendre que les cultes revolutionnaires sont
deja en germe dans les federations, qu'ils y ont pris racine. Ces grandes
scenes mystiques furent la premiere manifestation de la foi nouvelle.
Elles firent sur les masses l'impression la plus vive. Elles les
familiariserent avec le symbolisme revolutionnaire qui devint de suite
populaire. Mais, surtout, elles revelerent aux hommes politiques la
puissance des formules et des ceremonies sur l'ame des foules. Elles leur
suggererent l'idee de mettre ce moyen au service du patriotisme.... [Note:
A. Mathiez, _Les origines des cultes revolutionnaires_. Paris, 1904, pp.
39-46.]


BAPTEMES ET MARIAGES CIVIQUES

C'est a la Federation de Strasbourg (13 juin 1790) qu'on proceda, pour la
premiere fois, a ma connaissance, a cette ceremonie du bapteme civique
qui, debarrasse de tout caractere confessionnel, deviendra l'un des
sacrements du culte de la Raison. Je cite le proces-verbal: "L'epouse de
M. Brodard, garde national de Strasbourg, etait accouchee d'un fils le
jour meme du serment federatif. Plusieurs citoyens, saisissant la
circonstance, demanderent que le nouveau-ne fut baptise sur l'autel de la
Patrie.... Tout etait arrange lorsque M. Kohler, de la garde nationale de
Strasbourg et de la confession d'Augsbourg, reclama la meme faveur pour un
fils que son epouse venait de mettre au monde. On la lui accorda d'autant
plus volontiers qu'on trouva par la une occasion de montrer l'union qui
regne a Strasbourg entre les differents cultes...."

Et le proces-verbal decrit la ceremonie qui eut lieu en grande pompe.
L'enfant catholique eut pour marraine Mme Dietrich de la religion
reformee; [Note: Femme du maire de Strasbourg dans le salon duquel Rouget
de Lisle chanta la _Marseillaise_.] l'enfant lutherien, Mme Mathieu,
catholique, femme du procureur de la Commune. L'enfant catholique fut
prenomme: Charles, Patrice, _Federe_, Prime, Rene, De La Plaine,
_Fortune_, l'enfant protestant: Francois, Frederic, _Fortune, Civique_.
Quand les deux ministres, lutherien et catholique, eurent termine chacun
leur office et qu'ils se furent donne "le baiser de paix et de
fraternite", au bapteme religieux succeda le bapteme civique proprement
dit:

"L'autel religieux fut enleve. Les marraines portant les nouveau-nes
vinrent occuper son emplacement. On deploya le drapeau de la federation
au-dessus de leurs tetes. Les autres drapeaux les entourerent, ayant
cependant le soin de ne pas les cacher aux regards de l'armee et du
peuple. Les chefs et commandants particuliers s'approcherent pour servir
de temoins. Alors les parrains debout sur l'autel de la Parie prononcerent
a haute et intelligible voix, au nom de leurs filleuls, le serment
solennel d'etre fideles a la Nation, a la Loi et au Roi, et de maintenir
de tout leur pouvoir la Constitution decretee par l'Assemblee nationale et
acceptee par le Roi. Des cris repetes de _Vive la Nation, Vive la Loi,
Vive le Roi_, se firent aussitot entendre de toutes parts. Pendant ces
acclamations, les commandants et autres chefs formerent avec leurs epees
nues une voute d'acier [Note: Ceremonie en usage dans la franc-maconnerie.]
au-dessus de la tete des enfants. Tous les drapeaux reunis au-dessus de
cette voute se montraient en forme de dome, le drapeau de la federation
surmontait le tout et semblait le couronner. Les epees, en se froissant
legerement, laisserent entendre un cliquetis imposant, pendant que le doyen
des commandants des confederes attachait a chacun des enfants une cocarde
en prononcant ces mots: "_Mon enfant, je te recois garde national. Sois
brave et bon citoyen comme ton parrain_. Ce fut alors que les marraines
offrirent les enfants a la patrie et les exposerent pendant quelques
instants aux regards du peuple. A ce spectacle, les acclamations
redoublerent, il laissa dans l'ame une emotion qu'il est impossible de
rendre. Ce fut ainsi que se termina une ceremonie dont l'histoire ne
fournit aucun exemple."

Celebre sans pretres, sur l'autel de la Patrie, au-dessous des trois
couleurs, accompagne du serment civique en guise du serment religieux, ce
bapteme laique, ou la cocarde tient lieu d'eau et de sel, fait deja songer
aux scenes de 93. Les ministres des religions ont encore paru au debut de
la ceremonie, mais ils se sont vite eclipses, et, en se jetant dans les
bras l'un de l'autre, ils ont semble demander pardon pour leurs fautes
passees....

On celebra meme, mais plus rarement, des _mariages civiques_ sur l'autel
de la Patrie, par exemple a la federation de Dole, le 14 juillet 1790....

N'est-il pas curieux aussi que les federations nous offrent le premier
exemple de ce "repos civique" qui deviendra plus tard obligatoire tous les
decadis? A Gray, le jour de la federation, les citoyens choment du matin
au soir, a l'instar d'une fete religieuse. Quoique la police n'eut rien
prescrit a ce sujet les boutiques resterent fermees. [Note: A. Mathiez,
op. cit., pp. 43-45.]


LE SERMENT DE LA FEDERATION BRETONNE-ANGEVINE

Elle eut lieu a Pontivy du 15 au 19 janvier 1790. 150 delegues venus de 80
villes de Bretagne et d'Anjou y representerent 150 000 gardes nationaux
environ. On y preta dans une veritable emotion religieuse le serment
suivant:

Jaloux de donner a la patrie des nouvelles preuves d'un zele qui ne
s'eteindra qu'avec nos jours;

Nous, jeunes citoyens francais, habitant les vastes pays de la Bretagne et
de l'Anjou, extraordinairement reunis par nos representants a Pontivy pour
y resserrer les liens de l'amitie fraternelle que nous nous sommes
mutuellement vouee, avons forme et execute au meme instant le projet d'une
confederation sacree qui sera tout a la fois l'expression des sentiments
qui nous animent et des motifs qui nous rapprochent malgre les distances,

Nous avons unanimement arrete et arretons: De former, par une coalition
indissoluble, une force toujours active, dont l'aspect imposant frappe de
terreur les ennemis de la regeneration presente;

De vouer a la nouvelle Constitution du royaume un respect et une
soumission sans bornes et de soutenir, au peril de notre vie, les decrets
emanes de l'Assemblee nationale;

De renouveler au monarque-citoyen l'hommage respectueux de notre amour;

De ne reconnaitre entre nous qu'une immense famille de freres qui,
toujours reunie sous l'etendard de la liberte, soit un rempart formidable
ou viennent se briser les efforts de l'aristocratie;

De nous preter enfin, mutuellement, tous les secours qui seront en notre
puissance, sans y mettre d'autres conditions ni d'autres bornes que celles
que nous inspireront l'honneur et le patriotisme;

Et pour mettre le dernier sceau a nos engagements, nous avons arrete qu'un
serment solennel et public appellerait sur nous la protection du Dieu de
paix que les coeurs purs invoquent avec confiance,

Nous jurons donc, par l'honneur, sur l'autel de la Patrie, en presence du
Dieu des armees, amour au pere des Francais; nous jurons de rester a
jamais unis par les liens de la plus etroite fraternite; nous jurons de
combattre les ennemis de la Revolution; de maintenir les droits de l'homme
et du citoyen, de soutenir la nouvelle Constitution du royaume et de
prendre au premier signal de danger, pour cri de ralliement de nos
phalanges: _Vivre libres ou mourir!_. [Note: J. Bellec, Les deux
federations bretonnes-angevines, dans _La Revolution francaise_. t.
XXVIII.]


LA SIGNIFICATION DU SERMENT

Celui qu'on prete en France est le lien du contrat politique; il est pour
le peuple un acte de consentement et d'obeissance; dans le corps
legislatif le gage de la discipline; dans le monarque le respect pour la
liberte; ainsi la religion est le principe du gouvernement; on dira
qu'elle est etrangement affaiblie parmi nous; j'en conviens, mais je dis
que la honte du parjure reste encore ou la piete n'est plus et qu'apres la
perte de la religion un peuple conserve encore le respect pour soi-meme
qui le ramene a elle si les lois parviennent a retablir ses moeurs. [Note:
Saint-Just, _Esprit de la Revolution_, troisieme partie, chapitre XXII.]


_LA FEDERATION_

SON ORGANISATION

L'idee de federer toutes les federations particulieres dans une grande
ceremonie nationale, qui aurait lieu dans la capitale le jour anniversaire
de la prise de la Bastille, fut exprimee par Bailly dans une adresse qu'il
presenta a la Constituante, le 5 juin 1790, au nom de la municipalite
parisienne. "Deja la division des provinces ne subsiste plus, disait
Bailly, cette division qui faisait en France comme autant d'etats et de
peuples divers. Tous les noms se confondent dans un seul; un grand peuple
ne connait plus que le nom de Francais." La Federation generale ne serait
pas seulement un acte de communion en la Patrie, elle aurait encore un
triple but: "defendre la liberte publique, faire respecter les lois de
l'empire et l'_autorite du monarque_," Dans ces derniers mots se revele la
pensee politique de Bailly et de son parti. Effrayes par la continuation
des troubles, par l'indiscipline croissante de l'armee, par les
revendications des _citoyens passifs_ qui ont trouve un organe eloquent
dans Robespierre, les bourgeois revolutionnaires croient le moment venu de
reveiller le sentiment monarchique en le faisant servir a la defense de
leurs conquetes politiques: "le roi verra un grand nombre de ses enfans,
terminait Bailly, se presser autour de lui, elever un cri de _vive le
roi_, prononce par la liberte, et ce cri sera celui de la France entiere".
Il s'agissait donc d'attacher le roi a la Revolution et la Revolution au
roi.

Le decret du 9 juin ordonna que chaque garde nationale choisirait 6 hommes
sur 100 pour se rendre au district. Les deputes des gardes nationales
ainsi choisis choisiraient a leur tour un homme sur 200 pour se rendre a
Paris le 14 juillet. La depense serait supportee par le district.

L'armee de ligne serait representee comme la garde nationale. On esperait
ainsi faire cesser les divisions qui s'etaient souvent manifestees entre
les citoyens soldats et les soldats tout courts. Chaque regiment
deputerait a Paris l'officier le plus ancien de service, le bas officier
et les 4 soldats dans le meme cas.

La Federation devait avoir lieu sur les bords de la Seine, au Champ de
Mars, qu'on se hata d'amenager par des corvees patriotiques et
volontaires.


LES TRAVAUX DE LA FEDERATION

Il faut voir cette fourmiliere de citoyens, cette activite, cette gaiete
dans les plus durs travaux; il faut voir cette longue chaine qu'ils
forment pour tirer des charrettes surchargees; des pierres enormes cedent
a leurs efforts, ils entraineroient des montagnes.

Il n'est point de corporation qui ne veuille contribuer a elever l'autel
de la patrie: une musique militaire les precede; tous les individus se
tiennent trois a trois, portant la pelle ou la pioche sur l'epaule; leur
cri de ralliement est ce refrain si connu d'une chanson nouvelle qu'on
appelle le _Carillon national_. Tous chantent a la fois: _Ca ira, ca ira,
 ca ira_: oui, _ca ira_, repetent tous ceux qui les entendent. Personne ne
se croit dispense du travail par son age, son sexe ou son etat: on a vu
passer les tailleurs, les cordonniers, ayant a leur tete les _freres_
tailleurs et les _freres_ cordonniers. L'ecole veterinaire, les habitants
des villages tres eloignes sont accourus, ayant a leur tete le maire avec
son echarpe, la pelle sur l'epaule. Tous ont des drapeaux ou des
enseignes. Sur celui des charbonniers on lit: _Le dernier soupir des
aristocrates_.... Les bouchers avoient sur leur flamme un large couteau et
l'on lisoit dessus: _Tremblez, aristocrates, voici les garcons bouchers_.
D'enormes monceaux disparaissoient sous leurs bras vigoureux. Les ouvriers
de la Bastille ont amene dans les charrettes tous les instruments qui ont
servi a la demolition de cette forteresse. Les employes des postes, ayant
a leur tete M. d'Ogny, les domestiques de l'enceinte des Italiens, les
acteurs de Mademoiselle de Montansier, conduits par leur directrice, sont
venus contribuer a cette oeuvre patriotique.... Les chartreux conduits par
dom Gerle ont quitte eux-memes leurs cellules pour venir participer a ces
travaux civiques. Le roi est venu jouir de ce spectacle nouveau; soudain
la pelle et la pioche sur l'epaule, les citoyens ont forme autour de lui
une garde d'honneur. Il a visite tous les ateliers.


LA FEDERATION

Grace a l'activite des citoyens, tous les travaux ont ete acheves le 11
juillet. [Note: _Confederation nationale ou recit exact et circonstancie
de tout ce qui s'est passe a Paris le 14 juillet 1790, a la Federation..._
A Paris, chez Garnery, l'an second de la liberte, pp. 61-68.]


LE MATIN DE LA FEDERATION

Beaucoup de citoyens avoient passe la nuit au Champ de Mars; des
detachements nombreux de la garde nationale parisienne s'y etoient rendus
pour le garder. Le temps etoit tres defavorable, le vent froid, et il
tomboit des ondees de pluie fortes et frequentes; rien cependant ne
decourageoit les spectateurs; parmi lesquels il y avoit un tres grand
nombre de femmes. On y a fait toute la nuit des feux qui ont servi a
rechauffer les braves enfans de la liberte et autour desquels on a forme
des danses. Le jour venu, les soldats citoyens temoignerent de la maniere
la plus expressive la joie que leur inspirait l'approche d'un si beau
moment. Quelques-uns faisoient des evolutions militaires; d'autres
formoient autour de l'autel un cercle immense; quelques-uns s'amusoient a
la course, puis formant des corps nombreux ils tiraient le sabre se
precipitant les uns sur les autres et entrechoquant le glaive, ils
donnoient le spectacle d'une petite guerre; des chansons militaires
accompagnees du son des tambours se meloient a ces exercices, que la pluie
ne pouvoit interrompre, quelle qu'en fut la violence. [Note:
_Confederation nationale ou recit exact_, pp. 117-118.]


LE PASSAGE DU CORTEGE

Les soldats citoyens sur pied depuis cinq heures du matin mouroient de
faim. On leur jetoit par les fenetres des pains qu'ils recevoient sur
leurs sabres et sur leurs bayonnettes: on y joignoit des viandes froides
ou fumees; on leur descendoit du vin, de  l'eau-de-vie, des liqueurs, de
l'eau dans des bouteilles attachees a de longs rubans aux trois couleurs.
Ils saisissoient tout avec empressement, et cela ne doit pas etonner, car
les heros patriotes dejeunent tout aussi bien que des aristocrates et
encore mieux, parce qu'ils n'ont point de remords.... [Note:
_Confederation nationale_, p. 127.]


LES ANGLAIS A LA FEDERATION

A sept heures [du matin] les gradins paroissoient couverts de spectateurs.
Un grand nombre d'etrangers s'y trouvoient et parmi eux plus de quatre
mille Anglais. On dit que plusieurs Francois crierent _Vivent les
Anglais_. Si cela est, ceux-ci l'entendirent avec leur sentiment national,
d'autant plus profond qu'il est moins manifeste. Cette genereuse nation,
tres distincte et tres differente de son ministere, ainsi que la notre,
merite bien la reconnoissance des Francois, elle prend part a leur
bonheur, a leur gloire, au meme jour il y avoit dans la plupart des
tavernes de Londres des assemblees de citoyens qui s'unissoient en esprit
aux Francois devenus leurs freres en liberte et ils en ont vote de
pareilles au 14 juillet de chaque annee. [Note: _Mercure national_ du 25
juillet 1790.]


