The Project Gutenberg EBook of Un drame au Labrador, by Eugene Dick

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Title: Un drame au Labrador

Author: Eugene Dick

Release Date: November 12, 2004 [EBook #14030]

Language: French

Character set encoding: ASCII

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN DRAME AU LABRADOR ***




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[Illustration 001.png]

UN DRAME AU LABRADOR

PAR

Le Docteur EUGENE DICK.

_(Illustrations de Edmond-J. Massicotte)._



I

LES FUGITIFS

Il y a un peu plus d'une cinquantaine d'annees,--en face du _Grand
Mecatina_, sur la cote du Labrador,--vivait une pauvre famille de
pecheurs, composee du pere, de la mere, de deux enfants (un garcon et
une fille), et du cousin de ces derniers.

Le chef de la famille s'appelait Labarou; le fils, Arthur, et le cousin,
Gaspard.

Quant aux deux femmes, l'une repondait au nom de mere Helene et l'autre
au sobriquet de: Mimie.

Tout ce petit inonde vivait en parfaite intelligence, se contentait de
peu et n'avait pas la moindre idee que l'on fut plus heureux ailleurs
que sur cette lisiere de cote desolee qu'il habitait.

Pour peu que la peche allat bien, que la tempete ne vint pas demolir la
barque ou abimer les filets et que le hareng, la morue et le maquereau
fissent leur migration au temps voulu, on n'en demandait pas davantage.

L'automne et le printemps, une goelette de cabotage parcourait cette
partie de la cote, approvisionnant les pecheurs echelonnes ca et la,
achetait leur poisson et les quittait pour ne revenir qu'a la nouvelle
saison navigable.

Quelquefois cette goelette avait a son bord un missionnaire, charge des
interets spirituels de cette, vaste etendue de pays.

Et cette visite bisannuelle, impatiemment attendue, constituait tout
le commerce qu'avait avec le reste de l'humanite la petite, colonie de
_Kecarpoui_.

Car c'etait sur la rive droite de la riviere Kecarpoui, a son embouchure
meme dans le fond de la baie du meme nom, que la famille Labarou avait
assis son etablissement.

Cela remontait a 1840.

Un soir de cette annee-la, en juillet, une barque de peche lourdement
chargee abordait sur cette plage.

Elle portait les Labarou et tout ce qu'ils possedaient: articles de
menage, provisions et agres.

Le pere,--un Francais des iles Miquelon,--fuyait la justice de la
colonie lancee a ses trousses pour le meurtre d'un camarade, commis dans
une de ces rixes si frequentes entre pecheurs et matelots, lorsqu'ils
arrosent trop largement le plaisir qu'ils eprouvent de se retrouver sur
le _plancher des vaches_.

Il s'etait dit avec raison que le diable lui-meme n'oserait pas l'aller
chercher au fond de ces fiords bizarrement decoupes qui dentellent le
littoral du Labrador.

Le fait est que les hasards de sa fuite precipitee avaient
merveilleusement servi Labarou.

Rien de plus etrange d'aspect, de plus sauvage a l'oeil que l'estuaire
de cette baie de Kecarpoui, a l'endroit ou la riviere vient y meler ses
eaux; rien de plus cache a tous les regards que cette plage sablonneuse
ou la barque des fugitifs de Miquelon venait enfin de heurter de son
etrave une terre independante de la justice francaise!

Les lames du large, longues et presque nivelees par une course de
plusieurs milles en eau relativement calme, viennent mourir avec une
regularite monotone sur un rivage de sable fin, dessine en un vaste
hemicycle qui enserre cette grosse patte du Saint-Laurent allongee sur
le torse du Canada.

Mais, au-dela de cette lisiere de sable, d'un gris-jaunatre tres doux
a l'oeil, quel chaos!... quel entassement monstrueux de collines
pierreuses, de blocs erratiques a equilibre douteux, de falaises a pic
encaissant l'etroite et profonde riviere qui a fini par creuser son
lit,--Dieu sait au prix de quelle suite de siecles!--au milieu de cette
cristallisation tourmentee!....

Ca et la, des mousses, des lichens, de petits sapins meme. epais et
trapus, s'elancent des fentes qui lezardent ou separent les diverses
assises de ce couloir de Titans, au fond duquel la Kecarpoui chemine,
tapageuse et profonde, vers la mer.

Le thalweg de cette vallee est indique par la ligne sinueuse des
coniferes en bordure sur ses cretes, jusqu'a un pate de montagnes tres
elevees qui masque l'horizon du nord.

