The Project Gutenberg EBook of Les Peintres Provençaux, by André Gouirand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license Title: Les Peintres Provençaux Loubon et son temps - Aiguier - Ricard - Monticelli - Paul Guigou Author: André Gouirand Release Date: May 29, 2013 [EBook #42836] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PEINTRES PROVENÇAUX *** Produced by the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
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LES PEINTRES
PROVENÇAUX
ANDRÉ GOUIRAND
LOUBON ET SON TEMPS
AIGUIER—RICARD—MONTICELLI
PAUL GUIGOU
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
Librairie Paul Ollendorff
50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50
1901
Tous droits réservés.
LES
PEINTRES PROVENÇAUX
Il faut cultiver notre jardin.
(Voltaire.)
A l'Exposition centennale de l'art français, les peintres provençaux remportaient, l'an dernier, des avantages marqués, même triomphaux, dans la glorieuse bataille artistique qui se livrait aux murs des salles du Grand Palais, entre les meilleurs ouvriers picturaux du siècle finissant. On fut surpris de la science d'un paysagiste animalier comme Loubon; beaucoup crurent découvrir pour la première fois, avec une admiration étonnée, l'intimité profonde des subjectifs portraits de Gustave Ricard, bien que ce peintre fût depuis longtemps au Louvre; l'art sincère et fort du paysagiste Paul Guigou arrêta au passage la critique et la foule; enfin, quelques toiles de Monticelli suscitèrent de la curiosité enthousiaste. Ce fut comme une révélation.
Est-elle due, cette révélation tardive, à l'absence des œuvres de ces artistes provençaux—Ricard à part—de nos musées nationaux du Louvre et du Luxembourg[1]? D'où [2] viennent ce long silence et ce pesant oubli? Enfin, que leur manqua-t-il, à ces admirables peintres, pour acquérir la gloire méritée?
[1] L'État a acquis depuis le Paysage de Provence de Paul Guigou qui était exposé à la Centennale. Ce tableau est en ce moment au Musée Galliera pour aller plus tard au Louvre.
Rien, certes! Mais ils eurent le tort de vivre, de travailler et de mourir en Provence, dans leur pays natal; où ils trouvèrent, du reste, les sources de leur meilleure inspiration.
La Provence—comme d'ailleurs toute la province, grâce au système centralisateur qui étreint, paralyse et tue la France—a toujours tort; et l'Art, lui, est le premier frappé, car plus que jamais il faut qu'il soit de Paris ou consacré à Paris, pour avoir droit à la Justice, à la Renommée.
Mais si c'est à leur vie, volontairement faite chez eux, à leur mort pour la plupart, survenue, là, sans bruit, que ces artistes provençaux doivent d'être restés en partie obscurs et aussi longtemps ignorés par les détenteurs de nos gloires nationales, c'est aussi à ces circonstances qu'ils méritent, par l'originalité puisée dans l'amour et la compréhension de leur pays, d'être remarqués aujourd'hui et de paraître plus intéressants. Par la comparaison possible et la reculée nécessaire du temps, l'œuvre d'art acquiert sa grande et réelle beauté. Et pendant que vont disparaître dans l'indifférence bien des réputations officielles et tapageuses de ces dernières années, les noms de ces Provençaux, inconnus ou oubliés à Paris, jusqu'à hier, ceux-mêmes,—comme Aiguier, Engalière, Simon etc., etc.,—qu'on a négligé de montrer à la Centennale, vont s'imposer définitivement, et entrer dans l'histoire de l'art pictural français du siècle.
A certaines époques de l'art chez les peuples, l'influence de l'apport fait par des artistes étrangers au profit d'une race autochtone eut souvent des conséquences si heureuses, si inattendues comme résultats, qu'elle put fournir prétexte à des explications diverses. Les uns ont voulu affirmer que les nouveaux venus eurent seuls le mérite de la renaissance qui se produisit en ces moments-là; d'autres ont osé prétendre que les artistes étrangers qui apportaient leur talent particulier au service d'une civilisation existant déjà, durent le plier au goût du peuple hospitalier et comme par un sentiment de reconnaissance. Ces opinions opposées se peuvent soutenir: on peut même dire qu'elles se complètent. S'il y a, au point de vue physique, des croisements de race qui donnent de plus beaux produits que ceux résultant de l'union de sujets de la même famille, on peut admettre qu'au point de vue artistique, des échanges heureux ont pu s'établir entre différentes écoles éloignées; et encore, que des germes d'art accidentels, tombant dans des milieux favorables, ont donné, à certains moments, de merveilleux résultats.
Il est incontestable que les artistes grecs qui descendirent en Provence, y apportèrent les éléments de beauté qui étaient chez eux le but de l'art. Mais il est non moins probable que ces artistes furent tout de suite compris, encouragés; et qu'ils trouvèrent sur cette terre hospitalière une population enthousiaste, des admirateurs puissants et bientôt des élèves nombreux doués de vives aptitudes. Ces ferments de beauté de l'art hellénique agitèrent si profondément le pays et y prospérèrent si bien que, cent cinquante ans après la disparition de la Grèce, l'art était, en [4] Massalie, en pleine florescence, cultivé par des artistes supérieurs dont la réputation s'étendait lointaine[2].
[2] L'Art dans le Midi (Etienne Parrocel).
Déjà des artistes provençaux avaient été antérieurement appelés en Grèce pour enrichir ce pays de nombreuses statues. Plus tard, la Rome républicaine—tout absorbée par la conquête et partant par la nécessité de faire de chaque citoyen un soldat—vint souvent demander à la Provence ses artistes en tous genres. Et quand, sous les Césars, le luxe exagéré, le faste sans goût, la richesse appliquée sans mesure, contribuèrent à la dégradation de l'art, la Provence, longtemps encore après l'invasion des Wisigoths, conserva le sentiment de la beauté simple des Grecs.
Bientôt, aux clameurs victorieuses des hordes wisigothes, se mêlèrent les bruits de destruction des premiers chrétiens qui, dans leur haine des anciens dieux, anéantissaient les statues antiques. C'est avec fureur qu'ils obéirent aux ordres de Constantin et de Théodose leur commandant de briser les idoles et de renverser les temples. Et alors, tous les chefs-d'œuvre du paganisme disparurent du monde en deuil.
En Provence, après la fin tragique de l'art grec, il semble, en effet, qu'une nuit profonde y soit descendue. Cependant, et sans solution de continuité, l'art renaissait peu à peu sous des formes nouvelles, animé d'une autre foi. Un moine doué d'un grand cerveau—saint Benoît—avait introduit dans la règle de son ordre la liberté de cultiver les beaux-arts. Par un trait de génie, il les sauvait d'une décadence irrémédiable.
Les moines du moyen âge furent plutôt, à la vérité, des savants, des lettrés, des architectes, des musiciens. Toutefois, [5] à Avignon, au xe siècle, on trouve dans le couvent de Saint-Ruff toute une école de peintres, de mosaïcistes, d'imagiers, de sculpteurs[3]. Pour ces hommes, ensevelis dans les cloîtres, l'art n'était qu'un acte de foi sincère; mais ils eurent rapidement de nombreux adeptes. Des séculiers s'exercèrent dans tous ces arts et y acquirent une grande réputation. Par ces derniers, l'Art devait perdre son anonymat. A leur tour, les peintres verriers de Marseille devenaient célèbres. Claude et Guillaume allaient même à Rome, appelés par le pape Jules II, pour y peindre les vitraux du Vatican. De son côté, l'école de peinture d'Avignon était éclatante. Personnelle, forte, indépendante, au xve siècle, elle voyait sortir de son sein un artiste merveilleux, Enguerrand Charonton, l'auteur du Couronnement de la Vierge, si remarqué à la Centennale, peinture qu'on attribua longtemps à Van Eyck; et Nicolas Froment, qui pourrait bien être l'auteur incertain du triptyque de la cathédrale d'Aix.
[3] Etienne Parrocel. Les Annales de la peinture.
Déjà, sous les Bérenger, le comté de Provence, en commerce spirituel constant avec les Grecs, les Arabes et l'Italie, était devenu un centre artistique remarquable. Après eux, René le Bon s'intéressa surtout à l'art de la peinture, qu'il pratiquait lui-même, paraît-il, avec assez d'habileté. Il sut, dans tous les cas, s'entourer de nombreux et bons artistes qui enrichirent les églises et les demeures seigneuriales. Aix, Avignon, Arles, Marseille se disputaient les meilleurs peintres, les plus adroits orfèvres, les plus estimables graveurs. La Provence s'était ressaisie et accomplissait, dans l'action artistique, sa brillante destinée. Néanmoins, la Renaissance italienne devait absorber à son profit les travaux antérieurs et les œuvres des autres [6] pays. Rien, en effet, ne pouvait, au moins pour l'instant, résister à une si haute et si volontaire impulsion. Le passé était emporté dans le tourbillonnement cyclique de cette force; et les tendances qui s'étaient annoncées ailleurs en manifestations latentes étaient d'avance annihilées par l'apparition presque spontanée des plus hauts génies de l'art pictural.
Après sa réunion à la France, en 1482, la Provence fut dévastée, pendant plus d'un siècle, par des épidémies et des guerres civiles. A la suite de ces longues années de dépression morale et physique, ainsi qu'un corps anémié qui n'a plus l'énergie de résister aux attaques diathésiques, cette province subit en art l'influence du mauvais goût des artistes italiens, qui avaient rapporté de l'école florentine les tendances décadentes de cette époque. Mais un hasard heureux, une circonstance fortuite amena à Aix, à son retour d'Italie (en 1609), Ludovic Finsonius[4], un Flamand, élève du Caravage, qui vint se fixer dans cette ville. Ce fut le prélude d'événements artistiques importants. Finsonius apportait, par l'union de l'art du Nord avec celui très éclectique de son dernier maître, les éléments d'un talent vigoureux et séduisant qui allait favorablement influencer une génération d'artistes. Le peintre brugeois, avec ses beaux mouvements de vie, impressionna les Méridionaux. Si sa couleur n'est pas somptueuse, son dessin demeure grand, car Finsonius allie avec bonheur la belle technique du [7] Caravage aux gestes rudes et parfois violents de l'école d'Anvers. Par là, il dut frapper l'imagination provençale. Un autre peintre de talent, Daret, né à Bruxelles, vint aussi s'établir à Aix et s'y maria; pendant qu'à Brignoles s'installait le premier des Parrocel.
[4] Recherches sur la vie et les ouvrages de quelques peintres provinciaux de l'ancienne France, par Ph. de Pointel. Du même auteur, voir aussi les Biographies de Finsonius, Daret et Reynaud, le vieux peintre avignonnais.
Sur cette terre toujours désireuse de fécondation, sur ce sol provençal où l'art grec avait laissé de si profondes racines, un printemps devait bientôt faire pousser les rameaux d'une nouvelle Renaissance. Finsonius et Daret avaient fait école, et leurs élèves, Mimault et Laurent Fauchier, ne tardèrent pas à conquérir leur originalité. Laurent Fauchier (1643-1672), quoique mort très jeune, laisse un bagage important. Sa peinture délicatement savoureuse, son faire onctueux, sa couleur riche en font un artiste supérieur à Mignard, alors pourtant glorieux à Paris et dont il fut un temps l'élève.
Pendant que Fauchier illustrait Aix, Marseille voyait grandir son enfant le plus célèbre, Pierre Puget, chez qui, il est vrai, le tempérament extraordinaire du sculpteur rejetait sans tarder au second plan la belle nature du peintre, la science de l'architecte. A Arles, en 1698, naissait Pierre Sauvan, le peintre d'histoire. Partout, en Provence, l'activité artistique s'était accrue. A Avignon, déjà remarquable par ses graveurs, avaient fleuri des peintres tels que Reynaud le Vieux, Nicolas Mignard, auxquels succédèrent les nombreuses familles des Parrocel et plus tard des Vernet. A Aix s'étaient enfin établis les Van Loo, venus de Hollande. Toutes ces familles vont fournir pendant plus d'un siècle des peintres de rois, peintres officiels par excellence, des prix de Rome, même des membres et directeurs d'Académies, partout comblés de gloire et d'honneurs.
Sont-ils les plus intéressants de nos peintres provençaux?
[8] En 1705, était née à Marseille, Françoise Duparc, fille et élève d'Antoine Duparc, disciple de Puget. Après avoir travaillé durant quelques années avec son père et avec J.-B. Van Loo, la jeune artiste devint assez vite un peintre primesautier et supérieur à ses maîtres. Quoique et parce qu'ignorée, cette artiste mérite que nous nous arrêtions devant son œuvre. Très au-dessus de Greuze comme portraitiste, Françoise Duparc s'impose surtout par la sincérité et la simplicité de son talent très personnel. Elle a laissé au musée de Marseille, à sa ville natale où elle vint mourir, obscure, oubliée—en 1778—quatre portraits qui passent inaperçus aux yeux des visiteurs ordinaires, mais qui n'en sont pas moins fort remarquables. Ces toiles, d'une composition et d'une harmonie tranquilles, n'attirent pas les regards superficiels. Cependant, malgré leur allure modeste, elles détiennent des qualités rares: la compréhension de la couleur locale, l'amour du terroir, l'ingéniosité en même temps que la grâce simple. On les dirait peintes avec les éléments primordiaux de la terre provençale elle-même. Par là, elles demeurent définitives comme l'émanation de la vie, l'histoire des mœurs, l'étude des caractères d'une contrée. Sur chacune des figures, l'artiste a tracé avec bonhomie les destinées de son modèle. Tels le Centenaire, la Vieille, qui rappellent les ancêtres archaïquement symbolisés dans les crèches provençales; telles la Laitière, d'ingénuité puérile, chargée de tout l'attirail de son métier; la Tricoteuse, où l'artiste résume ses qualités précurseuses de la voie que suivront Greuze et Chardin: autant de symphonies aux timbres doux, d'un faire homogène et savant dans sa tranquillité, d'une délicate vision, d'une inspiration charmante. Il y a chez Françoise Duparc une originalité qui s'ignore et qui apparaît, après deux siècles, évidente et précieuse. Avec le [9] charme sincère et l'affection profonde que l'artiste a pour les êtres et les choses du pays provençal, on retrouve surtout dans ses toiles, avant Chardin, l'observation naïve qui illustrera ce dernier. Son art est tout entier dans la modestie du procédé, dans la science des ressources infinies, dans l'agréable tonalité qu'elle sait trouver avec la gamme peu étendue d'une palette claire.
Quoique parfaitement ignorée à Paris[5], quoique son nom ne figure dans aucune histoire de la peinture française au xviiie siècle, Françoise Duparc doit y prendre une des premières places à côté des peintres les plus connus.
[5] Françoise Duparc fut très admirée en Angleterre, où elle vécut pendant quelques années. De nombreux portraits peints par l'artiste marseillaise sont conservés dans certaines galeries assez fermées, à la vérité, et s'y tiennent très bien, malgré le voisinage des plus grands maîtres.
De l'école d'André Bardon, alors directeur de l'Académie de peinture de Marseille—fondée en 1753—était sorti Henry d'Arles, un peintre de marine, presque égal à Vernet. A Grasse était né en 1732, Honoré Fragonard, nouvelle gloire provençale, dont la Révolution allait arrêter la géniale verve. Avec l'administration napoléonienne, le goût de David se répandit dans la France entière; et bien rares furent les artistes qui surent rester indépendants et ne sacrifièrent pas à la mode et à l'autorité. Après Goubaud—un élève de David qui peignit encore plus sec que le maître—l'école de Marseille passa en 1810 aux mains d'Aubert. Aubert était, sinon un grand peintre, du moins un artiste intelligent, classique, dans le bon sens du mot. S'étant fait dans les musées et les meilleurs ateliers des [10] maîtres une éducation soignée de l'art du dessin, il en avait une belle compréhension. Il allait acquérir la gloire d'avoir su instruire et guider les premiers pas d'artistes tels que Papety, Ricard, Roqueplan, Monticelli, Simon, etc., etc.
Il faut observer que, de tous les temps, l'école provençale vécut et prospéra par des échanges réciproques, et par la fusion constante des principaux artistes nés à Aix, à Avignon, à Marseille ou à Arles. Mais l'école qui va nous occuper plus spécialement et que l'on pourrait appeler aussi celle de 1830, est essentiellement le produit de l'alliance artistique et étroite entre Marseille et Aix. On voit, en effet, Constantin, un Marseillais, venir s'établir à Aix et devenir le maître de Granet, un Aixois. Pendant qu'un autre Aixois, Émile Loubon, élève de Constantin et de Granet, est appelé à Marseille pour y diriger l'École de dessin et de peinture; au moment où les tendances nouvelles poussaient les artistes français à sortir de l'atelier pour peindre dans les champs, au bord de la mer, sous les frondaisons.
Or, cinquante ans auparavant, Constantin (Jean-Antoine)—1757-1843—avait, en grand artiste, devancé son époque. On peut à juste titre surnommer Constantin le père de l'école provençale du paysage, car c'est à lui qu'elle doit ses qualités et les principes de sa force. Constantin paraît—le premier en France—être allé demander directement à la nature des émotions nouvelles d'art. Et c'est après un travail incessant—Constantin dessinait une partie de la nuit—de longues et patientes études de dessin sur nature, qu'il a pu, aidé de son génie, arriver à donner par des moyens aussi bornés que le crayon rouge et le lavis à l'encre de Chine des sensations nouvelles de paysage. Tels sont ces lacs profonds bordés d'arbres séculaires, ces rochers majestueux aux arêtes cassantes, ces [11] cascades bondissantes, ces ponts et ces fabriques de Rome d'un savant pittoresque; puis, la campagne un peu brutale de son pays qu'il dessine, sans arrêt, toute sa vie. «La nature provençale, dit encore M. Brès, n'eut peut-être pas de portraitiste plus sincère. Ce n'est pas dans ses paysages héroïques qu'il faut le chercher, mais dans cette foule d'études d'une exécution énergique et d'une franchise un peu rude, où se retrouvent la bastide d'autrefois, les jeux de boules devant la ferme, et les foires toutes grouillantes d'hommes et d'animaux,—la Provence de nos pères.» On ne s'explique pas vraiment comment et dans quelles circonstances on réussit à persuader Constantin qu'il n'était pas né pour faire un peintre et qu'il réussirait mieux dans ses dessins. Il y a au musée d'Aix un portrait peint par cet artiste qui atteste pourtant toute la puissance d'une superbe organisation. Cependant le peintre se contenta de dessiner et quelquefois d'indiquer les valeurs par des teintes plates d'un bel effet. Par sa vie de labeur incessant, d'observation constamment tendue vers un point: la recherche de la ligne éloquente, une vision particulière se fait chez l'artiste, son cerveau conçoit vite, sa main s'assouplit en même temps. Il sait regarder et traduire avec beauté. Il apprend surtout à éliminer le détail au profit de l'ensemble. Savamment il prend des partis pris de lumière, il sélecte la ligne et la veut toujours plus décisive, plus approchante et résumante du caractère. Par là, le dessin de Constantin se spiritualise et approche de la vie. Et Granet, son élève, alors célèbre, membre de l'Institut de France, officier de la légion d'honneur, s'arrêtera un jour devant un dessin de Constantin en s'écriant: «Ah! celui-là sera toujours le maître.» Oui, le maître, le maître de l'école provençale du paysage, dont nous étudierons les efforts des principaux représentants.
[12] Héritant de l'énergie du dessin de pareils ancêtres, forte des intéressantes recherches de Granet sur la belle ordonnance de la lumière, l'école provençale, qu'illustrait alors Dominique Papety, l'émule de Ingres, Roqueplan avec ses paysages, allait posséder une pléiade d'artistes éminents: Monticelli, un coloriste de génie; Gustave Ricard, le disciple inspiré des plus grands portraitistes qu'il a souvent égalés; Aiguier, un instinctif, doux poète de la lumière; enfin, des peintres tels que Paul Guigou, Loubon, etc., dont la renommée grandira avec le temps, à chaque manifestation comparative d'œuvres picturales.
A. G.
Nous n'avons nommé dans cette introduction que les peintres provençaux caractérisant le mieux une époque souvent féconde en talents nombreux et que nous aurions voulu tous citer. Mais c'était dépasser la portée de cette première tentative de réhabilitation de l'école provençale, aujourd'hui en partie oubliée ou méconnue. L'école d'Avignon aurait mérité sans doute plus de développements. Peut-être ferons-nous plus complet ce travail, un jour prochain. Du reste, le cas des peintres provençaux n'est pas un cas isolé. Il existe dans de nombreuses contrées du pays de France, des artistes d'une valeur vraiment originale, qui demeurent dans l'oubli, victimes des conséquences d'une centralisation artistique exagérée. Il faut souhaiter que partout des bonnes volontés s'emploient à révéler les noms de ces artistes et à mettre au jour leurs œuvres méritantes. Ainsi fera-t-on la France plus grande et l'art français plus haut.
A Paul de Montvalon.
Les peintres animaliers les plus remarquables, les Cuyp, les Paul Potter, les Troyon, les Ch. Jacque, etc., etc., se sont surtout attaché—en outre du poème pictural—à montrer, par l'étude de l'ostéologie et de la myologie, par les recherches linéaires, le caractère physique des animaux. Parmi ces peintres, quelques-uns ont cherché par une observation plus aiguë à déduire le caractère moral de leur modèle: l'instinct. Mais il appartenait à Émile Loubon de savoir saisir—plus que tout autre—les animaux au passage, de fixer leur course capricieuse ou violentée par l'homme, au milieu de paysages rudes et lumineux, et de les y camper dans de beaux mouvements de vie intense, de vie exubérante, endiablée, jusqu'à l'affolement.
Dans le brouhaha de ses troupeaux en marche qui dévalent les pentes en avalanche, quand se heurtent les cornes et que la masse laineuse oscille—houle animale—entre les chemins creux, parmi les pierrailles des pentes ravinées, on a la forte sensation de la vie agitée. Et, de ces tableaux, dans lequel l'air est déchiré par le sifflement des fouets, les aboiements rageurs des chiens, le mugissement inquiet des bœufs, les bêlements doux des moutons, [16] une sensation de sonorité se dégage. M. Arsène Alexandre observe avec raison que ces sensations de mouvement et de sonorité sont surtout produites dans les grandes œuvres d'art picturales ou sculpturales, dans toutes celles qui sont durables et auxquelles tout notre être est intéressé: «Nous entendons parfaitement, ajoute-t-il, le chant pur et gracieux que psalmodient les enfants dans les bas-reliefs célèbres de Lucca della Robbia. Dans le Naufrage de la Méduse, nos oreilles sont douloureusement effrayées par les lambeaux de cris d'appel qui nous parviennent, entrecoupés par le mugissement des vents de la mer. Prenez tous les temps, prenez tous les maîtres, et leurs œuvres, pour peu que vous les sentiez vivement et avec sincérité, vous apparaîtront avec cette triple qualité: la forme solide qui est l'apparence immuable et tangible que l'artiste leur a donnée, et, d'autre part, le mouvement et la sonorité qui sont des réalités invisibles, augmentant d'intensité en raison du reste de notre personnelle émotion[6].»
[6] Arsène Alexandre. Barye (Antoine Louis).
Or, ces qualités de maître, Loubon les possède, car ses animaux sont dans un perpétuel mouvement, et de ses toiles un bruit constant sort. Jamais au repos, ses bœufs ne vont pas, comme avec Troyon, d'un pas nonchalant vers la ferme, dans le calme du soir, ou, au pré et à l'abreuvoir, sans hâte. Harcelés par l'homme et les chiens, ils foncent ou font des écarts brusques et dégringolent dans des raccourcis audacieux. Les moutons, en aucun moment, ne broutent silencieux, paisibles, comme avec Ch. Jacque, sous de beaux ombrages; constamment, ils vont en marche forcée, sur les routes calcaires, sous des cieux impitoyables, avec des bêlements plaintifs. Les chèvres, qu'on avait vues reproduites par certains avec des [17] allures capricieuses, deviennent folâtres, grimacières, clownesques, sabbatiques.
En fait, l'animal, comme l'a compris Loubon, est vu à travers un vrai cerveau provençal, et peint par une imagination provençale. Il a le mouvement tour à tour emphatique, explicatif, emporté; l'attitude essentiellement mimique. Pourtant, cette exagération fougueuse du mouvement n'est jamais chez lui extravagante. Ce qui pourrait n'être qu'une charge habile, qu'une caricature artistique, devient une note d'art nouvelle. Et cette furie de vie, en pleine lumière méridionale, intéresse, passionne et retient.
A Aix, où ceux qui descendent du septentrion retrouvent une vague analogie de cité rhénale; à Aix, somnolente désormais dans la quiétude d'une vie accomplie; au sein de l'ancienne capitale de la Provence, où l'on peut encore évoquer les fastes glorieux et artistiques de son histoire écrits sur les murs des monuments, aux portes des églises et des anciennes demeures seigneuriales; dans une des petites rues silencieuses de la ville, aujourd'hui tranquille, aristocratique et universitaire, rues bien provinciales où l'herbe croît gentiment entre les pavés, Loubon (Charles-Joseph-Émile) vit le jour le 12 janvier 1809. Encore tout enfant, il fut vivement impressionné par quelques visites au musée de sa ville natale; et là, dans l'atmosphère presque monastique de ces salles, qui gardaient précieusement les œuvres de quelques glorieux ancêtres, sa vocation apparut évidente sous la chaleur de ses enthousiasmes juvéniles, sous l'émoi de ses premières et fortes joies d'art. Les sérieuses études classiques qu'il fit ensuite aux lycées de Marseille et d'Aix, la vie d'internat, [18] auraient peut-être eu raison de ce goût pour la peinture chez une nature moins artiste, elles augmentèrent au contraire chez Loubon ses aspirations et son désir d'exprimer ses sensations par le langage du dessin. A la grande joie de ses condisciples, ses cahiers de latin et de grec se couvrirent, en marge, de figures et de paysages. L'élève interprétait Virgile à sa manière; et les tableaux champêtres du poète des Géorgiques étaient traduits par l'apprenti peintre sous la forme descriptive linéaire. C'était l'enseignement par l'image dont on a fait depuis une grande application; mais par l'image créée par un cerveau neuf et imaginatif. L'enfant étonnait, en outre, son professeur de dessin par sa facilité spirituelle et aisée de reproductions graphiques.
Fils d'un riche négociant, peu destiné par sa naissance à la carrière artistique, le jeune Loubon s'y livrait virtuellement, et, circonstance rare, ses parents semblèrent favoriser ses goûts. Car, rentré à Aix pour y faire son droit, il se mit à travailler avec ardeur le dessin, à l'École de cette ville, alors dirigée par Clérian le père, avec les conseils d'un maître incomparable, Constantin. En passant à Aix pour se rendre à Rome, le peintre Granet, ami de la famille Loubon, décida de l'avenir du jeune homme, par ses encouragements et ses appréciations louangeuses; il réussit d'ailleurs à obtenir de ses parents l'autorisation de l'emmener à Rome.
Loubon avait alors vingt ans. On s'imagine aisément ce que dut être ce voyage pour ce jeune Provençal d'imagination ardente, de culture lettrée, d'enthousiasme débordant pendant un long parcours, à travers le midi de la France et l'Italie, en compagnie d'un de ses amis et compatriote, Gustave de Beaulieu, qui fit plus tard du paysage, dans l'intimité affectueuse du maître commun Granet, artiste [19] charmant, délicat, et dont les conseils judicieux consistaient surtout en longues causeries amicales.
Ce qui frappa Loubon à Rome, ce qui le retint deux années dans cette ville—qui était alors pour les artistes ce qu'est La Mecque pour les fanatiques musulmans—ce ne furent pas les chefs-d'œuvre de ses musées, les grands souvenirs historiques évoqués par ses ruines; mais bien la beauté de la campagne romaine déjà entrevue et pressentie dans les dessins de son premier maître Constantin. Et le jeune artiste, qui, dans les plus célèbres galeries, ne pouvait, en face des maîtres, tenir longtemps en place devant son chevalet, s'éprit d'un vif amour pour cette théâtrale nature. Il admira la beauté antique du geste du paysan romain; les scènes quasi virgiliennes auxquelles concouraient des animaux majestueux, dans la limpide atmosphère du ciel de la Romagne, au sein des grands paysages que décoraient les fonds hautains de ses collines augurales, et parfois, la plaine océanique de ses marais pontins. Il vit des scènes champêtres, où l'homme grave procède, ainsi que le dit Théophile Gautier, aux travaux de la terre comme aux cérémonies d'un culte. De ses yeux ravis, il observa les scènes de labour et de moisson, magnifiées par les vers, encore présents à sa mémoire, des poètes latins; les fins de journée glorieuse; la rentrée en apothéose des paysans et des paysannes, sur les hautes charrettes que traînent des bœufs majestueux. Intéressé par la nouveauté du costume, par la grandeur du paysage, par les beaux mouvements harmoniques qu'y font les hommes et les animaux, il va d'instinct vers ces choses. Ce qu'il admire vraiment à Rome, ce n'est pas le passé de la Ville Éternelle, ce ne sont pas Raphaël et Michel-Ange, c'est la vie au dehors, la vie dans la lumière, la vie remuante; et son désir se précise de l'exprimer sur la toile.