LE MOMENT PATHETIQUE: LE SERMENT

Il est impossible de decrire le spectacle qu'offroit le Champ de Mars
quand tous les corps y ont ete reunis, les soixante drapeaux de Paris,
[Note: Les drapeaux des soixante districts auxquels allaient succeder
les 48 sections.] et les 83 bannieres flottantes [Note: Les bannieres des
83 departements.] offraient au milieu de cette foule immense de soldats le
coup d'oeil le plus ravissant. Un peuple immense assis sur les gradins du
cirque, les arbres le couronnant par leur cime ondoyante et la montagne de
Chaillot et de Passy, dont les jolies maisons etoient chargees de
spectateurs, ajoutoient a l'agrement et a la richesse du tableau.

Le cortege place, l'oriflame et les bannieres des departemens ont ete
portees en haut des marches de l'esplanade, au bas de l'autel, pour y
recevoir la benediction, puis reportees a leurs departemens respectifs.

A trois heures et demie, l'eveque d'Autun, accompagne des soixante
aumoniers de la garde parisienne, a commence le sacrifice.

La musique la plus imposante commandoit aux ames d'elever leurs pensees a
l'eternel.

La messe finie, la bombe a donne le signal convenu a toutes les
municipalites du royaume.

Un silence religieux a prepare le plus beau moment de la monarchie
francaise.

M. La Fayette est monte a l'autel. La, au nom de toutes les gardes
nationales de France, il a prononce le serment suivant:

_Je jure d'etre a jamais fidele a la nation, a la loi et au roi, de
maintenir la constitution decretee par l'Assemblee nationale, et acceptee
par le roi, de proteger conformement aux lois, la surete des personnes et
des proprietes, la libre circulation des grains et subsistances dans
l'interieur du royaume et la perception des contributions publiques sous
quelques formes qu'elles existent, de demeurer uni a tous les Francais par
les liens indissolubles de la fraternite._

Tous les deputes des gardes nationales et autres troupes du royaume se
sont ecries: _je le jure_.

Le president de l'assemblee s'est avance.

_Je jure d'etre fidele a la nation, a la loi, au roi et de maintenir de
tout mon pouvoir la constitution decretee par l'Assemblee nationale et
acceptee par le roi._ Chacun des membres de l'assemblee a repete: _je le
jure_.

Le roi a leve le bras vers l'autel.

_Moi, roi des Francais, je jure a la nation d'employer tout le pouvoir
qui m'est delegue par la loi constitutionnelle de l'Etat, a maintenir la
Constitution et a faire executer les lois._

Quinze cent mille voix ont crie: _je le jure_ et ce serment a retenti
jusqu'aux extremites de la France.

Entendez ce serment, vous tous qui menacez encore notre Constitution,
entendez et tremblez.

Pendant toute cette ceremonie, l'artillerie faisoit un bruit imposant, et
plus de trois cents tambours etoient frappes a la fois.

Au bruit de l'artillerie, les personnes restees dans Paris et qui
bordoient les fenetres ont leve la main avec transport....

On aurait desire que le roi se fut avance lui-meme, qu'il eut traverse le
cirque et qu'en presence du peuple qui l'auroit vu de tous les cotes, il
eut prete ce serment solennel. De quelle douce jouissance l'ont prive ceux
qui lui ont conseille de ne pas faire cette demarche! quels cris! quels
transports n'eut-elle pas excite! On paroissoit dispose a le porter
jusqu'a l'autel.

La reine, qui avoit des plumes aux couleurs de la nation, a egalement
prete serment. Apres que le roi a eu prete le sien, il a ete joindre sa
famille; il a embrasse ses enfans; il a pris la main de la reine et du
dauphin, et il les a serrees avec la plus vive emotion.

Quand le _Te Deum_ a ete chante, tous les soldats-citoyens ont remis leurs
epees dans le fourreau et se sont precipites dans les bras l'un de
L'autre, en se promettant union, amitie, constitution, et de mourir pour
la defense de la fraternite et de la liberte. [Note: _Confederation
nationale ou recit exact_, pp. 134-138.]


LE RETOUR DE LA FEDERATION

Un spectacle tres rejouissant a succede a cette fete. Plus de 350 mille
tant hommes que femmes etoient reunis dans le Champ-de-Mars et il n'y
avoit pas d'intermediaire entre le ciel et eux; or, l'on avoit remarque
que depuis sept heures jusqu'a midi, il y avait eu cinq orages assez
longs, ou si l'on veut, un orage aristocratique en cinq actes (c'est ainsi
qu'on l'a nomme), qui s'etoient _confederes sans doute_, pour chasser nos
Parisiennes et nos soeurs des provinces; mais elles ont tenu bon, elles
ont defie les vents et la pluie par diverses chansons agreables, et n'ont
quitte qu'apres la ceremonie.

Leur retour ressembloit a une veritable mascarade. Plusieurs sans
chaussure, ou dont la chaussure restoit a chaque pas dans les boues,
Toutes les cheveux epars, sans bonnets ou avec un mouchoir autour de leur
tete, revenoient escortees d'un cavalier crotte comme elles jusqu'a
l'echine; la gaiete cependant presidoit cette marche qui avoit l'air d'un
triomphe. Plusieurs compagnies revenoient en dansant. [Note:
_Confederation nationale ou recit exact_, pp. 140-141.]


L'ENTHOUSIASME ROYALISTE A LA FEDERATION

Nous trahirions nos devoirs si apres avoir rendu hommage a l'esprit de
fraternite qui a caracterise cette fete, a l'esprit de liberte qui s'est
deploye dans la marche nous dissimulions le changement de cet esprit dans
le camp federatif. C'etoit un autre air, une autre ame. On croyoit etre au
camp de Xerxes et non a Sparte ou a Rome. En effet l'admiration avoit pris
un autre cours. Elle ne se fixoit plus sur ces Parisiens qui se
multiplioient sur nos pas, sur les emblemes de notre liberte, sur ses
victoires; elle s'attachoit a ce trone brillant destine pour le chef du
pouvoir executif. Il sembloit que la vue de ce trone avoit paralyse,
_meduse_ presque toutes les ames, et que, comme la fameuse Circe, elle
avoit transforme des ames patriotes en ames royalistes. L'idolatrie pour
la monarchie se repand avec la force la plus violente, et on a semble
oublier les restaurateurs de la liberte francoise, l'Assemblee nationale,
pour ne plus voir qu'un individu, que celui qui reunissoit autrefois dans
sa main tous ces pouvoirs, dont ses ministres avoient si cruellement
abuse. Les cris de _Vive l'Assemblee_ etoient etouffes par les cris de
_Vive le Roi!_--On s'empressoit, on s'etouffoit pour contempler ce siege
dore; etoit-ce donc la l'impatience qui convenoit a un peuple libre?
Prouvoit-il par la qu'il s'etoit fait une juste idee et de ses pouvoirs et
des devoirs et de l'existence d'un roi? Ne prouvoit-il pas qu'il ne
s'etoit pas encore depouille du vieil homme, qu'il conservoit encore ses
vieilles idees, ses prejuges, son culte superstitieux pour la
monarchie?.... [Note: _Courrier de Provence,_ n deg. 165, t. IX, p. 250-251.]

Le meme son de cloche est donne dans cette lettre de Thomas Lindet,
eveque de l'Eure et constituant a son frere Robert Lindet en date
du 27 juillet 1790.

Les fetes de la Confederation auraient du humilier ou intimider
les ennemis de la Revolution. Le jour meme, je jugeai qu'elles ne
serviraient qu'a leur donner une nouvelle audace; elle va toujours
croissant. Si la Cour etait mieux organisee, quel parti elle aurait
tire de l'enthousiasme absurde de la majeure partie des tetes francaises!
La Sainte Ampoule de Reims sera bientot renvoyee a Saint
Remy. MM. les Commissaires de la Commune de Paris ont presente
une adresse tendant a conserver les dispositions du Champ-de-Mars
auquel ils desirent qu'on donne le nom de _Champ de la Federation_.
Ils desirent que ce soit dans ce lieu que les monarques francais
soient investis du pouvoir qui leur est confie. Cette idee a ete
applaudie et renvoyee au comite de Constitution. [Note: _Correspondance de
Thomas Lindet,_ publiee par A. Montier, p. 212.].

Un anonyme avait propose de proclamer Louis XVI _Empereur des Francais_:
"Mes freres, nous ne sommes plus ni sujets ni esclaves, nous sommes
citoyens; les distinctions qui elevaient l'homme au-dessus de l'homme ont
disparu; la nature a repris ses droits; l'egalite est retablie parmi nous;
le merite et la vertu pourront seuls dorenavant pretendre aux recompenses
et obtenir nos hommages. Dans ce nouvel ordre des choses, qu'avons-nous
besoin de Roi? Ne formons-nous pas nous-memes le Peuple-Roi, puisque toute
autorite emane du Peuple et reside dans le Peuple? N'est-ce pas nous qui
gouvernons par nos Representans? Nous ne disons plus le Royaume de France,
nous disons l'Empire des Francais, [Note: L'hymne celebre _Veillons au
salut de l'Empire_ date de cette epoque.] si nous voulons etre consequens,
c'est donc un Empereur qu'il nous faut et non pas un Roi.

"Oui, c'est un Empereur, Roi et tyran sont synonymes, Empereur
signifie celui qui commande un peuple libre; nous jouissons de cet
avantage...." [Note: _Louis XVI proclame Empereur des Francais au Champ-
de-Mars le 14 juillet 1790._]




CHAPITRE V

LA FUITE DU ROI


SES CAUSES

Louis XVI avait accepte la Constitution civile du clerge des le 22 juillet
1790, mais il aurait voulu en retarder l'application jusqu'a ce que le
pape l'eut "baptisee", comme le demandait la majorite de l'episcopat.
Preoccupee d'assurer la vente des biens nationaux en rendant irrevocable
la reforme religieuse, craignant d'ailleurs qu'une plus longue attente ne
fut exploitee par le parti aristocrate. L'Assemblee mit le clerge en
demeure de se soumettre par le decret sur le serment du 27 novembre 1790.
Le roi ne donna sa sanction a ce decret que sur une sommation de
l'Assemblee, apres que son conseiller l'archeveque Boisgelin eut mis sa
conscience a l'aise en lui disant que cette sanction etait un "acte force"
(26 decembre). Le jour meme ou il donnait sa signature il disait au comte
de Fersen confident de la reine: "j'aimerais mieux etre roi de Metz que de
demeurer roi de France dans une telle position, mais cela finira bientot".

Deja, depuis le jour (20 octobre 1790) ou l'Assemblee lui avait impose par
une violence morale le renvoi de ses ministres, Louis XVI inclinait de
nouveau a ecouter les conseils de resistance.--Des lors il eut son secret
dont le chef, le baron de Breteuil, recut pleins pouvoirs pour traiter
avec les cours etrangeres. La reine et Madame Elisabeth conseillaient a
Louis XVI de quitter Paris et de s'enfuir aux Pays-Bas d'ou il reviendrait
mater les jacobins avec l'aide des troupes autrichiennes.


L'APPEL A L'ETRANGER

Le projet de fuite est arrete des le mois de mars 1791. Il repose presque
entierement sur le concours que Louis XVI espere des souverains etrangers.
Fersen, confident de la reine, a parfaitement expose les calculs de la
Cour:

Le mecontentement est grand et augmente, mais il ne peut se manifester
tant qu'il n'y aura pas de chefs et de centre et, tant que le roi sera
enferme a Paris, il ne peut avoir ni l'un ni l'autre; et quoi qu'il
arrive, jamais le roi ne sera roi par eux et sans des secours etrangers
qui en imposent meme a ceux de son parti. Il faut qu'il en sorte, mais
comment et ou aller?

Le parti du roi n'est compose que de gens incapables ou dont
l'exasperation et l'emportement sont tels qu'on ne peut ni les guider ni
leur rien confier, ce qui necessite une marche plus lente et de grandes
precautions. Le lieu de la retraite en demande encore davantage. Il faut y
etre bien en surete; il faut avoir trouve un homme capable et devoue qui
eut de l'influence sur les troupes, qu'il lui faut bien connaitre
auparavant. Mais tous ces moyens seraient encore insuffisants sans les
secours des puissances voisines: l'Espagne, la Suisse et l'Empereur, et
sans l'assistance des puissances du Nord (la Russie et la Suede) pour en
imposer a l'Angleterre, la Prusse et la Hollande dans le cas tres probable
ou elles voudraient mettre obstacle aux bonnes intentions de ces
puissances et, en les attaquant, les empecher de secourir efficacement le
roi de France. [Note: Klinckovstroem, _Fersen et la Cour de France_, lettre
du 7 mars 1791 au roi de Suede.]

Il est bon, apres avoir lu ce document, de connaitre le commentaire qu'en
a donne M. Jaures:

Cette lettre est evidemment le reflet des conversations mysterieuses qui
se prolongeaient entre le Roi, la Reine et le comte de Fersen. C'est
l'expose le plus complet et le plus decisif de la pensee et de la
politique royale en janvier et mars 1791. C'est aussi l'acte d'accusation
le plus formidable contre la monarchie. Cette monarchie nationale n'a plus
aucune racine en France: elle attend sa force, toute sa force, son salut,
tout son salut de l'etranger. Le roi et la reine se mefient egalement de
tous les partis, y compris le leur. Ils ont de la haine pour cette
noblesse egoiste et etourdie qui, en refusant le sacrifice d'une partie de
ses privileges pecuniaires quand furent convoques les notables, a accule
le roi a la convocation des Etats generaux et ouvert ainsi, selon le mot
de Fersen, la Revolution....

Pas plus qu'ils ne peuvent s'appuyer sur les partis organises, ils n'ont
confiance en la France elle-meme. Ils se rendent bien compte qu'elle n'est
pas dans l'ensemble desenchantee de la Revolution: et ceux memes qui se
plaignent d'elle n'ont ni assez de ressort, ni assez de foi dans leur
propre cause pour se soulever spontanement. Il faudra que le Roi leur
donne de haut le signal du mouvement.

Il faudra que l'etranger intervienne et Fersen, echo du roi et de la
reine, ecrit au roi de Suede cette phrase terrible qui est pour nous la
disqualification definitive de la monarchie: "Jamais le roi ne sera roi
par les Francais et sans des secours etrangers." Bien mieux ces secours
etrangers, le roi les invoque non seulement pour dompter et chatier ses
ennemis, mais pour en imposer meme a ceux de son parti dont il
n'obtiendrait ni une obeissance suffisante ni la docilite aux mesures
necessaires de reorganisation. Ainsi isolee de toute force francaise, la
monarchie ne semble plus avoir que deux idees: imaginer des moyens de
vengeance contre ses ennemis du dedans, imaginer des moyens pour appeler
le plus tot possible les amis du dehors. [Note: Jean Jaures, Histoire
socialiste. _La Constituante_, p. 637. ]


LES PRESSENTIMENTS POPULAIRES

LES PRECEDENTS

Les projets de fuite du roi transpirerent de bonne heure. Les jacobins
avaient des amis et des informateurs jusque dans le personnel du chateau.
L'inquietude populaire se manifesta d'une facon significative lors du
depart de Mesdames tantes du roi pour Rome et lors du voyage que Louis XVI
essaya de faire a Saint Cloud pour communier en cachette de la main d'un
pretre insermente.