A droite et a gauche, le sol, moins tourmente, offre ci et la des
bouquets de sapins ou d'epinettes, qui semblent des ilots sureleves au
sein d'une mer de bruyeres, d'ou emergent de nombreux rochers couverts
de mousse et de squelettes d'arbres foudroyes, ou le feu du ciel a
laisse sa patine noiratre....

En somme, s'il plait a l'imagination, le paya semble aride et tout a
fait impropre a l'agriculture.

Pourtant, Labarou embrassa d'un oeil satisfait ce paysage d'une horreur
saisissante....

Bon homme au fond, mais d'humeur taciturne,--surtout depuis cette fatale
rixe ou il avait tue un camarade,--le pecheur miquelonnais ne tarda pas
a s'eprendre de cette nature bouleversee, si Lien en harmonie avec sa
propre conscience.

La situation exceptionnelle aussi de cette jolie baie, en pleine region
de peche, le decida....

[Illustration: La baie de Kecarpoui, ou reside la famille Labarou.]

Il resolut de s'y fixer.

L'installation ne fut ni longue, ni difficile.

Des sapins et des epinettes, de mediocre futaie sur toute cette partie
du littoral, furent abattus, grossierement equarris et superposes pour
former les quatre pans du futur logis. Toutes ces pieces de bois, liees
a queue d'aronde aux quatre angles, formerent un carre tres solide, que
l'on surmonta d'un toit en accent circonflexe, recouvert de planches
confectionnees a la diable....

Et la maison etait construite.

On s'en rapporta aux jours de chomage a venir pour ameliorer petit a
petit cette installation faite a la hate et y ajouter les hangars et
autres annexes indispensables.

L'essentiel, pour le moment, c'etait de s'organiser pour la peche.

Les agres furent inspectes et repares; la barque radoubee et goudronnee
de l'etrave a l'etambot; les voiles remises en etat....

Bref, quinze jours apres leur abordage, les Labarou se retrouvaient chez
eux et reprenaient leur train de vie ordinaire.

Cela devait durer douze annees entieres, pendant lesquelles un incident
digne d'etre rapporte vint rompre la monotonie de cette existence
patriarcale.



II

AVENTURE DE CHASSE

En juillet 1850,--c'est-a-dire dans la dixieme annee de leur sejour
a Kecarpoui,--les jeunes cousins Labarou firent une assez longue
expedition en mer.

Ages tous deux alors d'un peu plus de vingt ans, tres developpes
physiquement et hardis marins, ils ne craignaient guere de s'aventurer
en plein golfe, dans la barque a demi pontee qu'ils s'etaient construite
eux-memes, sous la direction du vieux Labarou.

Cette fois la,--soit hasard de la brise, soit curiosite
d'adolescents,--ils avaient pousse une pointe jusque pres de la cote
ouest de Terre-Neuve, malgre les recommandations paternelles; et, joyeux
comme des galopins qui ont fait l'ecole buissonniere, ils revenaient
a pleines voiles vers la baie de Kecarpoui, lorsqu'on remontant le
littoral, qu'ils serraient d'assez pres, un spectacle fort attrayant
pour des yeux de chasseurs leur fit aussitot oublier qu'ils etaient
presses....

Deux caribous,--arretes au bord de la mer, ou ils etaient venus boire
sans doute,--se tenaient cote a cote, les pieds dans l'eau et la mine
inquiete, regardant cette embarcation voilee qui se mouvait sans bruit,
a quelque distance du rivage.

La tentation etait vraiment trop forte!....

Un coup de barre, et la barque se dirigea vers le rivage, qu'elle
laboura de son etrave et ou elle s'immobilisa.

Les deux jeunes gens, le fusil a la main, etaient deja partis en chasse.

Mais les gentilles betes,--revenues de leur premier mouvement de
surprise et ramenees d'instinct au sentiment de la prudence,--
pirouetterent sur leurs pieds et disparurent sous bois, gagnant la cote
voisine.

Les chasseurs s'elancerent sur leurs traces et eurent bientot fait
d'escalader la cote boisee qui leur masquait l'horizon du nord.

Arrives sur la crete, ils s'arreterent un moment pour reprendre haleine
et s'orienter.

Devant eux s'etendait une large savane, tapissee de bruyeres longues et
maigres, emergeant d'une herbe jaunie, haute et clairsemee. Ca et la,
des rochers du formes diverses accidentaient cet espace decouvert, que
_Jupiter tonnant_ avait du defricher lui-meme S'il fallait en juger par
les souches a demi calcinees qui dressaient partout leurs squelettes
noircis.