[20] Cependant Granet forçait son élève à étudier les maîtres; il le trouvait, avec raison, encore peu suffisamment armé, non complètement éduqué, pour pouvoir se livrer à ses inspirations personnelles; si bien qu'après deux années de séjour à Rome, et à peine rentré à Aix, Loubon partit pour Paris y continuer son éducation artistique si bien commencée. De nos jours, il se serait immédiatement livré à l'art, sans plus augmenter ses connaissances classiques, car il est assez généralement admis, depuis, qu'apprendre son métier est inutile. Mais c'était le temps où l'artiste faisait un long apprentissage, avant d'oser ce qu'osent généralement aujourd'hui ceux qui ne savent pas assez. Par les hésitations, les longs tâtonnements qui caractérisent l'éclosion des talents de tant d'artistes modernes, arrêtés trop souvent dans leur marche, il faut bien reconnaître, après expérience faite, que rien ne se traduit, en peinture, sans l'éducation préalable, sans la possession complète des moyens techniques d'expression, que les peintres de génie ont toujours possédés mieux qu'aucuns.
A Paris, grâce à de nombreuses recommandations, grâce aussi à l'attrait sympathique qui émane de sa personne, Loubon se lie bientôt avec tous les artistes de son époque: Delacroix, Decamps, qu'il affectionne particulièrement; Rousseau, Corot, Diaz, Dupré. Par Roqueplan, son compatriote, duquel il subit pendant assez longtemps l'influence, et dont il semble s'être assimilé un certain temps la manière, il connut Troyon et devint bientôt son meilleur ami. C'est dans ce milieu fécondant que le peintre aixois, aidé par sa facilité intuitive, par les qualités de son intelligence, s'initiait, s'instruisait, en cherchant sa voie.
[21] Loubon était trop personnel pour se mettre à la remorque de peintres remarquables et tracer longtemps sa route dans leur sillon. Malgré sa vive admiration pour Decamps, pour Roqueplan et pour Troyon, il cherchait maintenant à dégager sa personnalité. Saura-t-on jamais ce qui se passe en ces moments dans le cerveau d'un artiste? par quelle filiation d'idées, par quels éclairs subits, un peintre, après de nombreuses et diverses tentatives, va délibérément vers la voie qui lui est propre? On a prétendu que Loubon fut illuminé par un paysage de Rubens, et qu'à partir de cet instant, il n'hésita plus. Il est assez difficile d'établir comment le grand peintre anversois—que certains mettent au-dessus de tous—put conseiller Loubon, qui ne fut jamais coloriste. Il est admissible cependant que des génies aussi vastes que Rubens ont, dans tous les genres, des ressources émotives telles qu'elles peuvent se manifester par d'infinies façons, sur des tempéraments différents et même éloignés. Ce qu'il y a de certain, c'est que, dès 1835, quand Loubon, à vingt-six ans, exposa pour la première fois au Salon de Paris ses Troupeaux d'Arles descendant les Alpes à Saint-Paul-la-Durance, le peintre y apparaissait avec un faire à lui, et des qualités bien personnelles qui feront toujours, partout, reconnaître dans l'avenir un de ses tableaux, et, on peut ajouter, avec des audaces qu'il est difficile d'apprécier aujourd'hui. Du premier coup, Loubon s'était montré ce qu'il est resté dans ses meilleurs tableaux, avec son entente des belles lignes, son heureux choix des effets lumineux, sa connaissance exacte des grandes valeurs, son respect du ton local, sa conscience exagérée du dessin des premiers plans, et surtout sa superbe construction architecturale des terrains de son paysage.
Un peu exilé à Paris, comme tout bon Provençal qui [22] l'habite pour la première fois, Loubon conservait du pays natal, avec les souvenirs d'enfance, l'image de tableaux qui, à distance, s'amplifiaient de lumière sous les ciels assez moroses du Nord. De loin, cette Provence lui apparut plus belle peut-être, plus inspiratrice; et il rêva de la peindre et de la faire aimer. Cette pensée, assez naturelle, de vouloir peindre son pays était, en 1835, plus méritante et plus osée qu'on ne pense. Aussi, le premier tableau que Loubon exposa à Paris «n'y fut point remarqué pour son caractère local, mais pour son animation[7]». Cette toile contenait en germe toutes les promesses que l'artiste réaliserait plus tard.
[7] La Tribune artistique et littéraire d'Auguste Chaumelin.
Devant ce troupeau qui marche de front sur vous, on a presque l'envie de se garer. Avec énervement, les bêtes et les gens luttent contre le vent qui fait envoler les capes et se dresser les toisons, au milieu d'un tourbillon de poussière dressé en cercle argenté jusqu'au ciel d'un bleu violent. Tout autour, le paysage franchement provençal «en pierres et en herbes grises»; au loin, la Durance caillouteuse avec la belle ligne de ses bords aux escarpements décoratifs.
La note était trouvée; elle était nouvelle, d'un pur accent. Loubon ne s'y tint pas. On lui reprocha, sans doute, sa crudité, sa violence, son naturalisme; et l'artiste n'eut pas de longtemps le courage de chercher son inspiration dans un pays qui ne plaisait à personne.
C'est en vain qu'alors, obéissant à ces considérations, l'artiste provençal court la France, qu'il essaie de peindre diversement: les Bords de la Seine à Maisons-Laffitte (Salon de 1841), et des Vues de Nantes et d'Étretat (Salon, 1843). C'est sans bonheur qu'il fait précédemment une [23] incursion dans la peinture de genre: Braconniers jouant aux dés le gibier qu'ils ont tué (1838); Salvator Rosa chez un marchand brocanteur; Soldats jouant à la porte d'une prison (1839). Le portrait ne lui réussit pas mieux, et ceux de M. Ch. Duval et de M. P*** passent inaperçus au Salon de 1840. C'est même inutilement qu'il cherche à revivre et à reconstituer ses souvenirs d'Italie avec sa Mascarade sur l'Arno; Promenade aux Cassines, Florence. C'est à la Provence qu'il lui faudra résolument revenir; c'est elle qui va lui donner, à partir de l'année 1846, le motif de ses meilleurs tableaux, de ses paysages animés, aux environs d'Aix et de Marseille, qui le classeront parmi les bons artistes originaux de ce siècle, dont les œuvres résisteront au temps, et qui demeureront, tandis qu'auront disparu les hâtives et médiocres productions qui, comme une marée montante, envahissent toujours plus compactes, chaque nouvelle année, les Salons et les Expositions.
En 1845, Loubon, qui avait été médaillé au Salon de 1842, fut appelé à la direction de l'École gratuite de dessin, à Marseille. Il ne venait pas dans cette ville avec plaisir, car il lui fallait quitter le milieu alors si intéressant des ateliers parisiens, en pleine bataille artistique. Il céda toutefois aux instances de sa famille, très éprouvée par des revers financiers. L'événement fut heureux pour sa carrière. Le peintre, en contact obligé avec les paysages de son pays, vint de nouveau leur demander ses meilleures inspirations. Et nous allons le retrouver désormais dans ses toiles, cherchant à raconter les scènes des mœurs pastorales, les exodes d'animaux fuyant l'orage ou les razzias, [24] les migrations de troupeaux en lutte contre le vent: «Émile Loubon, avec infiniment d'esprit, a dégagé le sens et fixé tout un côté de la physionomie du paysage provençal. Il fut par excellence le peintre de la Provence. Ses toiles nous en ont fait sentir le charme pittoresque. Nous y avons vu la couleur argentine du sol, la torsion spirituelle des arbres, le brusque contraste des ombres et de la lumière, le mouvement des êtres et des choses[8].»
[8] Louis Brès. Le Paysage provençal et son influence au point de vue artistique et littéraire.
«Le mouvement des êtres et des choses.» Telle est bien la caractéristique du talent de Loubon. Le peintre aixois est un créateur essentiellement curieux d'un mouvement saisi dans son extrême rapidité et que l'artiste montre possible, admissible même dans sa déformation, sans l'arrêt maladroit, figé, qu'enregistre l'objectif,—car l'instantanéité photographique était alors inconnue. On ne saurait mieux pourtant faire comprendre quelques-unes de ses meilleures toiles qu'en disant qu'elles nous donnent une impression cinématographique virtuelle de ce qui s'y passe. En effet, au geste de l'homme on est tenté de donner sa destination, on veut voir le bœuf continuer sa descente, on suit le chien dans sa course folle...
Aussi bien est-il temps d'analyser les œuvres maîtresses de ce peintre qui figurèrent avec éclat aux Salons de Paris: les Bœufs sur la route d'Aix à Marseille (1853), musée de Marseille; les Menons en tête d'un troupeau de la Camargue (1853), musée d'Aix; le Col de la Gineste entre Marseille et Cassis (1855), (exposition centennale de l'art français, 1900); la Razzia (1857); Un troupeau en marche (1854). C'est à partir de 1853 que Loubon semble être arrivé à la possession de son art, et c'est à partir de cette [25] année-là que son œuvre est intéressante à étudier, car elle est définitive.
Le tableau que possède le musée de Marseille: les Bœufs sur la route d'Aix à Marseille, est vraiment d'une composition savante, d'un art consciencieux et fort. Quant à l'action animée et bruyante, elle est là très suggestive. Dans le troupeau de bœufs qui est prêt à disparaître derrière le mamelon raviné, on devine la cohue. Comme dans une charge suprême, les bêtes se bousculent pour éviter le bâton. Sous la poussière, la tête du troupeau s'en est allée déjà dans la déclivité du terrain, pendant que les bouviers frappent et crient, et que les chiens au galop jappent avec fureur après les retardataires.
Ce qu'on peut appeler le champ d'action du tableau est une ligne très harmonieuse qui vient s'appuyer sur la courbe trouvée du premier plan. Le paysage qui encadre cette action est fait de beauté provençale. Au fond, sous le ciel, le pur dessin des collines grecques de Montredon et des îles Riou et de Maïre; plus proche, la croupe allongée de l'ancien fort Notre-Dame de la Garde, l'entrée du vieux port qu'indiquent la haute tour du phare Sainte-Marie, les vieilles maisons de la Tourette et de Saint-Jean; plus proche encore, la ligne accidentée et pittoresque du vieux Lazaret aujourd'hui disparu; enfin, les plans intermédiaires successifs où se déroulent les accidents d'un paysage agreste: des pins qui se penchent avec un mouvement souple; les bras d'un moulin à vent; des cheminées d'usine; l'oratoire provençal au coin de la route en zigzag sur laquelle vont, couvertes de leur tente en cerceau, les charrettes archaïques. Et sur la droite de la composition, le bleu intense de la Méditerranée qui creuse une cuvette triangulaire aiguë dans les dentelures avancées des caps minuscules.
Or, ce tableau qui n'a pas de prétentions aux effets aveuglants [26] de ceux des peintres modernes, contient néanmoins, observé longuement, une lumière vive; et cela, malgré la couleur schisteuse de ses premiers plans, malgré la désagréable et peu aérienne teinte roussâtre, particulière au peintre, qui court un peu partout sur les végétations, malgré des ombres durement accusées, malgré la lourdeur des couleurs lointaines. Trois choses, trois vérités éternelles scrupuleusement observées, judicieusement appliquées, font oublier ces faiblesses: la conscience du dessin, le respect du ton local, la justesse des valeurs. Aussi, combien de peintures à la mode qui papillotent sous prétexte de vibrations solaires, et qui, isolées, semblent flamber et miroiter, s'éteindraient pourtant anéanties à côté du tableau de Loubon? Combien de ceux que l'on dit être des coloristes parce qu'ils font joli ou amusant, ou des impressionnistes parce que leur lumière est orangée et leurs ombres violettes, verraient leur œuvre s'effondrer, comparée à celle d'un peintre qui n'a aucune prétention à la couleur, qui n'est pas du reste un coloriste, mais qui savait dessiner, qui savait établir et qui connaissait son métier.
Cette comparaison, que l'on fait malgré soi en songeant à tout le bruit que provoquent certaines réputations de peintres modernes, alors que sont oubliés ces grands morts d'hier si modestes, on peut la faire encore plus probante avec, du même peintre, le grand paysage, le Col de la Gineste, qui triompha l'an dernier à l'Exposition centennale. On peut dire que Loubon ne construisit, dans aucune autre toile, avec plus de précision et de solidité les plans d'un tableau. Il faut admirer cette toile où l'œil aime à se reposer avec sécurité, l'audace extrême de son ciel tout en haut du cadre—audace que les impressionnistes érigeront plus tard en principes de composition—de son ciel qui n'est [27] pas seulement dans ce court espace réservé à quelques nuages festonnés que le vent enroule, mais qui baigne aussi de lumière le creux des vallonnements successifs, qui éclaire les mamelons étagés où broutent les chèvres. La composition de ce tableau gagnerait peut-être encore à être débarrassée de ces taches noires d'animaux mièvres—qui semblent être mises après coup et qui n'ajoutent rien à la grandeur du paysage. N'importe, ce tableau demeurera, par la belle compréhension de sa lumière, par sa puissance, par sa solidité, parmi les œuvres intéressantes qui naquirent à la suite de l'évolution du paysage commencée avec Rousseau; évolution qui marque la plus grande manifestation picturale du xixe siècle.
Nous trouvons encore au musée de la ville natale du peintre, les Menons de la Crau, une grande toile, à la vérité, plus curieuse que parfaite de composition, mais où le peintre donna libre essor à son observation heureuse des chèvres. Loubon avait de tout temps affectionné cet animal, probablement pour l'excessive mobilité de son allure, et il ne résista pas au plaisir de le mettre en scène comme un personnage important, un acteur en vedette.
Les bergers provençaux ont la coutume de mettre à la tête des troupeaux qui se déplacent, des menons, chèvres barbues, cravatées du haut collier de bois où s'accroche la clochette lourde. C'est la musique officielle qui préside à la marche de l'indisciplinée caravane. Loubon nous a montré les chèvres, vues de front, peu soucieuses de l'importance de leur rôle, dans les poses les plus variées: les unes sérieuses, d'autres esquissant un entrechat comique, les jeunes prêtes à cosser, le regard mauvais; toutes disposées à une incartade imprévue. Et entre le dessin capricieux de leurs formes osseuses, derrière ce rideau sombre qu'accusent les pelages foncés, les oreilles [28] et les arêtes vives des cornes, arrive le troupeau bêlant, en masse serrée, pendant que l'arrière-garde va se perdre dans une apothéose lumineuse enveloppée de brouillards poussiéreux. Les chèvres comptant seules dans ce tableau, il faut voir avec quel humour, quelle acuité dans la notation, le peintre a inscrit leurs moindres tressaillements, la souplesse de leurs articulations nerveuses et fines, et leur gaminerie simiesque.
L'œuvre par excellence où s'accélère encore le mouvement est l'importante toile de la Razzia, très remarquée au Salon de Paris de 1857. Gustave Planche avait écrit dans la Revue des Deux Mondes: «La Razzia de M. Loubon est une heureuse tentative dans le genre de Charlet et de Raffet. Il y a dans cette toile un entrain, une ardeur qui plairont aux hommes de guerre.»
Maxime du Camp renchérit: «J'avoue, dit-il, que j'aime beaucoup M. Loubon: il a de l'entrain, une furie méridionale qui fait plaisir à voir et qui constitue à ses compositions une bien réelle originalité. Sa Razzia a le diable au corps. Sur un terrain incliné, les veaux, les taureaux, les vaches, les chèvres, les brebis, les chiens se précipitent, se heurtent, cascadant du mufle à la queue et fuyant de leur galop saccadé devant leurs bergers montés sur des dromadaires lancés au grand trot. Toute cette avalanche dessinée en raccourci est d'un effet extraordinaire. Le troupeau ainsi chassé, est enveloppé d'une fine poussière blanche levée sur les terrains calcaires par le pied agile des bêtes effrayées. C'est grisâtre, mais d'une rapidité qui fait pardonner cette faiblesse de la couleur.» Nous n'avons rien à ajouter à ces quelques lignes exprimant si bien notre pensée.
Un tableau que Loubon a fait souvent dans sa carrière, comme des variations nombreuses sur un thème identique, [29] c'est le Troupeau en marche du musée de Montpellier. Sur la route, au soleil, le troupeau vient de face, toujours malmené par l'homme et les chiens. Au milieu, dominant les moutons et les chèvres de sa haute stature, l'âne gris cendré de Provence, avec, surmontant le bât, les deux sacs de sparterie tressée qui oscillent, se haussent ou disparaissent dans le remous imprimé par la bousculade générale. Parmi les animaux effarés, l'âne seul semble échapper à la loi du mouvement exacerbé que l'artiste impose à tous. Que le chien jappe, gambade et morde même; que les moutons se pressent en galop de déroute, que les chèvres bondissent, que les mulets ruent, que les bœufs apeurés mugissent, que les chevaux que l'on tire trop durement avec la bride se cabrent, l'âne, comme un sage retiré dans sa tour d'ivoire, par seulement l'ironique balancement de ses longues oreilles, subit la bourrasque sans y participer. Il se laisse entraîner passif, philosophant peut-être; que sait-on? Et par ce rôle réservé à l'âne seul, le peintre aixois affirme encore davantage le côté particulier de son talent, la justesse de son observation.
Malgré leur couleur peu séduisante, l'abus de certains ocres lourds et opaques, la dureté des contours, le faire râpeux, les tableaux de Loubon sont remarquables encore par la belle ordonnance de la lumière que ce peintre tenait de Granet, par la belle ligne éloquente et simplifiée du maître Constantin, enfin par une harmonie de la composition générale qui semble lui avoir été révélée par les solennelles apparitions de la vie en mouvement au sein des décors de la campagne romaine. Sans doute, les recherches anatomiques ne furent pas poussées assez loin par l'artiste [30] pressé d'exprimer sa pensée pétulante; mais il faut insister sur son originalité suprême: «sa furia méridionale», son esprit méridional, que recèlent toutes ses grandes œuvres et qui en sont la caractéristique indéniable.
Toujours nous la retrouverons dans la suite de ses productions avec le Souvenir de Savoie, le Traîneau (1858), où dans un mouvement plein de hardiesse, un paysan attelé à une sorte de véhicule rustique, descend du bois sur une pente excessive; dans Un chariot à Nevers (Exposition de Paris 1858), où, avec des efforts violents qui contractent leurs muscles et déforment leurs ossatures, «des bœufs cherchent à ramener le chariot embourbé hors de l'ornière profonde; dans Un temps de pluie (1859), où, par une débandade folle, les moutons et les vaches, sous la menace du nuage noir qui crève déjà à l'horizon, se précipitent vers l'abri[9]».
[9] La Tribune artistique et littéraire d'Auguste Chaumelin, vol. 2, 3 et 4.
Dans les Porteurs de poissons qui courent pieds nus, Loubon choisira à dessein des gestes vifs; et on suit, intéressé, la course antique de ces beaux gars luttant entre eux de vitesse, le panier d'osier rempli de poissons sur l'épaule.
Dans son Mulet fourbu, il fait se plaindre lamentablement la misérable bête exténuée et rappelée par le bâton de l'homme aux dures nécessités de l'effort. Cédant sous le poids de son fardeau, le long de la route interminable, les pauvres jambes de l'animal flageolent en arc. Dans cette petite toile, Loubon écrit son dessin avec le burin comique d'un Callot.
Mais, longtemps, il ne saurait s'apitoyer sur le sort des bêtes de somme, et s'il les mène à l'abreuvoir (exposition de Lyon, 1857), il les presse, les heurte, dans une hâte fébrile. [31] Il n'étudie pas l'animal en artiste attendri; il ne lui prête ni le sentiment, ni les affections, ni les regards auxquels notre désir d'humanité pour ces frères inférieurs, donne parfois une signification qu'ils n'ont peut-être jamais eue. Ce qui l'intéresse chez l'animal, c'est la curiosité de sa ligne mouvante, l'imprévu de ses formes qui se déplacent; et, encore, il le force à courir les routes: Troupeau de la Crau en marche (1856); à descendre hâtivement du pâturage estival pour rentrer à l'étable: Un troupeau de mérinos arrive des montagnes du Piémont au village d'Aureille (Salon de Paris, 1859).
Au besoin, il a les Ferrades, courses locales, qui lui permettent d'ébaucher, dans de vagues arènes, de curieuses attitudes; de satisfaire ses goûts méridionaux de geste dramatique; tel, la couleur en moins, un Goya provençal.
Il ose peindre la nature secouée par le vent qui tord les arbres et fait se lever sur la route les cyclones poussiéreux; alors, sous le ciel d'un bleu dur, il montre la lutte épique des bêtes et du paysan de Provence contre le mistral. Et on le voit ce vent implacable qui s'engouffre dans la houppelande de l'homme, on le sent dans l'effort qui saccade la marche de l'animal, avec le symbole de sa poussière argentée qui monte, dans le tableau, aux environs d'Aix-en-Provence, jusqu'au sommet de la chaîne de Sainte-Victoire.
Enfin Loubon accentue à tout propos la résistance animale qu'occasionnent la crainte, l'effroi, l'entêtement: le Gué que les brebis se refusent à traverser; Fuyant l'orage dans la montagne (Lyon, 1857) où roulent, comme une avalanche, les bœufs qu'aiguillonne la peur autant que les cris et les bourrades du conducteur; Un bac (environs de Paris) où, sur les rougeoiements d'un ciel de couchant pluvieux, il oppose les grandes silhouettes des veaux et des vaches [32] qu'une paysanne pousse à grands coups de gaule, vers la barque, malgré eux.
Maintenant, avec les Souvenirs de Soumabre (1857) il se remémore la bataille d'un essaim de poules accourues vers la poignée de grains de blé que leur jette la fermière. Si quelques peintres de basses-cours les ont vues remuantes, Loubon y éveille tous les instincts les plus violents. Sous le coup de fouet de la faim, il excite le poulailler à une bousculade acharnée, à des écrasements, des combats où, dans des caqueteries de victoire, des piaulements de défaite, se hérissent les crêtes, s'arment les ergots, s'envolent les plumes.
«Pendant près de la moitié de ce siècle, alors que le retour à la nature avait déjà mis en honneur d'autres régions: la Suisse, la Bretagne, la Touraine; alors que les hautes cimes alpestres, les landes sauvages, les gras pâturages, les vieux châteaux historiques avaient leurs peintres et leurs poètes, qui se souciait de la Provence avec ses horizons de collines basses, ses chemins poudreux et ses maigres verdures[10]?» C'était la «Gueuse parfumée» qui n'était connue alors que par ses jasmins et ses orangers. La Gueuse parfumée et «ses basses terres brûlées du soleil et du vent avec la désolation des landes broussailleuses, les chênes-liège, les pins et les genévriers des silencieuses forêts vides d'oiseaux, la fraîcheur de ses ravins profonds où se mêlaient en impénétrables fourrés les houx, les myrtes, les lauriers aux fleurs roses et les silènes étoilés, les lavandes, les iris et les cistes à odeur d'ambre[11]».
[10] L. Brès. Le Paysage provençal.
[11] Virgile Josz. Fragonard (Société du Mercure de France. Paris, 1901).
L'heure de célébrité allait venir bientôt pour elle. Si cette [33] gloire revient surtout à Mistral, à Daudet, à Paul Arène, aux félibres et à tous les littérateurs et artistes qui surent l'imposer au goût des Parisiens, on peut dire que Loubon est le premier parmi les peintres qui ait compris la beauté du paysage provençal et ait osé s'en servir pour y placer ses animaux. Dans le lit blanc de la rivière caillouteuse, il fait passer quand même et trébucher le troupeau; il agrémente la nudité de la route avec l'anecdote du minuscule oratoire où, dans sa niche peinte à la chaux, le saint repose entre deux bouquets de fleurs sauvages desséchées; il l'orne encore de rares oliviers ou d'un pin isolé qui la coupe de son ombre grêle. Le peintre s'entend à merveille pour déduire le pittoresque de cette nature un peu âpre et pour en agrandir le décor. Avec les collines pelées qui bordent la Durance, les masses bleuâtres du dôme rectangulaire de Sainte-Victoire, les pures silhouettes ioniennes qui jouxtent la mer bleue et ferment les golfes, il fait ses fonds. L'aridité, la désolation de la terre crevassée, assoiffée, lui servent pour ses premiers plans sérieusement étudiés. De cette Provence dont il a aimé le ciel, les arbres, les terrains, les montagnes, il a su montrer les aspects séduisants et rendre aimables même les tares. Voilà le signe certain de l'amour sincère du terroir. Toujours après ses courses à travers la France, une partie de l'Italie, de l'Espagne, il éprouve, à son retour, un sentiment plus intense de la poésie particulière au pays natal. Même après son voyage aux pays enchantés, après le souvenir des exquis paysages italiens et des verts pays de France, son affection pour la petite Provence s'augmente et s'affermit; car le peintre a découvert en elle des grâces non révélées aux profanes: à lui elle s'est montrée, à peine impudique, dans sa nudité de vierge grise de parfums, éclairée par la chaude et éclatante lumière de son soleil.
La maladie, un mal terrible, s'abat sur l'artiste en pleine gloire; et, circonstance aggravante, il ne trouve pas auprès de sa compagne le réconfort, la sollicitude dont certaines femmes savent entourer l'existence d'un être souffrant. Rien dans la vie d'un artiste ne saurait être négligé. Tous les événements ont sur son œuvre une importance plus ou moins heureuse ou néfaste qui réagit sur ses productions. Il faut donc dire la vérité, encore proche. Loubon n'avait pas épousé la femme qui pouvait le comprendre. Très belle, très gâtée par celui qui lui passait tous ses caprices d'enfant ingrate, l'ancien modèle ne sut pas donner à l'artiste un intérieur reposant. Il dut se réfugier dans l'amitié et même s'isoler souvent pour retrouver un peu de tranquillité et de paix. Mais son art pouvait suffire à remplir sa vie. Avec une énergie, un courage et une patience héroïques, Loubon lutte, les dernières années, avec la souffrance aiguë qui a prise sur son cerveau. Elle influe dès lors sur sa nature, sur ses productions. Peu à peu, une sorte de buée grise enveloppe ses toiles, le mouvement se ralentit et se fige presque dans ses dernières compositions. Les animaux qu'il y place marchent désormais mollement et comme sans bruit. C'est la vie qui, insensiblement, semble s'arrêter.
Dans son Après-midi d'automne, un de ses derniers tableaux, les moutons sont tristes et broutent sans faim, les chèvres vont sans joie, sans cabrioles, les chiens n'aboient plus, les gestes de l'homme sont indécis; et ce gai paysage des environs de sa ville natale est brumeux, effacé. La grandeur du style est encore dans la toile, où une couleur maladive s'affine d'une enveloppe aérienne que le peintre avait jusqu'alors ignorée.
[35] Ce fut sa dernière œuvre: elle figurait à Paris au Salon de 1863 avec, sur le haut du cadre, le nœud en crêpe noir qui en augmentait encore—pour ceux qui avaient connu Loubon si vivant, si énergique—l'intense mélancolie.
Émile Loubon venait à peine de mourir (à Marseille, le 2 mai 1863), emporté, dit-on, par un cancer intestinal qui le suppliciait depuis cinq ans. Il avait été fait chevalier de la légion d'honneur en 1855.
Quand on voit au musée de Marseille la superbe et définitive ébauche qu'est le portrait de Loubon par son ami Gustave Ricard, on est attiré vers cette figure souriante, aux traits mouvants, au regard sympathique et droit; et tout de suite on se met à apprécier l'homme que l'on voit pour la première fois, comme si on avait vécu de longues années dans son intimité, comme si on l'avait toujours connu. Loubon y apparaît essentiellement bon, distingué et fin. Il fut vraiment tout cela. Il fut, en outre, un esprit combatif, intelligent, remuant, un artiste sincèrement convaincu et qui eut le don de l'apostolat.
Au moment de la retraite d'Aubert, quand Loubon vint lui succéder à la direction de l'école gratuite de dessin, l'enseignement classique qui y était donné avait produit d'heureux résultats. A voir certaines académies, certains portraits au conté dessinés par les meilleurs élèves de cette époque, on s'explique que ce premier enseignement ait si bien préparé des maîtres comme Papety, Gustave Ricard, Monticelli, Engalière, Beaume, Simon, etc. Cependant l'activité artistique, en tant que manifestation éclatante, convergeait déjà toute vers Paris. C'était le commencement pour la Provence des désertions en masse, de l'exode vers [36] la capitale de tous ceux qui tenaient, avec quelque autorité, une plume ou un pinceau. Ils allaient chercher à Paris le succès, et aussi les moyens de vivre. Quelle statistique nous dira jamais le nombre des pauvres diables qui n'en sont point revenus, broyés par les combats de l'existence, ou qui en sont revenus pour mourir chez eux consumés par la phtisie? Pour un d'arrivé, combien qui sont tombés en chemin.