LE DEPART DE MESDAMES

Des le 3 fevrier, la municipalite de Sevres instruite par la domesticite
des princesses [Mesdames habitaient le chateau de Bellevue] avise les
jacobins. En un clin d'oeil, le bruit de leur voyage se repand dans la
foule. Tous les orateurs des clubs, tous les pamphletaires devoues a la
Revolution, Marat, Camille Desmoulins, Gorsas, jettent le cri d'alarme....
"Bien que le roi et la reine soient les deux personnages les plus
essentiels a la Revolution, il n'en est pas moins vrai que s'ils restaient
seuls, leur depart serait plus facile, lorsque tout le reste de la famille
royale serait en surete (Gorsas, _Courrier des 83 departements_, 3 fevrier
1791).... "_Salus populi suprema lex esto_. Le salut de la chose publique
interdit a Mesdames d'aller porter leurs personnes et nos millions chez le
pape ou ailleurs. Leurs personnes, nous devons les garder precieusement,
car elles contribuent a nous garantir contre les intentions hostiles de
leur neveu M. d'Artois et de leur cousin, Bourbon Conde.... Tout ce que
Mesdames emportent est a nous, tout jusqu'a leurs chemises. Il me deplait
a moi que nos chemises aillent a Rome" (Corsas, 9 fevrier).

Camille Desmoulins tenait le meme langage: "Il est faux, s'ecriait-il, de
dire que les tantes du roi jouissent des memes droits que les autres
citoyens.--Est-ce que la nation leur a fait present, a leur naissance,
d'un million de rentes, comme a Mesdames?--Non, sire, vos tantes n'ont
pas le droit d'aller manger nos millions en terre papale. Qu'elles
renoncent a leurs pensions. Qu'elles restituent aux coffres de l'Etat tout
l'or qu'elles emportent et qu'elles aillent ensuite, si bon leur semble, a
Lorette ou a Compostelle!" (_Revolutions de France et de Brabant_,
n deg.64)....

"On assure, ecrivait Marat, que les tantes du roi font le diable pour
partir. Il serait de la plus haute imprudence de les laisser faire. En
depit de ce qu'ont dit la-dessus d'imbeciles journalistes, elles ne sont
pas libres. Nous sommes en guerre avec les ennemis de la Revolution. Il
faut garder ces beguines en otages et donner triple garde au reste de la
famille" (_Ami du peuple_ du 14 fevrier 1791).

Le 8 fevrier la municipalite de Paris vint prier le roi avec instance de
s'opposer au depart des princesses, vu l'agitation des esprits et
l'irritation de la foule.--Louis XVI repondit que ses tantes etaient
libres de sortir du royaume comme tous les autres citoyens: "Ni la
declaration des droits de l'homme ni les lois de l'Etat ne me permettent
de m'opposer a leur depart". Le 9 fevrier, le tocsin retentit, trente-deux
sections s'assemblent et deliberent sur le moyen d'empecher le depart des
princesses.... Au nom des sections, l'abbe Mulot redige une adresse a
l'Assemblee pour demander une loi rendant obligatoire la residence de la
famille royale: "Nous ne recherchons pas, disait l'adresse, si ce voyage
inconsidere serait l'effet de quelques insinuations perfides. Nous ne
voulons pas croire que les tantes du roi aient jamais eu le dessein
d'aller encourager ou seconder par leur presence les fugitifs qui osent
menacer la patrie; qu'elles veuillent, comme ces citoyens ingrats
disperser hors de France des richesses qui ne leur ont pas ete donnees
pour cet usage et nourrir les etrangers de la substance nationale. Nous
eloignons de nous la pensee qu'un sexe timide et fait pour conseiller la
paix soit charge de negocier des traites de guerre...."

Les femmes de la halle, les sections deputerent aupres du roi qui resta
inebranlable et qui se hata de prevenir ses tantes que les femmes de la
halle se disposaient a partir pour Bellevue. A la reception de cette
nouvelle, Mesdames quitterent Bellevue en toute hate le 20 fevrier a 10
heures et demie du soir. "Moins d'une demi-heure apres le depart des
fugitives, le bataillon des femmes arrivait a Bellevue, forcait les
grilles et faisait irruption dans le chateau...."

A Moret, la municipalite verifie les passeports, les trouve irreguliers et
refuse de laisser les voyageuses continuer leur chemin.--La garde
nationale cerne les voitures et s'apprete a deteler les chevaux. Il faut
qu'un escadron de chasseurs leur ouvre passage.

A Arnay-le-Duc, le 22 fevrier, le maitre de poste refuse des chevaux pour
le relai. La garde nationale, la commune, s'opposent au passage. "Peu nous
importe, declare le procureur-syndic, que Mesdames soient parties avec
l'assentiment du roi, si elles sont parties contre le gre de l'Assemblee
nationale. En ce moment meme, le comite de constitution est saisi d'un
projet de decret sur la residence de la famille royale. Il ne faut pas
laisser les tantes du roi se soustraire d'avance a l'execution d'une loi
de surete generale. Elles ne partiront d'ici qu'avec un passeport emane de
l'Assemblee." Mesdames furent obligees de s'humilier a solliciter le
secours de cette assemblee qu'elles consideraient comme rebelle. En
attendant sa reponse, on les logea sous bonne garde chez le cure
constitutionnel. En meme temps grande agitation a Paris. Les dames de la
Halle deputaient chez Monsieur pour lui demander sa parole de rester a
Paris.

Mirabeau dut intervenir pour que la Constituante autorisat la continuation
du voyage des princesses en renvoyant la decision a Louis XVI. Le peuple
assiegea les Tuileries que Lafayette deblaya peniblement le 24 fevrier.

La municipalite d'Arnay ne se tint pas pour battue. Elle depecha un
nouveau courrier a l'Assemblee. Mesdames ne purent quitter Arnay-le-Duc
que le 3 mars. Leur captivite avait dure 12 jours. [Note: Resume d'apres
H. Babled, _La Revolution francaise_, t. XXI.]


LE DEPART POUR SAINT-CLOUD

Le 18 avril, Louis XVI ayant voulu quitter les Tuileries, pour aller a
Saint-Cloud faire ses Paques, le peuple s'attroupa autour de son carrosse,
arreta les chevaux. Les gardes nationaux eux-memes, rebelles aux ordres de
Lafayette, refuserent d'ouvrir un passage et le roi dut rentrer au
chateau. Il se considera des lors comme prisonnier et, pendant qu'il
chargeait son ministre des affaires etrangeres d'ecrire officiellement a
tous les cabinets qu'il etait libre et qu'il avait renonce volontairement
a son voyage a Saint-Cloud, il achevait ses derniers preparatifs de fuite.
Lafayette qui etait responsable de l'ordre a soupconne que l'emeute du
18 avril fut concertee avec la Cour et destinee a lui donner le pretexte
qu'elle cherchait pour recourir a l'intervention etrangere.

L'emeute excitee le 18 avril 1791 pour empecher le roi d'aller a St Cloud
ou il se rendait assez habituellement devait fournir aux adversaires de la
revolution un argument contre l'independance du monarque.

Mirabeau, depuis ses intimes liaisons avec la Cour, etait entre tres avant
dans ces vues. L'emeute de St Cloud elle-meme avait ete projetee par lui.
Sa mort priva les chefs contre-revolutionnaires des conseils de ce
puissant genie; tout le plan se ressentit de cette perte....

Ce que voulait la Cour, c'etait de constater qu'elle etait violemment
retenue a Paris. La plupart des gardes nationaux etaient de bonne foi.
Quelques-uns pouvaient etre dans le secret, nommement Danton, solde depuis
longtemps par les provocateurs de cette emeute, et qui arriva avec son
bataillon sans que personne l'eut fait demander, sous pretexte de voler au
secours de l'ordre public. Lafayette avait demande au roi et a la reine un
peu de temps pour ouvrir leur passage; ils se haterent de monter en
voiture. Il leur demanda d'y rester jusqu'a ce que le passage fut ouvert
et pendant qu'il etait engage au milieu de l'emeute ils se firent prier
par un officier municipal de remonter chez eux. [Note: Lafayette,
_Memoires_, II, p. 65-66.]


LES CRAINTES INSTINCTIVES DU PEUPLE ETAIENT JUSTIFIEES

Le peuple avait l'instinct que le roi cherchait a fuir et il redoutait
cette fuite comme un peril immense. Il parait etrange et meme
contradictoire que les revolutionnaires aient redoute a ce point le depart
d'un roi peu ami de la Revolution. Le peuple pourtant avait raison.

Il n'y avait pas a cette date de parti republicain, d'opinion
republicaine; [Note: Excessif. Il y avait des la fin de 1790 une opinion
republicaine, mais cette opinion etait confinee dans quelques cercles
restreints de publicistes parisiens.] nul ne savait par quelle autorite
serait remplacee l'autorite royale: et la fuite du roi semblait creuser un
vide immense. De plus et surtout, le peuple sentait bien qu'il y avait
d'innombrables forces de reaction disseminees, encore a demi-latentes, qui
n'attendaient qu'un signal eclatant pour apparaitre, qu'un centre de
ralliement pour agir.

Le roi parlant haut de la frontiere, denoncant la guerre faite a l'Eglise,
effrayant la partie timide de la bourgeoisie, lui faisant peur pour ses
proprietes, grossissant son armee de contingents etrangers et les couvrant
du pavillon de la monarchie pouvait etre redoutable. [Note: Jean Jaures,
La _Constituante_, p. 619.]


LE 21 JUIN 1791

Apres l'emeute du 18 avril, Marie-Antoinette ecrivit a Mercy, representant
de l'Autriche aux Pays-Bas, pour que l'Empereur fit avancer 15,000 hommes
a Arlon et Virton et autant a Mons de maniere a donner a Bouille un
pretexte pour rassembler des troupes et des munitions a Montmedy. Le roi
commanda une enorme berline pour lui et sa famille et se procura des
passeports au nom de la baronne de Korff. Le depart fut retarde jusqu'au
20 juin parce que le roi attendait deux millions qu'il devait toucher sur
sa liste civile. Malgre la surveillance etroite dont il etait l'objet, il
s'echappa du chateau dans la nuit du 20 au 21 juin deguise en valet de
chambre et se dirigea sur Montmedy par la route de Chalons. Le meme jour,
Monsieur, son frere (le comte de Provence), fuyait en Belgique par une
autre route.

Avant de quitter Paris le roi avait lance une proclamation violente ou il
declarait que la seule recompense des sacrifices qu'il avait consentis
depuis trois ans etait "de voir la destruction de la royaute, tous les
pouvoirs meconnus, les proprietes violees, la surete des personnes mise
partout en danger, les crimes rester impunis et une anarchie complete
s'etablir au-dessus des lois, sans que l'apparence d'autorite que lui
donnait la nouvelle constitution fut suffisante pour reparer un seul des
maux qui affligent le royaume".

Le premier sentiment des patriotes en apprenant la fuite du roi fut la
colere, l'indignation contre son parjure, puis ce fut la peur, la peur de
l'intervention etrangere et du retour et des vengeances des emigres. Le
grand journal democrate _Les Revolutions de Paris_ ont bien traduit
les impressions par lesquelles passa le peuple de Paris.


LES SENTIMENTS DES PARISIENS

_Le plus honnete homme de son royaume!_ Laches ecrivains, folliculaires
ineptes ou gages, c'est ainsi que vous appeliez Louis XVI. Le plus honnete
homme de son royaume, ce pere des Francais, a l'exemple du heros des deux
mondes, [Note: Lafayette que les democrates accusaient--d'ailleurs a tort
--de complicite avec le roi.]a donc aussi quitte son poste et s'evade avec
l'espoir de nous envoyer, en echange de sa personne royale, une guerre
etrangere et intestine de plusieurs annees. Ce complot, digne au reste des
maisons de Bourbon et d'Autriche coalisees, ce complot lache et perfide,
medite depuis 18 mois, s'est enfin effectue....

Bien loin d'etre _affame de voir un roi_, la maniere dont le peuple prit
l'evasion de Louis XVI, montra qu'il etoit saoul du trone et las d'en
payer les frais. S'il eut su des lors que Louis XVI, dans sa declaration
qu'on lisoit en ce moment a l'assemblee nationale, se plaignoit de
_n'avoir point trouve dans le chateau des Tuileries les plus simples
commodites de la vie_, le peuple indigne se seroit porte peut-etre a des
exces; mais il sent sa force et ne se permit aucune de ces petites
vengeances familieres a la faiblesse irritee; il se contenta de persiffler
a sa maniere la royaute et l'homme qui en etoit revetu. Le portrait du roi
fut decroche de sa place d'honneur et suspendu a la porte: une fruitiere
prit possession du lit d'Antoinette pour y vendre des cerises, et en
disant: C'est aujourd'hui le tour de la nation pour se mettre a son aise.
Une jeune fille ne voulut jamais souffrir qu'on la coiffat d'un bonnet de
la reine; elle le foula aux pieds avec indignation et mepris; on respecta
davantage le cabinet d'etude du dauphin; mais nous rougirions de rapporter
le titre des livres du choix de sa mere.

Les rues et les places publiques offroient un spectacle d'un autre genre.
La force nationale armee se deployoit en tous lieux d'une maniere
imposante. Le brave Santerre, pour sa part, enrola deux mille piques de
son faubourg. Ce ne furent point les citoyens actifs et les habits bleus
de roi [Note: Les gardes nationaux portaient l'habit bleu. Les citoyens
passifs ne faisaient pas partie de la garde nationale.] qui eurent les
honneurs de la fete, les bonnets de laine reparurent et eclipserent les
bonnets d'ours. Les femmes disputerent aux hommes la garde des portes de
la ville, en leur disant: Ce sont les femmes qui ont amene le roi a Paris,
[Note: Le 6 octobre 1789.] ce sont les hommes qui le laissent evader. Mais
on leur repliqua: Mesdames, ne vous vantez pas tant; vous ne nous aviez
pas fait la un si grand cadeau.

L'opinion dominante etoit une antipathie pour les rois et un mepris pour
la personne de Louis XVI, qui se manifesterent jusque dans les plus petits
details. A la Greve, on fit tomber en morceaux le buste de Louis XIV,
qu'eclairoit la celebre lanterne, l'effroi des ennemis de la Revolution.
Quand donc le peuple se fera-t-il justice de tous ces rois de bronze,
monumens de notre idolatrie? Rue Saint-Honore, on exigea d'un marchand
le sacrifice d'une tete de platre, a la ressemblance de Louis XVI; dans un
autre magasin on se contenta de lui poser sur les yeux un bandeau de
papier; les mots de _roi, reine, royale, Bourbon, Louis, Cour, Monsieur,
frere du roi_, furent effaces partout ou on les trouva ecrits, sur tous
les tableaux et enseignes des magasins et des boutiques. Le _Palais royal_
est aujourd'hui le _Palais d'Orleans_. Les _couronnes_ peintes furent meme
proscrites, et le jour de la Fete-Dieu [23 juin] on les couvrit d'un voile
sur les tapisseries ou elles se trouvoient, afin de ne point souiller par
leur aspect la saintete de la procession. La Fayette ne manqua pas de s'y
trouver avec cet air hypocrite qu'on lui connoit, on a remarque que
Duport [Note: Adrien Duport, un des chefs du cote gauche de la
Constituante.] le tenoit par-dessous le bras.

Un piquet de 50 lances fit des patrouilles jusque dans les Tuileries,
portant pour banniere un ecriteau avec cette inscription:

  Vivre libre ou mourir.
  Louis XVI s'expatriant
  N'existe plus pour nous.

Si le president de l'Assemblee nationale eut mis aux voix sur la place de
Greve, dans le jardin des Tuileries et au palais d'Orleans le gouvernement
republicain, la France ne seroit plus une monarchie....