Au-dela de cette savane, au pied de la chaine de montagnes qui fermait
l'horizon du nord, Se voyait une lisiere de foret epargnee par
l'incendie.

C'est vers ce bois que se dirigeaient les caribous, quand nos chasseurs
les revirent du haut de la cote.

La deliberation ne fut pas longue.

Nos jeunes Nemrods resolurent de continuer la poursuite.

Mais ce fut bien inutilement qu'ils s'essoufflerent a courir au milieu
de cette savane pleine de trous et de bosses, car les caribous prirent
un galop allonge, qui les porta en quelques minutes au pied des
contreforts boises de la chaine de montagnes, ou ils disparurent....

Haletants et penauds, les deux cousins s'arreterent enfin sur une
eminence rocheuse, d'ou ils pouvaient embrasser toute la savane, et meme
l'immense golfe, dont la nappe bleuatre, echancree par les dentelures
de la cote, s'etendait devant leurs yeux jusqu'au littoral ouest de
Terre-Neuve.

Quel panorama!

A droite, le bras oriental de la baie de Kecarpoui s'avancait dans
la mer, a demi replie, comme s'il eut voulu retenir les flots qui la
baignaient. L'ouverture de la baie, elle-meme, etait visible jusqu'a
son milieu, mais, a part ce petit triangle d'azur miroitant au sein des
masses sombres qui l'enserraient, ce n'etaient, jusqu'a perte de vue,
que le chaos mouvemente de la cote labradorienne s'abaissant avec
gradation vers le golfe, dont la surface scintillante se confondait avec
l'horizon, dans les lointains du couchant.

Tout homme, en presence d'un pareil spectacle, est poete d'instinct;
et les jeunes Labarou, sans connaitre un traitre mot des regles de
la poesie, ne purent s'empecher de faire entendre des exclamations
admiratives:

--La belle vue qu'on a d'ici! s'ecria Arthur.

--Hum! grommela Gaspard: c'est rudement chiffonne!

--Vois donc.... notre fameuse baie Kecarpoui, ce qu'elle est devenue; a
peine grande comme le foc de la barque!

--Nous en sommes loin!... repliqua Gaspard, que cette reflexion de son
cousin arracha aussitot a sa contemplation. Au fait, ajouta-t-il, il est
temps de regagner la mer. Filons.

--C'est vrai... Ces diables de caribous vont nous faire perdra une
maree, et nous ne serons pas chez nous avant ce soir.

--A la cote, et courons!

Et Gaspard, prenant les devants, s'engagea aussitot sur la pente du
monticule qui leur avait servi d'observation, devalant comme un cerf qui
aurait eu toute une meute sur les jarrets.

Arthur ne fut pas lent a le suivre; et tous deux, prenant la savane en
diagonale pour "piquer au plus court", firent ainsi un bon demi-mille,
ne s'arretant qu'au pied d'une colline peu elevee, qui leur barrait la
route.

La, ils firent halte un moment pour souffler, puis reprirent aussitot
leur marche en avant.

Arrives sur le dos de cette intumescence, absolument depourvue de
vegetation, ils s'orienterent un instant et allaient redescendre le
versant oppose, lorsqu'un coup de fusil, tire de fort pres, les cloua
net sur place.


[Illustration: Puis l'ours bondit sur le sauvage et l'ecrasa.]

Avant meme d'avoir eu l'opportunite d'echanger une parole, ils
entendirent un hurlement de douleur et virent, a une couple d'arpents en
face d'eux, un ours blesse qui traversait la savane, par bonds inegaux,
et qui finit par se laisser choir au pied d'une souche, ou il demeura
immobile.

D'ou portait co coup de fusil?....

Qui avait tire?....

Les Labarou eurent a peine le temps de se poser ces questions, qu'elles
etaient resolues.

Un enfant d'une douzaine d'annees environ,--un patit sauvage, a en juger
par son costume et son teint basane,--surgit des broussailles, parut
examiner les traces sanglantes laissees par l'animal blesse, puis
retournant aussitot sur ses paa, il se prit a crier:

--Vite, pere, y a du sang tout plein!

Un homme grand, sec, la figure osseuse et brune, parut aussitot, tenant
en main un fusil qui fumait encore.

Il echangea quelques paroles avec son fila et s'approcha avec precaution
jusqu'a quelques pieds de l'endroit ou, gisait l'ours.