En rentrant à Marseille, Loubon, qui était encore tout imprégné de l'atmosphère d'art qui l'entourait à Paris, le cerveau échauffé par une belle flamme émulatrice, fut frappé plus profondément de l'état de stupeur artistique dans lequel semblait plongée l'ancienne cité grecque qui concentrait toute son activité pour les transactions commerciales et pour certaines industries.
Dès son installation, Loubon n'eut qu'une pensée: tenter de créer à Marseille un centre artistique en quelque sorte décentralisateur, bien que forcément tributaire de Paris; y montrer les productions des maîtres français et y faire se manifester les jeunes talents locaux, avec la possibilité de trouver pour leurs œuvres un prix rémunérateur. Il fallait, en se servant de bonnes volontés, de quelques intelligences, susciter un mouvement artistique, une sorte de Renaissance. Loubon y réussit pleinement, pendant quelques années du moins. Sa carrière est à ce point de vue aussi intéressante que celle fournie par l'artiste. On doit retenir son nom à ce double titre.
Grâce à ses efforts, à son énergie, à son esprit remuant, à la chaleur communicative de ses convictions, voilà que se fonde dès la première année la Société des amis des arts de Marseille, instituée dans le but «de propager et d'entretenir le goût et la culture des arts à Marseille».
«L'exposition était si bien organisée, écrit M. Bouillon [37] Landais, qu'elle put, dès cette année 1846, ouvrir dans la salle du Musée une exposition qui dura du 20 octobre au 15 novembre. Elle comptait 790 actionnaires, en tête desquels figuraient S. M. le Roi pour 30 actions, et S. A. R. le comte de Paris pour 20. Les peintres, les sculpteurs et les architectes, au nombre de 194, y prirent part en exposant 356 ouvrages.»
C'était donc un succès. On vit là pour la première fois à Marseille, des œuvres d'Eugène Delacroix, Couture, Decamps, Marilhat, Troyon, Rousseau, Roqueplan, Granet, Flers, Diaz, Fromentin, Cabanel, etc. Quant à Loubon, il exposait sept toiles: Paysage, Vue prise aux environs d'Aix, Marche de muletiers, Mascarade sur l'Arno, le Gué, le Printemps, l'Été et Moulin breton[12].
[12] Bouillon-Landais, le Peintre Émile Loubon. Plon, Nourrit et Cie, 1897.
L'élan était donné; il fut assez tôt entravé par les événements politiques de 1848, et aussi par l'envie, les basses jalousies des camarades et de tous ceux qui, en province, s'acharnent après celui de leurs concitoyens qui fait quelque chose et tente de s'élever au-dessus de la bonne médiocrité. On reprocha à Loubon—qui allait chaque année à Paris s'assurer pour l'Exposition le concours des plus grands peintres, ses amis—de faire ces voyages aux frais de l'Association. Loubon, qui était très digne, se retira de la Société, en tant que membre administrateur, pour ne demeurer que simple exposant.
Du reste, la Société des amis des Arts[13] ne vécut pas longtemps [38] sous cette dénomination; elle se transforma en 1850, et prit le titre de «Société littéraire et artistique des Bouches-du-Rhône», et continua, «jusqu'à la création du Cercle artistique», à faire chaque année des Expositions de peinture où, avec le concours des meilleurs peintres: Jules Dupré, Troyon, van Marke, Palizzi, Baron, Fromentin, Coignet, Diaz, Jules Noël, Millet, Granet, les deux Rousseau, Jonckind, Gustave Ricard, etc., etc., Loubon exposait, entouré de ses nombreux élèves et amis, parmi lesquels il convient de retenir le nom de ceux disparus: Aiguier, Paul Guigou, Barry, Fabrius Brest, Simon, Suchet, Engalière, Grésy, etc., etc.
[13] Voici les noms qui méritent d'être retenus des membres de cette Société instituée le 5 août 1846: Président, M. le marquis de Forbin-Janson, chevalier de la légion d'honneur; vice-présidents, MM. Loubon, oncle du peintre, adjoint au maire, chevalier de la légion d'honneur; Gabriel, conseiller de préfecture; Hippolyte Luce; secrétaire: Baude; trésorier: M. Gouin.
Commissaires actifs: MM. Bec, J. M. Coste, chevalier de la légion d'honneur, Isba, Émile Loubon, directeur de l'École; Marbeau, Michel Colomb, Alphonse Nègre, Ollivier, Paranque aîné, Albert Pascal, Charles Roux, Tassy.
Commissaires supplémentaires: Aubert, directeur honoraire du musée de Marseille; Joseph Autran, Bénédit, critique d'art; Berteau, Boisselot fils aîné; Bontoux, statuaire; Boze; Carle, journaliste; Giraud, Pagliano; Mathieu; Casimir Flagniol; Romegas.
Parallèlement, Loubon avait su attirer dans son atelier les notabilités marseillaises et la critique avisée d'alors. Des réunions journalières avaient lieu, au cinq à sept du peintre. Et cet atelier du boulevard du Musée, où s'arrêtaient, lorsqu'ils traversaient Marseille, Paul Delaroche, Horace Vernet, Fromentin, Baron, Granet, fut bientôt le rendez-vous de tout ce qui, à Marseille, pensait, écrivait ou s'intéressait à l'Art.
Le jeune et avenant directeur de l'École était en outre le camarade plutôt que le maître des jeunes artistes qui venaient le consulter. Il était surtout l'ami sûr, le conseiller précieux de ceux qui venaient lui demander avis. L'atelier de Loubon fut pendant longtemps un foyer hospitalier où [39] venaient s'échauffer les ambitions, se rallumer les énergies faiblissantes, s'exalter les vocations.
Loubon, chez qui le sens critique était très affiné, avait pour chacun l'observation juste, l'encouragement, le conseil judicieux. Il savait merveilleusement indiquer à chaque tempérament différent sa voie, en lui laissant toute sa personnalité. A tous, il disait: «N'imitez personne, car vous seriez au-dessous de ceux que vous parviendrez à égaler. Regardez autour de vous, peignez ce que vous avez vu depuis votre enfance; le paysage et les choses que vous comprenez et qui vous donnent des sensations.»
Par les conseils de Loubon, on peut dire que l'école provençale fit sous sa direction ce qui—toutes proportions gardées—avait si bien réussi à la grande école hollandaise. «Elle regarda autour d'elle, et fit le portrait des hommes et des mœurs rustiques des campagnes, des mers et des ciels de son pays[14].» Et cette voie aussi fut féconde pour les artistes provençaux.
[14] Eugène Fromentin: les Maîtres d'autrefois.
Nous voyons alors des talents surgir dans tous les genres. C'est Gustave Ricard, le subtil portraitiste, l'intimiste vers qui toute une génération de jeunes peintres a, en ce moment, les yeux tournés; Monticelli, le plus extraordinaire coloriste; Aiguier qui a retrouvé la composition colorée de l'éther impondérable; Paul Guigou, l'élève direct de Loubon, qui continuera à peindre la Provence et à la comprendre, à la faire aimer, même dans ses violences; François Simon, un peintre intéressant et doux, qui eût pu faire de la figure où il eût excellé, si on se rapporte à ses beaux portraits au crayon conté, à la très belle peinture: Sollicitude, qui est au musée de Marseille. Mais Simon peignit des animaux parce qu'il les aimait. Il comprit la [40] poésie des étables où somnolent les doux ruminants; il nota avec tendresse le regard enfantin et inquiet des jeunes veaux, le pittoresque manteau des chèvres, la toison épaisse des moutons. Tendre, il aima les animaux à la façon de Loutherbourg, il les peignit avec amour, avec une mélancolique philosophie; mais, à part quelques exceptions, ses animaux participèrent rarement du paysage où le peintre les plaçait. Simon ne fut pas paysagiste, alors qu'il eût pu devenir un grand portraitiste.
Engalière, par contre, était de pure race paysagiste; on en a la révélation devant son tableau du musée de Marseille, rapporté d'une excursion en Espagne et intitulé Vue de Grenade. Ce fut vraiment un peintre magnifiquement doué que cet Engalière, plus coloriste que Loubon et qui disparut emporté à trente et un ans par une congestion cérébrale, ne laissant qu'un bagage sommaire. On le vit à l'Exposition universelle de 1855 avec une toile importante, Vue d'Alicante prise de la route de Malaga, qui recélait des qualités de tout premier ordre et surtout un beau sentiment du pittoresque. Cet artiste était sans rival comme peinture à la gouache et avait un grand sens décoratif.
Dans les peintres de marine, Barry s'essayait aux lumières roses qui font trop jolies ses vues de Constantinople et du Bosphore. L'époque est tout entière à l'Orient. Delacroix vient de peindre son Entrée des croisés; Fromentin va découvrir l'Algérie. Et voilà Fabius Brest, qui déserte la Provence et les heureux motifs de ses premières et meilleures toiles: Vieilles bastides dans les pins et les oliviers; Fontaines sous les platanes des villages; Coteaux arides semés de mûriers nains, où il mettait un grand charme, pour s'enfuir à Constantinople, peindre des mosquées et des scènes turques qui manqueront d'émotion. Un autre élève de Loubon, Huguet, se jette lui aussi dans [41] un orientalisme de convention, mais au moins y réussit-il par des qualités de peintre délicat.—Pourrait-on oublier Suchet, un bien brave homme, que Daudet eût dû connaître pour nous laisser encore un chef-d'œuvre? Suchet, qui incarne tout un côté de la physionomie provençale; Suchet, qui eut du talent, certainement, nonobstant sa vantardise, et qui, ancien maître portefaix, cuisinier et ténor à ses heures, trouva le temps de peindre quantité de toiles intéressantes, comme la Pêche au thon du musée de Marseille. Il comprit à sa manière, cette Méditerranée qu'il avait si souvent regardée dans les heures longues des fameuses parties de pêche. Presque toujours il nous la montre avec la lame large, houleuse, éclairée par un ciel clair, et sur le sommet de laquelle il sait, comme pas un, placer un bateau de pêche, le hausser sur sa crête ou le rouler dans sa courbe molle. Suchet connaissait à fond les bateaux: canots, voiliers, goélettes, bricks de toutes sortes, il s'entendait comme un marin à les gréer et à les conduire selon le vent.
Son Brick qui rentre le soir, au clair de lune, dans le vieux port de Marseille, prouve aussi en faveur de son entente de la composition générale, de sa recherche heureuse des effets lumineux.
Nous trouvons encore dans les expositions de 1836, jusqu'en 1861, un peintre amateur qui fut receveur de l'Enregistrement à Marseille et plus tard directeur des Domaines à Avignon, Prosper Grésy, de qui on peut voir les nombreuses toiles,—car il peignit beaucoup—dans les musées de Provence et dans les galeries. Celui-là aussi fut un amant passionné de la Provence, et de sa manière un peu rocailleuse, il sut en révéler le caractère singulier. Grésy, qui fut un excellent paysagiste, a peint en outre des arbres, avec un beau lyrisme. La nature vue par lui, est puissante, [42] colorée, et comme sculptée dans ses masses. Les musées de Marseille, d'Aix et d'Avignon possèdent de Prosper Grésy des toiles de différents motifs, bien que la notation soit toujours à peu près la même. Mais la meilleure partie de l'œuvre de ce peintre se voit chez des collectionneurs, où on retrouve quelques paysages remarquables.
C'était en quelque sorte de l'atelier de la rue du Musée que sortirent ces différentes personnalités. Pourtant, Loubon n'y influençait personne; admirant un jour une délicieuse étude de Simon, le lendemain une ébauche de Ricard, autant qu'une toile de Monticelli. Il aimait à garder quelque temps dans son atelier les toiles qu'on lui apportait, surtout celles qui l'intéressaient plus vivement.
C'est ainsi qu'ayant accroché un jour contre son mur une peinture de Monticelli, à chaque instant, il se distrayait de son travail pour venir étudier la riche harmonie du grand coloriste qui l'attirait. «Mais, s'écria-t-il, à la fin, il sort du feu de cette toile!...»
Loubon, sincère, modeste et bienveillant, savait reconnaître les qualités de ses amis et de ses élèves. Aucune méchanceté, aucune haine ne put modifier sa belle nature aimante et généreuse. Ce fut un vrai chef d'école, car il sut créer le milieu, l'ensemble qui, ainsi que le démontre Taine dans sa Philosophie de l'art, est nécessaire pour faire éclore les œuvres durables.
A M. Frédéric Gas.
Parmi les peintres remarquables qu'a produits la Provence, Aiguier est assurément, aujourd'hui, le plus oublié. Ce fut peut-être, à cause de son admirable instinct, un de ses plus rares artistes.
Instinctif, Aiguier l'est comme Claude, comme Turner, et, rapprochement curieux, il est, ainsi que ces grands alchimistes de la lumière, de mentalité pauvre; et, comme Corot, indifférent à tout ce qui n'est pas son art.
Poète exquis, coloriste ému, il rendit le mieux en son temps—en ceci il égalera souvent Corot et même Claude Lorrain—l'extrême ténuité des vibrations lumineuses, leur délicatesse atomique, la subtile trépidation des ondes colorées; et, de même que ces chantres de la lumière, s'il eut aussi la divination synthétique de l'éther impalpable, il sut le mettre sur sa toile, simplement.
Aiguier, provençal inconnu, Aiguier, qu'on oublia de montrer à la Centennale, comparé comme peintre à Turner par certains côtés, à Corot et à Claude par d'autres! Que de sourires ironiques n'allons-nous pas mettre aux lèvres pincées des pontifes? que de haussements d'épaules, que de réflexions malveillantes n'allons-nous pas provoquer?
[46] N'importe!... Il faut oser dire cela.
Et pour tout homme qui n'est ni aveugle ni prévenu—ce qui est pire—il reste encore de ce peintre, dans les musées de Toulon, de Marseille et de Cannes, quelques toiles qui sauront, mieux que des phrases, prouver la valeur de nos affirmations.
Aiguier (Louis-Auguste-Laurent) naquit à Toulon, le 23 février 1819, de parents cultivateurs originaires de La Garde. On aimerait à faire naître dans cette ville, qui vit les débuts de Bonaparte, quelque glorieux soldat ou quelque rude marin. Il paraît tout d'abord assez extraordinaire que le grand port de guerre méditerranéen, ceinturé de remparts, couvert sur toutes ses hauteurs d'imposantes forteresses, nous ait donné un peintre d'atmosphère si attendri; mais on s'explique plus tard que la qualité de la lumière particulièrement enveloppante qui baigne Toulon et la campagne environnante, que la brume fine et ouatée de violet qui se joue à certaines heures aux flancs de ses collines, entre l'escarpement de ses caps dentelés en rose, que les buées particulièrement vibrantes qui s'élèvent, comme dans les grands lacs, au-dessus de la mer bleue, aient contribué à faire éclore la vocation d'un Aiguier qui vécut là pendant vingt ans. Combien, depuis, s'y sont essayés, mièvrement?
Après avoir reçu une instruction très élémentaire, Aiguier fut mis en apprentissage chez un coiffeur. Et c'est ce métier qu'il exerça presque jusqu'à ses dernières années; plus rarement cependant à l'époque où il commença à exposer ses tableaux. Le barbier était devenu alors coiffeur pour dames et était très recherché par l'élite de la société [47] marseillaise. Cette corporation de perruquiers devait enfanter deux autres artistes intéressants: Simon, l'animalier, et Barry, le peintre de marine, tous deux nés à Marseille.
Coiffeur! coiffeur pour dames! et peintre comme Claude, et poète comme Corot. L'art de peindre ne serait il donc plus l'apanage des seuls artistes ayant des qualités de distinction plus ou moins natives, une éducation, une culture conférant à cet art une sorte d'aristocratie?
Avec M. Arsène Alexandre, qui ne se trouve pas autrement choqué de la légende faisant de Claude «un esprit vacillant et, pour dire brutalement le mot, un peu idiot», et qui ajoute: «Oui, Claude Lorrain, idiot, faible d'esprit, enténébré pour tout autre chose que pour son art, nous semblerait encore très complet, et sa vie, ainsi que son œuvre, ne cesserait pas pour cela d'être d'une absolue logique,» nous admettons pareillement Aiguier, coiffeur pour gagner sa vie, bien que poète exquis, peintre admirablement doué; et nous admettons aussi son œuvre, faite d'un génial instinct, conséquence logique de sa nature.
Dès sa jeunesse, cet instinct s'éveille, ainsi qu'il le raconte lui-même, «avec la vive admiration que lui donnait la peinture; et il s'essaye à imiter tout ce qui frappait ses yeux, aimant surtout à crayonner les sites pittoresques de sa ville natale et les beaux navires qu'il voyait se balancer sur les eaux bleues de la Méditerranée[15]».
[15] La Tribune artistique et littéraire.
Il nous plaît de reconstituer l'enfance de l'apprenti coiffeur, enfermé dans une de ces curieuses échoppes qui touchent au port, s'enfuyant à chaque instant de la journée pour venir assister au spectacle changeant du soleil qui, sur les quais de Toulon, semblables à ceux de Venise,—que nul véhicule ne trouble,—vient éclairer ce palpitant [48] décor. Nous aimons à suivre, au matin, le jeune homme faisant un détour pour se rendre au travail, longer les quais de la Marine grouillant à cette heure de vie intense.
Croyez-vous qu'Aiguier va s'intéresser au mouvement d'animation pittoresque qui excite la curiosité des autres hommes attirés là? Croyez-vous qu'il verra la foule des marins qui approvisionnent l'escadre en rade et se hâtent de remplir de victuailles hétérogènes les canots de service? Croyez-vous qu'il sera frappé de tous ces bruits d'appels qui se mêlent aux sifflets des petites chaloupes à vapeur, aux heurts cadencés des rames?
En ce moment, l'apprenti coiffeur ne voit pas, n'entend pas ce qui se passe près de lui. Il s'étonne, il s'émeut, il est retenu par la beauté de la symphonie du ciel et de la mer qui se joue devant lui dans le mystère de l'enveloppe aérienne baignant les fonds du tableau: le cap Sicié, la rade et le fort de l'Aiguillette plus proche. Il observe les insensibles valeurs qu'accusent les mâts et les tourelles des cuirassés immobiles. Il regarde avec plaisir les jolies notes de couleurs crues, véronèse et vermillon, bleu d'outremer et jaune de chrome, qui s'exaltent sur la coque des bateaux de plaisance et sont si harmonieuses à distance. Sur la Méditerranée qui tressaille dans le papillotement de la lumière irisée, il aime la course en zigzag que font les triangles inclinés des voiles latines.
Il vient encore, au soir, admirer les épousailles mélancoliques du ciel et de la mer, quand l'adieu du soleil à la terre comporte toutes les souffrances de la séparation; et quand, la nature, dans l'harmonie plus suave des valeurs, chante—féerie apaisée—l'hymne religieux de la lumière mourante.
Le ciel et la mer l'hypnotisent. Il les voit avec une admiration mêlée de tendresse; il les aime d'un amour mystique. [49] Et pendant que ses yeux se mouillent d'attendrissement, il communie avec la magicienne insaisissable dans l'éther tiède et vibrant.
Et d'instinct, le coiffeur devenu peintre mettra plus tard dans ses toiles, entraîné par la force de ses sensations, l'immense poésie de la lumière; toujours d'instinct, comme Turner, comme Claude.
Antoine Vollon, visitant vers 1880 le musée de Marseille, tomba subitement en arrêt, dans l'étonnement admiratif le plus vif, devant la marine d'Aiguier. Surpris et charmé, revenant sans cesse vers cette toile qui l'obsédait, et oubliant tout ce qui était accroché aux murs voisins, Vollon dit, à plusieurs reprises, à ceux qui l'accompagnaient: «Voilà un merveilleux tableau et je n'aurais jamais pensé que vous ayez eu à Marseille un peintre aussi grand.»
Combien rares étaient les visiteurs du musée de Marseille qui avaient jusqu'alors fait semblables réflexions! Combien plus rares étaient les Provençaux qui s'étaient arrêtés un instant devant la toile d'Aiguier!
Le Soleil couchant sur la Méditerranée, au vallon des Auffes, est daté de 1858. Le tableau fut exposé en 1859 au Salon de Paris. M. Ernest Cheneau, correspondant de la Critique artistique et littéraire, écrivit dans son compte rendu: «Quelles belles eaux profondes! Comme l'œil les pénètre facilement et s'en va droit à l'horizon, guidé par ce rayon de soleil brisé en mille facettes par le doux mouvement des vagues! La belle marine! La plus belle du Salon... Je déclare le Coucher de soleil sur la Méditerranée la plus forte marine que nous ayons vue depuis dix ans...» Nous [50] pouvons ajouter à notre tour qu'on n'en a pas fait de meilleure depuis.
Quand on entre au musée de Marseille, dans la salle de l'École provençale, on aperçoit, en face, sur la cimaise, à côté du portrait de Chenavard, la marine d'Aiguier. Cette toile n'arrête pas, ne lance pas l'œillade provocante de certaines peintures; et, n'étant pas de grandes proportions, on comprend qu'elle échappe aux visiteurs ordinaires en quête d'anecdotes ou de couleurs jolies. Un peu obscure, elle s'enveloppe, à certaines heures, du mystère particulier aux grandes œuvres. Mais quand on l'observe avec attention, il se fait, à la longue, un insensible crescendo lumineux qui grandit vite et arrive progressivement à l'intensité. Peu à peu le soleil apparaît dans la toile et l'illumine toute. On crierait facilement au miracle. En effet, il est bien là devant nous le vrai soleil qui, à peine tamisé par des brouillards insensibles, éblouit les yeux et réchauffe le cœur. Telle est l'impression physique ressentie devant la marine d'Aiguier.
Quant à l'impression psychologique, elle n'est ni moins parfaite, ni moins puissante. La peinture est oubliée; on s'occupe peu ici du métier et de la composition qui est nulle: un pan de rochers au demeurant assez banal, des fabriques peu intéressantes à droite, des barques gauchement dessinées au premier plan; mais il y a un ciel et une mer qui impressionnent fortement. Au milieu de la toile, le soleil descend sur l'horizon après la gloire d'un beau jour. Dans le lit recouvert en vieille soie jaune où des brumes la bordent, la Méditerranée l'attend frissonnante. Sur ses eaux court le frémissement imperceptible qui ourle la vague avec les tons du ciel lumineux à peine dégradé vers des bleuissements clairs et doux. Un voile diaphane semble jeté sur la nature dans la mélancolie du crépuscule pressenti. [51] Les fonds et les seconds plans s'enveloppent vaporeusement d'une valeur à peine mauve; des voiles légères passent ou se dérobent à l'horizon; et, avant de disparaître, le soleil jette au monde tous les ors de sa cassette qui irradient le firmament et tintent joyeusement sur les crêtes des vagues cadencées.
Cette impression, toute de pure poésie, évoque en même temps des chants musicaux et des pensées mélancoliques, d'un religieux panthéisme, la tristesse des fins de journées triomphales, les dualités émotives des grands spectacles de la nature:
[16] Pierre Louÿs.
Aiguier était venu se fixer à Marseille vers sa vingtième année. Il se mit tout de suite en rapports avec deux confrères qui, dans cette ville, faisaient aussi de la peinture: Barry et Simon. Toutes ses heures disponibles furent employées par lui à dessiner et à peindre sur nature. Pendant plus de quinze ans, on vit le coiffeur, se dissimulant, presque honteux, s'en aller deux fois par jour avec sa boîte de peintre, parcourir les abords du port: le quai de Rive-Neuve, le bassin du Carénage, le chemin qui passe au bord de l'eau sous le fort Saint-Nicolas, l'ancien Pharo, et toute cette route de la Corniche qu'il fouille dans ses moindres criques depuis les Catalans jusqu'au vallon de la Fausse-Monnaie. Sur des panneaux de petite dimension, sur des cartons que sa femme, qui était modiste, n'utilisait plus, [52] incessamment, Aiguier étudiait et cherchait à surprendre lui aussi «l'âme des valeurs», la grande unité de la lumière qui caresse et revêt tous les plans et toutes les surfaces d'un tableau, la composition mystérieuse de l'éther chaud en ses vibrations insaisissables. Avec une ténacité extrême, très difficile sur le résultat obtenu, il travaillait silencieux et cherchait, sans jamais croire avoir atteint le but.
Loubon, à qui il est allé montrer ses études, devine l'artiste, l'apprécie fort et l'encourage. Pendant quelque temps, on voit Aiguier suivre les cours de dessin, à l'École. Mais il étouffe dans ces salles où le modèle pose sans grâce; et il retourne vite à ses chères études en plein air, aux bords de la mer. Il rencontre dans ses courses solitaires Ziem, qui peint déjà des toiles consciencieuses et belles, lesquelles auront plus tard la priorité sur la production énorme de ce coloriste éminent; et il s'éprend de cette belle technique.
Enfin en 1853, après avoir préludé par l'envoi de «quelques petits tableaux dont le sentiment doux et poétique fut généralement apprécié», enhardi par son premier succès, Aiguier fait son premier voyage à Paris. Là, il montra ses études à Hébert qui sut en voir tout le charme et lui donna le conseil d'étudier Claude Lorrain. «Pour un paysagiste, lui dit l'ancien directeur de Rome, c'est le seul maître qui puisse le guider et lui apprendre à voir la nature[17].»
[17] La Tribune artistique et littéraire.
Le conseil était judicieux. Aiguier vit, en effet, Claude au Louvre. Il l'admira, il l'étudia; mais il sut ne pas l'imiter. Le peintre toulonnais, revenu à ses patientes études, débute alors à l'Exposition universelle de 1855 avec deux belles œuvres: la Soirée d'automne aux Catalans (marine), [53] et Un paysage d'automne aux environs de Marseille.
La Soirée d'automne aux Catalans du musée de Toulon, dont Maxime du Camp vanta «la couleur blonde et la finesse», est à notre avis un des meilleurs tableaux, pour ne pas dire le meilleur d'Aiguier. L'unité atmosphérique est, dans cette toile, incomparable. Pas un plan défini, mais de l'air partout; pas de chocs de couleurs, mais la sensation de la lumière elle-même.
La voilà cette harmonie que beaucoup de peintres ont vainement cherchée toute leur vie; elle est là apparente, et douce, et merveilleuse. Certes, dans cette toile, comme dans presque toutes celles de ce peintre, il ne faut pas chercher l'élévation du style, la science du dessin, la féerie de la couleur. C'est la nature naïvement interprétée par un ému, sans plus. Rien d'elle n'est supprimé pour l'embellir, rien d'elle n'est ajouté pour la parer. C'est, à gauche de la toile, la tour rectangulaire des anciens Catalans, aussi peu pittoresque que possible, dont un côté est éclairé en rose par le soleil couchant. Dans l'anse, sous la tour, des bateaux entre-croisent leurs voiles sans recherche de jolies arabesques. Sur un premier plan de terrains, des barques tirées à sec; et dans leurs ombres, des figures de pêcheurs, de femmes et d'enfants, établies maladroitement. Mais quel charme dans cette poussière violette qui auréole les rochers de droite, quelle incomparable finesse dans cette valeur imperceptible qui délimite les îles lointaines et l'aérienne silhouette du château d'If. Quelle lumière dans ce ciel!
L'autre marine, les Tamaris, environs de Toulon (Salon de 1865, Paris), est un effet de crépuscule particulier aux bords de la mer Méditerranée, à certaines époques de l'année. Dans un ciel très pur, le jour est demeuré après le départ du soleil; pendant que la mer est déjà [54] influencée dans sa couleur par la nuit que l'on sent proche. Une masse violette, arrêtée aux contours d'un promontoire voisin, sépare la dualité de la lumière qui s'en va et de l'ombre qui vient. Et une sensation particulière de froid crépusculaire sort de cette toile que d'aucuns préfèrent même au Soleil couchant de ce peintre. Nous ne saurions être de cet avis.
Le musée de Cannes possède aussi deux toiles d'inégales beautés et de dimensions moindres. La première est un coin du Bassin du Carénage à Marseille. Le navire, que l'on bourre d'étoupes, est couché sur le flanc, livré aux longs marteaux de bois des calfats qui travaillent sur sa carène. Derrière cette masse sombre, cette sorte de baleine échouée et ligotée, apparaissent en lumière la saillie rocheuse du fort Saint-Nicolas et la vieille cité que domine le clocher octogonal de Saint-Laurent. Tout cela est fin comme tout ce que peignit Aiguier, fin de tons et de valeurs. Mais voilà une toute petite toile autrement intéressante, avec laquelle nous pénétrons dans sa compréhension du paysage.
Lorsqu'on veut analyser ce peintre dans plusieurs de ses tableaux, on est forcément obligé de se répéter. Il ne peignit en fait que deux ou trois effets au plus: des soleils couchants sur la mer, certaines notes d'automne dans les champs. Si on y joint quelques tentatives de crépuscule, on les a tous décrits, car Aiguier n'a pas fait trente toiles, à part de très nombreuses petites études[18].
[18] Le catalogue de la vente des tableaux et études faite à Marseille en 1866 comporte 40 tableaux et 193 études.
Ce tableautin du musée de Cannes: Une vue de la campagne de Provence (1859), est d'une délicatesse atmosphérique rare, assez comparable à l'art de Chintreuil; et vraiment [55] on ne saurait mettre plus d'air, de poésie et d'espace dans une si petite surface.