... Citoyens! C'est une seconde revolution qu'il nous faut; nous ne
pouvons nous en passer: la premiere est deja oubliee, et nous n'avons
encore eu jusqu'ici qu'un avant-gout de la liberte; elle nous echappera si
nous ne la fixons au milieu de nous. Pour la seconde fois, tracons a
l'assemblee nationale le plan qu'elle doit suivre: cette fois elle n'a pas
fait preuve de cette fermete dont nous lui avons su tant de gre au mois de
juin 1789. Ce n'est plus un clerge et une noblesse qu'il faut contenir et
abattre; c'est sur Louis XVI et ses ministres que nous devons porter notre
oeil reformateur....

L'assemblee nationale vieillit; on s'en apercoit a cette manie qu'elle a
de se fier a tout le monde; le mauvais succes de ses epreuves ne la guerit
point de cette funeste facilite. Et encore quelle mollesse elle a mis dans
son premier arrete sur la fuite de Louis XVI! Pourquoi ne pas appeler les
choses par leur nom? Pourquoi mentir au public? Pourquoi qualifier
d'_enlevement_ l'evasion du roi?...

Si Louis n'a fait qu'une abdication, il n'est pas coupable, il usoit de
ses droits; la nation n'a pas plus a se plaindre de lui qu'un maitre n'a
le droit de se plaindre d'un _valet_ qui se retire de son service.
Mais si Louis a compromis, si du moins il a eu l'intention de compromettre
la nation en se retirant, la nation peut l'en punir comme le maitre peut
faire punir le _valet_ qui ne prend conge que pour apporter le trouble
dans la maison de celui qui le salarioit. Reste a voir si Louis a fait une
abdication pure et simple, ou bien si sa retraite est attentatoire au
repos public; nous entendons par le mot abdication l'acte par lequel un
fonctionnaire quelconque declare a ses commettans qu'il renonce a son
office, et qu'il en donne sa demission. Or, la conduite du ci-devant roi
ne comporte rien qui presente ce caractere: il a fait mystere de son
depart, son hypocrisie a trompe tout le monde, il se retire de nuit, il a
fui comme un traitre, il n'a pas craint d'abandonner Paris et la France a
toutes les horreurs de l'anarchie; en fuyant il a laisse une declaration
qui le decele et qui est une satire de la Revolution; il a ose traiter de
captivite son sejour au milieu d'un peuple qui l'idolatrait, il a reclame
contre tous les decrets favorables a la liberte, il a ose dire qu'il
Alloit se mettre en surete dans un autre pays; il a preche la revolte, il
a rappele les peuples a l'esclavage; le fourbe les a flattes pour les
seduire, il a dit enfin qu'il ne rentrerait en France qu'apres que le
systeme actuel seroit renverse, qu'apres que la constitution qu'il a juree
seroit etablie sur des bases differentes; telle est la substance d'une
proclamation incendiaire que Louis a laissee a sa sortie de Paris. Ajoutez
a cela l'insolente defense a ses ministres de signer aucun acte en son
nom, jusqu'a ce qu'ils aient recu des ordres ulterieurs et l'injonction au
garde des sceaux de lui renvoyer le sceau de l'etat lorsqu'il en seroit
requis de sa part.

Est-ce la une abdication? Est-ce la une demission pure et simple?
Non, c'est un crime de lese-nation, une revolte a la nation, un assassinat
premedite de la nation....

Mais comment proceder au jugement? Il est inviolable, et la loi n'a pas
prononce. Il etoit inviolable, quand il etoit roi; il a cesse d'etre roi,
quand il a fait sa proclamation, quand il a fui; il a donc cesse d'etre
inviolable. Un roi, meme constitutionnel, ne jouit de l'inviolabilite
qu'autant qu'il est en fonctions, un roi qui fuit sa patrie, qui court se
mettre a la tete d'une armee de brigands, est-t-il en fonctions? Ce n'est
donc pas comme roi qu'il faut le juger, mais comme individu, comme
rebelle, comme _factieux_ et ennemi declare de la patrie.... La haute cour
nationale provisoire d'Orleans le jugera....

Et toi, Antoinette, toi qu'un peuple genereux vouloit forcer a etre
heureuse, toi destinee a faire respecter celui que tu as toujours avili;
que diras-tu? As-tu trompe Louis? Non, il etait d'accord avec toi, son ame
a l'unisson de la tienne etoit faite pour le crime. Il t'aimait! Quels
etaient donc tes desseins?... De n'entrer dans cette cite qu'en ecrasant
sous les roues de ton char ses malheureux habitans; ta main avoit designe
les victimes; le massacre de Paris devait etre le jour de ton triomphe;
mais ... tu palis! Ne crains pas pour tes jours; ton sang ne souillera pas
le sol de la France; quoique tu sois digne du sort de Brunehaut, les
Francois croiront te punir assez en te laissant la vie. C'est dans ton
coeur que tu trouveras ton bourreau: seule desormais au milieu d'un peuple
immense, tu seras reduite a tes complices et a tes remords; tu le verras
heureux ce bon peuple contre qui tu aiguisois des poignards, et son
bonheur fera ton supplice!... [Note: _Les Revolutions de Paris_ du 18 au
25 juin 1791.]


LA DICTATURE DE L'ASSEMBLEE

L'Assemblee se montra digne de la confiance de la nation. Elle manda sur
le champ les ministres pour leur ordonner d'executer les lois. Elle envoya
des courriers dans tous les departements pour donner l'ordre d'arreter
toutes personnes sortant du royaume et pour les instruire de ses
dispositions. Elle exigea de tous les militaires fonctionnaires publics le
serment de fidelite a la nation. Dans sa memorable seance qui dura sept
jours et sept nuits, elle s'occupa de prevenir les desordres, d'entretenir
le courage des citoyens, et de montrer, par son sang-froid et sa fermete,
qu'elle etait digne de commander aux circonstances. Il est remarquable que
des le second jour apres qu'elle eut pris toutes les precautions
qu'exigeait la surete de l'empire, elle reprit tranquillement l'ordre de
son travail interrompu et discuta le code penal. [Note: Rabaut Saint-
Etienne, _op. cit._, p. 163.]


L'ATTITUDE DE LA FRANCE

Le pays se montra calme et resolu. Les gardes nationales s'armerent, les
municipalites siegerent en permanence. On s'assura par endroits de la
personne des suspects, on interna au chef-lieu du departement les pretres
refractaires les plus perturbateurs, mais il n'y eut aucun desordre,
aucune violence, rien qui rappelat la Grande Peur.

Ce calme imposant de la France a ete bien depeint dans deux lettres
ecrites par Thomas Lindet a son frere Robert au moment meme:

La France a ete frappee d'un coup electrique qui s'est fait sentir d'un
bout du royaume a l'autre avec la rapidite la plus inconcevable. Partout
la meme energie, le meme ordre, les memes sentiments, la meme attitude
fiere et inebranlable; la liberte est defendue par deux ou trois millions
de baionnettes, et la Constitution est environnee de milliers de bouches a
feu qu'on appelait jadis _ratio ultima regum_ et qui sont aujourd'hui les
meilleurs arguments du peuple. D'un bout a l'autre de la France, on s'est
empresse d'envoyer a l'Assemblee nationale des adresses qui renferment les
principes du droit public les plus fortement prononces.... [Note: Thomas
Lindet a Robert Lindet, 27 juin 1791, dans la _Correspondance_ publiee par
A. Montier.]

Vous aurez une idee de la tranquillite qui regne dans Paris quand vous
lirez le proces-verbal de l'Assemblee nationale toujours tenante et
deliberante presque sans interruption, sur les matieres qui etaient a
l'ordre, et quand vous saurez que les adjudications des biens nationaux se
sont faites avec la meme tranquillite et le meme avantage dans les
encheres. J'ai vu des furieux humilies, j'ai vu couler des larmes de
quelques pretres fanatiques. Etait-ce le desespoir ou le repentir qui les
arrachait? Je n'en sais rien, mais les scelerats qui ont compte que le
peuple nous egorgerait, les imbeciles qui ont espere que la noblesse
detruite voudroit renaitre des cendres de nos habitations, doivent etre
bien atterres par le spectacle de cet empressement avec lequel les
ci-devant nobles jurent de defendre la patrie, et de ce concert qui regne
dans toutes les classes de la societe! Nous pouvions jurer de defendre la
patrie et la liberte des Francais, nous pouvons jurer aujourd'hui que les
Francais seront libres et qu'aucune puissance ne renversera l'edifice de
la Constitution. [Note: Thomas Lindet a Robert Lindet, 22 juin 1791.]


L'ARRESTATION DU ROI A VARENNES

Le meme jour 21, vers onze heures du soir, est arrive a l'auberge du _Bras
d'Or_ le sieur Drouet maitre de la poste aux chevaux de Sainte-Menehould,
accompagne du sieur Guillaume, habitant de la meme ville, tous deux en
bidet et qui sans respirer apprirent au sieur Leblanc aubergiste que deux
voitures descendaient derriere eux et allaient passer sur le champ et
qu'ils soupconnaient que le roi etait dans une. L'aubergiste, officier de
la garde nationale, courut chez M. Sauce procureur de la Commune, qu'il
fit lever aussitot, et lui redit ce qu'il venait d'apprendre. Il retourna
chez lui, s'arma lui et son frere et prirent un poste. Le procureur de la
Commune avertit l'officier municipal qui represente le maire depute a
l'Assemblee nationale. [Note: Le depute George.] Ayant rencontre le sieur
Regnier homme de loi, qui etait egalement prevenu, il le pria d'aller vite
avertir les autres officiers. [Note: Officiers municipaux.] Le procureur
de la Commune rentre chez lui fit lever ses enfants et leur dit de courir
par les rues en criant _Au feu_ afin de donner l'alarme. Il prit une
lanterne et se porta au passage. Pendant cet instant les sieurs Regnier et
Drouet conduisirent une voiture chargee et barrerent le passage du pont.
Ce fut a ce moment que les voitures parurent, les deux freres Leblanc
avaient arrete la premiere qui etait un cabriolet dans lequel etaient deux
dames. [Note: Mmes Brunier et de Neuville attachees a la personne de la
reine.]

Le procureur de la Commune s'etant approche de cette voiture demande les
passeports; on lui repondit que c'etait la seconde voiture qui les avait;
il s'y porta de suite. Cette voiture etait extraordinairement chargee,
attelee de six chevaux, avec des cavaliers sur les trois chevaux de main
et trois personnes habillees en jaune assises sur le siege. [Note: Trois
gardes du corps deguises en courriers.] Les deux freres Leblanc, reunis au
sieur Coquillard, Justin George, Pousin, tous trois gardes nationales, les
nommes Thevenin des Islettes et Delion de Montfaucon qui etaient loges a
l'auberge du _Bras d'Or_ et armes firent ferme et bonne contenance. Le
procureur de la Commune s'approchant de la portiere demanda aux personnes
qui etaient dans cette voiture ou elles allaient et leva sa lanterne pour
les distinguer....

Alors l'alarme sonnait, le peuple s'amassait, la garde nationale avait
forme des postes, on s'occupait a barrer les avenues et a placer des
hommes bien armes pour s'opposer au passage interieur. [Note: La route
passait pres de l'auberge sous une voute basse et etroite, a la sortie de
laquelle se trouvait le pont sur l'Aire qui faisait communiquer la ville
haute et la ville basse. La voute se voit dans la gravure des _Revolutions
de Paris_ que nous reproduisons.] On se porta sur le chemin de Clermont
avec quelques pieces de canon et on s'occupa a former des barrieres avec
des pieces de bois, des fagots et des voitures....

Tous ces moments se passerent dans la plus cruelle agitation, incertains
des dispositions des hussards qui occupaient une partie de la rue et des
mouvements que pouvaient faire ceux qui etaient au quartier [Note: Les
hussards de Lauzun dont un detachement arriva apres le roi et se mit en
bataille devant la maison du procureur Sauce ou le roi etait descendu. Un
autre detachement etait dans la ville basse, de l'autre cote du pont et de
la voute barricades et gardes par les gardes nationaux. Les hussards
finirent par passer au peuple.]

Plusieurs personnes etaient rassemblees autour du roi, et voyant qu'on ne
doutait plus que ce fut lui, il s'ouvrit et se precipitant dans les bras
du procureur de la Commune, il lui dit: _Oui je suis votre roi. Place dans
la capitale au milieu des poignards et des baionnettes, je viens chercher
en province et au milieu de mes fideles sujets la liberte et la paix dont
vous jouissez tous; je ne puis plus rester a Paris sans y mourir, ma
famille et moi_. Et apres une explosion de son ame tendre et paternelle,
il embrassa tous ceux qui l'entouraient. Cette priere attendrissante fit
jeter sur lui des regards d'un feu d'amour que ses sujets connurent et
sentirent pour la premiere fois et qu'ils ne purent caracteriser que par
leurs larmes.... Le spectacle etait touchant mais il n'ebranlait pas la
commune dans sa resolution et son courage pour conserver son roi....
[Note: "Il semblait, dit Fournel, que la majeste royale eut encore garde
son prestige pour ces hommes qui venaient, sans s'en douter a coup sur, et
sans prevoir en aucune facon ni la portee, ni les consequences de leur
acte, de lui porter la plus terrible atteinte."]

Les gardes nationales voisines commencaient a defiler de toutes parts,
averties par les officiers et cavaliers de la gendarmerie et par des
citoyens. A six heures du matin, on se vit suffisamment en force pour
hater le depart et former l'escorte. Pendant cet intervalle, le conseil
general de la commune, le tribunal, le juge de paix, ce dernier mande par
le roi, s'assemblerent pour deliberer sur le depart du roi, lorsqu'on
annonca deux courriers de la capitale, dont l'un etait aide de camp de M.
de Lafayette, porteurs d'ordres de l'Assemblee nationale, envoyes a la
poursuite du roi.... [Note: Proces-verbal de la municipalite de Varennes
dans V. Fournel, appendice.]

Le depart n'eut lieu qu'a sept heures et demie du matin, le roi s'etait
efforce de le retarder le plus longtemps possible pour donner le temps a
Bouille d'arriver a son secours avec le Royal-Allemand, en garnison a
Stenay. Bouille arriva une heure trop tard. Le retour se fit au milieu
d'une foule de gardes nationales accourues de tous les villages. Entre
Epernay et Chateau-Thierry trois deputes mandates par l'Assemblee, Petion,
La Tour-Maubourg et Barnave, rejoignirent le cortege qui fit dans Paris
une entree impressionnante.


RETOUR DE LOUIS XVI A PARIS SAMEDI 25 JUIN

Des spectateurs de tout rang et en grand nombre ne manquerent pas de se
trouver sur le chemin depuis Pantin jusqu'au pont tournant du jardin des
Tuileries. Le poids de la chaleur ne rebuta personne, et l'on ne s'ennuya
pas d'attendre: on avoit tant de choses a se communiquer sur le saint du
jour et c'etoit a qui dirait son mot. On passa en revue les faits et
gestes du heros de la fete. On s'etonna d'avoir ete si longtemps dupe de
ce rustre couronne, dont les pieges avoient ete aussi grossiers que la
personne....

Ceux qui tenoient pour le ci-devant, ils etoient en petit nombre,
observoient tout et osoient a peine souffler. On en vit quitter la partie
plutot que d'etre contraints a se couvrir en la presence du roi, leur
maitre; car bien longtemps avant le passage du cortege on convint de cette
nouvelle etiquette: on ne fit grace a personne; ceux qui ne portoient de
chapeaux que sous le bras, comme les autres. Plusieurs d'entre le peuple,
qui n'en avoient point du tout, ne voulurent pas neanmoins etre en reste;
ils se ceignirent la tete d'un mouchoir. On fut sans misericorde pour les
femmes coiffees d'un chapeau noir. [Note: Marie Antoinette a son depart
portait un chapeau noir.] On fit main basse dessus: _A bas le Chapeau_,
leur disoit-on, et pour decider les plus irresolues, on leur ajoutoit:
Voudriez-vous, vous, honnete femme, avoir quelque ressemblance avec
l'autrichienne? Cette consideration portoit coup.