Ayant apercu ce dernier, il s'arreta et fit mine de recharger son
arme. Mais, voyant la bete immobile sur le flanc, il remit en place
la baguette, a demi tiree, du fusil qu'il tenait do la main gauche et
s'avanca, tout courbe, vers l'animal, en apparence mort.

A deux pas de sa victime, le sauvage s'arreta de nouveau et se mit
en frais do fourrer le canon de son arme sous le cadavre, pour le
retourner, sans doute, et voir la blessure par ou la vie c'etait
echappee.

Mais il arriva alors quelque chose de bien inattendu et de bien
terrible....

D'un coup de patte, l'ours fit voler le fusil au loin; puis bondissant
sur le sauvage abasourdi, il l'ecrasa sous sa masse pesante, lui
labourant en meme temps la poitrine, de ses longues griffes.

Pendant quelques secondes, l'homme et la bete s'agiterent....

Puis l'homme demeura immobile....

Il etait mort!

La scene avait deroule ses peripeties si vite, que ni l'enfant, muet et
terrifie, ni les deux cousins, frappes de stupeur, n'avaient eu lo temps
d'intervenir.

Ce fut le petit sauvage qui secoua le premier l'espece de paralysie qui
immobilisait les trois spectateurs....

Tirant un couteau d'une gaine de cuir, suspendue a sa ceinture, il se
rua sur l'ours avec frenesie et se prit a lui cribler les flancs de
blessures profondes.

Puis, avec une force musculaire au-dessus de son age, il retourna la
bete.--bien morte, cette fois,--degageant ainsi le corps de son pere,
sur la poitrine duquel il se jeta, y enfouissant sa figure.

C'etait navrant et terrible.



III

UN REPAS DE GIGOT D'OURS

Gaspard, qui arrivait, precede d'Arthur, ne put s'empecher de dire,
malgre son flegme:

--Triste!

Quant a Arthur, il prit doucement l'enfant dans ses bras, tout comm
l'aurait fait une mere, et l'arracher a son etreinte pour le transporter
plus loin.

Il lui disait, tout en le calinant:

--Ne pleure pas, petit.... Nous aurons bien soin de toi.... Il y a
encore de la place pour un chez le papa Labarou.... Tu vas venir avec
nous.... Tu seras de la famille....

L'enfant, adosse a une souche, ne repondait pas.

Seulement, il souleva un instant ses paupieres et fixa ses prunelles,
tres noires et tres lumineuses, sur Arthur, comme pour s'assurer a'il
avait affaire a un ami ou a un ennemi.

Puis il courba de nouveau le front, gardant un silence farouche.

Sans se decourager, le jeune Labarou lui releva doucement la tete, la
forcant ainsi a le regarder.

Puis, d'une voix engageante:

--Tu me comprends, dis?

L'enfant fit un signe affirmatif.

--Tu n'as pas peur de nous, n'est-ce pas?

Mouvement de tete negatif.

--Alors. pourquoi ne parles tu pas?

Le petit sauvage mit un doigt dans sa bouche, fit mine de le machonner,
puis dit enfin:

--Manger!

--Tu as faim, petit? s'ecria Arthur.

--Moi aussi! dit Gaspard, jusque la spectateur muet.

--Ah! ah! je m'explique,... fit en riant le plus jeune des Labarou. Ce
garcon-la ne veut pas faire mentir le proverbe: "Ventre affame n'a point
d'oreilles!" Eh bien, puisque c'est comme ca, mangeons un morceau....
Seulement, pour manger un morceau, il faut l'voir sous la main.

--L'ours! fit laconiquement Gaspard.

--Tu deviens fou!.... On ne mange pas de ce gibier-la! se recria Arthur.

--Demande a ce moricaud, ton nouvel ami.

L'enfant, sans attendre la question, repondit aussitot:

--Bon, bon, l'ours.

Puis il se prit a macher a vide, de facon si drole, que les deux cousins
eurent une folle envie de rire.

Ce qua voyant, le petit sauvage sourit a son tour et se leva.

Alors, s'armant de son couteau-poignard, avec lequel il s'etait si bien
escrime tout a l'heure, il s'approcha de l'ours et se mit en frais de
lui fendra le ventre.

Gaspard ouvrait la bouche pour l'arreter, dans la crainte qu'il n'abimat
la peau, mais il se rassura aussitot en voyant avec quelle dexterite le
garconnet operait.

Il se contenta de lui venir en aide, afin que la besogne fut plus vite
expediee.

Arthur, lui, profita d'un moment ou l'enfant, tout occupe a son travail,
lui tournait le dos, pour enlever prestement le corps du pere et le
dissimuler, quelques pas plus loin, derriere une touffe de bruyere.