Or, malgré la qualité d'air, enveloppante comme une caresse, qui vibre dans cette toile, par cette matinée si adorable, si prometteuse de vie, que le peintre nous décrit, une sensation presque triste s'en dégage qui fait monter aux yeux des larmes d'attendrissement. C'est que toujours le poète l'emporte, et que, la palette à la main, Aiguier pense musicalement. «Voyez assez profondément et vous verrez musicalement, dit Carlyle; le cœur de la nature étant partout musique, si vous pouvez l'atteindre.»
Après la Lisière de bois dans le Var (Exposition des amis des Arts de Lyon, 1858), Aiguier envoie à Paris, en 1859, les Collines de Montredon, un paysage de lumière d'une inspiration symphonique triste et douce. Derrière les pins du premier plan et sur leur droite, les lointains s'estompent, délicats, la belle architecture des collines grecques de Montredon s'efface dans une brume aristocratique; et la ligne à peine bleue de la Méditerranée note, presque insensible, la place de l'horizon infini sous le ciel vibrant.
Dans ce tableau, les pins ont une grande importance. C'est le seul arbre qu'Aiguier ait mis dans ses paysages. Il l'a d'ailleurs aimé avec une tendresse infinie, ce pin de Provence, ce pauvre souffreteux que le vent malmena pendant son enfance et qui se penche, s'incline ou se tord dans une attitude si pittoresque. Le peintre d'atmosphère a eu pour son arbre favori un vert tout particulier, matinal, apaisé, frais et nouveau qui lui sied, et qu'en effet cet arbre porte en lui. Il a rendu la trame fluide de ses masses, la finesse élégante de ses branches, les découpures japonaises de ses ramures. Aussi, mieux que personne, il a dit la mélodie que le vent chante dans les pins, avec de plaintifs [56] et longs crescendo. Mieux qu'aucun peintre, il a su les baigner dans les matinées de lumière automnale, les opposer sur les fonds dorés des crépuscules, et faire pailleter le ciel autour de l'arbre, avec, à chaque pointe aiguë de sa dentelle verte, les feux des pierres précieuses rares.
Parmi les œuvres des artistes que la commission impériale de 1862 désigna pour représenter l'Art français à l'Exposition universelle de Londres, on comptait deux toiles d'Aiguier: Pêcheurs à Saint-Mandrier et Golfe de Val-Bonète, qui avaient été très remarquées au Salon de 1861. «M. Aiguier, écrit alors Henry Fouquier, idéaliste pur, élève direct de Claude Lorrain, poète trop épris peut-être de la simplicité et tombant facilement dans l'art dioramique qu'on a reproché justement à Claude.»
La renommée tardive venait au peintre. Cependant, à Marseille, Aiguier, modeste, malingre, souffreteux, ne connaissait la célébrité que par son talent de coiffeur; et la gloire ne s'attachait à son nom que par la création d'une forme spéciale de chapeau pour dame qui fit fureur en son temps, et qu'on surnomma l'Auguste. Le peintre désormais à l'abri du besoin, et pouvant enfin se livrer tout entier à l'art, vendait quelques toiles, dont, comme tous les vrais artistes, il n'était jamais complètement satisfait et desquelles il ne se séparait qu'à regret.
A partir de ce moment, Aiguier s'affine toujours, presque maladivement. Il orchestre avec des timbres encore plus doux sa symphonie aérienne. Il veut que ses instruments ne jouent que dans la demi-teinte; mais même avec l'extrême simplicité d'un unisson, la monotonie d'une pédale, il donne encore une forte sensation lumineuse.
[57] Il voit alors, avec le poète, tomber le soir à l'entrée des ports, quand:
Il annonce l'aube aux bords de la mer, quand:
Aiguier, malade, s'est retiré au Pradet, près de Toulon; et le long de cette côte enchanteresse qui va par le chemin douanier du Golfe de la Garonne jusqu'au Mourillon, en passant sous les forts de Sainte-Marguerite et du cap Brun, au-dessus des promontoires roses, dans les anses endormies, à travers les lentisques et les myrtes, les bourraches fleuries en bleu pastel et les pins résineux, il ne regarde presque jamais que le ciel et l'eau, que «la clarté du soleil sur la mer profonde», et trouve cette simplicité plus grande que toute chose.
A peine consent-il à mettre dans les marines de cette époque une bande de terre qui s'avance gauchement sur l'horizon. C'est devant l'anse de Val-Bonète, le fort de la [58] Colle-Noire et les oliviers clairsemés et insignifiants de ce coteau monotone.
Aiguier, du reste, réussissait peu dans l'arrangement; et son Ile des Saints (Salon de Paris, 1863), souvenir d'un séjour à Cannes, n'est vraiment pas heureuse.
Le ciel et la mer!
Ce sont là ses meilleures toiles. Il a rendu l'air impondérable d'une rare qualité lumineuse. Il a peint l'eau avec une substance particulière plus exquise que ne serait la sensation du trompe-l'œil. La fluidité et la mobilité de la mer sont notées par lui d'une touche sûre; on sent avec la transparence toute la puissance, la profondeur de la masse liquide.
Une de ses dernières toiles exposée à Paris en 1863, la Pêche au bourgin, à Val-Bonète, ne contient plus que le ciel et l'eau; mais c'est dans une harmonie limpide, un ciel de rêve, une mer moelleuse, recueillie, que ride à peine la brise expirante, et, dans une impression infiniment douce, la préface à «ce deuil quotidien de la terre, la tristesse de voir le soleil—cette joie du monde et ce père de toute vie, sombrer, s'abîmer dans les flots[19]».
[19] Michelet. La Mer.
Aiguier depuis longtemps va aussi vers sa fin, au moment où il arrive à la maturité de son talent.
Alors ce pâle cygne, dans son lit de larmes, commença le triste chant funèbre de sa mort.
Shakespeare.
Le peintre provençal va quelquefois encore vers sa chère Calanque de Val-Bonète. Il refait péniblement, miné [59] par la phtisie, cette route exquise bordée de chèvrefeuilles fleuris, de genêts odorants, de fleurs sauvages qui se détachent sur la mer bleue; et, dans cette grisante atmosphère il retrouve assez d'énergie pour peindre encore quelques toiles dans une harmonie qui s'affine toujours, mais s'essouffle vite.
Maintenant, au hameau d'Astouret qui touche au Pradet, sur la petite éminence où se pressent en désordre quelques maisonnettes provençales gardées par les noirs cyprès en sentinelle, Aiguier s'éteint à quarante ans sans souffrance, en regardant jusqu'au bout, de son œil pénétrant d'artiste, l'horizon lointain où la mer et le ciel s'épousent dans la brume dorée des soirs.
Le 7 juin 1865, Auguste Aiguier était mort.
Il faut à l'artiste l'assurance de son talent, sinon son œuvre n'a pas sa raison d'être. Malgré tout, Aiguier fut un modeste qui eut, vivant à l'écart, une certaine conscience de sa valeur, mais qui n'en parlait jamais. Bien qu'on ait oublié de le montrer à la Centennale, Aiguier est un très grand peintre que fera revivre à son heure l'œuvre réparatrice du temps. Comme Corot, sa sincérité nous est sympathique, car, vivant de l'air, nous aimons ces peintres qui nous ont montré dans leurs toiles, comme recherche première, la qualité de l'atmosphère harmonisée poétiquement.
Aiguier eut aussi «cette puissance assez peu commune d'imaginer d'abord une atmosphère et d'en faire non seulement l'élément fuyant, fluide et respirable, mais la loi et pour ainsi dire le principe de ses tableaux[20]».
[20] Eug. Fromentin. Les Maîtres d'autrefois.
[60] Ses tableaux ont encore le caractère «d'infinitude», dont parle Carlyle, puisque, suivant la belle expression de l'écrivain anglais, toutes les choses profondes sont chant, elles contiennent une pensée musicale: «Une pensée parlée par un esprit qui a pénétré dans le cœur le plus intime de la chose; qui en a découvert le plus intime mystère, c'est-à-dire la mélodie qui gît cachée en elle[21]». Et puisque aussi la profondeur de vision fait le poète, Aiguier possédait, autant que le poète héros, le sens des plus tendres harmonies et le profond instinct des idéalisations atmosphériques.
[21] Carlyle. Le Héros comme poète.
A M. Edmond André.
Après les biographies de MM. Paul de Musset, Louis Brès et Charles Yriarte[22], et une étude en langue allemande du poète Hartmann, il semble qu'il y ait une certaine prétention de venir, à nouveau, raconter l'homme et le peintre. Il faut nous en excuser par une explication: les biographies de Ricard ont été faites à des points de vue assez différents. Un auteur a voulu donner à l'ami le gage affectueux d'un souvenir vivace, c'est M. Paul de Musset. Quant à M. Louis Brès, de qui le travail est le plus complet, puisqu'il ne compte pas moins de 110 pages, il eût suffi, semble-t-il, à faire, grâce à l'intelligence du littérateur, une analyse définitive du talent du peintre. Pourtant, M. Charles Yriarte dégage, à son tour, du caractère et de l'originalité de Ricard tout un côté psychologique insoupçonné. Il était donc très intéressant de réunir dans une même [64] étude les appréciations de ces divers biographes, d'en citer les pages les plus caractéristiques, et d'y ajouter des impressions nouvelles ressenties personnellement, devant les œuvres du grand artiste marseillais.
[22] Paul de Musset. Notice sur la vie de Gustave Ricard. Paris, Gauthier-Villars, 1873.
Louis Brès. Gustave Ricard et son œuvre à Marseille. Librairie Renouard, Paris, 1873.
Charles Yriarte. Gazette des Beaux-Arts, numéro de mars 1873.
La peinture de Ricard est assez profonde pour que chaque génération puisse l'étudier avec des sensations particulières et y faire des découvertes originales. Toujours, au reste, l'histoire des grands peintres sera à écrire. De même qu'on n'a pas cru devoir s'arrêter après la Vie des peintres illustres de Vasari, on pourra à l'avenir dire différemment et voir autrement les peintres sur lesquels les appréciations des critiques ne font autorité que durant un temps. Chaque époque, en effet, veut découvrir dans les grandes œuvres de nouvelles beautés émotives répondant à ses aspirations et à ses goûts.
D'après tous ses biographes, précis et d'accord, Gustave Ricard est né à Marseille dans la maison de la rue de Rome qui porte aujourd'hui le no 85 et qui était à l'époque le no 89. Ricard descendait d'une ancienne famille provençale originaire de Pélisanne. Son oncle était directeur de la Monnaie à Marseille, et son père était changeur, en même temps qu'affineur de métaux.
Or, les impressions d'enfance ont, à notre avis, une si grande importance sur la destinée artistique d'un homme, que nous sommes heureux de retrouver, reconstitué par la plume colorée de M. Louis Brès, l'endroit où se passa la jeunesse du peintre:
«La boutique du changeur était située sur l'un des points les plus pittoresques de l'ancien port, à l'angle du quai de la Fraternité et de la petite place du Change, appelée [65] autrefois le Cul-de-Bœuf. On l'y voit encore telle qu'elle était en ce temps-là, avec ses grillages, ses sébiles pleines de monnaies et son chien de faïence[23]. Ce dernier, assis sur sa tablette de bois, ne se lasse de regarder la mer, avec l'air inquiet d'un pilote qui voit venir le mauvais temps. Cet emblème, d'un style passablement archaïque, nous fait toujours plaisir à voir, car, avec le petit aspirant qui, à toute heure du jour, prenait le point non loin de là, à la porte de l'hydrographe Roux, ce chien cambiste fait partie de nos impressions d'enfance.
[23] Ce chien de faïence qui se trouvait être un lion en vrai Moustier, fait partie aujourd'hui d'une intéressante collection particulière.
«La petite place elle-même, si énigmatiquement nommée le Cul-de-Bœuf, a laissé chez nous le plus charmant souvenir. Il ne faut pas la juger sur ce qu'elle est aujourd'hui,—un carrefour sillonné depuis le dégagement des abords de la Bourse et le percement de la rue de la République, par le plus désagréable charroi. C'était, vers 1835, un petit coin tranquille et pittoresque ouvert seulement au soleil—véritable encoignure de cette vieille cheminée du roi René, qui allait de l'église des Augustins au fort Saint-Jean—et où tout bon Marseillais venait, par tous les jours de mistral, selon la populaire expression, brula un gaveou. Les maisons avoisinant l'église des Augustins étaient le point de prédilection de ces buveurs de soleil. Ils s'y attroupaient autour des cages des marchands d'oiseaux exotiques, regardaient voler les bengalis, agaçaient du doigt les aras ou causaient avec les perruches. La petite place du Cul-de-Bœuf était plus tranquille. Elle était habitée par des gens d'affaires, des assureurs maritimes, des notaires et des changeurs. Ses petites boutiques étaient souvent désertes, et l'on ne voyait guère au milieu de la place que l'étalage [66] d'une vieille grosse fruitière, abritée sous un parasol rose. Cet étalage s'embellissait, le dimanche, d'une collection de pipes et de chiens de sucre, et vers Pâques, de grands paniers d'œufs rouges que les gamins de la ville venaient se disputer...»
C'est dans l'ancien château Menpenti encore aujourd'hui debout, sur le grand chemin de Toulon, et transformé alors en institution, que Ricard fit ses études. Cette ancienne bâtisse, d'une architecture assez mal venue, noire de poussière, est égayée seulement par une balustrade supérieure qui s'ajoure sur le ciel. Un prêtre fort intelligent, et quelque peu réfractaire à l'autorité ecclésiastique d'alors, la dirigeait: M. l'abbé Jonjon. C'est à lui que l'école française de peinture doit de compter un de ses plus éminents portraitistes.
L'abbé Jonjon s'était pris pour Ricard d'une affection dont il devait lui donner souvent la preuve. M. Paul de Musset dit dans quelle occasion:
«... Gustave apportait aux jeux de la récréation plus de passion qu'à l'étude: mais il s'instruisait sans efforts et fit des progrès rapides. Cependant Gustave s'arrêta tout à coup en face des mathématiques et du grec, et se mit en tête de ne point les apprendre. Ceux qui ont entendu Ricard devenu homme parler avec une facilité rare les langues et même les dialectes des pays où il avait voyagé, s'étonneront de cette aversion d'enfant pour le grec. Quelle qu'en fût la raison, il s'y entêta si bien que ses parents, après avoir songé à vaincre son obstination, finirent par céder. Grâce à la bonne intervention de l'abbé Jonjon, l'enfant obtint la permission d'abandonner les mathématiques et le grec; mais il promit de pousser aussi loin qu'on le voudrait l'étude du latin. Il tint parole, et devint un latiniste distingué.»
[67] La vocation de Gustave Ricard pour la peinture se révéla tout à coup avec une vivacité qui rappelle celle de Giotto: «... Ricard, qui recevait des leçons de dessin, obtenait d'être laissé seul à la maison les jours de promenade, pour y travailler à son aise. Il était là dans son atelier et il se livrait à une œuvre colossale qu'il avait entreprise avec l'agrément du directeur du pensionnat. Il ne s'agissait de rien moins que de décorer les murs blanchis à la chaux de cette vaste salle. L'écolier y exécuta, en effet, de grandes compositions. L'une, entre autres, représentait une chasse aux papillons où étaient figurés, dans les positions les plus plaisantes, les bons professeurs de l'établissement. Ricard avait su, en quelques traits sommaires, préciser la physionomie de chacun de ses maîtres. Cette décoration est demeurée légendaire dans la mémoire des condisciples et des maîtres de Ricard. M. l'abbé Jonjon écrivait: «J'aurais volontiers, quand j'ai dû quitter Menpenti, emporté les cloisons dans mes malles.»
Ici se place l'instant critique qui va décider de la vie de Ricard: «La répugnance peu raisonnable qu'il avait témoignée pour le grec faillit lui coûter cher. Obligé de renoncer au diplôme de bachelier ès lettres, il se trouva sans défense quand l'autorité paternelle lui signifia qu'il devait songer à prendre un état, et qu'il en savait tout juste assez pour changer des monnaies, dans la petite boutique du carrefour[24].»
[24] M. Paul de Musset.
Il faut citer le délicieux tableau qu'en fait M. L. Brès:
«On plaça le jeune homme derrière le grillage du change, parmi les liasses de billets de banque et des piles d'or. Notre futur portraitiste dut passer dans cette étouffante atmosphère de longues heures d'ennui. Il est vrai que, par la [68] porte basse de la boutique, il pouvait voir, comme en un cadre sombre, le lumineux tableau du port, tableau magique, qui, pour un œil naturellement sensible aux beautés pittoresques, devait avoir un charme profond et qui décida peut-être de sa vocation de peintre.
«Ce coin du port est hanté par les balancelles espagnoles, dont les pavillons couleur de safran s'enlèvent avec tant d'éclat sur le ciel bleu. Leurs cargaisons d'oranges servent de prétexte à des groupes du plus fier accent, où les Génoises coiffées d'un madras rouge, leurs grands anneaux d'or aux oreilles, se mêlent aux profils aigus, aux têtes olivâtres et férocement langoureuses des matelots catalans. A cette époque, vers la Cannebière, se tenaient, telles que nous les voyons aujourd'hui encore, les petites embarcations de plaisance, la voile latine roulée autour de la vergue, le tendelet aux rideaux rouges et blancs coquettement déployés, le vieux marin à la figure tannée, fumant son bout de pipe et vous appelant du geste. Ajoutez par là-dessus, quand le vent soufflait du large, les ailes blanches des goélands. En cet endroit, aussi, était une énorme borne-fontaine où se succédaient pendant toute la journée les matelots les plus truculents de la Méditerranée et de l'Adriatique, des Grecs et des Smyrniotes, des Napolitains et des Illyriens, qui, au prix de rixes bruyantes, y venaient emplir leurs barils. C'était un fourmillement de types, de costumes, de tableaux des plus richement colorés. Ce petit coin semblait fait tout exprès pour mettre la palette aux mains d'un peintre. Pourquoi n'aurait-il pas eu cette influence sur une organisation d'artiste telle que celle de Ricard?
«Sans doute, aux heures du soir, le jeune homme, le front dans la main, laissait emporter sa rêverie dans cette forêt de mâts qu'une brume violette enveloppait et à travers [69] laquelle filtraient comme des gouttes d'or les lueurs du couchant. Entre les masses sombres des navires, il voyait se refléter dans l'eau les teintes mourantes de la lumière, et il en suivait, au loin, dans le ciel, les dégradations infinies. Il n'est pas d'organisation qui ne vibre devant un tel spectacle. Que ne devait-il pas éprouver, lui dont l'âme était si impressionnable et l'œil si sensible à la couleur? L'imagination du poète ne pouvait que prendre son vol vers cet infini et chevaucher sur ces nuées d'or et de flamme, laissant l'apprenti changeur parmi ses chiffons de banque et ses sébiles de florins.»
Ricard, qui avait continué ses études de dessin à l'École des Beaux-Arts, y obtenait très vite, à dix-sept ans, un premier prix de modèle vivant.
C'est à la suite du résultat de ce concours, où l'académie de Gustave fut très remarquée[25], que l'abbé Jonjon fut sollicité par son ancien élève pour obtenir du père Ricard de laisser à son fils le choix de la carrière pour laquelle il semblait si bien doué. Ce ne fut pas chose facile. «Mais on ne gagne rien à ce métier-là!» s'écria M. Ricard. L'abbé Jonjon fut très éloquent, il prouva que beaucoup d'artistes pouvaient vivre de leur art et même s'enrichir, il sut montrer au père «les souffrances de l'enfant contrarié dans sa vocation, la responsabilité grave des parents, l'éclat qu'un grand artiste pourrait jeter sur le nom de son père». M. Ricard consentit à la fin. La destinée a glorieusement «ratifié le pronostic de l'abbé Jonjon». Dès ce jour, Ricard, qui avait échappé à la perspective de passer sa vie dans la boutique grillagée du changeur, se livra à son art avec [70] une ténacité et une patience de bénédictin. Alors commence pour le peintre cette existence en quelque sorte monastique, assez semblable à celle d'un moine du moyen âge cherchant à découvrir sous des palimpsestes la beauté d'un premier manuscrit; alors, commence ce travail opiniâtre qu'il va accomplir, dans le silence religieux des grandes galeries d'Europe, en se livrant «à une sorte d'autopsie» des œuvres de ses maîtres aimés.
[25] Cette académie fait partie de l'intéressante collection des prix de l'école des Beaux-Arts de Marseille depuis les premières années du siècle. On y retrouve les belles académies de Papety, de Monticelli, de Simon, etc., etc.
Au musée de Marseille, assez pauvre en tableaux de maîtres anciens, Ricard ne trouvait pas, après une belle copie du Salvator Mundi de Puget, à satisfaire sa passion de recherches. Pour la troisième fois, l'abbé Jonjon dut intervenir auprès de M. Ricard pour l'obliger à consentir au départ de son fils pour Paris. Cette fois encore, le bon abbé gagna sa cause; le peintre lui en garda toute sa vie une affectueuse reconnaissance.
Après les excellents principes de dessin que Ricard avait reçus à l'école d'Aubert et les éléments de peinture qu'il tenait de M. Pierre Bronzet—un probe artiste enfoui en province—le jeune homme, dès son arrivée à Paris, entra dans l'atelier, fort à la mode, de Léon Coignet, où il n'apprit pas grand'chose. Son insuccès au concours du prix de Rome[26] le jeta avec plus de passion dans la fréquentation des grands peintres qui l'attiraient et surtout «des portraits [71] qui avaient le don de le retenir. Ces portraits de gentilshommes de Van Dyck dont le regard vous poursuit et vous pénètre, se dressaient devant lui comme autant d'énigmes.» Ricard «voulut avoir le secret de cette peinture qui était la vie même et plus que la vie. Il installa résolument son chevalet devant ces chefs-d'œuvre, et il commença cette suite de copies qui devaient être la jouissance la plus profonde et le labeur le plus obstiné de sa vie[27].»
[26] Il entra en loge sans grande chance et en sortit sans déception. En ce temps-là, les membres de l'Institut distribuaient un peu les prix en famille. L'atelier de Léon Coignet ne devait pas y prétendre cette année. Ricard avait pourtant une bonne lettre de recommandation pour M. Hersent: il ne la porta qu'une fois le jugement rendu. L. Brès. Gustave Ricard et son œuvre (p. 52).
[27] M. Louis Brès.
On peut dire de ces copies que peu de peintres modernes surent et purent en faire de semblables; car nul ne pénétra plus profondément dans l'intimité de l'œuvre, nul ne demeura aussi éloquemment fidèle, avec autant de tact, de talent et de discrétion—il faut ajouter avec autant d'amour—à la pensée des maîtres.
Jusqu'à ce moment, Ricard n'avait encore peint que quelques têtes d'étude, et, dans l'atelier Coignet, une Décollation de saint Jean-Baptiste. Son admiration pour Van Dyck et le Titien décida de sa vocation. Il ne serait que portraitiste; mais ce portraitiste deviendrait un des plus grands de son siècle.
N'en déplaise à tous les adeptes des compositions d'histoire, de mythologie, de légendes et de symboles, le portrait est une manifestation d'art susceptible d'autant d'invention et d'originalité que le reste, une manifestation plus proche de la vie. L'histoire! ne pouvons-nous pas la reconstituer bien plus sûrement avec les portraits de quelques grandes figures qui l'incarnent et autour desquelles elle pivote? «Quels admirables historiens que Holbein, Titien, Van Dyck, Velasquez, peintres de si admirables portraits!»
L'histoire! «nous fait-elle mieux connaître Henri VIII [72] que dans son portrait, où l'on découvre la grossièreté d'un soldat et la sensibilité d'un moine, l'Arétin chez qui on retrouve du renard et de la chèvre, Philippe IV qui ressemble à un mouton malade, Charles Ier qui n'a aucun signe de volonté? Et n'apprécie-t-on pas aussi bien que dans l'histoire François Ier dans le portrait du Titien, Charles IX dans le portrait de Janet, Louis XIV dans le portrait de Rigaut, Marat dans le portrait de David, Napoléon dans le portrait de Gros[28]?»
[28] Thoré. Salon de 1845.
Un portrait! mais, comme le remarque Th. Gautier, c'est une histoire de mœurs de toute une époque. «N'est-ce pas la révélation de toute une époque que cette magnifique pose de M. Bertin de Vaux appuyant, comme un César bourgeois, ses belles et fortes mains sur ses genoux puissants, avec l'autorité de l'intelligence, de la richesse et de la confiance en soi? Quelle belle tête bien organisée, quel regard lucide et mâle, quelle aménité sereine autour de cette bouche fine sans astuce! Remplacez la redingote par un pli de pourpre, ce sera là un empereur romain ou un cardinal; tel qu'il est, c'est l'honnête homme sous Louis-Philippe; et les six tomes des Mémoires d'un bourgeois de Paris du docteur Véron n'en racontent pas davantage sur cette époque disparue.»
Infinies sont les destinées du portrait; autant que le passé, l'avenir lui appartient: un avenir que n'émotionneront guère plus, en peinture, la mythologie ni la Bible, la fable ni la légende, mais le beau, dans la vie ordinaire, le beau dans la vie dont nous participons; le beau qui est autour de nous, qui nous entoure, qui est de chaque jour, et qui est autrement intéressant que les reconstitutions picturales de l'époque grecque ou romaine, que l'évocation [73] conventionnelle des mythes religieux, faite par des peintres sans conviction et sans foi.
Vers 1833, au Louvre, Ricard commence sa vie de labeur pénétrant qui durera plus de dix années. Avec une ténacité extraordinaire, il va «chercher, sous l'épiderme de la couleur, les secrets des maîtres», et pénétrer par l'analyse méticuleuse des procédés spéciaux à chaque école, «par une connaissance particulière des préparations, des dessous, jusqu'à leur pensée intime».
Il a compris qu'il n'arriverait là qu'après avoir découvert leurs secrets techniques. «Sous cette première couche de couleurs, il voit la préparation, il devine les changements, les repentirs; et lorsqu'il a découvert quelque indice certain de ces retouches qui trahissent des hésitations, auxquelles il sera si sujet lui-même, sa joie éclate; il en prend note, il ne l'oubliera plus.»
Avec une patiente science, il pénètre les mystères de ces différentes palettes, leur orchestration puissante ou rare, les infinies ressources de leur harmonie.
Le voilà devant le portrait de l'Infante Isabelle d'Autriche en costume de religieuse, de Van Dyck, devant le portrait du Président des Pays-Bas, et devant une tête d'enfant du même peintre. Il ne copie pas, il n'interprète pas. Derrière la toile, il cherche la pensée de l'artiste et essaie de peindre avec la main de Van Dyck. Devant ces portraits qui, pour lui, s'animent, il éprouve l'émotion de la vie, et pour la seconde fois, les modèles posent pour Ricard qui les peint à travers la vision distinguée du peintre flamand.
Il s'attaque à Rembrandt dans le Portrait du peintre peint par lui-même. Il veut découvrir la puissance de cette [74] lumière que le génial réaliste a créée pour éclairer le visage de ses figures et nous les montrer aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur d'eux-mêmes.
Il se retourne vers le Titien pour lui demander de lui révéler les règles de sa suave harmonie. Il s'installe devant l'Homme au gant; devant cette merveille, la Maîtresse du Titien; et, avec enchantement, il monte et descend cette gamme aux sonorités opulentes et fines, il plaque les accords, les renverse et les résout; il en déduit les lois et arrive par des décomposés chromatiques à en saisir les subtiles nuances.
Oh! le Titien, ainsi que Van Dyck, il ne l'oubliera jamais, jamais. Il écrit à un de ses vieux amis, à propos de la Vénus de la Tribune de ce peintre:
Paris, mai 1872.
Je ne puis me décider à te lâcher ma Titienne, je la garde comme le dragon d'Espérie gardait ses pommes d'or, et j'espère que ta chère conseillère te détournera de cet enlèvement de mineure, qui n'aboutirait qu'à attrister mon atelier dont elle fait les beaux jours.
Mais Ricard ne résiste pas longtemps à la grâce du Corrège. Il l'aborde résolument avec la copie, grandeur de l'original, de l'Antiope du Louvre. Cet incomparable poème de la chair l'émeut plus que tout; il cherche le mystère voluptueux de la vie sous la fluidité de la pâte. Pendant six mois consécutifs, sans nul souci de ce qui se passe à ses côtés, il travaille comme un artiste envoûté:
Je n'ai qu'une minute, écrit-il à son frère, pour te dire que je mène une vie indiavolata col Correggio, de huit heures à six heures, mais ce sera fameux.
[75] Et il ajoute une autre fois, dans quelques bribes de lettre, à l'époque de cette copie du Louvre:
Je rentre si rompu que je n'ai ni tête ni bras à écrire.
Dans cet état d'âme, Ricard ne pouvait demeurer plus longtemps à Paris. Il avait su charmer ces génies solitaires, «ils l'appelaient». Le peintre provençal partit pour l'Italie.