La plupart des piques avoient un pain embroche dans le fer de la lance
comme pour faire entendre a Louis XVI que l'absence d'un roi ne cause
point la famine. Si notre ci-devant avoit la vue moins courte, il auroit
pu lire cette inscription en tete d'un piquet de citoyens mal vetus, mal
armes, mais penetres des bons principes:

Vive la Nation
La loi...
[Note: _Le Roi_ a ete supprime.]

C'etoit un spectacle imposant et magnifique vu des Champs-Elysees que ces
20 mille baionnettes parsemees de lances, escortant avec gravite, a
travers une population de 300 mille individus, un roi cache dans le fond
de son coche, et cherchant a se derober aux regards de toute une multitude
dont il se promettoit trois jours auparavant la conquete et l'esclavage.
Le soleil, dont les fuyards avoient prevenu le lever, le soleil, dans
toute sa pompe, eclaira de ses derniers rayons leur rentree ignominieuse
au palais des Tuileries, comme pour apprendre aux despotes que leur regne
va finir. Quel beau moment que celui ou l'on vit tout le peuple de la
premiere cite du monde humilier tous les potentats de la terre dans la
personne de Louis XVI, montrer aux nations comme il convient de chatier
les monarques, dedaigner de repandre le sang corrompu d'un roi
refractaire, et le reserver pour servir d'epouvantail a ses pareils! Mais
peut-etre que la journee du 14 juillet 1789 etoit encore plus belle.
[Note: _Les Revolutions de Paris_ du 25 juin au 2 juillet 1791.]




CHAPITRE VI

LE MASSACRE DU CHAMP-DE-MARS


LE PROBLEME POLITIQUE AU LENDEMAIN DE VARENNES

La fuite du roi avait en fait suspendu la Constitution. Son retour
augmenta les difficultes. Un roi parjure, qui avait solennellement repudie
ses serments, qui etait alle solliciter l'aide de l'etranger pouvait-il
etre retabli en fonctions? Et d'autre part, si on le deposait, par qui,
par quoi le remplacerait-on?

Un depute du cote gauche, Thomas Lindet, des le 22 juin, definit ainsi le
probleme politique qui se posait devant l'Assemblee et devant la France:

Louis XVI remontera-t-il sur le trone d'ou il est descendu?

Aura-t-il un successeur?

Quel role pourrait jouer Louis-Philippe? [Note: Philippe d'Orleans,
premier prince du sang, le futur Philippe-Egalite.]

La France ne sera-t-elle pas une Republique?

Quand partirons-nous? [Note: Quand la Constituante se separera-t-elle? Un
de ses premiers actes fut de suspendre les elections deja commencees pour
la nomination de la Legislative.]

Comment nous en tirerons-nous? [Note: Thomas Lindet a Robert Lindet, 22
juin 1791.]

Le meme depute montrait un peu plus tard toutes les difficultes qu'offrait
chacune des solutions possibles et critiquait aprement celle qui fut
finalement adoptee: le retablissement de Louis XVI.

Nous sommes dans une position facheuse. La tres petite minorite [de
l'Assemblee] pense que le contrat social est rompu par le parjure; la
petite minorite ne peut gagner l'organisation provisoire d'un conseil
executif; tout ce qui a l'air d'approcher de cette idee met en rage ceux
qui veulent une idole.

On veut un roi; il faut prendre un imbecile, un automate, un fourbe, un
parjure, que le peuple meprisera, qu'on insultera, qui conspirera, et
contre lequel il est a craindre qu'on ne se porte a des violences, au nom
duquel on entreprendra chaque jour de nouvelles tentatives, sous le nom
duquel des fripons regneront; ou bien il faut subir une minorite de 12
ans, [Note: Le dauphin avait six ans. Sa majorite etait fixee a 18 ans.]--
querelles pour la regence, avoir un roi detrone, trois contendants
a la regence, [Note: Ces trois pretendants etaient le duc d'Orleans et les
deux freres du roi, Artois et Provence.] aucun n'ayant, ni la capacite ni
l'opinion publique,--ou bien il faut laisser le roi en curatelle
perpetuelle, lui donner un conseil electif. Ce mot fait peur, je ne sais
pas comment se tirera l'Assemblee d'un aussi mauvais pas, qui compromet le
sort de la France pour longtemps. Les trois entrees du roi dans Paris
[Note: Ces trois entrees etaient celles du 17 juillet 1789, du 6 octobre
1789 et du 25 juin 1791.] sont des lecons perdues; il ne les comprend pas.
Il croit que ce sont des triomphes; il se plaint de ce que l'on a empeche
l'affection du peuple d'eclater et de lui donner des temoignages
d'allegresse.

Qu'espere-t-on d'un chef aussi avili? Il est difficile de se promettre la
paix et le calme d'ici a longtemps. [Note: Thomas Lindet a Robert Lindet,
14 juillet 1791.]


LES GRANDS CLUBS

L'agitation pour le detronement de Louis XVI fut conduite en premiere
ligne par le Club des Cordeliers et par le Cercle social. Les Jacobins,
d'abord partages, se laisserent gagner finalement par le mouvement, mais
ce fut au prix d'une scission. Leurs elements moderes se reunirent au
couvent des Feuillants a la veille du massacre du Champ-de-Mars. Les
lignes qui suivent essaient de fixer les differences qui caracterisaient
chacun des trois grands clubs democratiques.

Les _Jacobins_ sont a l'origine une reunion des deputes qui se
concertent pour preparer les votes de l'Assemblee et pour assurer ensuite
leur execution. Meme quand ils s'ouvrent aux simples particuliers,
l'element parlementaire continue d'y predominer. Les cotisations elevees
exigees a l'entree en eloignent les petits bourgeois. Par le reseau de
leurs societes affiliees comme par la qualite de leurs membres dirigeants,
ils repandent leur influence sur toute la France.


LE MASSACRE DU CHAMP-DE-MARS

Les Jacobins doivent a leur recrutement d'etre un club parlementaire
et bourgeois et a leur organisation d'etre un club national.

Le _Cercle social_, qui groupe, une fois par semaine, au cirque du
Palais-Royal depuis octobre 1790 les Amis de la Verite, est avant tout une
Academie politique. On ne s'y occupe en public qu'accessoirement ou
extraordinairement d'objets particuliers. Les seances sont remplies par
les discussions de principes, par l'expose de plans de cite future, par de
veritables conferences, politiques sans doute, mais a tournure
philosophique. [Note: L'abbe Fauchet y exposa et y discuta pendant six
seances les principales idees du _Contrat social_ au moment ou l'Assemblee
votait la Constitution.] Les assistants sont des invites. Ils ne prennent
pas part a la direction du club qui reste aux mains d'un directoire
secret, le Cercle social proprement dit, loge maconnique dont Nicolas de
Bonneville, esprit fumeux et hardi, est le grand chef. Le grand point est
d'instruire, de preparer les esprits a des changements profonds qu'on se
borne du reste a annoncer en termes voiles et mysterieux.

Les Amis de la Verite font appel aux hommes de toutes les nations. Ils
sont essentiellement cosmopolites et ils revent d'une sorte de Republique
universelle, ou il n'y aurait plus de riches ni de pauvres, ni de
religions positives, mais un dressage vertueux et civique. L'ideologie ne
fleurit nulle part mieux que dans ce milieu singulier, ou les hardiesses
de l'avenir se presentent sous la gangue du passe.

Les _Amis des droits de l'homme_ ne ressemblent ni aux Amis de la
Constitution ni aux Amis de la Verite. Leur ambition est plus modeste,
Leur objet plus precis, plus pratique. Ils n'aspirent pas, au debut tout
au moins, a tracer des directions a la Constituante, ils n'agitent aucun
projet de reconstruction sociale, nationale ou internationale. "Leur but
principal, dit leur charte constitutive, l'arrete du 27 avril 1790, est de
denoncer au tribunal de l'opinion publique les abus des differents
pouvoirs et toute espece d'atteinte aux droits de l'homme." Autrement dit,
ils se donnent comme les protecteurs de tous les opprimes, les defenseurs
des victimes de toutes les injustices, les redresseurs de tous les abus
particuliers ou generaux. Leur mission est essentiellement une mission de
surveillance et de controle a l'egard de toutes les autorites. Ils
arborent en tete de leurs papiers officiels "l'oeil de la surveillance",
oeil grand ouvert sur toutes les defaillances des elus et des
fonctionnaires. Leurs seances debutent, en guise de _benedicite_, par la
lecture de la declaration des droits.

Les Jacobins s'occupent avant tout de la redaction des lois, les
Cordeliers de leur mise en pratique. Les Amis de la Verite formulent les
theories, les Amis des droits de l'homme s'interessent aux faits de la vie
courante. Ils ne cherissent pas la Liberte, l'Egalite en paroles. Ils en
exigent la consecration dans les realites. Ceux-la s'attaquent davantage
aux idees, ceux-ci aux personnes. Ils provoquent des denonciations, ils
entreprennent des enquetes, ils visitent dans les prisons les patriotes
opprimes, ils leur donnent des defenseurs, ils sollicitent en leur faveur
aupres des autres clubs ou des autorites, ils saisissent l'opinion par des
placards, ils viennent en aide aux familles des victimes par des
souscriptions, etc. Bref, ils sont un groupement d'action et de combat.
Ainsi, ils restent fideles a la tradition de l'ancien district des
Cordeliers qui protegeait Marat contre les records du Chatelet, au besoin
a force ouverte. Ainsi, ils restent en contact avec le peuple des
travailleurs et des petites gens, continuellement et directement
interesses a leurs demarches.

Ils n'accueillent pas seulement parmi eux des hommes de toutes les
conditions, de simples citoyens passifs, ils permettent aux femmes
d'assister a leurs seances et de prendre part aux deliberations et par la
ils ressemblent aux Amis de la Verite....

... Y eut-il parmi les Cordeliers un homme dont on puisse dire que
l'influence fut dirigeante, un chef? Une legende trop communement
acceptee, a donne ce role a Danton. Legende fausse. Si Danton exerca une
action considerable dans l'ancien district, dont il fut quatre fois
president, son action au club echappe a l'examen. Il n'y parut presque
jamais. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il fut inscrit sur la liste des
membres, c'est que les Cordeliers le comptent comme un des leurs. Mais il
n'assiste pas aux seances, il n'y prend pas la parole. Les actes officiels
emanes du club, les comptes rendus des journaux sont muets a son
endroit.... [Note: A. Mathiez, _Le club des Cordeliers pendant la crise de
Varennes et le massacre du Champ-de-Mars,_ 1910, pp. 5-12.]


LES SOCIETES FRATERNELLES

Les Cordeliers ne commencerent a jouer un role important qu'au moment ou
ils eurent derriere eux ou a cote d'eux les societes fraternelles....

La premiere en date des societes fraternelles et la plus celebre, celle
qu'on appelait la societe fraternelle tout court, fut fondee le 2 fevrier
1790 par un pauvre maitre de pension Claude Dansard.... Tous les soirs,
dans une des salles de ce meme couvent des Jacobins de la rue Saint-Honore
ou siegeaient les Amis de la Constitution, il rassemblait les artisans,
les marchands de fruits et de legumes du quartier, avec leurs femmes et
leurs enfants, et il leur lisait, a la lueur d'une chandelle qu'il
apportait dans sa poche, les decrets de la Constituante qu'il expliquait
ensuite. Peu a peu, le public de Dansard grossit. Quelques-uns des
assistants se cotiserent pour assurer un eclairage de plus longue duree.
Les seances purent ainsi se prolonger jusqu'a 10 heures du soir. En
fevrier 1791, on exigea une cotisation d'un sou par membre et on loua les
chaises au profit de l'oeuvre.

Les premieres reunions organisees par Dansard datent de fevrier 1790. Ce
n'est qu'a la fin de la meme annee que la presse patriote les signale et
les donne en exemple. L'article de la _Chronique de Paris_ sur les debuts
de la societe fraternelle est du 21 novembre 1790. Date significative! La
lutte s'organise en ce mois de novembre 1790 contre la Constitution civile
du clerge. Les aristocrates viennent de tourner contre la Revolution la
meilleure des armes. Ils commencent a exploiter le sentiment religieux
encore tres profond dans les masses. Il n'est pas etonnant que les
patriotes aient senti le peril et que, pour le conjurer, ils aient songe a
generaliser l'institution d'education civique qui fonctionnait deja
obscurement depuis des mois dans le couvent meme ou deliberaient les
Jacobins.... Si les patriotes de toutes les nuances coopererent a la
formation des societes fraternelles, il parait cependant resulter des
documents que ceux qui deviendront plus tard les Montagnards et parmi eux
particulierement les Cordeliers exercerent sur elles des le debut une
action preponderante. Les premieres en date prennent naissance dans le
voisinage immediat du club, sur l'initiative de ses membres....

Toutes ou presque toutes ces societes sont animees sensiblement du meme
esprit qui est un esprit de defiance et d'action democratiques. Par la
encore elles devaient se rapprocher forcement des Cordeliers avec lesquels
elles avaient tant d'affinites.... Tres vite elles constituerent la garde
personnelle des chefs populaires, le noyau permanent de toutes les
manifestations.... [Note: A. Mathiez, _op. cit._, pp. 14-21. ]

Citons parmi les principales societes fraternelles, celle que fonda le
graveur Sergent, rue Mondetour, maison de M. Thierri, marchand de vins, le
19 decembre 1790,--celle que fonda l'abbe Danjou le meme jour, a l'eglise
Saint-Jean,--le club civique du Theatre francais fonde en novembre 1790,
--les Ennemis du despotisme (anciens vainqueurs de la Bastille) qui datent
du 2 janvier 1791,--la societe des Minimes fondee par Tallien le meme
jour,--la societe de Sainte-Genevieve, seante aux Carmes de la place
Maubert, fondee le 6 mars 1791 sous la direction de Mehee-Latouche,--la
societe des Nomophiles presidee par Concedieu,--la societe des Indigents,
etc. Toutes avaient ceci de commun qu'elles s'ouvraient aux citoyens
passifs, aux femmes comme aux hommes. C'est par elles que s'est faite
l'education politique des masses, par elles que furent leves et embrigades
les gros bataillons populaires les jours de manifestation et d'emeute.


LE MOUVEMENT CORDELIER

Si le club des Cordeliers exerca une action preponderante dans l'agitation
pour le detronement de Louis XVI, c'est qu'il avait groupe autour de lui,
depuis plusieurs mois deja, toutes les forces democratiques pour la lutte
contre la Constituante embourgeoisee. Sans etre republicains, ils
reclamaient le gouvernement direct selon les idees du _Contrat Social_,
ils denoncaient avec force toutes les violations des principes de la
declaration des droits: la distinction des citoyens actifs et passifs, le
cens d'eligibilite (le marc d'argent), les restrictions apportees au droit
de petition, au droit de porter les armes, etc. Leur mouvement est deja un
mouvement de classe, qui tournera facilement a l'emeute.