Le brave garcon avait agi spontanement, sans calcul ni reflexion, mu par
un sentiment de pudeur filiale, en presence de cet enfant qu'un drame
terrible venait de rendre orphelin.

Mais le petit peau-rouge, sans detourner la tete, avait pourtant vu....
ou devine, car il murmura a l'oreille du jeune Labarou, quand celui-ci
l'eut rejoint:

--Bien fait, ca.... Toi, bon ami.

Et il se reprit a ecorcher l'assassin de son pere, sans manifester plus
d'emotion.

Au bout d'un quart-d'heure, maitre Martin, depouille de sa peau, n'etait
plus reconnaissable. Il ressemblait aussi bien a un honnete veau,
apprete dans l'etal d'un boucher, qu'a une bete feroce, reputee
immangeable.


[Illustration: S'armant de son couteau poignard, le petit sauvage se mit
en frais de lui fendre le ventre.]

Cette metamorphose avantageuse reveilla les estomacs assoupis et fit
taire toutes les repugnances.

On se unit resolument a l'oeuvre pour organiser un repas serieux.

Mais, ici, une difficulte imprevue se presenta: Comment faire du feu!

Personne n'avait d'allumette ni du pierre a fusil.

D'ailleurs, en supposant meme qu'on put se procurer du feu, de quelle
facon l'utiliser pour cuire le morceau de venaison destine au festin?...

Ce fut encore le petit sauvage qui tira nos amis d'embarras.

Il se mit a fouiller partout, dans les environs, jusqu'a ce qu'il eut
trouve un eclat de bois de cedre, dans le centre duquel il pratiqua un
trou, avec la pointe de son couteau. Partant de ce trou, il creusa une
petite rainure, qui s'en eloignait de quelques pouces et qu'il bourra de
mousse, bien seche, saupoudree de charbon de bois ecrase, emprunte a une
souche du voisinage.

Ayant alors confectionne une legere baguette de cedre, effilee a l'un
de ses bouts, il en introduisit la pointe dans le trou qu'il venait de
faire et se mit a la tourner aussi rapidement que possible entre les
paumes de ses mains....

Quelques etincelles jaillirent bientot, qui enflammerent la mousse et le
charbon....

On avait du feu!

Restait a confectionner le fourneau ou se rotirait la piece de
resistance du festin en perspective.

Gaspard s'en chargea.

Il mit de champ deux pierres plates, pour former les parois laterales,
puis les couvrit d'une troisieme, plus mince et plus large, destinee
dans son esprit a servir de.... lechefrite.

Alors, fort satisfait de son fourneau, il alluma aussitot au-dessous un
bon feu de branchages.

Pendant que ce chef-d'oeuvre d'architecture.... culinaire s'edifiait, il
va sans dire que le petit sauvage ne demeurait pas inactif.

Il avait detache de l'ours un cuissot des plus respectables et, apres
l'avoir enveloppe d'herbes, paraissait attendre que l'appareil de
Gaspard fut prit a fonctionner.

De son cote, celui-ci trouvait le nouveau marmiton bien lent a apporter
au fourneau la "piece de resistance" du futur diner.

De sorte que tous deux se regarderent d'un air assez drole, qui voulait
dire clairement: "Eh bien, qu'est-ce que tu attends?"

De toute evidence, nos deux taciturnes ne se comprenaient pas du tout.

Heureusement, Arthur,--qui n'avait pas, lui, la langue dans sa
poche,--intervint:

--Alors, gamin, demanda-t-il a l'enfant, que fais-tu la?.... Te
manque-t-il quelque chose?

--Cailloux! repondit le marmiton improvise, en deposant son jambon par
terre et, designant le feu:

--Des cailloux dans le feu! se recria Arthur. Pourquoi faire? Les
cailloux de ce pays-ci seraient-ils du charbon de.... pierre, par
hasard?

Mais Gaspard, lui, avait fini par comprendre.

--J'y suis! dit-il.... Des cailloux rougis au feu, un trou dans la
terre.... Nous dinerons avec du jambon d'ours cuit a l'etouffee.

--Tiens! c'est vrai.... j'ai entendu parler de cette cuisine de
voyage.... Laissons notre petit ami preparer la chose a sa guise, et
agissons. Moi, je vais chercher des cailloux. Toi, creuse un trou comme
tu pourras.

En un clin-d'oeil, Arthur eut rempli son chapeau de ces pierres
arrondies, a nuances variees, qui abondent dans ces parages.