Ces génies solitaires, il allait les étudier dans leur pays, dans les milieux où ils avaient vécu; vivre de leur pensée, au sein des villes et des campagnes qu'ils avaient habitées, sous leur ciel et leur climat; et, là, «à l'ivresse de la vie errante, aux saines études en plein air, Ricard préfère le recueillement du musée de la ville et la méditation devant une toile de maître, car avant d'aller à la nature, il va demander aux œuvres d'art le secret des transformations poétiques que les maîtres lui ont fait subir[29]».
[29] Charles Yriarte.
Il ne s'arrêtera pas seulement dans les grandes villes: à Gênes où il retrouve Van Dyck, à Milan où il revoit le Vinci, à Parme où le Corrège se révèle à lui plus intimement encore; mais comme un antiquaire cupide, il fouille les petites villes si curieuses d'Italie, les palais déserts, les couvents écartés où, mieux qu'ailleurs, on éprouve les délicieuses sensations de revivre le passé par l'aspect des décors à peine vieillis. Il visite les moindres villages, les églises solitaires avec une curiosité anxieuse, une émotion enthousiaste. «Il ira à Urbino pour Raphaël, et gravira à la Cà d'Oro de Venise les marches du palais que le vieux maître a montées. Avec religion, il touche dans un cloître un reçu signé du nom de Corrège.»
Longtemps après son départ—car les années se sont écoulées—Ricard arrive à Venise. Là est sa véritable patrie. «A cette époque, c'est un grand jeune homme, fin, [76] aristocratique, à la longue barbe soyeuse; on dirait un jeune patricien de Venise qui a déjà accès aux Pregadi,» et le poète Joseph Autran pourra, avec raison, s'écrier après la mort du peintre:
«Dans cet étrange milieu de lagunes où l'on se croirait, ajoute Paul de Musset, sur une autre planète que la terre, Ricard respire à l'aise; il se sent de la race des Venètes, et, en effet, il en a l'humeur aimable et rieuse, l'esprit léger, le tempérament d'artiste, il en parle le dialecte. Qu'on lui rende le Sénat, le grand Conseil, le Doge, la Quarantie, les costumes et les riches étoffes du xvie siècle; ces beaux modèles auront en lui un peintre de plus et les Giorgione, les Titien, les Tintoret, un rival digne d'eux.»
Là, son cher Titien lui apparaît plus prestigieux, plus éblouissant; et pendant les quatre à cinq ans qu'il demeure à Venise, il s'enferme dans les musées, il se cloître dans les églises et les couvents, il s'emprisonne dans le palais ducal, seul avec son cher maître, sans souci de l'heure, dans l'oubli du monde extérieur.
Il s'enivre de peinture vénitienne, «de cette peinture qui emplit l'œil comme la symphonie emplit l'oreille», qui vivifie les formes, de cette «peinture de somptuosité et d'abondance».
«Ailleurs, dit M. Taine[30], on a séparé le corps de son milieu, on l'a simplifié et réduit; on a oublié que le contour n'est que la limite d'une couleur, que pour l'œil la couleur est l'objet lui-même. Car, sitôt que cet œil est sensible, il sent dans l'objet, non pas seulement une diminution d'éclat au recul des plans, mais encore une multitude et un mélange [77] de tons, un bleuissement général qui croît avec la distance, une infinité de reflets que les autres objets éclairés entre-croisent et superposent avec des couleurs et des intensités diverses, une vibration continue de l'air interposé où flottent des irisations imperceptibles, où tremblotent des stries naissantes, où poudroient d'innombrables atomes, où s'ébranlent et se défont incessamment des apparences fugitives.»
[30] H. Taine. Voyage en Italie, t. II, p. 37.
Si Ricard découvre tout cela chez Giorgione, chez Tintoret, chez le Titien, il n'en exagère pas le procédé pour mieux prouver sa compréhension. Il garde avec une belle pudeur d'art le secret de cette harmonie aérienne, il n'en montre pas à la foule—comme plus tard vont le faire les impressionnistes—la formule de ses accords isolés, de ses dissonances non préparées. Il n'érige pas en principes les altérations harmoniques; il garde à cet art la grandeur de son ensemble synthétisé.
Pendant ce temps, Ziem, son meilleur ami, se grise de lumière et de couleurs. Avec une palette éclatante, le paysagiste va, le long du grand canal, sous les façades d'or des vieux palais mauresques, en face la Salute, au soir, et le palais ducal incendié, écrire sur l'Adriatique en fête l'orgie colorée des pompes vénitiennes, dans la gloire de son ciel de smalt, de ses barques parées et peintes, semblables à des fleurs enchantées.
L'intense poésie des pierres de Venise ne retient pas Ricard: il admire, sans désirer le peindre, le merveilleux spectacle du soleil qui, avant de descendre derrière les monts Vicentins, jette chaque soir sur les dômes et les campaniles de la ville le plus délirant adieu. Il comprend, sans éprouver l'envie de courir à sa palette, le sommeil paisible des demeures fastueuses que reflètent en capricieuses irisations les eaux des canaux solitaires. Il aime la [78] vie qui se manifeste intensive chaque jour, sur les places et les quais; mais il ne s'y arrête pas, et il n'est pas tenté par les apparitions fantomatiques, entre les deux colonnes de granit que surmonte le lion ailé de saint Marc, des grandes voiles historiées en cadmium qui passent dans un décor inoubliable.
A ces féeries de lumière il préfère les longues conversations avec ses maîtres qu'il a devinés et compris, car, lorsqu'il s'arrache de leurs œuvres, il ne peut en demeurer longtemps éloigné, et il se hâte de revenir les voir souvent.
A Rome, où il est allé pour compléter son éducation qu'il ne trouve pas assez parfaite, il étudie patiemment les belles fresques de Raphaël, l'Incendie du Bourg. Surmené par un travail excessif, éprouvé par la malaria, il est forcé de rentrer au pays natal pour s'y reposer.
Il n'y fait pas un long séjour. Il ne se trouve pas suffisamment préparé et documenté; il veut, vers 1848, étudier encore Rembrandt en Hollande et Rubens en Belgique. Il s'arrête devant la Sainte Famille de l'église Saint-Jacques à Anvers. De là, il passe en Angleterre et s'éprend de Holbein, de Reynolds et de Lawrence. D'eux aussi, il saura se rappeler en temps opportun.
Rentré à Paris en 1850, il se retire dans son petit atelier de la rue Duperré, qu'il garde jusqu'à sa mort «avec le jardinet malingre de cinq pieds carrés, modeste ensemble, qui d'ailleurs n'est pas sans grâce et où il a laissé comme un reflet de lui-même».
Il y mène une vie de travail acharné pendant vingt ans, «à la poursuite d'un idéal qui parfois change», cherchant à exprimer d'abord sa sensation à travers l'émotion ressentie devant les œuvres des maîtres; à voir, enfin, de ses yeux, à traduire sa pensée avec le talent d'un grand virtuose [79] dégagé des difficultés de la mécanique instrumentale.
Dès sa première exposition, Ricard ne passa pas inaperçu, et, avec sa jeune Bohémienne tenant un chat et sa série de portraits, le succès vint immédiatement à lui. Le peintre, à la vérité, était mûr pour la maîtrise. Les années suivantes—1851 et 1852—furent pour lui l'occasion d'un nouveau triomphe. On y remarqua les portraits devenus aujourd'hui célèbres de Mme Sabatier, de Mlle Clauss, du Dr Philip. Après avoir très rapidement obtenu une médaille de seconde et de première classe, Ricard, dont le talent grandissait, était en droit de s'attendre à recevoir la décoration de la légion d'honneur, à la suite de sa brillante participation à l'Exposition universelle de 1855. Ces neuf admirables portraits furent récompensés par une mention honorable. «Il en fut blessé, dit M. Paul de Musset, quoiqu'il eût trop de goût pour le dire.» Il faut reconnaître, aujourd'hui que les années ont passé, classant à leurs valeurs respectives la peinture de Ricard et celles des membres du jury d'alors—plus ou moins décorés et même cravatés de rouge—que le portraitiste provençal avait le droit «d'être l'orgueilleux discret qui croyait à lui-même avec une sorte de naïveté allant jusqu'à la candeur».
«Fier et digne, hautain dans son silence, il est certain qu'il répondit en 1863: Il est trop tard! à ceux qui lui offrirent la légion d'honneur, mais il était sincère dans son orgueil. Il vivait alors sur les cimes et comprenait que c'était se classer dans une rare aristocratie que de se signaler par une éclatante abstention[31].»
[31] Charles Yriarte.
[80] Ricard avait la nature d'élite d'un artiste de race. «Il était une de ces organisations délicates passionnées pour leur art et qui veulent être respectées. Il ressemblait à ces gens qui, dans une cohue, laissent passer devant eux les personnes pressées, ou même à ceux qui, parvenus au vestibule d'un théâtre, s'en retournent chez eux, effrayés par la foule[32].»
[32] Paul de Musset.
«Si nous avions fait, écrivait M. de Calonne en 1857, une classification à part des coloristes, nous aurions probablement inscrit à leur tête le nom de M. Ricard. C'est au premier rang qu'il convient de le placer... Le portrait de M. Vaïsse, sénateur, est le meilleur du Salon... Ici, la réussite est complète et l'artiste est à ce point maître de son sujet qu'il lui fait exprimer plus qu'on ne demande ordinairement à un portrait. C'est un morceau très original, d'une couleur lumineuse sur un fond d'émail bleu, d'une pâte qui ressemble à celle du Corrège, sans que l'ensemble appartienne à nul autre qu'à M. Ricard. Tout cela vaut mieux pour l'honneur d'un Salon que tous les Meissonier du monde[33].»
[33] Alphonse de Calonne. Revue contemporaine, 15 juin 1857.
Vraiment le critique ne pouvait être plus juste et plus prophétique. Et, aujourd'hui, après un demi-siècle écoulé, que la comparaison est permise, qu'elle s'impose, dégagée de toute partialité, de toute considération d'amitié et de circonstance, pour tous, le portrait de Chenavard du musée de Marseille, peint par Ricard, est un chef-d'œuvre digne de voisiner honorablement avec les plus grands maîtres de la peinture, alors que le portrait de Chenavard du musée [81] de Lyon, peint par Meissonier, est le plus détestable portrait qu'on puisse voir. Ce Chenavard de Meissonier, si vide de pensée, avec ses chairs en zinc brillant, sa couleur sans harmonie, son faire prétentieux, est-il assez loin de celui de Ricard?
Quoi qu'en pense M. Charles Yriarte, le peintre marseillais n'avait pas perdu de sa santé ni de sa force dans ses productions dernières; et ce portrait qui fut, en quelque sorte, le chant du cygne du peintre, puisque la mort le surprit avant son entier achèvement, «n'a aucune trace de nervosité maladive», malgré «que l'artiste argutie, qu'il subtilise»; et vraiment le don de pénétration intérieure est ici à son apogée. Regardez cette figure méditative de Chenavard qui s'appuie sur la main sans affectation, ne donne-t-elle pas vraiment la sensation de la pensée impondérable inscrite sur ce front et dans ce regard lointain aux yeux d'apôtre?
Ce n'est pas en vain que Ricard a étudié avec tant de persistance et d'amour les vieux maîtres, ce n'est pas vainement que, sous la sublime enveloppe qui recouvre le travail des œuvres du Titien, du Tintoret et de Van Dyck, il a cherché la genèse de leurs efforts. Maintenant libéré de toute préoccupation, il peut, avec une facture large et puissante, inscrire sur sa toile, avec la pensée, le mystérieux fluide qui s'échappe de la tête de l'être intelligent.
Le voilà bien l'homme qu'il connaît à fond, son meilleur ami, celui dont la conversation était «pour lui comme un exercice d'esthétique en même temps qu'une récréation».—Tout entier, avec son cerveau et son âme, nous apparaît ce Chenavard, artiste curieux, préoccupé d'idées sociales et qui veut faire «du but suprême de l'art la traduction des idées philosophiques». C'est bien là le peintre qui, avec une «richesse extrême d'imagination, la science profonde [82] de l'historien», a entrepris d'écrire sur les murs du Panthéon l'histoire de l'humanité depuis la Genèse jusqu'à la Révolution. C'est encore là l'artiste de cœur qui s'est jeté enthousiaste dans les idées si captivantes de Saint-Simon et de Fourier, à la suite de Considérant, d'Enfantin et de Félicien David; le précurseur politique qui veut «que la pensée sociale soit l'inspiratrice, la base et la force de l'art»; l'esprit curieux et mélancolique qui dit que «la musique est un art, vague, dissolvant, fait exprès pour consoler la vieille espèce humaine de ses longues douleurs et l'endormir dans le tombeau». Et lui aussi, ce penseur exprimé par l'œil aigu d'un sensitif comme Ricard, représente bien toute une époque évolutionniste, qu'il incarne, qu'il résume.
Au point de vue métier, on s'étonne de l'habileté extrême du peintre, habileté qui se traduit sur cette toile en une géniale simplicité. Cette suprême pellicule colorée, si faible, si ténue, à peine apparente, cette brume enveloppante d'un gris délicat qui couvre si légèrement les dessous à peine frottés, c'est la vie et la pensée exprimées avec une poignante poésie. Ricard est là d'une personnalité absolue, et son art s'élève aussi haut que celui des maîtres de qui les œuvres planent dans les sphères inaccessibles des plus belles manifestations de l'art pictural.
Au même musée de Marseille, le portrait de Loubon, d'un caractère tout différent, donne l'éloquente preuve du talent subtil de Ricard. La tête du spirituel directeur de l'École des Beaux-Arts attire, avec son expression souriante et bonne. A regarder si longtemps les chèvres, il est resté à l'animalier quelque chose d'un peu capricant dans sa physionomie enjouée et fine. Sous le ton jauni de la moustache, on devine l'invétéré fumeur de cigarettes que fut le peintre.
Ah! le portraitiste le possédait bien, son Loubon qu'il [83] affectionnait particulièrement. Et le jour où, dans son atelier de Marseille, Ricard regardait son ami, en tenue de travail, la toque de soie sur la tête, aisément, il pouvait noter avec quelques touches qui sont des paroles, la personnalité physique et morale du modèle.
Aussi au sens des valeurs, de l'harmonie colorée et du dessin vient s'ajouter, dans cette toile, la plus étonnante recherche de psychologie qu'un peintre ait jamais faite.
Enlevé en quelques séances, ce portrait est peut-être le plus curieux, le plus original parmi tous ceux qu'a peints Ricard. Il offre cette particularité intéressante, c'est de laisser voir sans restriction le procédé du peintre. La figure est ébauchée en grisaille, dans ce ton spécial que Ricard appelait ma sauce et qu'il avait cherché longtemps. Sur cette préparation légère couvrant à peine la toile, le peintre a posé des glacis. C'est ici que se révèle toute sa puissance de pénétration objective. Sur l'ébauche, au préalable construite, dessinée et modelée, l'homme va apparaître créé par touche de couleurs. Chaque coup de brosse traduira dans une pâte sobre et transparente, en même temps que le détail anatomique, que le trait, la saillie ou le méplat, un peu de l'idée, du sentiment, de l'habitude et du caractère du modèle. C'est d'un art intime, suprême.
La couleur de ce portrait est d'une qualité supérieure. La lumière des chairs est tiède et ambrée, les demi-teintes et les ombres sont dans une rare transparence. Mais la merveille, c'est le ton de saphir mourant qui fait sur l'angle rentrant de la toque du modèle une tache colorée, exquise, d'une si indéfinissable et si fine tonalité. Pastellisée, transparente, douce, chantante, immatérielle comme le velours duveté des fruits, comme le pollen des fleurs, cette poussière lucide d'un bleu gris de pâle myosotis, à la fois tendre, fraîche, chatoyante et effacée, est la plus rêveuse notation [84] de couleurs qu'on puisse voir. Elle démontre la patiente éducation, la finesse aristocratique d'un œil supérieurement doué.
La belle mais incomplète ébauche du portrait de Dominique Papety par Ricard, qu'on a montrée à l'Exposition centennale au lieu du si définitif portrait de Loubon, a fait retour au musée de Marseille. Bien qu'inachevée, à peine frottée par places, l'ébauche ne manque pas de grandeur. On reconnaît le grand prix de Rome, «l'héritier direct de la grande tradition française, le descendant du Poussin[34]», dans ce portrait qui ne fut malheureusement pas achevé. Dominique Papety, qui s'était attardé au mont Athos pour y copier, avec une admirable patience, les fresques du moine byzantin, Manuel Penselinos, aujourd'hui dans la collection du Louvre, rapporta de son voyage le germe de la maladie qui devait l'emporter à trente-quatre ans[35]. Dans une belle attitude dénuée de pose, la tête intelligente et noble, sous l'épanouissement d'une chevelure abondante, Ricard nous montre Papety comme le type de l'artiste enthousiaste de la romantique époque de 1830.
[34] Journal des débats, 15 janvier 1850.
[35] Il laissait, en outre de quelques portraits remarquables, le Moïse sauvé des eaux du musée de Munich; le Rêve de bonheur du musée de Compiègne et une fort intéressante et complète histoire de la peinture byzantine, du iiie siècle au xie siècle. Tamisier. Dominique Papety, sa vie et ses œuvres. Librairie Camoin, à Marseille.
«On retrouve dans tous les portraits exposés par M. Ricard, la finesse de ton, l'agrément de touche et cette sorte de patine anticipée qui sont comme le cachet de l'artiste. Nous regrettons qu'on ne commande pas à M. Ricard des [85] portraits de personnages célèbres et de beautés historiques pour quelque galerie princière; il serait là dans la vraie veine de son talent, et ses tableaux se confondraient aisément avec ceux des plus grands maîtres[36]...»
[36] Théophile Gautier (Salon 1857).
Nonobstant l'avisée critique de Gautier, on ne commanda pas à Ricard—à part celui du président du Sénat, M. Troplong—des portraits de personnages célèbres ni de beautés historiques. Le peintre n'intriguait, d'ailleurs, nullement. «Il avait sa clientèle rare, son cénacle d'admirateurs et d'amis, et était parvenu à ce point de sa carrière que le seul fait de le choisir comme portraitiste donnait au modèle un brevet d'homme de goût et constituait une sorte d'aristocratie intellectuelle[37].»
[37] Charles Yriarte.
Parmi les cent cinquante portraits environ qui sortirent du pinceau de Ricard, on peut dire que la postérité ne retiendra que ceux qui furent par lui peints avec amour; soit qu'il aimât ou connût leur modèle depuis longtemps, soit qu'il s'intéressât à eux par quelque particularité séduisante de leur visage ou de leur caractère. De ceux-ci, il faut remarquer le portrait de la mère de l'artiste, qu'il peignit avec un sentiment de pieuse reconnaissance filiale. «La mère, cet être sacré, faible et fort, plein de pitié, plein de courage,» celle qui reste toujours la maman, même pour l'homme déclinant, il l'évoque dans la tranquillité de ses traits délicats que la vieillesse n'a pas gâtés, de sa peau d'une finesse d'émail à peine rosée par le rapport proche des cheveux blancs. A cette tête chère et vénérable, le peintre a donné une pénétrante impression de dévouement, de bonté et de charme inexprimables.
Ricard fit aussi le portrait de sa sœur en 1869, dans sa [86] dernière visite au couvent de Nancy où elle était cloîtrée. Dans le parloir même il fixa sur le papier, d'un crayon moelleux et large, les traits de la religieuse sous sa grande cornette. Avec des hachures fines qui ménagent le blanc du papier et en font comme une sorte de canevas de soie serré, le peintre exécuta une image fidèle et vivante. La petite sœurette apparaît à travers les souvenirs d'enfance, l'émoi du passé charmeur, avec l'infinie et vague tristesse que reflètent ces figures de recluses, dans l'abnégation propre à l'apostolat. Ricard n'était-il pas, au reste, un croyant?
Nous allons savoir maintenant comment sut aimer cet artiste si tendre, si délicat. «La tendresse est un état de délicatesse des âmes sensibles portées à aimer pour exalter leur vie ou pour soutenir celle des autres. Il y a en elle un élément de douceur qui correspond à un élément de faiblesse, et c'est surtout aux moments si nombreux parfois d'incertitude et de lassitude qu'on l'appelle à soi; elle est légère, faite de caresse sans violence et mélodieuse et lente, elle peut s'appliquer à tous les modes d'aimer, elle est de l'amour en «mineur[38]». C'est celui qu'a compris le peintre.
[38] Etienne Bricon. Psychologie d'art. Société française d'éditions d'art. Paris, 1900.
Dans une atmosphère de mélancolie, c'est sous l'or fin de cheveux blonds capricieux, par l'énigme de ses yeux câlins, attirants, suprêmement pervers et doux, plus que jolie, fascinatrice, la femme impénétrable, avec autour des paupières la nacre exquise de sa peau. Qu'était-elle? D'où venait-elle? Slave, comtesse, grande dame certainement, d'aucuns dirent espionne. Qu'importe! Le peintre l'aima; à la toile il confia son amour. Et, aujourd'hui, que la maîtresse [87] et l'amant sont morts, l'amour est demeuré dans ces yeux si hautains, si affectueux: la vie est restée dans ce regard à la puissance prenante et fluidique.
Après le Vinci qui place aux coins de la bouche ironique de sa Lisa Monna le mystère de l'éternel féminin, Ricard, par un miracle de tendresse, le fixe dans ces yeux de rêve, de volupté, peut-être de trahison.
Sa tendresse va aussi vers cette admirable «chair transparente et suave, vers ce tissu riche et fin qui fait éprouver, en la lucidité de ses couleurs, l'impression d'être un revêtement de vie spirituelle, d'avoir en elle le souffle qu'éveille la pensée». La chair de la femme, cette «argile idéale» du poète, Ricard nous la montre dans toute l'exquise délicatesse de ses diaphanéités, et, par elle autant que par les yeux, il nous révèle l'âme féminine «indolente, frémissante ou troublée». Par les yeux et par la chair, il rend sensibles tout le drame et la poésie des émotions. C'est que la tendresse du peintre en a fait un confesseur d'âme féminine. D'une légère brume qui est comme un voile transparent, il enveloppe cette âme dans les rimes les plus mélodieuses de sa palette. Il subtilise la couleur, il éthérise le ton en des finesses ésotériques. Il obtient des nuances de roses agonisantes, des gris de bleuets éteints, des éclats de pierres précieuses mortes. Il a son harmonie à lui, avec des timbres qui n'éclatent pas, mais qui pénètrent: c'est un musicien extatique.
Autour de ses portraits, à côté de ses têtes de femme, il compose une atmosphère particulière, une zone de vibrations qui est l'accompagnement de la note principale donnée par les figures. Il excelle surtout à établir un courant magnétique entre elles et l'œil de celui qui regarde. Ce courant d'un mystère si attractif est toujours sympathique, suggestif. Sa peinture est comme une musique berceuse [88] aux rythmes enchanteurs, aux mols accents, aux cadences légères. Il est le poète inspiré.
Le portraitiste provençal a appris des peintres anglais l'art des sacrifices pour attirer plus sûrement le regard sur les points essentiels de la figure qu'il peint; mais jamais cette recherche ne saurait influer sur le caractère de la physionomie du modèle. Les portraits de Ricard que l'on reconnaît si bien à première vue, sont par là très dissemblables. Après en avoir compris l'importance, le peintre s'attache de préférence à la forme ou à la couleur des yeux et à leur expression; à la sensualité ou à la finesse spirituelle de la bouche; à la beauté du front, qui recèle le cerveau de l'artiste, du philosophe et du penseur; à la couleur et à la richesse de la barbe; à la perfection de certains ovales; à l'aristocratie des chevelures et même aux détails de certaines oreilles féminines qu'il nous montre délicates, mutines, comme de petites conques roses, avec l'exquise carnation de leur lobe désirable.
Il sait faire à chaque modèle le cadre qui lui convient. Il entoure cette belle barbe fauve aux tons de cuivre et cette pensive figure qu'on croirait être celle d'un membre du Conseil des Dix, du bleu intense du ciel vénitien. Il vaporise au milieu d'un fond en or éteint, l'arrangement capricieux d'un collier de perles qui court dans cette chevelure de patricienne blonde, sœur de celle que Véronèse mit dans son Triomphe de Venise. Toujours les Vénitiens le hantent, c'est certain. Quelquefois avec ses figures se détachant en clair sur des masses sombres, il se souvient de Van Dyck. Cependant l'étude si approfondie qu'il fait [89] de son modèle, la recherche aiguë de l'intimité, le ramène à sa personnalité.
Il est surtout attiré par l'état d'âme qui se manifeste sur les physionomies en des signes à peine perceptibles aux regards superficiels. Avec des reflets d'une vive intelligence, il éclaire ces yeux d'artiste; il nimbe ce visage blond d'une beauté mélancolique; il auréole de pensées hautes le front d'un Chenavard; il jette de la gaieté, de la malice et de la bonté autour du masque souriant et spirituel d'un Loubon.
Il recherche encore par sa force de pénétration intérieure la sélection aristocratique, et, sous la transparence de cette chair d'enfant presque maladive, les méandres bleus des veines des tempes, le système des vaisseaux sanguins, floraison de vie délicate.
Il aperçoit le processus de l'espèce, la lente cristallisation des sentiments ataviques; et il donne à certaines physionomies hébraïques le signe caractéristique de la race conservé à travers les temps. Il en déduit les dons d'intuition, la facilité d'assimilation; il souligne la tristesse des persécutions que combattent l'énergie, l'audace, l'âpreté, la foi dominatrice.
Il marque si fortement l'individualité de ces portraits qu'on ne saurait les oublier et qu'ils vous impressionnent pour toujours.
Parfois, il va plus loin encore: il pressent la destinée; et, après les événements tragiques, on constate que le peintre était un voyant.
De lui-même, il nous laisse deux portraits. Dans le premier, il se montre vers trente ans, ressemblant comme un frère au poète des Nuits. Dans l'autre qu'il fit à quarante-neuf ans à la suite de plusieurs demandes impératives d'un de ses amis, il nous apparaît plus grave avec une [90] expression presque monastique. De ce portrait, il s'excuse presque dans la lettre d'envoi.
Si la renommée veut jamais de mon nom, je te devrai une reproduction de mes traits par moi-même que je n'aurais plus tentée, car je ne puis te dire à combien de reprises j'ai échoué.
L'année suivante, Gustave Ricard mourait subitement à Paris, le 23 janvier 1873, succombant sans souffrances—au moment de se mettre à table chez des amis—à une paralysie du cœur.
«Holbein, dans son portrait d'Érasme, a tout sacrifié à la main qui écrit. C'est qu'en effet, autant que la figure, la main a sa physionomie et sa signification; et Lavater a raison de la croire aussi utile que le front à qui veut, par la forme plastique de l'homme, rechercher ses qualités ou ses défauts probables[39].»
[39] Henry Fouquier. La tribune artistique et littéraire.
Ricard a vu, lui aussi, ces mains «vraiment douées d'une existence spéciale et révélatrices de caractère».
Il les a dessinées fines, longues, aristocratiques; il les a peintes nerveuses, prenantes, avec la complexité de leur travail musculaire sous l'enveloppe fine de la chair.
Pour bien faire comprendre la subtilité esthétique un peu nébuleuse de son idéal d'art, M. Charles Yriarte raconte ce qui se passait dans l'atelier du peintre cinq jours avant sa fin: «Comme on lui faisait observer que la main du chevalier Nigra, en ce moment ministre d'Italie, était peut-être moins fine dans le tableau que dans le modèle, il répondit sérieusement: «Sa main, dans la [91] nature, a deux caractères, elle change; tantôt c'est la main du diplomate et du lettré, tantôt celle du soldat qui a porté le mousquet à Novarre.» Ricard, mieux qu'aucun, comprit et traduisit les tendresses de la main.
Voici, dans un morceau détaché d'un tableau, une main de femme. Elle est aussi éloquente qu'un visage. Coupée un peu plus haut que le poignet que recouvrent aussitôt les flots d'une dentelle, cette main—avec à l'annulaire un simple anneau d'or qui garde un œil-de-chat—tient un mouchoir de fine batiste. Évocatrice, elle raconte les douces pressions des premiers aveux, puis les caresses qui sur le front triste de l'artiste calment les fièvres, endorment l'amant aux heures de doute ou de souffrances. Elle est si belle cette main, sous sa chair aux jaspures roses que grise et agatise une imperceptible moire, elle est si vivante dans la finesse de son dessin, qu'on espère la voir s'agiter, se mouvoir et saisir. Et cette expression est si forte, qu'on est longtemps hanté par le souvenir de cette main de femme plus charmeresse et plus troublante qu'un visage inoublié.
Gustave Ricard fut, chose assez rare, moralement l'homme de ses œuvres. Ignorant des défauts d'un Provençal, il en eut toutes les qualités.