Des le mois de mai 1791, les Cordeliers et les societes fraternelles se
rapprochent et se federent. Un comite central leur sert de lien. Ce comite
tient ses deux premieres seances les 7 et 10 mai dans le local meme des
Cordeliers, au couvent de la rue de l'Observance, d'ou la municipalite va
les expulser le lendemain. Les seances sont presidees par le Cordelier
Robert qui mene depuis sept mois dans son journal, le _Mercure national_,
une vive campagne en faveur de la Republique. Le comite central se deplace
avec les Cordeliers eux-memes. Il se transporte le 14 avec eux dans le jeu
de Paume du sieur Bergeron. Mais les Cordeliers sont orgueilleux. Ils ne
veulent pas partager leur influence avec le Comite qui s'eleve au-dessus
d'eux. Une brouille survient. Le Comite central cherche un local qui soit
a lui. Il se reunit d'abord, le 17 mai, chez Robert lui-meme, rue des
Marais, n deg. 2, puis rue Glatigny, a la Cite, dans la maison de M. de
Lombre, traiteur.

Le Comite et son chef Robert se preoccupaient de gagner le coeur des
ouvriers de Paris. Quand Bailly, le 4 mai, avait fait defense aux
charpentiers de se coaliser pour imposer un prix uniforme aux patrons,
Robert avait proteste contre cet "acte de tyrannie". "Defendre aux
ouvriers defaire leur prix, s'etait-il ecrie, n'est-ce pas les soumettre a
un prix qu'ils n'auraient pas fait? Et si les maitres ne sont point
obliges d'acceder aux prix des ouvriers, pourquoi voudrait-on que les
ouvriers accedassent aux prix des maitres?" Pour apprecier toute
l'importance de ces paroles, alors tres nouvelles sous une plume
bourgeoise, il faut se rappeler qu'elles etaient prononcees en pleine
bataille ouvriere. Les greves furent nombreuses a Paris dans ces mois
d'avril et mai 1791, greve des charpentiers, greve des typographes, greves
des marechaux ferrants. Le Comite central de Robert ne se proposait rien
moins que de grouper et de coordonner, de diriger aussi le mouvement
ouvrier.

Au mois de juin, a la veille de la reunion des assemblees primaires,
l'agitation contre le regime electoral censitaire se fait plus profonde et
plus generale. Le 14 juin, les commissaires des societes fraternelles
reunis au Comite central adoptent une courte et energique petition redigee
par Bonneville: "Peres de la Patrie, ceux qui obeissent a des lois qu'ils
n'ont pas faites ou sanctionnees sont des esclaves. Vous avez declare que
la loi ne pouvait etre que l'expression de la volonte generale, et la
majorite est composee de citoyens etrangement appeles _passifs_. Si vous
ne fixez le jour de la sanction universelle de la loi par la totalite
absolue des citoyens, si vous ne faites cesser la demarcation cruelle que
vous avez mise, par votre decret du marc d'argent, parmi les membres d'un
peuple frere, si vous ne faites disparaitre ces differents degres
d'eligibilite qui violent si manifestement votre declaration des droits de
l'homme, la patrie est en danger. Au 14 juillet 1789, la ville de Paris
contenait 500,000 hommes armes: la liste active publiee par la
municipalite offre a peine 80,000 citoyens. Comparez et jugez."

Treize societes populaires avaient signe, par leurs commissaires, cette
petition menacante ou on lisait ces mots avant-coureurs d'insurrection:
_La Patrie est en danger!_ La petition fut affichee dans tout Paris et
repandue en province....

La force du mouvement democratique est attestee par l'appui qu'il trouvait
dans la grande presse, par l'adhesion explicite de plusieurs sections de
Paris, par le concours des artistes, savants, ingenieurs, inventeurs et
ouvriers groupes dans la societe du point central des arts et metiers qui
tenait ses reunions au Cercle social, par l'agitation qui s'etend en
province, par la tentative, d'ailleurs infructueuse, des fayettistes pour
creer des societes fraternelles de leur parti. Elle est mieux attestee
encore par les craintes de plus en plus vives que manifestaient les
journaux devoues a l'Assemblee et a Lafayette.... [Note: Le _Babillard_,
la _Feuille du jour_, les _Philippiques_, l'_Ami des patriotes_, etc.]

"Il est temps, ecrivait l'_Ami des patriotes_ du 18 juin, que les gens de
bien de tous les partis se reunissent contre l'ennemi commun: _ce n'est
pas de liberte seulement qu'il s'agit, c'est de propriete, c'est
d'existence_...." Il etait difficile de dire plus clairement que la lutte
engagee etait une lutte de classes. De pareils appels dans les journaux
gouvernementaux annoncent d'ordinaire les fusillades. Celui-ci, paru deux
jours avant Varennes, quatre jours apres le vote de la loi Chapelier,
[Note: Cette loi interdisait les coalitions et supprimait par suite le
droit de greve] ne preceda que d'un mois le massacre du Champ-de-Mars. Des
la fin de decembre 1790, le _Journal des clubs_ comparait aimablement les
democrates aux voleurs et aux brigands et appelait contre eux, en termes
plus violents que ceux dont se servait habituellement Marat, une
repression prompte et energique.

On ne comprend rien aux evenements qui ont suivi la fuite du Roi si on n'a
pas constamment presente a l'esprit cette lutte sociale. L'evenement de
Varennes fut exploite par les deux partis patriotes qui essayerent de le
faire tourner a leur avantage. Je ne mets pas en doute que si Louis XVI ne
fut pas detrone en juin 1791, c'est a cet antagonisme des classes qu'il le
dut. Il fut l'enjeu de leur combat. [Note 3: A. Mathiez, _op. cit._, pp.
30-34.]


LES REPUBLICAINS

Avant Varennes, les republicains n'etaient qu'une poignee de litterateurs
et de publicistes. Leur propagande etait toute theorique, presque
academique. Le parjure royal donna a leurs idees une actualite
saisissante.

Dans toute la France se produisirent des manifestations antimonarchiques.
Les petitions affluerent a l'Assemblee contre "le roi de Coblentz".
A Paris, le club des Cordeliers votait des le 21 juin une petition redigee
par Robert qui se terminait ainsi: "Legislateurs, vous avez une grande
lecon devant les yeux, songez bien qu'apres ce qui vient de se passer, il
est impossible que vous parveniez a inspirer au peuple aucun degre de
confiance dans un fonctionnaire appele roi; et, d'apres cela, nous vous
conjurons, au nom de la patrie, ou de declarer sur-le-champ que la France
n'est plus une monarchie, qu'elle est une republique; ou au moins
d'attendre que tous les departements, toutes les assemblees primaires
aient emis leur voeu sur cette question importante, avant de penser a
replonger une seconde fois le plus bel empire du monde dans les chaines et
dans les entraves du monarchisme."

Les Cordeliers etaient des democrates mais l'opinion republicaine ralliait
aussi une partie des patriotes conservateurs, des gens comme La
Rochefoucauld, Dupont de Nemours, Condorcet, Achille Duchatelet, Brissot,
tous plus ou moins directement attaches a Lafayette, et la plupart membres
de ce club de 89 qui s'opposait depuis un an a la politique democratique
des jacobins. Cette circonstance rendit suspecte la propagande
republicaine a des democrates aussi convaincus que Robespierre.
Robespierre soupconna que Lafayette et ses amis voulaient compromettre les
democrates dans une agitation republicaine prematuree qui servirait de
pretexte a une repression. Il crut habile de faire porter sa campagne
uniquement sur la punition du roi parjure et de reserver la question de la
republique et de la monarchie a une consultation populaire. Il a lui-meme
tres bien defini son attitude dans son journal _Le Defenseur de la
Constitution_. Il s'adresse a Brissot et a ses amis:

Tandis que nous discutions a l'Assemblee constituante la grande question
si Louis XVI etait au-dessus des lois, tandis que, renferme dans ces
limites, je me contentais de defendre les principes de la liberte sans
entamer aucune autre question etrangere et dangereuse,... soit imprudence,
soit tout autre chose, vous secondiez de toutes vos forces les sinistres
projets de la faction. Connus jusques la par vos liaisons avec Lafayette
et pour votre grande _moderation_; longtemps assidus d'un club
demi-aristocratique [le club de 1789], vous fites tout a coup retentir le
mot de _republique_. Condorcet [Note: Robespierre n'avait pas oublie que
Condorcet avait voulu reserver aux seuls proprietaires l'exercice des
droits politiques, qu'il avait critique la declaration des droits,
proteste contre la suppression des titres de noblesse et des armoiries,
contre la confiscation des biens d'eglise, etc.] publie un traite sur la
_republique_, dont les principes, il est vrai, etaient moins populaires
que ceux de notre constitution actuelle. Brissot repand un journal
intitule _Le Republicain_ et qui n'avait de populaire que le titre. Une
affiche dictee dans le meme esprit, redigee par le meme parti sous le nom
du ci-devant marquis Du Chatelet, parent de Lafayette, ami de Brissot et
de Condorcet, avait paru dans le meme temps sur tous les murs de la
capitale. Alors tous les esprits fermenterent, le seul mot de _republique_
jeta la division parmi les patriotes, donna aux ennemis de la liberte le
pretexte qu'ils cherchaient de publier qu'il existait en France un parti
qui conspirait contre la monarchie et contre la constitution; ils se
haterent d'imputer a ce motif la fermete avec laquelle nous defendions a
l'Assemblee constituante les droits de la souverainete nationale contre le
monstre de l'inviolabilite.... [Note: _Defenseur de la Constitution_,
introduction intitulee Exposition de mes principes.]

Quoi qu'il en soit, que Robespierre ait ete dans la verite ou dans
l'erreur en pretant des arriere-pensees aux republicains du groupe
Brissot-Condorcet, il est certain que les divisions des republicains
democrates (ceux du groupe cordelier) et des republicains conservateurs
(ceux du groupe Condorcet) ont paralyse jusqu'a un certain point
l'opposition qu'ils firent au maintien de la monarchie.


LES ORLEANISTES

La solution orleaniste rencontra un moment une grande faveur dans les
milieux jacobins. Le jour meme du retour du roi, le 25 juin, le journal
de Perlet proposait de nommer le duc d'Orleans regent avec un conseil
executif. Le duc d'Orleans declina le lendemain toute candidature a la
regence, "renoncant dans ce moment et pour toujours aux droits que la
Constitution lui donnait", mais cette renonciation n'empecha pas le
courant orleaniste de grandir. A defaut du pere on prendrait le fils, le
duc de Chartres [le futur Louis-Philippe], qui commandait un regiment a
Vendome et qui frequentait assidument les jacobins. L'abbe Danjou,
Anthoine, Real, Danton, d'autres encore se firent au club les champions de
la solution orleaniste. Le 29 juin, Anthoine prononca l'eloge du "genereux
colonel qui, dans notre derniere seance, a declare qu'il marcherait a
l'ennemi comme simple soldat si l'on croyait que sa place put etre mieux
remplie". Ce genereux colonel etait le duc de Chartres. Des republicains
comme Brissot se rallieront a la regence d'un d'Orleans. Brissot redigera
avec Danton la premiere petition du Champ-de-Mars ou on demandait le
remplacement de Louis XVI par "les moyens constitutionnels", c'est-a-dire
par un d'Orleans.


L'ASSEMBLEE REFUSE DE DETRONER LOUIS XVI

Des le premier moment l'Assemblee conduite par Barnave et les Lameth
manifesta sa repugnance pour la solution orleaniste comme pour la solution
republicaine. Dans son adresse aux Francais du 22 juin elle denonca non la
fuite, mais l'_enlevement_ du roi. Le lendemain Thouret proposait de
mettre en arrestation ceux qui oseraient porter atteinte au respect du a
la dignite royale. Le 25 juin, l'Assemblee suspendait les elections deja
commencees pour la nomination de la Legislative, de crainte que les
assemblees primaires et electorales ne se prononcassent pour une nouvelle
Constitution. Louis XVI fut considere comme inviolable. Seuls les
complices de son "enlevement" furent poursuivis. L'Assemblee s'engagea a
retablir le roi dans la plenitude de ses pouvoirs aussitot qu'il aurait
accepte la Constitution qu'elle se mit a reviser dans un sens retrograde.

Si la Constituante s'est refusee a detroner Louis XVI, c'est sans doute
par crainte d'une intervention des puissances etrangeres, par crainte
aussi d'une guerre civile que ne manqueraient pas de dechainer,
croyait-elle, les differents pretendants au trone du monarque dechu, mais
c'est aussi et c'est surtout par crainte que la decheance du roi ne
profitat au parti democratique. Le duc d'Orleans s'appuyait sur les
jacobins et meme sur une partie des Cordeliers. Lafayette, son rival et
son ennemi, voyait sa main dans tous les troubles qui agitaient la
capitale. Barnave, Duport et les Lameth combattaient avec acharnement
depuis six mois le parti democratique qui leur reprochait leur trahison
dans la question du cens electoral, des droits politiques des hommes de
couleur, etc. Ils craignirent que l'avenement du duc d'Orleans, soit comme
regent, soit comme roi, ne fut aussi l'avenement de leurs rivaux. Ils
prefererent garder Louis XVI, tout discredite qu'il fut, parce qu'ils
pensaient que ce roi qui leur devrait la couronne ne pourrait pas
gouverner sans eux et sans la classe sociale qu'ils representaient.

La raison profonde de la decision de l'Assemblee fut dite par Barnave dans
son discours du 15 juillet:

Tout changement dans la constitution est fatal, tout prolongement de la
revolution est desastreux.... Je place ici la veritable question:
Allons-nous terminer la revolution, allons-nous la recommencer? Si vous
vous defiez une fois de la Constitution, quel sera le point ou vous vous
arreterez? Que laisserez-vous a vos successeurs?...

Vous avez rendu tous les hommes egaux devant la loi; vous avez consacre
l'egalite civile et politique; vous avez repris pour l'Etat tout ce qui
avait ete enleve a la souverainete du peuple; un pas de plus serait un
acte funeste et coupable, un pas de plus dans la ligne de la liberte
serait la destruction de la royaute, dans la ligne de l'egalite, la
destruction de la propriete. Si l'on voulait encore detruire, quand tout
ce qu'il fallait detruire n'existe plus, si l'on croyait n'avoir pas tout
fait pour l'egalite, quand l'egalite de tous les hommes est assuree,
trouverait-on encore une aristocratie a aneantir, si ce n'est celle des
proprietes?... Il est donc vrai qu'il est temps de terminer la revolution;
que si elle a du etre commencee et soutenue pour la gloire et le bonheur
de la nation, elle doit s'arreter quand elle est faite et qu'au moment ou
la nation est libre, ou tous les Francais sont egaux, vouloir davantage,
c'est vouloir commencer a cesser d'etre libres et devenir coupables.
[Note: _Moniteur._]


LA PETITION

Quand les Cordeliers et les societes fraternelles qui gravitaient dans
leur orbite apprirent vers le 12 juillet que les comites de l'Assemblee
etaient decides a mettre Louis XVI hors de cause, ils s'efforcerent de
prevenir le vote qu'ils redoutaient par des manifestations et des
petitions reiterees.

Le 15 juillet, les Cordeliers et les Amis de la Verite deciderent de ne
pas reconnaitre le decret par lequel l'Assemblee venait, le jour meme,
d'innocenter Louis XVI. Ils se rendirent en masse au local des jacobins et
determinerent ceux-ci a nommer cinq commissaires, Lanthenas, Sergent,
Danton, Ducancel et Brissot, pour rediger une petition contre le
retablissement du roi parjure.