Il les disposa adroitement entre les tisons du foyer et se chargea
d'entretenir le feu.

Gaspard, de son cote, creusait une fosse dans le sable, se servant, en
guise de pioche, d'un bout de branche pointue et, a defaut do beche, de
ses mains, pour rejeter la terre au dehors.

Bref, nos trois affames y mettant chacun du sien, un lit de cailloux
brulants fut etendu au fond de cette fosse, puis recouvert d'une couche
d'herbes sur lesquelles le cuissot fut depose. Par-dessus, on ajouta une
nouvelle couche d'herbes; puis on remplit la fosse de terre autour d'un
baton maintenu verticalement au centre, de facon qu'en le retirant
avec precaution, il restat une sorte de cheminee communiquant avec
l'exterieur.

Ces deux operations terminees, les deux cousins crurent, cette fois,
qu'il n'y avait plus qu'a laisser faire et prirent une posture aisee
pour fumer une bonne "pipe" de tabac--histoire de tromper la faim canine
qui les travaillait.

Mais le petit sauvage, lui, songeait bien au repos, vraiment!

Il furetait du regard autour de lui, ayant l'air de chercher quelque
chose.

Tout a coup, il partit comme un trait et disparut dans les broussailles.

--Qu'est-ce qui le prend? se demanda Arthur, qui le suivait des yeux
avec etonnement.

Ce petit bonhomme l'interessait decidement. Il lui trouvait de ces
allures, a la fois farouches et gentilles, qu'ont les jeunes chats qui
commencent a s'apprivoiser.

Cependant le petit bonhomme revint bientot, toujours courant. Il tenait
a la main une large ecorce, qu'il venait de detacher d'un bouleau et
qu'il faconnait a l'aide de son poignard,--sans s'arreter, du reste.

En un tour de main, il eut fabrique un de ces recipients que nos
sucriers canadiens appellent cassots et qu'ils destinent a recueillir la
seve de l'erable a sucre.

Un ruisseau coulait non loin de la. Le cassot y fut empli et rapporte a
bras tendus.

Tout cela dans le temps de le dire.

C'est alors que les Labarou eurent d'explication de l'utilite du
batonnet fiche dans la terre recouvrant le jambon.

De temps en temps, en effet, le petit sauvage avait le soin de retirer
ce batonnet pour vider un peu d'eau dans le trou qu'il laissait.

Et, chaque fois, un jet de vapeur montait a l'orifice:

--Bravo, garcon!.... s'ecriait Arthur, tout a fait enchante de son
protege.

Puis a Gaspard, toujours calme ut froid:

--Quel luxe, cousin!... Une cuisine a vapeur dans les savanes du
Labrador!

--Tout cela prend bien du temps... murmurait ce dernier, une main sur
l'estomac.

Mais non!... Il se trompait, le cousin; car, en moins d'une demi-heure,
le gigot fut retire du trou et servi sur une belle ecorce de bouleau.

L'appetit aidant, sans doute, il fut trouve mangeable par les Francais,
qui lui firent honneur.

Quand au "sauvagillon", il en avait la figure toute irradiee.

--Ah! mes amis, conclut Arthur en se levant de table, si, pendant la
derniere quinzaine, ce jambon, au lieu de courir la savane, se fut
tranquillement repose dans une bonne saumure, il serait superbe!

--Il ne lui manque, en effet, qu'une chose, appuya Gaspard: du sel.

--Nous salerons ceux qui restent, aussitot arrives:--car nous les
emportons, tu sais!....

--Et la peau?

--Moi porter la peau, dit l'enfant.

--Non pas; c'est trop pesant pour toi, protesta Arthur. Je m'en charge.
Vous deux, prenez chacun un gigot, et en route!... voici le soleil qui
baisse.

Avant de partir, toutefois, les jeunes Francais voulurent donner une
sepulture sommaire au vieux sauvage, qui gisait la, pres d'eux.

Mais l'enfant les genait.

Comment l'eloigner?

Ce fut lui-meme qui coupa court a l'hesitation de ses nouveaux amis,
en allant droit au cadavre et en cherchant du regard un endroit ou il
pourrait l'enfouir.

Des lors, les autres mirent de cote leurs scrupules.

Le corps fut transporte au pied d'un monticule de sable, qui se trouva
d'aventure a un arpent de la, et que l'on egrena sur lui.

Deux baton" croises, figurant tant bien que mal le signe de la
Redemption, furent dresses sur ce tumulus, que l'on recouvrit par mesure
de precaution, de cailloux pesants....