Il faudrait pouvoir citer en entier ses biographes et les articles nombreux écrits à l'époque de sa mort pour exalter l'homme et l'artiste. Nous en retiendrons les meilleures pages; et d'abord un intéressant portrait à la plume de M. Louis Énault:
«Grand, mince, élancé, suprêmement distingué, chauve avant l'âge, les lèvres fines effleurées par un sourire rêveur, [92] l'œil un peu vague et regardant plus loin, Ricard, physionomie singulièrement originale, tenait tout à la fois du moine et de l'artiste; il y avait en lui, par un mélange aussi heureux qu'inattendu, la gaieté parfois un peu railleuse d'un artiste et les profondeurs tant soit peu mystiques d'un illuminé. Tel qu'il était, il fallait le prendre pour un des meilleurs d'entre nous...»
«Fidèle à ses affections, indulgent pour les autres, sévère pour lui-même, Ricard était bon et capable de grands dévouements; il était si généreux que son argent ne lui appartenait pour ainsi dire point. Lorsqu'on écrira l'histoire des arts au xixe siècle, Ricard y occupera son rang, mais si l'on faisait une galerie des cœurs d'or, il y aurait encore là une belle page pour lui[40].»
[40] Paul de Musset.
Qu'était l'artiste?
«Si on parvenait, dit M. Charles Yriarte, à définir cette organisation nerveuse et impressionnable, ce caractère digne et fier, cette intelligence raffinée et multiple, ce singulier mélange de grâces féminines et d'austérité claustrale, cette profonde expérience et cette naïve candeur, la séduction que cette rare nature exerçait sur ceux qui l'ont approché, il en résulterait une étude plus attachante au point de vue littéraire, qui tiendrait peu de la critique d'art.» Causeur merveilleux, plein d'idées neuves relevées par le sel piquant du paradoxe, il tirait, ajoute M. Louis Énault, un feu d'artifice en chambre pour deux ou trois amis. Et Baudelaire renchérit en parlant «du rebondissement de son discours» et cite, à propos de la conversation intéressante des artistes de son temps, quatre noms: «Chenavard, Préault, Ricard et Delacroix, et après ceux-là, je ne me rappelle plus, dit-il, personne qui soit digne de converser [93] avec un philosophe ou un poète.» C'est que Ricard «ne se borne pas à l'art, que l'étendue de ses connaissances littéraires est grande et qu'il est d'une rare érudition».
Qu'était le peintre?
Peu mondain, «enfermé dans sa tente, il ne vit plus que pour son art, entouré de ses ouvrages dont il ne se sépare qu'avec peine. Sa porte est close, il faut des signes francs-maçonniques pour en franchir le seuil. Son atelier tient à la fois de la cellule et de l'autel, quand on y entre on se prend involontairement à parler bas. Il vit là son rêve en face de toiles commencées, et dès qu'il a reconnu le visiteur, sans transition aucune, il entame un monologue lent, original, plein de vives saillies et d'images inattendues.» Esprit original, il écrit à Chenavard:
Un artiste peut rester des heures plongé dans la méditation, à regarder une fourmi et une mouche.
«Depuis bien des années il a effacé les heures du cadran de son horloge; mais il laisse les aiguilles continuer leur course.»
Tourmenté, «tant qu'il n'avait pas atteint son idéal, Ricard était comme possédé d'un démon. De quelques-uns de ses meilleurs portraits il disait: Celui-là m'a mis sur le gril comme saint Laurent. De même que tous les véritables artistes, il avait besoin d'être soutenu et encouragé par les éloges non du premier venu, mais de ses amis et des gens de goût. Lorsqu'on gardait le silence devant un de ses ouvrages qu'il aimait le mieux, il vous disait avec bonhomie: Ne me dites pas de mal de celui-là.
«Les éloges d'ailleurs ne le grisaient point, cependant il était sensible à la moindre critique. Il fallait en être ménager avec lui, sans quoi on s'exposait à trouver le lendemain sa toile entièrement couverte en blanc.» Il aimait à raconter, à la suite de vagues critiques sur la ressemblance [94] de ses portraits, un souvenir d'anecdote sur le Titien: Quand un prince ou un patricien indigne de vivre sous la Renaissance disait au Titien que son portrait n'était point ressemblant, le Titien lui répondait: «Allez à Vérone, vous trouverez un brave homme, Giambattista Maroni, qui fait exact.» Ricard laissait entendre ainsi la distance qui le séparait des peintres exacts.
Il fut pourtant assez modeste, celui qui signa simplement par un G. R. de véritables chefs-d'œuvre!
«Il travaillait beaucoup en l'absence du modèle; et, sur la fin, il ne désirait le revoir que pour s'assurer qu'il ne s'était pas trompé. Il vous disait alors avec une naïveté pleine de grâces: J'ai plaisir à voir combien vous ressemblez à votre portrait, comme si votre moi véritable était sur la toile et non plus en vous-même[41].»
[41] Paul de Musset.
Enfin, «à mesure qu'il avance dans la vie, il se spiritualise de plus en plus et ne sait absolument plus rien de ce qui se passe dans le domaine des faits: la politique, le mouvement des arts, le choc des idées, les polémiques ou les scandales et les vives compétitions des passions ou des appétits des humains lui échappent et ne sauraient l'intéresser. Il a toutes sortes de petites manies, il invente des chevalets à lui et des pinceaux d'une forme particulière.»
Il s'amuse à «tamiser la lumière par des voiles et des châssis. Sa palette ne ressemble à celle d'aucun autre. Pendant un certain temps, il ne veut employer que trois couleurs, et il se plaît à démontrer tout le parti que l'on peut tirer de ces moyens bornés. Comme il sait se mouvoir dans ce cercle étroit, ses raisonnements sont d'une subtilité charmante. Les raffinements qui pourraient être dangereux [95] pour un esprit moins élevé que le sien conviennent à son tempérament. Il parle mystérieusement de couleurs qui lui sont spéciales et il a des enthousiasmes violents pour des cadmiums et des copals qui semblent être des talismans.» Et M. Charles Yriarte conclut: «C'est un doux et charmant halluciné au nom de l'art.»
Les expositions des œuvres de Gustave Ricard faites simultanément après sa mort—à Paris et à Marseille—en février et en mai 1873, ne permirent pas, malgré leur éclatant succès, de juger à sa vraie valeur le grand talent du portraitiste[42]. Au reste, le moment n'était pas encore venu pour la compréhension de cet art de pensée et de profondeur. On laissait cela aux anciens maîtres. Pour l'instant, il fallait faire joli, amusant et superficiel. A peine si Ricard était compris en France par une élite et était vraiment apprécié en Angleterre et surtout en Allemagne. Le temps a marché depuis. Après Whistler, après Carrière, une nouvelle génération de peintres, que M. Camille Mauclair appelle des Intimistes, a suivi la voie que Ricard a le premier indiquée. C'est pour le peintre provençal un titre de gloire précieux. En outre, on peut constater aujourd'hui combien sont demeurées en dessous de l'éloge mérité les biographies qui paraissaient si osées dans leur [96] enthousiasme d'alors. C'est que Gustave Ricard, par son coloris subtil, sa tendresse et son intellectualité, sa recherche profonde de l'intimité, restera, indéniablement, le plus attachant portraitiste de l'Art français du siècle dernier.
[42] Paul de Musset donne dans son catalogue des œuvres de Ricard exposées à l'École des Beaux-Arts à Paris, 94 portraits, 30 études de tête, 3 natures mortes et 16 copies. La même année, à Marseille, on exposait, au Cercle artistique, 29 portraits, 12 copies et 3 esquisses originales. A l'Exposition centennale, Ricard avait 6 portraits. Le Louvre possède de cet artiste deux portraits.
A M. Octave Mirbeau.
Il faut parler des vents
avec les nautoniers.
(Montaigne.)
Rarement un nom d'homme fut, en même temps, plus claironnant et plus doux. Dans sa prononciation italienne, il semble tenir de l'éclat de la flamme, de la résonance du gong et de la caresse. Ces qualités, si opposées en apparence, symbolisent le talent original de Monticelli.
Devant son œuvre, on a l'éveil d'un monde éclairé par une lumière spéciale, la sensation d'une souveraine puissance mise au service de l'imagination la plus vive.
Bien qu'on ait fait depuis quelques années un usage assez abusif du mot «génie», on ne saurait trouver un autre vocable pour mieux qualifier Monticelli; son emploi est ici dans sa meilleure et plus juste acception. Car ce grand peintre a créé pour la joie des yeux une infinité de personnages, une faune, une flore, un curieux microcosme vivant, dans la splendeur des plus belles symphonies picturales. Et les êtres, les visions particulières, étranges quelquefois, qui habitèrent son cerveau, l'inspiration du [100] démon favorable qui était en lui, trouvèrent, pour prendre une forme concrète, deux puissants auxiliaires: un œil de peintre d'organisation admirable, une main d'ouvrier d'extraordinaire habileté.
Réaliser un rêve d'art, montrer, rendre tangible une hallucination, n'est-ce pas du génie? Combien, aussi, les mots de notre langue deviennent-ils insuffisants pour traduire les sensations que donne cette peinture! Il faudrait, après la trouvaille de verbes plus expressifs, d'adjectifs plus sonores, d'expressions plus imagées, inventer encore une écriture composée d'encres diversement colorées, de mosaïques, de gemmes précieuses, de métaux fulgurants, idoine à rendre la beauté pyrotechnique de la palette de Monticelli, son pouvoir irradiant et l'antithèse heureuse, harmonique, de sa distinction avec l'outrance de sa couleur.
Monticelli (Adolphe), d'une ancienne origine vénitienne, naquit à Marseille, le 14 octobre 1824. Ce sera pour sa ville natale—combien peu s'en doutent!—une de ses gloires les plus pures et les plus rayonnantes.
De bonne heure, Monticelli montra des aptitudes pour le dessin, une attirance vers la couleur; et malgré les tracasseries de ses parents, de sa mère surtout, le jeune Adolphe suivit avec assiduité et joie les cours de dessin à l'école des Beaux-Arts de Marseille. A l'encontre de bien des jeunes hommes qui, pressés de produire, se mettent, non sans danger, trop tôt à la couleur, sans avoir appris les éléments les plus indispensables de leur art, Monticelli dessina avec la patience d'un primitif. A cette époque, l'école de Provence était, nous l'avons dit, florissante; [101] elle pouvait rivaliser avec les premières écoles, ainsi qu'en témoignent les noms des grands artistes qui en sortirent depuis. Monticelli y apprit son art, sans hâte, en élève docile; et cette éducation, un peu rigide, lui fut très utile quand, quelques années après, il se livra à toute la fougue de son tempérament.
En 1846, à vingt-deux ans, Monticelli sortait de l'école, alors sous la direction du grand animalier Émile Loubon, avec un brillant premier prix de modèle vivant. Ce fut, dans toute sa vie, son seul titre officiel. Ses académies d'alors, ses têtes au fusain ou à la sauce sont d'un impeccable et beau dessin d'école, avec déjà la presciente apparence d'un coloriste ému. Toujours, contre le gré de ses parents qui voulaient faire de lui un peseur de commerce, Monticelli s'obstina au métier de peintre, à ce métier de paria, le dernier, pour la bourgeoisie marseillaise de cette époque.
Dans ses premiers portraits, la poétique manière de Ricard—déjà arrivé à la maîtrise—l'impressionna d'abord. Bien que le grain de sa pâte soit plus gras, que sa couleur soit plus chaude que celle du grand portraitiste provençal, on sent, chez Monticelli, une admiration trop vive pour cette manière de peindre et de sentir la vie. Bientôt, ce sera à la suite de son premier voyage à Paris, Watteau qui le prendra, après le choc ressenti, au Louvre, à la vue des Rembrandt, des Rubens, des Corrège, des Véronèse.
La manière de Watteau flattait ses goûts de composition, éveillait son désir de ressusciter les Scènes galantes, les Plaisirs champêtres d'une société élégante et raffinée. Comme lui, il rêvait de peindre la femme aristocratique, l'élégance voluptueuse de son geste; et, comme lui aussi, il allait tenter de faire revivre, en peinture, un Décaméron [102] poétique et coloré, en évoquant, dans la beauté du décor des anciens parcs, la vie amoureuse des grandes et belles dames richement parées et de leurs amants empressés. Mais si Watteau le retient, Rembrandt le stupéfie par la sublimité de sa couleur puissante. Il tombe en hypnose devant le Bœuf écorché, le Titien le ravit, Corrège l'étonne, Véronèse le séduit, les Hollandais l'émerveillent; et, ramené devant Delacroix qu'il n'a pas compris d'abord, il se prend d'un chaud enthousiasme pour cette force créatrice, violente et imaginative.
Comment un peintre de la nature de Monticelli pouvait-il rester calme en face de tels chefs-d'œuvre?
Grisé, affolé par ces manifestations géniales si diverses, son cerveau en subit de si violentes commotions, que la répercussion en demeurera lointaine et se reflétera pendant longtemps dans ses productions.
A partir de ce jour, on assiste à la lente éclosion d'une magnifique personnalité sous l'emprise des maîtres; et l'incubation dure quelques années, laborieuse, entravée par un travail digestif. Pourquoi Monticelli met-il un temps si long à devenir personnel? Comment s'expliquer ce retard qui empêche le peintre de voir de son œil, de traduire sa pensée sans préoccupation ni souvenir d'aucun tableau? Peut-être sa timidité et sa modestie natives—propre des forts—qui lui demeureront toujours[43]?
[43] Lorsqu'en parlant peinture avec Monticelli, certains noms, tels que ceux de Rembrandt, de Vinci, de Delacroix étaient prononcés, le peintre, prenant son feutre à pleine main par le revers gauche, à la façon des gentilshommes du temps d'Henri IV, se découvrait en silence, par un beau geste large et noble, montrant ainsi le respect qu'il avait pour de si grandes mémoires.
[103] Malgré la valeur incontestable des œuvres de ce temps, bien que beaucoup de ses tableaux soient très beaux et qu'ils séduisent ses admirateurs récents, ils ne sauraient avoir qu'un intérêt rétrospectif et procurer des éléments de reconstitution historique sur la marche de son génie. Il y a là, certainement, en ce moment, telles toiles qui sont comparables à Rembrandt, mais l'illustre Hollandais est plus haut; voilà des Watteau presque authentiques, mais ce ne sont pas des Watteau. C'est dans telle tête l'expression morbide des yeux, la poésie de la bouche particulière à Ricard, mais ce portrait n'a pas le charme intime de Ricard. Voilà des chairs à la Titien, peut-être; ici des natures mortes peintes avec la science de Gérard Dow ou de Terburg; des ciels avec des qualités d'atmosphère dignes de Claude; enfin une ébauche dont le mouvement rappelle de loin Delacroix. Ce sont de beaux morceaux, certes, qui glorifieraient tout autre; mais quand on est Monticelli, on peint des Monticelli, et c'est assez pour devenir grand parmi les plus grands.
Monticelli va peindre des Monticelli.
Insensiblement, lentement, sûrement, le peintre va vers son genre, vers la réalisation de son rêve d'art, dégagé de toute influence extérieure.
L'évolution commence vers sa deuxième manière, celle dont on a exposé, à la Centennale, quelques toiles qui, bien que placées pour la plupart dans des conditions assez défectueuses et malgré l'étonnement admiratif qu'elles ont provoqué, ne sont pas suffisantes pour faire apprécier le Maître; l'œuvre de ce peintre se trouvant là, incomplète et comme tronquée[44].
[44] Pour que l'on connût Monticelli à Paris, il faudrait y faire l'exposition de 50 à 60 de ses toiles, au plus, prises sur l'énorme production de ses œuvres de 1860 à 1876. Cette exposition serait certainement l'événement le plus retentissant dans l'histoire de l'art de la peinture depuis cent ans, comme notations et trouvailles d'harmonies colorées.
[104] En fait, ses trois principales manières sont assez difficiles à exactement définir. Comme elles ne s'arrêtent pas brusquement, elles se sérient plus qu'on ne pense, et il serait malaisé d'en établir le classement. Cette étude, du reste, procède plutôt d'une synthèse générale, c'est une vue d'ensemble fuyant le détail et la description anecdotique.
Peut-on décrire Monticelli et comment le décrire?
On ne décrit pas plus une symphonie orchestrale qu'une musique de couleurs... Les sensations de beauté que communiquent les tableaux de Monticelli sont faites surtout de leur ensemble total. Son art, plus que tout autre, va, par la couleur, la composition, le dessin, à un effet homogène et convergent qui ne se prête pas à la description du détail. En outre, si peu de musées en possèdent qu'il faut aller le voir dans les galeries particulières. Là, chaque détenteur a la prétention, très excusable, de posséder le ou les plus beaux spécimens,—ce peintre ayant le don de pousser au paroxysme l'exaltation enthousiaste chez ceux qui ont appris à l'apprécier à sa vraie valeur.
Comment faire un choix? Comment parler de telle toile, sans avoir l'air de diminuer la beauté de celles dont on ne dit rien? Comment échapper à un reproche de réclame? Comment encore raconter ses toiles, le côté anecdotique n'existant pas chez ce peintre?
Ah! le doux rêveur sourirait des jolis titres que l'on a donnés depuis à ses tableaux, lui qui, presque jamais, ne précisa sa fantaisie.
[105] C'est à la nature que Monticelli va d'instinct demander des émotions nouvelles d'art.
Vers les sources du divin moteur, il trouve sa route de Damas; et aussitôt se révèlent les qualités maîtresses de son génie: imagination surprenante, grâce exquise du dessin, éclat translucide de la couleur par un procédé personnel, richesse extrême des harmonies les plus violemment colorées, habileté de touche comparable à celle d'un maître japonais.
Il peint alors une série de petites toiles, dont quatre pour la chambre de sa mère, qui sont autant de merveilleux poèmes virgiliens. Jamais plus grande finesse de tons ne couvrit un dessin aussi expressif. Les travaux nourriciers de la terre sont le thème de ces toiles, remarquables par l'harmonie de leur composition et la distinction de leur enveloppe atomique. Peut-être va-t-on faire à Monticelli le reproche d'être ici sous l'influence de Troyon et de Corot. Ce reproche est immérité[45].
[45] Que de reproches n'a-t-on pas faits à Monticelli? Ne l'a-t-on pas accusé de plagier Diaz? A la Centennale, où l'on vit enfin les deux maîtres côte à côte, Monticelli a montré à tous les yeux la distance qui les sépare.
Comme à toutes les époques où l'art évolue, dans le mouvement qui portait alors les artistes à sortir de l'atelier pour voir la nature, on comprend que différents peintres, préoccupés par les mêmes recherches, soient arrivés à des résultats ayant une parité d'expression. L'atmosphère est, à certains moments, saturée de molécules d'idées qui peuvent germer identiquement chez des cerveaux différents,—à distance. On peut dire, dans tous les cas, que l'œuvre de Monticelli eut à cette époque un côté d'idéalité qui ne fut jamais dépassé; et même quand le talent du peintre, semblable à l'échelle de Jacob, eut atteint le paradis de la [106] couleur, ses œuvres ne furent jamais autant parfumées de poésie et de tendresse. Ce sont les fêtes de Cérès, de Pomone, les Fenaisons, les Vendanges, les Apothéoses presque mystiques où se révèle le peintre amoureux de la femme et de l'enfant. Déjà s'esquissent les figures de songe, les groupes qui passent mélancoliques au second plan, baignant dans une lumière de rêve. Monticelli monte vers son idéal. Sa couleur devient plus rutilante, plus osée, plus translucide encore; son faire plus indépendant.
A présent, dans des décors nouveaux, les femmes de Monticelli vont apparaître, élancées, dans des attitudes souveraines de suprême élégance, avec, dans des robes somptueuses, le troublant prolongement de leurs lignes; sur les visages, la grâce contemplative des femmes de Boticelli, sur les corps devinés, la ligne enveloppante et voluptueuse d'un Outamaro. Le peintre provençal qui les ignore se rencontre avec les deux grands peintres de la femme, dans son rêve personnel.
La chair de la femme! les formes de la femme! la femme toute!!!
Elle sera dans la vie de Monticelli l'obsession constante, le désir douloureux, l'idole vers laquelle à genoux, les yeux suppliants, il tendra les bras. Elle passera, aussi aimée, aussi souhaitée qu'aux premiers appels de l'adolescence. Elle sera vrillée dans son cerveau... Monticelli a la hantise de la femme... Et ce grand voluptueux, ce gourmand presque grossier de la chair exubérante, devient, le pinceau à la main, un amoureux timide, un galant raffiné. En peignant, son désir se fait chaste, ses soifs de sensualité se changent en hommage respectueux; et c'est en chevalier déférent qu'il va, la parant des plus beaux atours que sauront inventer son esprit ingénieux et son art de coloriste, la montrer, cette femme, dans la splendeur de sa [107] beauté et de sa grâce, en n'exhibant de ses chairs que des bras, des épaules immatérialisés.
Le type de la beauté féminine, dans l'œuvre du peintre provençal, est la femme grande, au col gracieux, aux larges épaules, aux formes ondulantes, aux gestes caressants, enveloppants sans lasciveté, au visage éclairé par d'idéales carnations.
Assise, debout, dans les attitudes les plus diverses, même ployant les genoux, la femme est la reine, la déesse toujours. On a créé la légende—possible—d'un Monticelli amoureux d'une impératrice. Que cet amour ait été vraiment ressenti par l'artiste, aussi vivement et aussi longtemps qu'on l'a dit, il n'eût guère influé sur sa compréhension de la femme, car cette compréhension habitait depuis longtemps son cerveau.
Quand la triste épopée de 1870 força Monticelli à quitter Paris—où il s'était fait un nom, où il était très apprécié et aimé par des confrères comme Corot—pour revenir à Marseille, c'est en touriste, en bohême plutôt, qu'il descendit, la boîte au dos, la vallée du Rhône. Ayant tôt épuisé ses ressources, c'est avec sa peinture qu'il paya l'hospitalité offerte sans enthousiasme. Nous le trouvons échoué à Salon pendant plusieurs mois. Enfin, après de longues courses sur les bords de la Durance, après des étapes successives, après une longue halte à Ganagobi, petit village des Basses-Alpes, et d'incessantes recherches sur nature, le peintre marseillais rentra chez lui dans un état assez minable, les mains vides, ayant semé partout des chefs-d'œuvre, la tête bourrée de souvenirs précieux. Séduit, [108] enthousiasmé par le beau caractère de la Provence qu'il semble apercevoir pour la première fois, Monticelli commence alors la série de ses paysages, dont on peut dire de quelques-uns qu'ils sont des merveilles parmi ses toiles les plus remarquables. Par ce contact prolongé avec la nature, sa personnalité s'aiguise. Pendant quelques années de production intense dans tous les genres, de belles œuvres—les plus belles peut-être—vont apparaître pour aller enrichir les célèbres collections des châteaux d'Écosse, les galeries nombreuses d'Angleterre, d'Allemagne et d'Amérique, et y éclairer des pans de cimaise tout entiers.
Et en France? direz-vous.
Il est convenu que nous sommes le peuple le plus spirituel. Il est à craindre que nous soyons bientôt les seuls à le dire. Pendant que Turner trône glorieusement à la «National Gallery», notre Louvre ne possède pas une toile du maître français!
En 1872, Monticelli est à l'apogée de son génie. L'ardent coloriste, l'enchanteur, est en pleine possession de son art volontaire, et son œuvre encore méconnue va résumer, au point de vue de la couleur, plusieurs siècles d'art.
Si on étudie aujourd'hui les panneaux de cette époque, on retrouve en effet dans leur peinture l'éclat vitrifié des Flamands, la profondeur des clairs-obscurs des Hollandais, l'exquis coloris vénitien, la force rembrandtesque, l'habileté des colorations d'un Véronèse, la fougue emportée d'un Delacroix, les grâces d'un Botticelli, la facilité d'invention et d'exécution d'un Hokousaï. Et cette peinture est de Monticelli.
Elle est à lui seul!
[109] Alors, les merveilles qui surprendront le monde voient le jour, pendant que les Marseillais, ses compatriotes—à part quelques rares exceptions—ne voient rien, ne comprennent rien. Quand le peintre passe à leur côté, noble, grave, sans les apercevoir, le regard perdu dans son rêve d'art, ils ont des sourires ironiques: «Il est fou!» disent-ils.
Qu'importent à Monticelli le dédain, les lazzis des passants. Son imagination lui permet de vivre dans un pays enchanté. Sous son pinceau, dans des décors merveilleux, une époque charmante est rappelée; le visionnaire fait œuvre créatrice, il donne un corps à ses rêves.
Ils vivent, ils vivront, ses rêves, dans la puissance supérieure d'une couleur magique. C'est le moment des pompeuses idylles, des sérénades mélancoliques, des carrousels bruyants, des rondes et des cours d'amour, de tous les spectacles des «fêtes galantes». Ce sont, dans les jardins ombreux, des groupes de femmes dans les attitudes les plus variées...
Ah! voyez les câlines expressions de ces cous aristocratiques, les adorables mouvements d'épaules, les félines inflexions des hanches, les prenants mouvements des bras, la grâce des génuflexions amoureuses. Quel peintre a encore trouvé une si forte expression de la suavité féminine?... Or jamais à cette époque un modèle n'a posé dans l'atelier de l'artiste, jamais un mannequin ne lui a donné la ligne d'un pli d'étoffe. Sur sa toile, Monticelli peint sa chimère: la femme! Il la prend dans son cerveau; sans le secours d'aucun document étranger, il la place dans un cadre de verdure somptueuse, il la vêt de brocarts, de plumes rares, de soies changeantes, de satins très doux, de velours riches; il la pare de métaux, de pierres précieuses qu'il incruste aussi dans les étoffes, et, au-dessus de ses bras, de ses [110] épaules nues, il lui met un adorable visage de poupée, poupée bien vivante: poupées blondes, poupées rousses, poupées brunes. Ah! elles ne disent pas les mots poupées «si spécieux tout bas» qui font s'étonner le naïf Verlaine des fêtes galantes. Les femmes de Monticelli sont chastes, chastes comme le peintre au travail, car, devant son chevalet, il y a quelque chose qu'il aime encore plus qu'elles: c'est la couleur.
Dans ces édens de la fantaisie la plus excessive, on ne respire que la joie, la jeunesse, on ne voit que grâce et beauté! Les paysages y sont exquis; la lumière tamisée n'y pénètre souvent que par douces échappées, les pièces d'eau de ces parcs tranquilles ne sont rayées que par le sillage de cygnes gracieux; on coudoie des fées appuyées sur les balustrades de terrasses qui se profilent sur des perspectives ombreuses avec—dans l'entrelacement des futaies—des éclaircies gaies, de ciels de printemps; intenses, de ciels d'été; tristes, de ciels d'automne.
Dans ces paysages divers que le peintre accorde avec son ciel, il met des personnages qui ont du faste, de belles manières, de grandes allures; et des animaux aristocratiques, des lévriers, des chevaux de race, des paons et des oiseaux. Dans l'apparat des cours, ce sont devant ces dames en vertugadins serrés dans le corps de baleine, les saluts profonds des jeunes cavaliers, saluts si inclinés qu'ils font traîner, sur le sol, les plumes des feutres.
La sortie de l'église d'un mariage princier, la scène de la cathédrale de Faust, lui offrent souvent le thème d'un motif aimé. Les murs de la vieille église lui servent de fond. Le trou ogival et profond de la porte entr'ouverte laisse passer les derniers accords de l'orgue. Serrée par la foule, une mariée sort, hésitante, habillée de dentelles, de gaze fine et transparente comme des ailes de libellule. Elle [111] appuie son bras sur le nouvel époux très empressé. La foule les entoure et leur fait un cadre d'extrême élégance, en même temps que des plus sublimées couleurs; alors que, dans la douceur de ces irisations, le vermillon cru d'un habit de suisse ou les plumes d'un Méphisto jettent dans cette douce musique de couleurs un éclat de timbre étrange qui n'en détruit point l'harmonie générale. L'œil seul du coloriste a accompli ce miracle.
C'est encore, dans ces diverses toiles, l'apparition de personnages nouveaux, de silhouettes inaperçues d'abord, jaillissant de tous côtés; et, souvent, un beau morceau de nature morte, une étoffe de couleur et de dessin d'un japonisme précieux; détails qui contribuent, sans lui nuire jamais, à la beauté de l'ensemble.
Quand Monticelli peint l'enfant, il le comprend autrement que les autres peintres. Ce n'est pas l'ange des Murillo, ni le poupon rose des Boucher, autre encore que chez Fragonard et que chez Chardin; c'est pour lui l'être de rêve encore, prometteur des grâces et des délicatesses féminines. C'est l'exquis bourgeon féminin gentiment nu, la femme en miniature, avec sur sa chair la «délicate fleur de ton» du poète. Car nul mieux que lui ne sait accrocher plus délicatement, plus sûrement, les touches lumineuses, qui sur ces chairs «font de la vie». Puis, il leur donne des poses délicieuses, coutumières, mais ennoblies, des jeux aristocratisés.
Comme d'une décoration vivante, il en fera aussi un tableau dont le souvenir nous est précieux. C'est peut-être sous l'inspiration de la parole du Christ: «Laissez venir à moi les petits enfants,» que Monticelli fit un chef d'œuvre que le vieux Rembrandt à son tour eût salué[46].