LES JACOBINS ET LA PREMIERE PETITION DU CHAMP-DE-MARS

Le depute de Metz Anthoine, ami de Robespierre, qui presidait la seance
des Jacobins du 15 juillet au soir ou la petition contre le retablissement
de Louis XVI fut decidee, a raconte en ces termes ce qui s'est passe au
club, dans une deposition qu'il fit le 23 aout, devant le tribunal charge
d'informer sur les responsabilites du massacre:

A 7 heures je me rendis aux Jacobins. Je trouvai le fauteuil occupe par M.
Laclos [Note: Choderlos de Laclos, romancier et chancelier du duc
d'Orleans.] qui etoit ainsi que moi secretaire de la societe et qui
presidoit en l'absence de M. Bouche. [Note: Depute de Provence.] Il me dit
qu'il etoit extremement tourmente, que l'on vouloit parler sur le decret
rendu le matin par l'Assemblee nationale, [Note: Ce decret innocentait
Louis XVI par preterition.] qu'il ne le souffrirait pas et qu'il alloit me
ceder le fauteuil, parce qu'etant depute, il presumoit que je pourrais
plus facilement contenir les orateurs. Fortement indispose d'un mal de
poitrine et fort eloigne moy-meme de vouloir que l'on parlat du decret, je
refusay constamment de remplir les fonctions de President. Cependant,
plusieurs membres de la societe rendoient compte du decret, un d'eux meme
en donna lecture et fit remarquer que le decret ne prononcoit rien
absolument sur le sort du roy. Or, il etoit impossible d'interdire a la
societe de parler d'un decret qui n'etoit pas explicitement rendu. Pour
detourner l'attention de la societe, je montai a la tribune pour proposer
une motion d'ordre fort etrangere au sujet. On refusa de m'entendre et,
par acclamation, on me forca de presider malgre l'epuisement de mes
forces. Alors je priai M. de La Clos d'engager M. Petion a s'opposer a ce
qu'on parlat du decret. M. Biauzat prit la parole et, en mon nom, il
invita la societe a ecarter cet objet de la deliberation. Je ne le
desavouai point. M. La Clos proposa alors une petition tendante a prier
l'Assemblee nationale de s'expliquer sur le sort du Roy. Cette proposition
ne contenant rien que de legal fut mise a la discussion. Vers 9 heures
environ on vint me dire qu'il arrivoit 8000 hommes du Palais-Royal [Note:
Cette foule avait assiste a la reunion ordinaire des Amis de la
Verite au cirque du Palais-Royal ou Sergent et Momoro avaient pris la
parole contre le retablissement de Louis XVI.] et je donnai ordre qu'on
fermat les deux grilles et je levay la seance. On vint me dire ensuite que
ces 8000 hommes avoient des intentions hostiles et que nous etions dans un
grand danger. Je repris ma place. Tous les membres de la societe
s'assirent pour eviter la confusion. M. Daubigny observa que nous devions
mourir dans notre salle. Un instant apres une grande quantite d'hommes
sans armes et d'une contenance tranquille remplirent la salle et, d'un
coup de sonnette, je fis mettre tout le monde a sa place et le silence
s'etablit. L'orateur de la deputation monta a la tribune et fit un
discours ou je ne compris rien, sinon que le peuple craignoit d'etre
trahi, qu'il ne vouloit pas Louis XVI pour roi et qu'il venoit nous
demander des conseils. Il ajouta cependant qu'il nous engageoit a declarer
avec eux que l'on ne reconnoitroit pas Louis XVI pour roi, si le voeu des
departemens n'en ordonnoit autrement. Force de repondre a cette harangue,
l'idee me vint de  leur donner le change au moyen de la petition de M. La
Clos en identifiant cette petition tres legale avec l'objet irregulier de
leur demande.... Les hommes venus du Palais-Royal crurent en effet que la
petition de M. La Clos n'etoit autre chose que ce qu'ils demandoient. On
determina qu'il serait fait une petition le lendemain et je nommai pour
redacteurs MM. Lanthenas, Sergent, Danton, Ducancel et Brissot de
Warville, cinq membres de la societe dont je connoissois le patriotisme et
les talents. On arreta aussi que l'on feroit signer cette petition au
Champ-de-Mars par les personnes qui voudroient s'y trouver, qu'elle seroit
ensuite envoyee dans les departements et portee apres a l'Assemblee
nationale par six commissaires. On convint d'etre au Champ-de-Mars
paisibles, sans armes et meme sans cannes et que les commissaires-
redacteurs informeroient de tres grand matin la municipalite. Elle fut
informee a une heure du matin par le comite des recherches dont je suis
membre..., j'observe que la seance, ayant ete precedemment levee, on ne
peut pas attribuer les decisions dont j'ay parle a la societe des Amis de
la Constitution et que, dans toute cette soiree, il ne s'est rien dit de
contraire au respect du aux lois.... [Note: A. Mathiez, _op. cit._, pp.
341-343.]

La preoccupation d'attenuer la responsabilite des Jacobins dans la
redaction de la petition est deja tres visible dans cette deposition
d'Anthoine. Apres le massacre, les Jacobins n'hesiterent pas a fausser la
verite en affirmant qu'un tres grand nombre de citoyens "etrangers a la
societe" nommerent "entre eux" des commissaires pour rediger la petition
(_Observations_ annexees a l'adresse des Jacobins a l'Assemblee
nationale du 20 juillet).


LES MANIFESTATIONS DU 16 JUILLET

Pendant que les cinq commissaires nommes par les Jacobins redigeaient la
petition decidee la veille, les Cordeliers tenaient une seance
extraordinaire a laquelle ils avaient convie les societes fraternelles.
Les dames Maillard et Corbin y proposerent d'abattre les statues des rois
qui decoraient encore les places et les ponts de la capitale. Mais le
president des Cordeliers fit rejeter cet avis par prudence. On decida de
se rendre au Champ-de-Mars pour signer la petition. Les Cordeliers avaient
chacun a la boutonniere leur carte avec l'oeil ouvert suspendue par une
ganse bleue.

Au Champ-de-Mars, les manifestants ou plutot les petitionnaires ont fait
cercle autour de l'autel de la patrie.

Les commissaires des Jacobins, et particulierement Danton, [Note: Danton
avait tenu la veille un conciliabule a son domicile avec Brune, Fabre
d'Eglantine, Camille Desmoulins, La Poype. Le jour du massacre, il ne
parut pas au Champ-de-Mars. 11 s'eloigna de Paris sur le conseil que lui
fit donner Alexandre Lameth. Apres le massacre il ne fut pas serieusement
inquiete.] vetu de gris, montent sur les crateres qui sont aux angles de
l'autel et donnent lecture de la petition qu'ils viennent de rediger le
matin par la plume de Brissot. La lecture est accueillie par les cris de:
_Plus de monarchie! Plus de tyran!_ Legendre invite la foule au calme.
Mais bientot une discussion s'engage. Les Cordeliers et les Amis de la
Verite expriment leur mecontentement au sujet de la derniere phrase de la
petition qui prevoit "le remplacement de Louis XVI par les moyens
constitutionnels". Ils declarent qu'ils ne veulent pas remplacer un tyran
par un autre. De violents soupcons s'elevent. On flaire une intrigue
orleaniste. Les soupcons se portent particulierement sur Brissot qui a
accepte de rediger une petition monarchique, alors qu'il faisait naguere
une campagne vehemente en faveur de la Republique. Apres une explication
qu'on devine avoir ete tres vive, on decide finalement que la phrase
suspecte sera supprimee. Les commissaires-redacteurs acceptent d'en
referer aux Jacobins....

Vers quatre a cinq heures du soir les Cordeliers se mettent en rang. Ils
defilent sur 7 a 8 de front comme a la parade et se dirigent comme la
veille vers le Palais-Royal....

Le soir les commissaires-redacteurs de la petition entretiennent les
Jacobins des incidents de la journee, de la suppression que la reunion du
Champ-de-Mars a exigee dans le texte arrete par eux le matin. Ils font
penetrer dans l'Assemblee quelques delegues des Cordeliers qui sont
invites a developper les raisons pour lesquelles ils ne veulent pas de la
phrase sur le remplacement de Louis XVI par les moyens constitutionnels.
Momoro est du nombre de ces delegues. Une discussion tres vive s'engage.
Les deputes, particulierement Coroller, reclament energiquement, au nom de
la legalite et de la Constitution, le maintien de la phrase incriminee. Sa
suppression serait une adhesion indirecte a la Republique et ils ne
veulent pas courir cette aventure. Apres quatre heures de discussion, les
deputes ont gain de cause. A la presque unanimite les Jacobins votent le
maintien du texte primitif sans retranchement. Il est environ minuit. Le
manuscrit est immediatement envoye a l'imprimeur de la societe Baudouin.
Baudouin sait que la plupart des deputes ont deja quitte les Jacobins pour
les Feuillans. Il craint de deplaire a l'Assemblee dont il est aussi
l'imprimeur. Il fait des difficultes. Les commissaires des Jacobins lui
reclament son diplome de membre de la societe pour faire proceder ailleurs
a l'impression. Il prefere rendre son diplome que d'engager sa
responsabilite.

Une demi-heure plus tard, le depute Royer, eveque de l'Ain, qui avait
signe le manuscrit de la petition envoye a l'imprimeur, en qualite du
president des Jacobins, se ravisait. II venait d'apprendre que l'Assemblee
avait prononce, expressement cette fois par un nouveau decret, la mise
hors de cause du roi. Il devenait donc inutile de la prier de s'expliquer.
La petition devenait meme illegale puisqu'elle allait maintenant
directement a rencontre d'une loi rendue. Royer envoya son domestique a
Baudouin pour retirer sa signature.... La petition n'avait plus de
repondant. [Note: A. Mathiez, _op. cit._, pp. 125-128.]


LE MASSACRE DU CHAMP DE LA FEDERATION

Le mouvement avait de trop fortes racines pour pouvoir etre arrete. Malgre
Robespierre qui conseillait le calme et qui craignait que la petition ne
fournit a la majorite de l'Assemblee le pretexte d'une repression qu'elle
cherchait, les Cordeliers persisterent et deciderent de se reunir de
nouveau au Champ de Mars pour petitionner le lendemain 17 juillet. De tous
les recits contemporains de cette journee le plus sincere et le plus exact
est celui que Robert fit paraitre dans _Les Revolutions de Paris_.

Toutes les societes patriotiques s'etoient donne rendez-vous pour le
dimanche a onze heures du matin sur la place de la Bastille, afin de
partir de la en un seul corps vers le champ de la Federation. La
municipalite fit garnir de troupes cette place publique, de sorte que ce
premier rassemblement n'eut pas lieu; les citoyens se retirerent a fur et
mesure qu'ils se presenterent; on a remarque qu'il n'y avoit la que des
gardes soldes. [Note: La garde nationale parisienne comprenait des
compagnies soldees, dites du centre, a cote des compagnies citoyennes.]
Quoi qu'il en soit, l'assemblee du Champ-de-Mars n'eut pas moins lieu. Un
fait aussi malheureux qu'inconcevable servit d'abord de pretexte a la
calomnie et aux voies de force. Malgre que les patriotes ne se fussent
assignes que pour Midi au plus tot, huit heures n'etoient pas sonnees que
deja l'autel de la patrie etoit couvert d'une foule d'inconnus. Deux
hommes, dont l'un invalide avec une jambe de bois, s'etoient glisses sous
les planches de l'autel de la patrie; l'un d'eux faisoit des trous avec
une vrille: une femme sent l'instrument sous son pied, fait un cri; on
accourt, on arrache une planche, on penetre dans la cavite et l'on en tire
ces deux hommes. Que faisoient-ils? Quel etoit leur dessein? Voila ce
qu'on se demande, voila ce qu'on veut connoitre. Le peuple les conduit
chez le commissaire de la section du Gros Caillou; interroges pourquoi ils
s'etoient introduits furtivement sous l'autel de la patrie, quelles
etoient leurs intentions, et pourquoi ils s'etoient munis de vivres pour
plus de vingt-quatre heures, ils ont repondu de maniere a faire croire
qu'une curiosite lubrique etoit le seul motif qui les eut fait agir. Sur
ce dire le commissaire, au lieu de s'assurer d'eux prudemment, les remet
en Liberte. On alloit les conduire vers un magistrat plus judicieux mais
des scelerats les arrachent a ceux qui les tenoient; les deux malheureux
sont renverses; deja un d'eux est poignarde de plusieurs coups de couteau;
l'autre est attache au reverbere; la corde casse, il retombe encore
vivant, et sa tete, plutot sciee que coupee, est mise au bout d'une pique
par un jeune homme de quatorze ans. Le coeur souleve au recit de pareilles
atrocites. Ah! sans doute les acteurs de cette scene horrible sont des
brigands infames, des monstres dignes du dernier supplice. Mais qu'on se
garde bien de les confondre avec le peuple. Le vrai peuple n'est point
feroce, il est avare de sang et ne verse que celui des tyrans; le vrai
peuple c'etait ceux qui vouloient remettre les presumes coupables sous le
glaive de la loi; les brigands seuls les ont assassines. Toujours est-il
que cette barbare execution ne se fit point au Champ de Mars, qu'elle se
fit au Gros Caillou; qu'elle se fit par d'autres que ceux qui avoient ete
les temoins du flagrant delit.

Cette nouvelle parvient dans Paris, et elle y parvient dans toute sa
verite. L'assemblee nationale ouvre sa seance et le president dit: "Il
nous vient d'etre assure que deux citoyens venoient d'etre _victimes_ de
leur zele au Champ de Mars, pour avoir dit a une _troupe Ameutee_ qu'il
falloit se conformer a la loi; ils ont ete pendus sur le champ". M.
Regnaut de Saint Jean d'Angely [Note: Regnaud (de Saint-Jean d'Angely),
qu'on disait vendu a la liste civile, avait publie la veille dans le
feuilleton de son journal Le Postillon par Calais, une fausse reponse du
President de l'Assemblee a une fausse petition qui lui aurait ete
presentee par les republicains. Cette manoeuvre avait eu pour but
d'apeurer la bourgeoisie, et de rendre les petitionnaires suspects a la
garde nationale. Elle ne reussit que trop.] encherit encore, et dit que ce
sont deux gardes nationaux qui ont reclame l'execution de la loi; aussitot
on decrete que M. le president et M. le maire s'assureront de la verite
des faits pour prendre des mesures rigoureuses, si elle est constatee
telle. Deux reflexions: la premiere qu'il est bien singulier que M. Duport
qui presidoit l'assemblee nationale et M. Regnaut aient ete les seuls dans
l'erreur sur ce fait extraordinaire; la seconde, que l'assemblee
Nationale, qui vient d'envoyer des commissaires dans toutes les parties de
l'empire, n'ait pas pris la peine d'en envoyer deux au Champ de la
Federation.

Vers midi les citoyens commencent a arriver en foule a l'autel de la
patrie; on attend avec impatience les commissaires de la societe des amis
de la Constitution pour entendre de nouveau lecture de la petition et la
signer: chacun bruloit du desir d'y apposer son nom. Il etoit entre vers
onze heures de forts detachements, avec du canon, mais, comme ils n'y
etoient venus que par rapport a l'assassinat du matin, ils se retirerent
vers une heure. C'est alors que parut un envoye des Jacobins, [Note: Le
chevalier de la Riviere qui avait vu Robespierre auparavant.] qui vint
annoncer que la _petition qui avait ete lue la veille ne pouvait plus
servir le dimanche; que cette petition supposait que l'assemblee n'avait
pas prononce sur le sort de Louis, mais que l'assemblee ayant
implicitement decrete son innocence ou son inviolabilite dans la seance de
samedi soir, la societe allait s'occuper d'une nouvelle redaction qu'elle
presenterait incessamment a la signature_. Un particulier propose
d'envoyer sur le champ une deputation aux amis de la Constitution, pour
les prier de rediger de suite son adresse, et de la renvoyer aussitot,
afin que l'assemblee du Champ-de-Mars put la signer sans desemparer; suit
une autre proposition de faire la redaction _a l'instant_ sur l'autel de
la patrie et celle-la est unanimement adoptee. On nomme quatre
commissaires; l'un d'eux [Robert] prend la plume, les citoyens impatiens
se rangent autour de lui et il ecrit: _Petition a l'assemblee nationale,
redigee sur l'autel de la patrie, le 17 juillet 1791_:

"Representans de la Nation, vous touchez au terme de vos travaux; bientot
des successeurs, tous nommes par le peuple, alloient marcher sur vos
traces sans rencontrer les obstacles que vous ont presentes les deputes
des deux ordres privilegies, ennemis necessaires de tous les principes de
la sainte egalite.