Puis, apres avoir adresse mentalement une courte priere au Tout-Puissant
a l'intention du pauvre Abenaki, qui attendrait la le jugement dernier,
les trois jeunes gens, tres impressionnes, se chargerent des depouille"
de l'ours et quitterent la savane, se dirigeant vers le fleuve.

Inutile d'ajouter que le petit sauvage s'etait empare de l'attirail de
chasse de son defunt pere, et qu'il portait, lui aussi, outre sa nart de
venaison, le fusil sur l'epaule....

Sa demarche conquerante le disait assez!

Songez donc.... Un fusil a lui!

Le reve je son adolescence realise!

Il y avait bien de quoi rendre un peu fat, meme un garcon d Quimper, au
vieux pays.

En moins de deux heures, on atteignit la plage.

La barque, couchee sur le flanc, etait a sec. Mais, comme la mer
montait, il n'y avait pas lieu de maugreer contre cet element.

Toutefois les voyageurs, impatients de rentrer chez eux, ne voulurent
pas attendre.

Ils glisserent sous la quille de leur embarcation des rouleaux de bois
flotte, tres abondant partout sur la greve, et reussirent en peu de
temps a la remettre A flot.


[Illustration: Ce "este d'Arthur, c'etait une adoption serieuse.]

Puis les voiles furent livrees a une brise de "nordet", qui soufflait
ferme....

Et vogue la galere vers Kecarpoui!

Seulement la "galere", outre son equipage habituel des Francais, avait,
cette fois-ci, un passager bien inattendu; un descendant direct des
aborigenes du golfe Saint-Laurent.



IV

WAPWI

Le petit sauvage, en effet, n'avait souleve aucune objection quand on
lui proposa de l'emmener.

Loin de la, peu s'en fallut qu'il ne sautat au cou de son nouvel ami,
Arthur en l'entendant lui dire, comme conclusion du dialogue echange
entre eux:

--C'est entendu, mon petit homme: tu viens avec nous et, sauf
empechement imprevu mis par les bonnes gens de Kecarpoui, tu fais de ce
jour partie de l'interessante famille Labarou.

Et il placa sa main ouverte sur la tete de l'enfant, dont le regard
intelligent le remerciait.

Ce geste d'Arthur Labarou, c'etait une adoption, une adoption serieuse.

L'avenir le prouva bien.

Alors, ce fut une avalanche de questions, auxquelles le nouveau "frere"
dut repondre le mieux possible,--ou plutot le plus possible, car il
n'etait guere babillard, ce gamin de race rouge.

Mais, comme le fils des Gaules avait de la langue pour deux, il finit
par tirer au clair la biographie de son protege.

D'abord, il s'appelait _Wapwi_.

Il etait ne de l'autre cote de la mer (le Golfe Saint-Laurent), dans un
_ouigouam_ construit sur les borda d'une grande baie qui melait ses eaux
a celles du lac sans fin (l'Ocean Atlantique).... par dela une autre
baie bien plus etendue devant laquelle il fallait passer.... (la Haie
de _Miramichi_, evidemment, qui se trouve plus loin que la Baie des
Chaleurs, laquelle est dix fois plus considerable).

Ses parents etaient des Abenakis.

Ils vivaient assez miserablement de chasse et de peche, lorsqu'un jour
des etrangers survinrent qui leur defendirent de prendre du saumon dans
la riviere, avec des filets, sous peine de se voir chasser du paya,...

Decourages, les parents de Wapwi emigrerent vers le nord, longeant
la cote dan" leur canot d'ecorce jusqu'a ce qu'ils atteignissent la
Baie-des-Chaleurs....

Pendant des jours et des jours, ils remonterent la rive droite de ce
grand bras de mer, qu'ils n'osaient traverser dans sa partie la plus
large....

Finalement, croyant qu'il ne verrait jamais se retrecir cette nappe
d'eau interminable, le pere prit le parti de la traverser, par un beau
temps calme....

Helas! cette tentative devait amener une catastrophe!....

Le leger canot avait a peine depasse le milieu de la baie, que le vent
ne prit a souffler avec rage, soulevant des lames hautes comme des
_cabanes_ (c'est Wapwi qui parle, ne l'oublions pas) et ballottant
l'embarcation comme une simple ecorce....

Il devint evident que le canot allait se faire _coiffer_, d'une minute a
l'autre, par les lames qui deferlaient sous la brise....