[46] Ce tableau est au musée d'Amsterdam.
[112] Il édifie souvent, sur des fonds ténébreux, de bruissantes fontaines dont il compose la riante architecture avec des enfants, des femmes et des fleurs[47]. Mais avec passion, Monticelli retourne à ses scènes galantes et les varie à l'infini par l'arrangement et l'effet, car ses scènes, si elles se ressemblent, ne se répètent jamais. Ce seront de nouveaux madrigaux, de nouvelles aubades galantes, l'occasion d'un caquetage de femmes, autour d'une table de jardin où des enfants jouent, les poses charmeresses de jeunes filles caressant des oiseaux; tout l'ensorcellement magnétique du geste féminin.
[47] Nous devons faire remarquer que la peinture de Monticelli est intraduisible par la gravure et les procédés photographiques.
L'artiste devient un visionnaire, il peint les fêtes, les bals dans de fantaisistes et princières demeures brillamment éclairées, dans des salles de palais féeriques, semblables à ceux des contes faits par Schéhérazade: le mouvement de la folie élégante se détachant dans des perspectives lumineuses. Ce sera encore une conception nouvelle de l'orgie romaine, du délire décadent de Byzance; des apothéoses, des foules en marche, avec des animaux y participant. Les sujets de genre se multiplient. Monticelli crée des scènes locales inspirées de l'Orient, dont il appuie le mystère: c'est le harem, la souplesse et la langueur du bel animal de volupté, l'ennui qui pèse sur ces figures de femmes. Les formes fuyantes, les richesses des mosquées, les fontaines, les blancs colorés des murailles, les noirs tragiques des faces, les têtes coiffées de rouge violent. Puis, l'Orient guerrier: l'étendard vert du prophète déployé sous des ciels sombres, des chameaux apocalyptiques, des guerriers, des esclaves, grouillant dans un fleuve de lave colorée.
Monticelli s'arrête, en ce temps-là, dans l'intérieur des [113] fermes de Provence; il pénètre dans les cuisines et, mieux que les Hollandais, grâce à son procédé d'incrustation, il en détaille tous les ustensiles locaux, et fait lutter le feu de l'âtre avec la lumière diffuse du jour. Il peint, dans ces cuisines—comme des diables blancs—des marmitons pressés. Tout est pour lui prétexte à couleurs, matière à tableaux, sujets inépuisables, thèmes innombrables sur lesquels brode le caprice de l'imagination la plus excessive.
La musique surtout affolait Monticelli. Comme tous les imaginatifs, il l'adorait pour sa puissance évocatrice, immatérielle. Il admirait, surpris, enchanté, le beau travail des réalisations harmoniques, l'imprévu des cadences, la nouveauté des rythmes, la science des développements thématiques, la couleur des belles modulations. Il liait par analogies la musique à son art, car, en véritable symphoniste, il en comprenait les secrètes beautés.
Plus que jamais Monticelli aimait les grands peintres; plus que jamais il s'enthousiasmait devant les belles œuvres. Ce sens critique, qu'on lui niait si sottement parce qu'il parlait peu ou qu'il avait des appréciations quelquefois brutales et des mots d'un pince-sans-rire, il le possédait étonnamment. On est bien forcé de reconnaître aujourd'hui que ses réflexions et ses observations rares sur la peinture des autres, furent toujours justes, sincères, assez souvent divinatrices.
Il faut rappeler avec quel fanatisme ému, Monticelli venait admirer, tous les jours, pendant des heures entières, les beaux portraits de Gustave Ricard, lors de l'exposition à Marseille, des œuvres de ce peintre, en 1873. Jamais, par [114] aucun, Ricard ne fut aussi bien compris. Et on entendit plusieurs fois Monticelli, sorti pour cette circonstance de son mutisme habituel, s'écrier les larmes aux yeux: Est-ce possible d'arriver à peindre ainsi!
Dans cette belle période, 1870-1876, la technique du peintre est admirable, savante, et précieusement originale. Son faire est génialement intransigeant. Son dessin procède par masses soutenues dans lesquelles viennent s'incruster des touches colorées, posées dans le sentiment et le mouvement de la ligne. Il est presque puéril de démontrer aujourd'hui la force du dessin de Monticelli. Il faut être aveugle, ou bien ignorant en art, pour nier la beauté de ce dessin. C'est dans «la souplesse ondoyante des lignes» que l'artiste provençal le cherche, et non «dans la sécheresse du contour». Il possède la science de la forme, car «il analyse les épaisseurs et sait étudier les volumes». Il a le dessin d'un grand peintre, celui qui conduit à exprimer la vie. S'il n'a plus de modèles, il retrouve, à sa volonté, dans sa mémoire les mouvements entrevus jadis. La rue lui donne sans cesse de précieuses indications. Il n'y passe pas seulement en rêveur, mais en observateur aussi. Dans la rue, portant beau, dans sa veste de velours noir, la démarche aisée, il suit de son œil voilé par l'ombre du feutre, le mouvement qui l'intéresse. Il regarde la passante, la femme prête au combat de la séduction, il note sa démarche rythmée ou nonchalante, l'expression de ses désirs inavoués, et en même temps les rapports de tons, les oppositions, les valeurs. Là, il observe; là, il étudie.
Généreuse et franche, sa couleur, sans jamais être adultérée par des mariages discords, reste éminemment translucide. Les points colorés, lumineux, sont, aux bonnes places, posés avec une habileté inouïe.
Sa couleur!
On se demande intrigué quelles sont ces matières dont le peintre s'est servi, à quelles fleurs il a dérobé la vivacité de son coloris et sa fraîcheur? Est-ce là le bleu d'azur intense des gentianes cespiteuses, le bleu poétique des lavandes de Provence, les bleus noirs violacés de la campanule en deuil des hautes prairies? Est-ce dans la flore si variée des altitudes alpestres qu'il a surpris le secret des safrans, des jonquilles, des strontianes; la gamme des alizarins, des purpurins, des rubis? Est-ce au Japon qu'il a trouvé ces douceurs roses, cerises, lilas, mauves? A quel oiseau des tropiques a-t-il pris les plumes pour obtenir ces rouges? A quelle coquille marine de l'océan indien a-t-il arraché ces nacres et ces irisations? Quel vieux Rouen et quel Delft a-t-il pu mettre en tube pour arriver à ce bleu effacé de vieille faïence?
Comment encore a-t-il broyé ces pierres précieuses dont il semble s'être servi pour garnir sa palette? Les grenats syriens, les ponceaux clairs, les cramoisis, dans les rouges; les saphirs barbeau, le béryl, la tourmaline, l'indigo oriental, dans les bleus; les riches émeraudes, la chrysoprase, l'aigue-marine, dans les verts; la variété des zircons cristallins dans les jaunes; la poétique améthyste, dans les violets? Ses profondeurs ne semblent-elles pas procéder encore de pierres opaques, onyx, agate? Enfin, quel est le mystère de ces mélanges inconnus: violets d'or clair, vert-de-gris [116] strié, auréoline laqueuse et cendre d'outremer, lapis lazzuli et maïs?
Comment ce lapidaire a-t-il serti, taillé en facettes, avec sa brosse, ces pierres qui, sur sa toile, jettent d'aussi beaux feux? Ah! oui, il faut le reconnaître maintenant, jamais l'amour d'un peintre pour la couleur ne le poussa à de semblables inspirations, jamais aucun ne l'adora avec une tendresse si respectueuse et ne sut la violenter, avec autant de bonheur, dans le coup de folie de la passion...
Quand on examine certaines toiles de Monticelli, on a l'impression de l'ouverture d'un écrin contenant des bijoux rares subitement placés à la lumière. Vraie parure des princesses de contes de fées, ils apparaissent, dévotement sertis, avec leurs ornements niellés d'émail, leur délicate orfèvrerie ajourée, l'éclat doux de leurs diamants vieillis, la patine de leurs métaux de couleur, comme d'anciennes merveilles d'un art oublié. De même qu'un échange sympathique de rayons lumineux a pu se faire, à la longue, entre des pierres précieuses voisines, et en a adouci l'éclat; de même, la violence des richesses de la palette de Monticelli s'est apaisée, la couleur trop neuve s'est agatisée avec le temps.
A l'encontre des peintures bitumineuses, des toiles peintes sur des dessous non entièrement secs, lesquelles vont progressivement à la mort, celles de Monticelli gagnent tous les jours. Et ses paroles prophétiques: Je peins pour dans trente ans, sont prêtes à s'accomplir: son œuvre acquiert sa grande beauté au moment où, sortie de la période des silences intéressés, des sourires ironiques, des enthousiasmes isolés et contenus, elle va se montrer dans toute sa clarté irradiante.
Cette couleur, Monticelli l'a toujours appliquée avec la sûreté de main d'un Japonais; mais il lui a donné la consistance [117] qui fera sa durée. Non triturée avec la brosse, son éclat emprisonné dans un liquide composé surtout de vernis copal, elle n'a subi aucune des réactions chimiques qui détruisent d'autres peintures.
Le peintre ne se sert pas de sa palette pour y préparer le ton. Il obtient, par exemple ses gris, par le voisinage de couleurs franches diminuées de blanc. Il a dans le cerveau la vision tellement nette du résultat de certains mélanges, dans de différentes proportions, qu'il les pose sur sa toile d'un coup sans jamais avoir besoin d'y revenir. Son art consiste surtout dans l'application adroite de ces mélanges. Suivant le cas, l'effet qu'il veut obtenir et les relations qui les entourent, il donne aux couleurs qu'il juxtapose ainsi une grande importance d'application et d'ordre. A l'infini, il arrive ainsi à varier ses tons, en leur laissant toute la fraîcheur de l'inspiration et de la touche.
L'instinct du coloriste est chez lui si puissant, qu'il peut découvrir et appliquer la science des lois des complémentaires; la science des neutres—cette force des grands coloristes—avec laquelle il va éteindre et manier à son gré les stridences les plus aiguës. Et, si éclatants que soient les timbres de sa symphonie, ils ne choqueront jamais, car ils seront toujours merveilleusement entourés et accompagnés.
Pour l'effet, à dessein, il prend volontairement de grands partis d'ombres et de lumières, évitant la complexité des reflets. Il sait arriver aux rapports de tons justes en conservant à la couleur toute sa franchise. S'il est le plus audacieux, il est aussi le plus savant coloriste. Quand, dans ses toiles, la pâte coule en laves brûlantes comme un fleuve de feu, l'harmonie demeure dans ce brasier ardent: éclats soufrés d'or, lueurs rougeâtres d'incendie, phosphorescentes irradiations, sont sauvés, excusés, par la force de l'effet et de la couleur concentriques.
Monticelli possède étonnamment le sens de l'arabesque! L'arabesque, cette science mystérieuse de la ligne qui est aux arts du dessin ce que sont pour les mondes les lois d'attraction universelle; l'arabesque, avec la volupté de ses ellipses, l'envoûtement de ses volutes, le pouvoir de ses lignes qui s'attirent, qui se lient, se délient d'après une mathématique idéale, elle est chez Monticelli dans toute sa beauté, adéquate à la couleur. Harmonisée, dans l'opposition éclatante des bleus et ors; pesante, des verts éteints sur l'indigo pur; ou tendre, des mauves roses sur la cendre verte; et parfois harmonisée aussi dans l'opposition violente, tragique, l'arabesque apparaît dans ses toiles comme éclate dans l'orchestre la sonorité brusque d'un affreux accord dissonant dont l'heureuse réalisation s'opère aussitôt, inattendue, docile, sur la joie d'une sensation de douces consonances picturales.
L'arabesque du peintre marseillais, aussi curieuse par la touche que par le dessin, par la couleur que par la ligne, est, parmi ses qualités originales, une des plus suprêmes de son art.
Par toutes ses séductions, la nature avait pris le peintre. Le peintre l'aima intimement, la posséda, et devint un grand paysagiste primesautier. Mieux qu'aucun il devina que «l'art devait être la large synthèse des choses» et qu'il fallait surtout peindre avec son cerveau. Son œuvre de paysagiste est belle par son mystère, elle fuit le Vrai pour atteindre le Beau; et par là, elle résout mieux, en quelque [119] sorte, les problèmes énigmatiques des aurores, des soirs, qui échappent à l'explication par les solutions picturales ordinaires. Monticelli, en un mot, fait une géniale transposition de la nature. Elle lui devient un thème à modulations si riches, si imprévues, que même le motif principal, s'il n'est pas incisif, est oublié. Sa sensation est tellement forte, qu'elle tord, qu'elle broie, qu'elle déforme!... Mais, elle l'aide à créer.
De nouveau, pour peindre les soirs incandescents, il trouve sur sa palette les étranges reflets citrins, les safrans vigoureux; pour les crépuscules, la douceur des ciels vermeils et verts; pour la tiédeur du midi automnal, l'éclat métallique de la turquoise intense, à travers la vive rousseur des arbres. Puis, avec le poème des nues en marche, sous un ciel de cuivre orageux, les rouges vinaigre s'opposant aux hyacinthes glauques ou s'éteignant dans les tragiques violets.
C'est un soir dramatiquement éclairé, un paysage de légende moyenâgeuse: sous la nuée mauvaise, l'arbre ploie, avec la détresse de ses branches en gibet; un affreux drame se joue dans des fonds sanglants; une mare, au premier plan, reflète en la renversant l'horreur du ciel, la catastrophe de la terre...
C'est la nature en joie, exubérante de vie. Dans l'enveloppe ouatée de l'impalpable cendre verte du ciel, un arbre majestueux étend ses bras en patriarche sur la prairie en fête. Sur ce tapis scintillant, tissé des plus jolies soies, la rosée a jeté la diaprure de ses perles que le soleil colore en fusées irisées. Monticelli a donné le mieux la sensation de l'exquise caresse faite à la terre et aux arbres par les rayons solaires. Il a surpris en flagrant délit le soleil venant racler sa palette sur la création, il lui a volé son procédé, et il a peint comme le soleil... Mieux qu'aucun il va rendre [120] désormais le caractère essentiel qui émane de la poésie des heures, des pays.
De la Provence, il peint les soirs, la fin des journées brûlantes d'été. Dans le fond d'or, strié de bandes rouges, sous l'horizon, le soleil vient de disparaître en accrochant ses derniers rayons aux squelettes d'arbres rabougris. Par l'effort de la journée délirante, la végétation est accablée, les arbres implorent, et les ajoncs, comme cuits, en garance fanée, presque éteinte, s'affaissent, exténués.
Il rend avec intensité le coin de route éclatante de soleil, le vieux puits, les touffes robustes et agressives des chardons verts poussiéreux qui la bordent et la note de leurs fleurs mauves poudrerisées; alors que, sous le ciel en ébullition par l'intensité calorique, l'air trépide, et que, dans le silence particulier aux atmosphères torrides, sur les arbres, les cigales lassées se sont endormies.
Dans le sentiment d'un vigoureux pittoresque, il sculpte, avec des pierres moussues, un vieux pont couvert de lierres et encadré de verdure. Sous le cintre architectural de son arche caduque, il fait passer la rivière qui flirte sur ses bords avec les roseaux penchés. Mais son exaltation méridionale force bientôt la masse liquide à se changer au premier plan en tumulte de charge guerrière, en gloire d'irisations.
Il peint ses paysages par touches grasses, en marqueterie colorée; le neutre des fonds, entre lesquels elles apparaissent, les cerne et les divise. Avec ce procédé qui paraît devoir conduire au papillotage, Monticelli obtient un ensemble d'une impeccable tenue et d'une parfaite harmonie.
Puis, c'est dans la somptuosité des couchants, la gloire et les tristesses automnales, l'arabesque de leur rouille et de leur tache de sang sur l'incendie de leur ciel, la douce harmonie des paysages matinals, aux tons vermeils [121] pareils à ceux qui, par la cuisson solaire, dorent les grappes des raisins trop mûrs. Les plus modestes paysages familiers grandissent avec Monticelli. Par lui, le petit morceau de terre devient épique. Dans sa puissance d'évocation panthéiste, ainsi qu'un Ruysdaël exalté, il semble résumer la création dans un arbre, un ciel, un morceau de terrain: il fait un monde qui tourne...
Ses marines, ses coins de mer plutôt, sont synthétiques. C'est toujours le morceau de nature qui grandit à travers sa vision. Un village de pêcheurs, avec ses petites maisons blanches sur un fond de colline provençale, le calme de son port minuscule. La vie «au cagnard» du pêcheur méridional racontée par le détail de quelques batelets et de leurs engins de pêche; la vie de la nature dite par quelques reflets sur l'eau en mouvement.
Aux environs de Marseille, à Séon-Saint-Henry peut-être, des barques sur un coin de rive, où vient mourir, dans un rythme lent, la vague clapotante. Au ciel, la belle arabesque des fumées d'usine, qui brode, autour du bleu, de symboliques spirales. Au loin, le port, la forêt de ses mâts dans une brume d'apothéose, avec la divination de la vie tumultueuse de quelque Tyr ou Sidon lointaine, la sensation historique de longs siècles de gloire maritime d'un grand port phénicien.
Si le peintre provençal n'a pas cherché à rendre le grand caractère de la mer—pas plus, du reste, que celui, angoissant, des masses chaotiques—si la poésie et le mouvement de l'eau ne l'ont point tenté dans leur ensemble, il a étudié avec soin la trame de son tissu prismatique. Dans le riche vestiaire où il suspend ses beaux vêtements de [122] femme, dans les coffrets où il enferme ses pierreries, on retrouve ses effets de moires changeantes, les apparitions fugitives de ses émeraudes, le miroitement de son kaléidoscope liquide.
Autant par la beauté de leur couleur et de leurs formes que par la diversité de leurs caractères, les animaux ont tenté le peintre. S'il aime à voir—tenu en laisse ou debout devant la châtelaine—le lévrier de race aux jambes hautes et fines; s'il aime à mettre sur les lacs endormis l'ébrouement des cygnes ou la grâce de leur silencieux glissement giratoire; s'il se plaît à flatter, en l'exagérant, l'orgueil arrogant des paons, la fierté élégante du cheval pur sang, il sympathise aussi avec l'animal auxiliaire de l'homme: le cheval de labour à l'encolure solide, chez qui le travail quotidien a développé la beauté de la musculature, l'âne avec sa philosophie entêtée, le bœuf avec sa passivité lourde. Tous l'intéressent, les grands, les petits, les superbes, les humbles.
Il oppose, au-dessus des eaux glauques et mouvantes, le dessin d'un fond japonais aux tons émaillés de vieille céramique. Dans des poses hiératiques, comiques de gravité, il y fait grouiller des oiseaux aquatiques, pélicans goitreux, flamants roses, canards chinois. Il voit dans les étables les ruminants somnolents, et dans les poulaillers le tumulte de la vie des poules et des coqs. Toujours, malgré la rutilance de la couleur qui semble l'absorber, malgré son faire un peu brutal, il laisse à chaque animal son caractère, il appuie ses habitudes, il souligne son instinct.
Quand Monticelli peint la nature morte, il est babylonien, suivant l'expression chère à notre regretté A. Lauzet. Ce n'est ici ni le trompe-l'œil, ni l'objet sacrifié à l'effet décoratif: mais par sa puissante interprétation, une augmentation de l'essence même des choses. Par lui aperçus, les fruits sont plus savoureux, les fleurs plus odorantes. Les tapis—malgré la pauvreté des modèles—sont somptueux. Les étoffes communes se changent en tissu précieux de chaîne et de trame, de couleur et de dessin. L'humble vase devient sacerdotal. Les pots, la cruche provençale se transforment en bibelots d'art d'un grand prix. Les objets les plus ordinaires, précieusement colorés, prennent des lignes et des courbes nouvelles. Ils sont agrandis, augmentés, inclus dans un dessin énorme. Avec la large simplicité de l'effet, la beauté de la ligne, avec la magie de la couleur, Monticelli fait définitif...
L'œuvre de ce peintre est—pour me servir d'un mot désormais historique—un «bloc» aussi, qu'il faut accepter entièrement, sans chercher à en enlever la moindre parcelle. Comment, sans détruire la belle harmonie de ses tableaux, y ajouter une touche, y modifier une ligne? Son génie, comme tous les génies, s'impose autant par ses qualités que par ses aspérités caractéristiques.
Qui essaierait du reste d'ajouter un mot à un monologue de Shakespeare? Qui oserait enlever une seule note dans l'œuvre de César Frank?
L'art du peintre provençal va atteindre de plus hautes cimes: d'un beau geste, il a simplifié la ligne et augmenté [124] la sonorité de sa palette. Il va dans le sens de la couleur franche sans altérations, de la couleur pure, simplement diminuée par les voisinages immédiats et débarrassée à jamais des bains assombrissants. Déjà, il entrevoit une évolution vers quelque chose de plus robuste, de plus grand. Comme Beethoven, peut-être,—après sa 9e symphonie et ses derniers quatuors à cordes,—il a la perception d'un art nouveau; et, au moment où dans ses toiles il en bégaie la formule, son cerveau craque tout à coup, cède, se désagrège et se déséquilibre...
Est-ce sous l'effort exagéré d'une production formidable ou de l'exacerbation trop longue de ses facultés? Est-ce la conséquence de souffrances morales, d'amours malheureux, de déceptions? la méconnaissance de son génie ou la tristesse de sa vie depuis longtemps silencieuse et solitaire? Sont-ce les suites, comme on l'a dit, des heures d'oubli demandées à l'absinthe? Les causes importent peu. Monticelli est vraiment détraqué; et à ceux qui lui demandent de ses nouvelles, il répond gravement: Je viens de la lune.
Oh! cette chose épouvantable, l'homme survivant à son génie; la tristesse de la décadence d'un si beau cerveau! Pendant près de cinq ans Monticelli, dément, continue à peindre, à produire plus que jamais. Et alors, il exagère, sans aucune mesure, son genre. Il fait une épouvantable charge de sa manière, une caricature mauvaise de ses qualités. On dirait qu'il tente dans sa folie de diminuer, ironiquement, sa gloire immanente. En ce moment douloureux, des plagiaires nombreux—oiseaux de proie qui ont senti la fin prochaine—se jettent sur son œuvre, et, par d'infâmes copies, l'aident dans cette tâche sinistre[48]. Les Monticelli [125] courent les rues, s'étalent dans les vitrines les plus interlopes, sont partout, grotesques ou simplement mauvais, bêtes, pitoyables, falsifiés. Et la foule, cette fois, dans son incapacité de distinguer le bon grain dans toute cette ivraie, exulte, se réjouit de sa prétention d'augure. L'accusation de folie, de tout temps prêtée au peintre, est malheureusement aujourd'hui justifiée... La fin de Monticelli est proche. La main du peintre ne peut plus obéir à son cerveau qui ne sait plus commander: Mes doigts sont en cuivre, dit-il. La main va s'arrêter, cinq ans trop tard.
[48] Plus qu'aucun peintre Monticelli est volé, volé dans son nom, volé dans ses œuvres. Et quand beaucoup de ses toiles, parmi les meilleures, courent l'Amérique sous la signature de Diaz, une quantité d'horribles peintures lui sont en France—à Paris surtout—attribuées à tort.
Dans la chambre où pénètre par la fenêtre ouverte un gai soleil prometteur de vie, le 29 juin 1886, Monticelli, sur son lit, couché, agonise. Le peintre a trouvé la force, dans l'excitation nerveuse qui préface quelquefois la mort, de peindre sa dernière toile. A ses côtés, des taches de couleur et de vernis ont glissé sur les draps et le linge. Avec l'odeur des essences, on devine la mort flotter, dans cette chambre, en molécules mystérieuses, impondérables... Comme suprêmes réflexes, la paralysie des méninges laisse encore à l'homme le besoin de peindre, l'habitude de la couleur. S'est-il ressaisi, le grand artiste? Non, mais il peint... Près de lui, la Mort regarde, attend, impatiente. Elle seulement va pouvoir lui arracher son pinceau... La palette est lâchée... les bras sont tombés, inertes... la tête lourde, dans l'oreiller pénètre...
Dans l'Infini, Monticelli poursuit son rêve d'Art!
[126] Il repose ignoré, oublié, le divin coloriste, dans un coin du cimetière, à Marseille, sans que la moindre inscription en note la place, sans que les fleurs égaient cette tombe abandonnée. Aucune ruelle de sa ville natale ne porte son nom; nul buste, nulle plaque commémorative ne le rappellent à la mémoire des hommes.
Mais, déjà tinte allègrement l'heure de la justice. Elle sonne, annonçant la marche triomphante de son génie, vers la postérité vengeresse.
En vérité, pour Monticelli, pour sa gloire, les temps sont révolus.
Les commentateurs, d'abord assez rares, de Monticelli, apparaissent maintenant plus documentés. Après les articles anciens de Paul Arène, Emile Bergerat, Ch. Fromentin, etc., et l'intéressante étude de Guigou contenant vingt-deux lithographies de Lauzet, voici quelques pages très littéraires de M. Robert de Montesquiou, contenant avec beaucoup de citations de jolies appréciations personnelles[49].
[49] Gazette des Beaux-Arts, no du 1er février 1901.
Parmi les articles cités, il faut surtout retenir des fragments de ceux signés Émile Blémont, écrits en 1881, à propos de la vente Burty. M. de Montesquiou donne ces fragments en les accompagnant d'heureuses réflexions.
«Il nous promène dans le monde enchanté de Boccace et de Shakespeare. Ici, c'est le Décaméron. Là, c'est le Songe d'une nuit d'été. Il est le poète de la lumière.—Comme on l'a dit pour Diaz, Il ne montre pas un arbre ou une figure, mais l'effet du soleil sur cette figure ou sur cet arbre. Il y a ce style de fête dont parle Carlyle.
[127]«Sans effort, en se laissant naïvement aller à son imagination, il évoque, dit M. Émile Blémont, des féeries adorables, où il réunit en des décors et sous des costumes d'éternelle beauté, les déesses et les demi-déesses de tous les âges et de toutes les patries, les Dalila et les Calypso, les Hélène et les Judith, les Fiammetta et les Rosalinde, les Ève et les Béatrice, les courtisanes de Corinthe et les marquises de la Régence.»
«Il a reconquis pour nous ce suave et chimérique domaine de Watteau, où fleurit l'élégance d'une vie surnaturelle. Il en a renouvelé la grâce. Il y a retrouvé le sourire de la ligne, l'âme de la forme, la cadence des poses, en des bosquets d'apothéoses, en des bois baignés d'un clair de lune bleu, en de magiques campagnes pleines de vibrations musicales et de pénétrants parfums, en des fêtes galantes d'une volupté suprêmement mélancolique. Mais j'en avertis les gens positifs, ajoute M. de Montesquiou, il faut être un peu poète pour sentir la poésie un peu folle de ces personnages lyriques et de ces chimériques paysages. Il faut avoir en soi de quoi éclairer cette lanterne magique. Alors seulement un tableau de Monticelli, avec toutes ses imperfections, avec toutes ses défaillances, est aux regards et à la pensée, suivant l'expression de Shelley, une joie pour toujours.»
M. de Montesquiou achève ainsi, en très coloré poète, son étude sur Monticelli: «Mais les meilleurs tableaux à rapprocher de ceux de ce coloriste étonnant, tous, enfants, nous les avons faits, et je les revois dans mon souvenir. Au chaud de l'été, nous écrasions, entre une planchette et un fragment de vitre, lobélias, calcéolaires, géraniums, tous les tons les plus fulgurants du jardin, et nous nous complaisions des heures à contempler fascinés les éblouissants ensembles ainsi conçus, composés de fleurs broyées.»
Si exquise que soit cette comparaison, voici une phrase plus heureuse encore et qu'il faut citer toute, car elle est en quelque sorte, avec un rare bonheur d'expressions imitatives, explicative du talent de Monticelli:
«Un intitulé prononcé à propos, c'est celui de Fêtes galantes; avec le titre de Jardins d'amour, il baptise excellemment une [128] grande part de cette œuvre, toute faite d'un papillonnement de Triboulets et de Méphistos, de pages et d'abbés, de seigneurs et de dames. Le mot irradiation caractérise bien le fluide en lequel ils baignent. Ce sont des trouées, des infiltrations, des percées lumineuses, quasi incandescentes; comme des vols d'abeilles de flamme, des essaims de papillons ignés ou de lucioles envahissant les feuillages, soudain piquetés, tiquetés, tigrés de voltigeantes étincelles.»
A René Seyssaud.
Il y a entre l'homme et la nature une harmonie secrète qui peut servir, surtout en peinture, de thèmes inépuisables aux conceptions futures. Des artistes l'ont compris: Puvis de Chavanne entre autres, qui laisse à son paysage le soin de commenter la pensée principale: l'action, et lui fait jouer le rôle du chœur antique.
Désormais l'évolution est faite; et le paysage, que l'on considérait, il n'y a pas bien longtemps, comme un art secondaire, a pris l'importance qu'il méritait.
C'est que «la nature est tout»; c'est qu'elle contient tout: force, beauté, passion, poésie, sentiment, «qu'elle informe, et manifeste toutes les grandes expressions morales et pittoresques de l'Art[50]».