Un grand crime se commet. _Louis XVI fuit_. Il abandonne indignement
son poste. Des citoyens l'arretent a Varennes et il est ramene a Paris. Le
peuple de cette capitale vous demande instamment de ne rien prononcer sur
le sort du coupable sans avoir entendu l'expression du voeu des 82 autres
departemens.

Vous differez. Une foule d'adresses arrivent a l'Assemblee. Toutes les
sections de l'empire demandent simultanement que Louis soit juge. Vous,
Messieurs, vous avez prejuge qu'il etait innocent et inviolable, en
declarant par votre decret du 16, que la chartre (_sic_) constitutionnelle
lui sera presentee alors que la Constitution sera achevee. Legislateurs!
Ce n'etoit pas la le voeu du peuple, et nous avons pense que votre plus
grande gloire, que votre devoir meme consistoit a etre les organes de la
volonte publique. Sans doute, Messieurs, que vous avez ete entraines a
cette decision par la foule de ces deputes refractaires qui ont fait
d'avance leur protestation contre toute la Constitution. Mais,
Messieurs..., mais, representans d'un peuple genereux et confiant,
rappelez-vous que ces 290 protestans n'avoient pas de voix a l'Assemblee
nationale: que le decret est donc nul dans la forme et dans le fond; nul
dans le fond, parce qu'il est contraire au voeu du souverain; nul en la
forme, parce qu'il est porte par 290 individus sans qualites. [Note: 290
deputes de la droite avaient proteste contre la suspension du roi et
denonce "l'interim republicain" qui etait d'apres eux une violation de la
Constitution.].

Ces considerations, toutes ces vues du bien general, ce desir imperieux
d'eviter l'anarchie, laquelle nous exposeroit le defaut d'harmonie entre
les representans et les representes, tout nous a fait la loi de vous
demander, au nom de la France entiere, de revenir sur ce decret, de
prendre en consideration que le delit de Louis XVI est prouve, que ce roi
a abdique; de recevoir son abdication, et de convoquer un nouveau corps
constituant pour proceder d'une maniere vraiment nationale, au jugement du
coupable et surtout au remplacement et a l'organisation d'un nouveau
pouvoir executif." [Note: Nous attestons l'authenticite de cette piece
(note du journal).]

La petition redigee, on en fait lecture a l'assemblee; les principes de
moderation, le ton fier et respectueux qui y regne d'un bout a l'autre,
l'ont fait couvrir de justes applaudissemens, et l'on signoit a sept ou
huit endroits differens, sur les crateres qui forment les quatre angles de
l'autel de la patrie. Plus de deux mille gardes nationaux de tous les
bataillons de Paris et des environs, quantite d'officiers municipaux des
villages voisins, ainsi que beaucoup d'electeurs, tant de la ville de
Paris que des departemens, l'ont signee.

Il etoit deux heures; arrivent trois officiers municipaux en echarpe, et
accompagnes d'une nombreuse escorte de gardes nationales. Des qu'ils se
presentent a l'entree du Champ de Mars, une deputation va les recevoir.
Parmi ceux qui la composoient, le public a remarque un marechal des camps
decore de la croix de Saint-Louis, attachee avec un ruban national. Le"
trois officiers municipaux se rendent a l'autel; on les y recoit avec les
expressions de la joie et du patriotisme: "Messieurs, disent-ils, nous
sommes charmes de connoitre vos dispositions; on nous avoit dit qu'il y
avoit ici du tumulte, on nous avoit trompes; nous ne manquerons pas de
rendre compte de ce que nous avons vu, de la tranquillite qui regne au
Champ de Mars; et loin de vous empecher de faire votre petition, si l'on
vous troubloit, nous vous aiderions de la force publique. Si vous doutez
de nos intentions, nous vous offrons de rester en otages parmi vous
jusqu'a ce que toutes les signatures soient apposees." Un citoyen leur
donna lecture de la petition; ils la trouverent conforme aux principes;
ils dirent meme qu'ils la signeraient s'ils ne se trouvoient pas en
fonctions.

Deux citoyens avoient ete arretes precedemment a cause d'une rixe avec
l'un des aides de camp du general; ceux qui avoient ete temoins de
l'arrestation representerent aux officiers municipaux qu'elle etoit
injuste et immeritee; ceux-ci engagerent l'assemblee a nommer une
deputation pour aller les reclamer a la municipalite, en leur promettant
justice; et douze commissaires et les officiers municipaux partent
entoures d'un grand nombre des petitionnaires, qui les accompagnent
jusqu'au detachement; la on se prend la main et l'on se quitte de la
maniere la plus amicale. Les officiers municipaux promettent de faire
retirer les troupes et ils l'executent; peu d'instans apres le Champ de
Mars fut encore libre et tranquille. Il est ici un trait que nous
n'omettrons pas, il faut etre juste. Avant que la troupe se fut retiree,
un jeune homme franchissoit le glacis en presence du bataillon et quelques
grenadiers l'arretant avec rudesse, un d'eux l'atteint de sa baionnette;
M. Lefeuvre d'Arles, commandant le bataillon, accourt a toute bride et
renvoie les soldats a leur poste. Le peuple applaudit et crie: _Bravo,
commandant!_

On retourne a l'autel de la patrie, et l'on continue a signer. Les jeunes
gens s'amusent a des danses; ils font des ronds en chantant l'air _ca
ira._ Survient un orage (le ciel vouloit-il presager celui qui alloit
fondre sur la tete des citoyens?). On n'en est pas moins ardent a signer.
La pluie cesse, le ciel redevient calme et serein; en moins de deux heures
il se trouve plus de 50 mille personnes dans la plaine; c'etoit des meres
de famille, d'interessantes citoyennes; c'etoit une de ces assemblees
majestueuses et touchantes telles qu'on en voyoit a Athenes et a Rome.

Les commissaires deputes vers la municipalite reviennent. Nous tenons de
deux d'entre eux les details suivans: "Nous parvenons, disent-ils, a la
salle d'audience a travers une foret de baionnettes; les trois municipaux
nous avertissent d'attendre, ils entrent, et nous ne les revoyons plus.
[Note: Ces trois municipaux, J.-J. Hardy, J.-B.-O. Regnaultet J.-J.
Leroux ont redige seance tenante un rapport sur les faits qui concorde
avec le recit du journal. Ils y protestent contre la proclamation de la
loi martiale et degagent leur responsabilite des evenements (cf. A.
Mathiez, _op. cit._, pp. 352-355).]

Le corps municipal sort; nous sommes compromis, dit un des membres, il
Faut agir severement. Un d'entre nous, chevalier de Saint-Louis, annonce
au maire que l'objet de notre mission etoit de reclamer plusieurs citoyens
honnetes pour qui les trois municipaux avoient promis de s'interesser. Le
maire repond qu'il _n'entre pas dans ces promesses, et qu'il va marcher au
Champ de la federation pour y mettre la paix._ Le chevalier de
Saint-Louis veut repondre que tout y est calme; il est interrompu par un
municipal, qui lui demande d'un ton de mepris quelle etoit la croix qu'il
portoit, et de quel ordre etoit le ruban qui l'attachoit (c'etoit un ruban
tricolore). _C'est une Croix de Saint-Louis_, repond le chevalier, _que
j'ai decoree du ruban national; je suis pret a vous la remettre si vous
voulez la porter au pouvoir executif pour savoir si je l'ai bien gagnee_.
M. le maire dit a son collegue qu'il connoissoit ce chevalier de
Saint-Louis pour un _honnete citoyen_ et qu'il le prioit ainsi que les
autres de se retirer. Sur ces entrefaites, le capitaine de la troupe du
centre du bataillon de Bonne Nouvelle vint dire que le Champ de Mars
n'etoit rempli que de brigands; un de nous lui dit qu'il en imposoit
la-dessus. La municipalite ne voulut plus nous entendre. [Note: Pour le
commentaire, voir dans mon livre sur le _Club des Cordeliers_
l'eclaircissement intitule: le Massacre du Champ de Mars.] Descendus de
l'hotel de ville, nous apercumes a une des fenetres le drapeau rouge; et
ce signal du massacre, qui devoit inspirer un sentiment de douleur a ceux
qui alloient marcher a sa suite, produisit un effet tout contraire sur
l'ame des gardes nationaux qui couvraient la place (ils portaient a leurs
chapeaux le pompon rouge et bleu). A l'aspect du drapeau ils ont pousse
des cris de joie en elevant en l'air leurs armes qu'ils ont ensuite
chargees. Nous avons vu un officier municipal en echarpe aller de rang en
rang, et parler a l'oreille des officiers. Glaces d'horreur, nous sommes
retournes au champ de la federation avertir nos freres de tout ce dont
nous avions ete les temoins."

Sans croire qu'ils en imposoient, on pensa qu'ils etoient dans l'erreur
sur la destination de la force de la loi, et l'on conclut qu'il n'etoit
pas possible que l'on vint disperser des citoyens qui exercoient
paisiblement les droits qui leur sont reserves par la Constitution.

On entend tout a coup le bruit du tambour, on se regarde; les membres des
diverses societes patriotiques s'assemblent, ils alloient se retirer,
quand un orateur demande et dit: "Mes freres, que faisons-nous? Ou la loi
martiale est ou elle n'est pas dirigee contre nous, pourquoi nous sauver?
Si elle est dirigee contre nous, attendons qu'elle soit publiee, et pour
lors nous obeirons; mais vous savez qu'on ne peut user de la force sans
avoir fait trois publications." Le peuple se rappelle qu'il etoit aux
termes de la loi et il demeure. Les bataillons se presentent avec
l'artillerie: on pense qu'il y avoit a peu pres dix mille hommes. On
connoit le champ de la federation, on sait que c'est une plaine immense,
que l'autel de la patrie est au milieu, que les glacis qui entourent la
plaine sont coupes de distance en distance pour faciliter des passages;
une partie de la troupe entre par l'extremite du cote de l'ecole
militaire, une autre par le passage qui se trouve un peu plus bas, une
troisieme par celui qui repond a la grande rue de Chaillot; c'est la
qu'etoit le drapeau rouge. A peine ceux qui etoient a l'autre, et il y en
avoit plus de 15 mille l'eurent-ils apercu que l'on entend une decharge:
_ne bougeons pas, on tire a blanc, il faut qu'on vienne ici publier la
loi_. [Note: Il est certain que la loi martiale ne fut pas proclamee selon
les regles.] Les troupes s'avancent, elles font feu pour la deuxieme fois,
la contenance de ceux qui entouroient l'autel est la meme; mais une
troisieme decharge ayant fait tomber beaucoup de monde, on a fui; il n'est
reste qu'une centaine de personnes sur l'autel meme. Helas! elles y ont
paye cher leur courage et leur aveugle confiance en la loi; des hommes,
des femmes, un enfant y ont ete massacres; massacres sur l'autel de la
patrie! Ah! si desormais nous avons encore des federations, il faudra
choisir un autre lieu, celui-ci est profane! Quel spectacle, grand Dieu!
que celui qu'ont eclaire les derniers rayons de ce jour fatal! [Note: _Les
Revolutions de Paris_, n deg. 106, pp. 57 et suiv. (16-22 juillet 1791).]


LE NOMBRE DES VICTIMES

La force armee ne compta que peu de victimes, neuf blesses dont deux sont
morts ensuite, dit Charton dont le temoignage est difficile a controler.

Du cote de la foule ce fut autre chose. Bailly evalua le lendemain les
morts a 11 ou 12, les blesses a 10 ou 12. Un proces-verbal dresse par
l'officier municipal Filleul constate la presence de 15 cadavres
transportes a l'hopital du Gros-Caillou. II est muet sur les cadavres
recueillis ailleurs. Aucun etat general des victimes n'a ete dresse
officiellement, ainsi que le constate Sergent dans son memoire. Plusieurs
blesses etaient soignes a l'hopital meme. La justice recueillit leurs
depositions qui sont perdues.

Un pamphlet fayettiste, paru le lendemain du massacre, compte dix morts et
vingt blesses.

Marat pretendit dans son n deg. du 20 juillet que 400 cadavres avaient ete
jetes de nuit dans la Seine par les chasseurs des barrieres et que Bailly
avait fait lever les filets de Saint-Cloud pour leur livrer passage. Ce
sont la des exagerations manifestes.

Mais il est certain que le nombre des morts et des blesses fut
considerable. Coffinhal deposa au proces de Bailly que "s'etant transporte
avec le capitaine Ferrat de sa section entre minuit et une heure au champ
de la Federation, ils ont compte 54 morts". [Note: A. Mathiez, _Le club
des Cordeliers pendant la crise de Varennes et le massacre du Champ de
Mars_. Paris, 1910, pp. 148-149.]


LES CONSEQUENCES

Le massacre du Champ-de-Mars fut, comme on l'a dit, un "acte de guerre de
classes", car la question n'etait pas entre la republique et la monarchie,
mais entre la democratie populaire et la nouvelle aristocratie bourgeoise.

Deja toute la partie conservatrice des jacobins avait fait scission le 16
juillet et avait fonde un nouveau club, le club des Feuillans, qui se
proposa la tache impossible de reconcilier Louis XVI avec la Revolution et
la Revolution avec Louis XVI. Le massacre rendit la scission irremediable.

L'Assemblee avait eu sa grande part de responsabilite dans le massacre.
Le 16 juillet elle avait mande Bailly a sa barre et lui avait fait honte
de sa mollesse a reprimer l'agitation republicaine. Le 17 juillet, a la
nouvelle des meurtres du Gros-Caillou qui n'avaient aucun rapport avec le
petitionnement qui devait avoir lieu l'apres-midi, le president de
l'Assemblee Treilhard avait ecrit de nouveau a Bailly pour l'inviter "a
prendre les mesures les plus sures et les plus vigoureuses pour arreter
les desordres et en connaitre les auteurs". Le lendemain du massacre, qui
aurait pu etre facilement evite, l'Assemblee prit l'initiative et la
direction d'une repression supplementaire, dont le but secret etait de
decapiter le parti democrate au moment ou allaient s'ouvrir les elections
a la Legislative. Elle vota un decret special, veritable petite loi de
surete generale, pour organiser cette repression, en lui donnant un effet
retroactif. [Note: J'ai publie ce decret qui ne figure pas dans Duvergier
dans mon livre sur le _Club des Cordeliers_, p. 193-194.] Son comite des
recherches lanca les mandats d'arret.

Plusieurs centaines de patriotes furent emprisonnes: les principaux
Cordeliers Vincent, Momoro, Verrieres, Brune. Danton, Camille Desmoulins,
Santerre s'enfuirent pour n'avoir pas le meme sort. La petite terreur
tricolore dura jusqu'a l'amnistie du 13 septembre votee au lendemain du
jour ou Louis XVI avait accepte la Constitution revisee. Si l'amnistie
ouvrit les prisons, elle laissa au coeur des democrates de terribles
rancunes.

La procedure du Champ de Mars fut comparee couramment dans les milieux
jacobins a la fameuse procedure du Chatelet sur les journees des 5 et 6
octobre. On peut affirmer qu'elle a beaucoup fait pour accentuer le
caractere de violence des luttes politiques qui vont suivre et pour les
rendre inexpiables. [Note: A. Mathiez, _Le Club des Cordeliers_, p. 225.]





End of the Project Gutenberg EBook of Les grandes journees de la Constituante
by Albert Mathiez

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