[50] Raymond Bouyer. Le Paysage dans l'Art.
Elle est, avec l'eurythmie des pures lignes que font sur le ciel bleu les crêtes des promontoires méditerranéens, l'incomparable architecte plus grec que l'art grec. Elle est, dans les harmonies du «frais tumulte du matin», des mélopées douces ou tragiques de la mer, de la plaintive [132] chanson des pins qui vibrent dans sa symphonie aérienne, la musicienne divine.
Et l'art pictural sera, dans la joie toujours nouvelle de ces spectacles changeants: gloire des couchants, énigme des aubes, majesté horrifiante des montagnes et poésie des eaux; spectacles sans cesse modifiés ou exaltés suivant la saison et l'heure, par la magique lumière du ciel.
Il faut le répéter encore: par l'épuisement et le rabâchage des inspirations prises à l'histoire, à la légende et à la Bible, le peintre devra maintenant nous intéresser par le sens de la vie dont nous participons, et nous donner en face de la nature «son état d'âme» avec la personnalité de sa vision. Par le portrait de l'homme, par le portrait de la nature, l'artiste recule à l'infini le champ d'action qui peut rendre ses émotions captivantes. Il rattache les sensations de peinture à celles que nous donnent la musique et la poésie.
Dans le nombre des glorieux paysagistes français qu'on nous montra à la Centennale, un peintre jusqu'alors assez inconnu à Paris, Paul Guigou, se révéla avec un Paysage de Provence[51], un simple paysage, où se magnifiait dans un acte de conscience artistique l'amour de la nature, la tendresse pour le pays natal.
[51] Ce tableau acheté par l'État, à l'issue de l'Exposition universelle, est en ce moment au musée Galliera, attendant son entrée au Louvre.
La conscience, cette qualité des plus grands artistes, est, en effet, dans l'art de Paul Guigou, affirmée avec une si grande et si énergique beauté qu'elle fait passer sur la sécheresse du peintre allant parfois jusqu'à la dureté, et sur son exagérée minutie.
[133] D'où venait ce paysagiste oublié, si peu récompensé aux anciens Salons officiels?
Le 15 février 1834, Paul Guigou naissait à Villars, près d'Apt, sur les confins de l'ancien Comtat, dans cette partie de la Provence qui va en escalade pittoresque jusqu'aux premiers contreforts alpestres. Au collège d'Apt, l'enfant commença des études continuées ensuite au séminaire d'Avignon. Ses parents, qui étaient dans l'aisance, rêvaient pour lui un métier en rapport avec leur situation de fortune. La mère désirait le voir se faire prêtre; désir que faisaient alors secrètement, en Provence, toutes les mères chrétiennes. Mais le jeune homme, bien qu'excellent élève, n'avait pas la vocation sacerdotale; et, à sa sortie du séminaire on le destina au notariat. Le 6 novembre 1851, Paul Guigou, après l'obtention de son diplôme de bachelier ès lettres à l'Université d'Aix, fut envoyé à Apt comme aspirant notaire chez Me Madon.
La famille Guigou, qui avait quitté le Vaucluse, habitait Marseille depuis quelques années. Paul Guigou avait volontiers accepté un déplacement qui lui permettait d'aller vivre pendant un certain temps dans un pays qui lui avait laissé le souvenir de beaux paysages ayant enchanté son enfance. Si la perspective du notariat ne lui souriait que médiocrement—car il était déjà mordu du désir de dessiner et de peindre—il échappait ainsi à l'étroite surveillance paternelle et allait pouvoir se livrer à son art préféré. Dans l'étude de Me Madon où il n'était pas sévèrement tenu, car le tabellion était un brave homme, le clerc s'enfiévrait d'émotions à l'évocation des paysages proches. Par la fenêtre du bureau, il pouvait apercevoir, aux extrémités de la rue de la petite ville, les fonds de collines qui s'étagent et ferment le pays en allant vers la Durance, dans des courbes molles et concentriques au fond desquelles circulent [134] les combes solitaires. Par quelques échancrures de bleu aperçues au-dessus des toitures, il pouvait rêver encore à de fraîches oasis vers Roc-Sallière, à des voisinages de sources ombreuses qui, dans ce pays aride, paraissent par opposition plus édéniques. Mais la beauté sauvage du paysage provençal devait surtout le retenir et il en goûtait déjà l'âpre accent.
Car, non loin de là est le pays des ocres où se ruent sous le ciel intense les colorations extrêmes qui font paraître plus blanche la route et plus puissante la verdure. Sur ce sol rocailleux se hâtent d'habiter l'olivier et le mûrier, entre quelques pentes couvertes de vignes, parmi les rectangles de terre en rouges vifs et en jaunes éclatants.
L'aspirant notaire demeura trois ans à Apt sans trouver le temps long. Il s'était empressé, il est vrai, dès les premiers jours de son arrivée, d'aller demander des leçons de dessin au professeur du collège de la ville, M. Camp. Celui-ci, abasourdi des étonnantes dispositions de son élève, lui dit au bout de peu de temps «Vous en savez autant que moi; allez étudier sur nature.» C'est elle, en effet, qui fut la meilleure et presque la seule éducatrice de Paul Guigou.
Avec beaucoup de ténacité, avec un soin et une volonté extraordinaires, il se mit à dessiner les arbres, les rochers et les montagnes de son pays. Il obtint à la longue de précieux résultats; et lorsqu'il vint montrer ses dessins à Loubon, ce dernier, pressentant une vocation, l'encouragea fort à étudier et se mit à sa disposition pour le conseiller. Paul Guigou était revenu à Marseille et achevait son stage dans l'étude de Me Roubaud, pendant que, préoccupé de recherches sur nature, poussé par le directeur de l'École des Beaux-Arts dont il suivait les cours, il se livrait presque entièrement à la peinture, luttant contre les désirs de sa famille, qu'il devait vaincre malgré tout.
[135] A partir de ce jour, Paul Guigou se révéla vite. On peut même observer que ce peintre, après sa période de débuts, où il reste encore sous la dépendance du faire de Loubon, après sa première manière un peu noire et un peu conventionnelle, fit tout jeune ses meilleures toiles: son tableau du musée de Marseille, par exemple, et celui exposé à la Centennale.
A l'Exposition de la Société artistique des Bouches-du-Rhône, Paul Guigou se montra pour la première fois, en 1859, avec deux toiles qui y furent remarquées: Chemin dans la colline à Saint-Loup, et Vue prise aux abords de la rue Ferrari. La première se ressentait visiblement de la manière de Loubon, surtout dans la facture et la compréhension des terrains du premier plan; elle contenait cependant des qualités d'atmosphère, un sens de la couleur bien personnels. Quant à la seconde toile, elle était dans une tonalité un peu sombre, très montée de ton. Ces deux tableaux prouvaient déjà le tempérament d'un peintre et la volonté d'un consciencieux. Or, à cette exposition figuraient les œuvres de Puvis de Chavanne, Luminais, Couture, Baron, Jules Dupré, Corot, les deux Rousseau, Troyon, Van Marck, Loubon, Palizzi, Fromentin, Ziem, Monticelli, Diaz, Gudin, Chintreuil, Aiguier, Millet, Jules Noël, etc., c'est dire assez que l'Exposition n'était pas provinciale. Malgré cela et peut être même à cause de la promiscuité de telles œuvres, Paul Guigou n'eut bientôt qu'un désir: aller à Paris. Il n'y fit qu'un court séjour. L'existence n'y était pas facile, car il ne pouvait encore espérer pouvoir vivre du produit de la vente de ses toiles. Il revint enthousiasmé avec l'idée très arrêtée de poursuivre la carrière artistique.
[136] Aussitôt rentré à Marseille, quelque peu influencé par Courbet qu'il avait admiré là bas, Paul Guigou installe son chevalet devant les sites les plus agrestes et les moins peints des environs de cette ville. Il expose, en 1859, le Vallon de la Panouse, qui fleure une Provence aride, désolée même, mais capiteuse; un coin presque inconnu où jusqu'aux bords du chemin, dans le draiou[52] local, le thym, le romarin, la sauge et les lavandes s'acharnent à pousser entre les pierres, parmi les argelas dominateurs et parasites, avec, au fond, la colline nue, abrupte, brûlée, où l'ombre met des cassures d'un violet spécial.—Une nouvelle note était trouvée. La Provence comptait le peintre historiographe de son sol aride, de ses collines marmoréennes, de ses lignes fortement accusées dans la lumière crue, enfin de son caractère particulièrement sauvage.
[52] Sentier.
Paul Guigou ne saura voir autrement son pays: mais éprouvant fortement cette poésie du terroir, il en imprégnera ses toiles avec tant de sincérité qu'on doit lui pardonner sa violente franchise.
Il continue à parcourir les endroits les moins riants, mais les plus caractéristiques: le Ravin de la Nerthe, où on n'aperçoit que des rochers amoncelés en désordre, des arbres décharnés qui élèvent désespérément leurs branches rachitiques vers le ciel; et dans une sorte de vallée de Josaphat impitoyable, un chaos lunaire où la lumière pourtant chante la vie sous l'azur bleu.
Les Gorges d'Ollioules, rendues effarantes par la torsion géologique de leurs roches, l'effort vain de quelques végétaux à pousser dans les interstices du granit et des gneiss; l'eau qui longe le ravin, constamment arrêtée dans sa [137] marche par les pierres anguleuses, tous les détails d'un coin de désolation.
Cependant, de ses paysages, Paul Guigou sait déduire l'effet.
Ici, il attend que les ombres atteignent telles parties des gorges pour éclairer plus vivement les fonds et faire refléter le ciel bleu sur les eaux transparentes; là, il fait courir sur cette nudité des ombres légères dont l'arabesque est une joie pour l'œil, un accident anecdotique emprunté à la nature même, et avec lequel il sait la parer.
Pour le peintre, cette époque est féconde en petites études charmantes et en morceaux puissants. Paul Guigou s'éprend du geste des laveuses qui, agenouillées dans les caisses de bois, un mouchoir couvrant leur tête, font, aux bords des ruisseaux et des rivières, une jolie tache de couleurs; et très consciencieusement il les étudie sans rien omettre des détails de leur costume.
Mais en 1860, à part quelques artistes et quelques rares amateurs, personne n'appréciait l'art de Guigou. Dans la Tribune artistique et littéraire, M. Auguste Chaumelin, animé pourtant de bonnes intentions décentralisatrices et dont les efforts furent méritants, faisait à Paul Guigou, ainsi qu'à Monticelli qu'il ne comprenait point, les reproches les moins mérités.
Incompris dans son pays, le pauvre artiste, fort de sa vocation impérieuse, des encouragements de Loubon et de quelques peintres amis, signifia à sa famille qu'il allait se fixer définitivement à Paris et qu'il renonçait pour toujours au notariat. Un vrai conseil de famille se réunit devant lequel comparut Paul Guigou. La discussion fut orageuse: mais Guigou l'emporta. «Je ne ferai jamais, dit-il, un notaire consciencieux, je puis faire un bon peintre.» Le père consentit alors à laisser partir son fils [138] en lui assurant une pension de cent francs par mois.
A Paris, nous retrouvons Paul Guigou travaillant avec une énergie rare, vendant quelques toiles, et collaborant au Moniteur des Arts. Enfin, après quelques refus, le peintre provençal apparaît au Salon de 1863. En ce temps, le paysage n'était pas en honneur à l'Institut où se recrutaient les seuls membres du jury de peinture. Les paysagistes étaient considérés comme des artistes inférieurs, et dans les catalogues le paysage venait hiérarchiquement après la nature morte. On ne se doutait guère que dans les quelques noms de peintres que la postérité retiendrait comme ayant illustré le xixe siècle, les paysagistes auraient la préséance.
Paul Guigou exposa donc au Salon de 1863 deux toiles importantes: les Collines d'Allauch et le Coucher de soleil à Saint-Menet. Cette même année, Loubon mourait à Marseille. La Provence était, par l'élève devenu un maître—quoique à peine âgé de vingt-neuf ans—dignement représentée. Les deux tableaux du paysagiste vauclusien accusaient le moment d'une personnalité curieuse et primesautière.
Le paysage des Collines d'Allauch du musée de Marseille est une très belle sensation de la campagne de Provence aperçue sous son aspect cassant, rébarbatif, mais lumineux et original. Le tableau est d'une heureuse composition: au premier plan passe au milieu de la toile le chemin capricieux que vient lécher par places la langue longue des ombres, car le soleil est déjà bas sur l'horizon. La lumière qui incendie les terrains ne les décolore point, les ombres qui y courent procèdent du ton local et sont transparentes sans la ressource des partis pris violets. Les plans s'en vont, en perspective, malgré l'énergie du dessin et la couleur des lointains. Les montagnes sont [139] franchement délimitées dans le sens de leur mouvement géologique. Les arbres et les végétaux, comme pour se prémunir du vent violent qui les secoue d'ordinaire, se tiennent au sol par des attaches lourdes, et l'indication de leur masse est synthétique et belle.
Le peintre a cherché avec soin l'arabesque: son tableau en est une succession. Or, cette arabesque qui n'est jamais imaginative comme chez Monticelli, a été scrupuleusement prise par Paul Guigou dans la nature même. Il a en quelque sorte écrit sous sa dictée. Par des indications incisives et détaillées, l'arabesque du paysagiste cerne, avec de beaux contours, les arbrisseaux, fixe les sinuosités du sentier pierreux, agrémente les ombres, sculpte la silhouette des collines, et architecture les différents plans. Comme avec une pointe sèche, l'artiste a construit la charpente osseuse de son paysage et a introduit dans la partie gravée une couleur chaude, puissante, harmonieuse, adéquate au travail de son burin.
Au point de vue impression dégagée du côté métier, on ne peut s'empêcher de constater qu'on n'a pas encore donné une si juste expression de la Provence vue sous cet angle particulier. Paul Guigou n'a jamais été un tendre. Les subtilités de la lumière ne l'ont pas occupé. Il n'entendait pas comme Aiguier la douce musique aérienne; mais il ne trichait pas. Son pays lui est apparu dur dans une atmosphère éclatante, un peu privé d'enveloppe; il n'a pas cherché à le voir autrement, ni avec les yeux d'un autre. Il fut profondément sincère. Pour cette raison son œuvre doit intéresser et retenir.
Comme tous les provençaux, Paul Guigou n'était pas fixé à Paris depuis longtemps qu'il souhaita revoir la Provence. [140] Et à peine revenu dans son pays, il va, en compagnie de Monticelli, parcourir, sac au dos, la Durance qu'ils descendent tous deux à partir de Mirabeau.
Loubon leur avait indiqué un coin pittoresque entre tous: le village de Saint-Paul-de-Durance, qu'il affectionnait particulièrement pour lui avoir donné les motifs de quelques tableaux, et qui allait offrir, en effet, à Paul Guigou l'occasion de montrer, en une nouvelle veine de son talent, une Provence souriante et belle, bien qu'aussi peu connue. Le peintre vauclusien qui avait compris et révélé l'âpre beauté de la colline provençale découvrit dans les bords de la Durance des aspects nouveaux, des trésors de grâce.
Il nous plaît de reconstituer par la pensée les bonnes journées passées au plein air, la camaraderie de ces deux Provençaux aux tempéraments si opposés, aux natures enthousiastes et droites bien faites pour se comprendre et s'apprécier. Il nous semble entendre Monticelli jetant de sa voix belle et timbrée le sonore Arrêtons-nous ici, l'aspect de ces montagnes, qu'il aimait à placer dans certaines circonstances. Il nous semble voir Paul Guigou s'installant avec la joie folle du peintre qui vient de découvrir un beau motif; et tous les deux émus, grisés, travaillant côte à côte, pour en arriver à une si différente et pourtant si intéressante interprétation de la nature.
Monticelli aimait Paul Guigou, en qui il reconnaissait un artiste; et quoique ce dernier fût, par tempérament, réfractaire à la compréhension intégrale de l'art du génial coloriste, il était trop intelligent pour ne pas s'apercevoir de la grandeur de cet art. Aussi, chez quelques-unes de ses toiles, on sent chez le Paul Guigou de cette époque la tentative d'une évolution vers la manière large de son compagnon d'études, vers son interprétation transposée [141] du paysage; seulement Paul Guigou, artiste de race, ne perdait point de sa personnalité. Il pouvait dire aussi: Mon verre est bien petit; mais je bois dans mon verre.
Sa manière s'élargit alors et sa couleur s'affine. Il se sert, comme le fait Monticelli, des dessous de son panneau pour cerner avec les neutres de la couleur du bois à peine frottés, les valeurs principales. Il obtient ainsi, même en de petites études, une ampleur qu'il ne possédait pas et qui est un peu factice, puisque lorsqu'il sera livré à lui-même, il retombera de plus en plus dans son faire méticuleux et sec qui va s'exagérant dans ses dernières productions.
Pourtant, à Saint-Paul-de-Durance, le peintre provençal peint ses toiles «avec la naïve humilité de l'œil et de l'âme qui sent». Il nous raconte en reporter avisé la vie du village: la grande place qu'ombragent les platanes séculaires, avec sous leur dais épais de feuillage, l'échappée ensoleillée vers la rivière et les coteaux illuminés; la Fontaine où se réunissent les laveuses et les jeunes paysannes qui viennent remplir les cruches vertes, en causant, à l'ombre, de fiançailles proches. Il nous montre les vieilles maisons avec leurs portes basses et la théorie de leurs escaliers délabrés, les fenêtres étroites auxquelles s'accrochent des lambeaux d'étoffes. Il ouvre les portes d'étable, de style roman grossier; et, sur toutes ces choses, sur cette vétusté et ces haillons, il fait glisser en taches de couleur le soleil qui, à travers les feuilles, apporte ses richesses et sa gaieté.
Le matin et le soir, il descend vers la Durance. Il aime le mouvement peu rapide de ses eaux qui vont entre les graviers blancs, les alluvions roses: la Durance à Cadenet (Salon de 1865). Il choisit parmi les coteaux qui la [142] cernent ceux dont le dessin pittoresque rappelle de vieux châteaux féodaux en ruines: les Bords de la Durance à Saint-Paul (Salon de 1864). Parmi les collines escarpées, celles qui sont assez semblables à de menaçantes forteresses: Bords de la Durance à Mirabeau (Salon de 1867).
Ses fonds sont toujours dans les bleus aériens que les accidents de terrain varient et qui font le charme des collines de Provence. Sur cette note délicate, le peintre place la silhouette fine des arbres lointains. Il dit tout, il n'omet rien: ni l'anecdote des reflets dans l'eau, ni le caillou, ni le brin d'herbe; mais «la lettre est vivifiée par l'esprit»; et cette nature vue par instants photographiquement, n'apparaît pas moins grande dans les paysages de l'artiste.
Si Paul Guigou a pu peindre quelques bons tableaux avec cette Durance jolie et décorative et dont il a déduit le caractère, c'est qu'il l'a étudiée en détail dans de moindres et intéressantes études. C'est tantôt sous des ciels transparents d'azur léger, une plage sablonneuse, une bande de terrains rougeâtres; de l'eau qui glisse entre les bords plats de la rivière; un fond très lointain; le coteau où s'accroche, bâti en amphithéâtre, le village blanc entre les vignes et les pins. Toujours, avec peu de chose, Paul Guigou réussit à donner le sentiment de l'étendue.
Après avoir récolté de nombreux documents, le peintre provençal retournait à Paris y faire ses tableaux. La vie était pour lui difficile. Il donnait entre temps quelques leçons de peinture et de dessin qui l'aidaient un peu. Souvent, l'été venu, le paysagiste n'avait pas les économies suffisantes pour faire son voyage en Provence. Il se contentait [143] alors d'aller excursionner les bords de la Seine et de la Marne: la Seine à Triel, en Seine-et-Oise (1866), où la rivière est large et a déjà l'aspect normand avec ses gras pâturages riverains bordés de hauts peupliers et ses fonds bas et boisés. Paul Guigou étudie avec soin le mouvement de l'eau: ses remous, les caresses de la brise sur sa surface par bandes espacées et frissonnantes. Dans l'été de 1867, il remonte vers Moret et va peindre le Loing en soulignant son caractère tranquille et intime. A Saint-Mammès, il bâtit quelques arches de pont sous lesquelles la rivière passe, transparente, pendant que des femmes lavent abritées par un parapluie vert; vers la berge, sous le ciel gris, se découpent les toitures ardoisées des maisons riveraines.
A Villennes, il se place devant le Vieux moulin, et, tout en restant d'une exactitude scrupuleuse, il arrange son motif de telle sorte qu'il en fait un paysage héroïque. Rien n'y manque: ni la vieille fabrique perchée sur le pont pittoresque; ni la grande masse des marronniers qui rejettent, comme une coulisse, le motif au second plan, ni les objets reflétés comme dans un miroir; ni, au premier plan, les deux bachots plats et longs dans lesquels des mariniers travaillent.
Aussitôt qu'il le peut, Paul Guigou revient étudier en Provence. Maintenant, il s'éprend d'un bel enthousiasme pour les arbres, et il les place dans ses paysages comme principaux acteurs. Il pénètre leur caractère avec la conscience qu'il a mise à étudier les paysages agrestes et la Durance décorative.
Aux Bords du Jarret, il peint des effets d'automne sonores, [144] en se servant avec adresse des dessous du ton des panneaux de bois pour obtenir les masses et les chaudes colorations qui s'exaltent en or sous le ciel bleu. Il aime surtout le chêne de Provence. Il place quelquefois aussi un bouquet de pins dans des plaines vastes, aux lumineux lointains. Il choisit «au bon soleil, les jolis bois de pins tout étincelants de lumière qui dégringolent jusqu'au bas de la côte, quand à l'horizon les Alpines découpent leurs crêtes fines[53]».
[53] Alphonse Daudet. Lettres de mon moulin.
S'il ne compose jamais avec art ses paysages, il fait aussi œuvre d'artiste, par le choix heureux du motif. Le peintre pense avec Platon que «le Beau est la splendeur du Vrai»; il n'interprète jamais au sens lyrique, car il copie presque; mais il a l'imitation pittoresque, et son enthousiasme pour la nature l'aide à créer. Pourtant son art n'est pas très élevé, car l'envolée lui fait défaut.
Il aime les arbres, ces
pour les opposer aux soirs de triomphe, aux soirs dorés, et faire de leur masse sombre pleine de majesté théâtrale l'évocation de quelque «bois sacré».
Il voit souvent le chêne, le vieil arbre centenaire au feuillage éternel qui incise dans le paysage lumineux, par un geste de bénédiction, son arabesque lourde et grave.
En 1870, Paul Guigou s'est arrêté devant les bastides provençales haut perchées sur les crêtes des vallons qui s'ouvrent brusquement vers l'échappée d'un fond de collines grecques. Ses verts au soleil, bleuâtres et doux comme de la vieille soie, sont particuliers, étranges, et n'appartiennent qu'à lui.
[145] Il excelle à rendre les paysages aux horizons éloignés: le Paysage de Camargue, avec ses vastes étendues que coupent à peine les salicornes et les salants, où vont à l'infini les fines et minuscules silhouettes d'arbres, «les cubes blancs coiffés de rose de quelques mas isolés» préfacés du cyprès noir, et dans le ciel, l'angle aigu d'un vol de canards sauvages; les Paysages de Crau, océan de cailloux qui roulent jusqu'à l'horizon où pointent comme des tirailleurs isolés quelques rares peupliers. Ici, le peintre traite patiemment les premiers plans de ce paysage monotone. Sans compter les pierres ni les ronces, il semble les peindre toutes. Il a surpris lui aussi le mystère d'invention et de combinaison de la nature, et il les déduit simplement. L'océan pierreux fuit vraiment, dans ses toiles, en perspective, à perte de vue, sous les lignes presque insaisissables des collines lilliputiennes.
Il s'arrête devant la Mare, où se reflètent dans un renversement de lignes et de couleurs apaisées le ciel et les bois. Il y met le détail décoratif des ajoncs, la poésie tranquille du paysage environnant.
Paul Guigou ne construit pas ses plans avec la belle science architecturale de son maître, ses terrains n'ont pas la solidité extraordinaire de Loubon; mais il a su faire l'intelligente sélection des détails des premiers plans. Avec le paysagiste vauclusien «la Nature parle à l'esprit»; sur les dessous de sa peinture, il écrit avec la hampe du pinceau quelques indications d'arbustes qui personnifient bien le sol inculte. Avec quelques traits caractéristiques, il marque le mouvement des eaux de la rivière; par quelques intelligents détails, la végétation qui croît sur ses bords. De même qu'avec quelques coquelicots et quelques bleuets placés à propos, il semble résumer tout un coin de prairie émaillée de fleurs.
[146] Le nom de Paul Guigou commençait à être connu de quelques amateurs et ses œuvres pénétraient enfin dans les galeries réputées qui font à l'artiste la meilleure des réclames, lorsque la guerre de 1870 éclata. Le peintre, en ce moment chez ses parents, fut incorporé dans la garde mobile et on l'envoya passer bien inutilement avec d'autres une partie de l'hiver au camp des Alpines, d'où il rapporta toutefois de nombreuses et intéressantes aquarelles.
Rentré à Paris en novembre 1871, il ne tarda pas à devenir professeur de dessin chez la baronne de Rothschild. L'avenir était désormais assuré pour lui. Les années d'épreuve étaient finies pour l'artiste; mais ses jours étaient parcimonieusement comptés. Une congestion cérébrale l'abattit dans son atelier. Transporté à Lariboisière, il y mourut deux jours après, le 21 décembre 1871.
Quand Paul Guigou disparut, à peine âgé de trente-sept ans, on put regretter l'homme qui fut bon, l'ami qui fut sincère et loyal; mais le peintre avait fait son œuvre. Ses dernières années sont loin d'être les meilleures de sa production. On aurait dit que sa vision se rapetissait et que, dans ses paysages, l'émotion s'affaiblissait dans l'exagération de recherches méticuleuses. L'artiste avait tout donné.
Que de fois, en montant le raidillon abrupte qui grimpe, bordé à la diable de thym, de sauges et d'argeras, entre les pins odorants du vallon provençal, ne nous sommes nous pas écrié, en voyant devant nous le fond des collines nues, aux jaspures violettes: Voilà un Guigou!
Que de fois, par les brusques apparitions à travers les vitres du chemin de fer qui longe la Durance, n'avons-nous [147] pas, depuis Mirabeau jusqu'à Cheval-Blanc, aperçu des paysages aux lointains bleus, aux coteaux pittoresques, aux eaux animées courant sur des alluvions et des graviers, qui s'imposaient à nous avec le souvenir des toiles de ce peintre!
Cette Durance qu'il nous est si difficile de ne pas voir avec les yeux du paysagiste vauclusien, ce sentier dans la colline provençale qui nous rappelle si impérieusement ses meilleures œuvres, n'est-ce pas le plus bel éloge que nous puissions faire du probe et consciencieux artiste que fut Paul Guigou?
Marseille, septembre 1900-mai 1901.
ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY
INTRODUCTION | 1 | |
I | ÉMILE LOUBON ET SON TEMPS | 15 |
II | AUGUSTE AIGUIER | 45 |
III | GUSTAVE RICARD | 63 |
IV | ADOLPHE MONTICELLI | 99 |
V | PAUL GUIGOU | 131 |
Françoise Duparc | LA TRICOTEUSE | 9 |
Gustave Ricard | LOUBON (ÉMILE) | 13 |
Émile Loubon | LES BŒUFS SUR LA ROUTE D'AIX A MARSEILLE | 25 |
Émile Loubon | MENONS DE LA CRAU | 27 |
AUGUSTE AIGUIER | 43 | |
Auguste Aiguier | LE SOLEIL COUCHANT SUR LA MÉDITERRANÉE, AU VALLON DES AUFFES | 50 |
Gustave Ricard | GUSTAVE RICARD (PAR LUI-MÊME) | 61 |
Gustave Ricard | PORTRAIT DE CHENAVARD | 81 |
ADOLPHE MONTICELLI | 97 | |
Adolphe Monticelli | LA RONDE | 111 |
Adolphe Monticelli | PAYSAGE (ÉTUDE) | 120 |
Adolphe Monticelli | DÉCAMÉRON | 126 |
PAUL GUIGOU | 129 | |
Paul Guigou | LES COLLINES D'ALLAUCH | 139 |
Corrections:
Page | |
27 | «grand» remplacé par «grande» (une grande toile, à la vérité). |
35 | «combattif» remplacé par «combatif» (un esprit combatif, intelligent). |
47 | Numéro de note [15] ajouté. |
51 | Note 16: Lonÿs remplacé par Louÿs (Pierre Louÿs). |
71 | Appel de note [27] ajouté. |
82 | «inaccescibles» remplacé par «inaccessibles» (dans les sphères inaccessibles). |
115 | «chrysopase» par «chrysoprase» (la chrysoprase, l'aigue-marine). |
122 | «quotitien» par «quotidien» (le travail quotidien). |
126 | «rapellent» par «rappellent» (ne le rappellent à la mémoire). |
134 | «édénique» par «édéniques» (paraissent par opposition plus édéniques). |
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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.