Cependant, l'Abenaki luttait heroiquement, tenant tete, l'aviron en
mains, aux montagnes d'eau qui assaillaient sa pauvre pirogue....

Deja, on distinguait nettement la rive a atteindre.

Le bruit du ressac sur le sable retentissait a travers les clameurs du
vent....

Encore quelques efforts, et l'on allait pouvoir remercier les manitous
d'un salut si cherement gagne, lorsqu'un craquement sinistre fit pousser
un gemissement au vieux canotier....

Son aviron s'etait rompu par le milieu!

Des lors, le naufrage devint inevitable....

La pirogue, saisie par une vague echevelee, tourna sur elle-meme et,
se remplissant d'eau, fut renversee, livrant au gouffre ceux qui la
montaient....

Que se passa-t-il ensuite?

Wapwi n'en eut point conscience.

Tout ce qu'il se rappelait, c'est, qu'il fit nuit dans son cerveau et
qu'il lui parut que cent moulins a farine faisaient entendre leur fracas
dans ses oreilles....

Il perdit connaissance.

Quand il rouvrit les yeux, il etait couche sur le sable du rivage, et
son pere, penche sur lui, epiait son reveil.

Le vieil Abenaki avait l'air desole, le regard morne.

A l'enfant qui demandait sa mere, il montra les flots dechaines.

L'enfant comprit, et un grand dechirement se fit dans sa poitrine....

En evoquant ce souvenir, le pauvre petit Wapwi, les yeux dilates,
semblait revoir la scene terrible qui le rendit orphelin.

Il se tut et demeura reveur, le front penche.

Les deux cousins respectaient cette emotion filiale.

Mais l'enfant releva bientot la tete et se hata do terminer son
recit,--heureux probablement de se debarrasser de souvenirs penibles.

Au reste, l'annee qui suivit la mort de sa mere ne fut marquee par aucun
incident extraordinaire, a part de continuels deplacements qui amenerent
finalement le pere et le fils sur la cote du Labrador, ou ils furent
accueillis par un campement de Micmacs....

C'est la,--a quelques milles de l'endroit ou avaient atterri les deux
Francais,--que vecurent depuis les fugitifs; la aussi que le pere se
remaria a une grande diablesse de veuve Micmaque, qui lui fit la vie
dure et battait le pauvre petit Abenaki comme platre.

Il etait bien heureux d'etre debarrasse de cette mechante femme et ne
demandait qu'a vivre dorenavant avec ses nouveaux amis blancs....

Tel fut le recit qu'a force de questions et de caresses encourageantes,
Arthur parvint a arracher a son protege.

Toute une vie de misere, de privation, de deuil!

Pauvre petit sauvage!... Le jeune Francais, qui avait le coeur
excellent, se promit bien de faire tout en son pouvoir pour que, chez
ses nouveaux parents de la grande famille blanche, il goutat un peu de
ce bonheur passager que le bon Dieu ne refuse pas aux enfants de son
age.

Et, comme a-compte, il l'embrassa fraternellement....

Ce qui fit lever les epaules a Gaspard, homme peu demonstratif.

Mais on arrivait au fond de la baie de Kecarpoui....

Un homme et deux femmes se tenaient sur le rivage, le regard tendu....

Les femmes agitaient leurs mouchoirs....

C'etaient les bonnes gens qui celebraient le retour des enfants...

Il va sans dire que le petit Wapwi fut accueilli avec joie, surtout par
les femmes.

La suite de ce recit prouvera que les exiles du Labrador venaient de
faire la une heureuse acquisition.

Puis la petite colonie, composee maintenant de six personnes reprit ses
habitudes patriarcales, ameliorant sans cesse ses conditions d'existence
materielle et vivant dans une paix profonde.

Mais il etait ecrit que le guignon avait suivi cette famille eprouvee
jusque sur les rives du Saint-Laurent.

La coupe du malheur, encore a moitie pleine, devait etre videe jusqu'au
fond.

La tranquillite presente n'etait qu'une accalmie.



V

UNE VOILE A BABORD

Un matin de l'annee 1852, Arthur remontait de la greve en courant comme
un levrier.

Apercevant son cousin pres de l'habitation, il lui cria, avec des gestes
d'ancien telegraphe:

--Ohe! de la cambuse!

--Qu'y a-t-il? repondit l'autre.

--Une voile a babord.

--C'est la goelette qui remonte, je suppose?....

--Es-tu fou?.... Voila huit jours a peine qu'elle est passee ici! Et,
d'ailleurs, il lui faut aller aux iles pour sa petite contrebande....

--Qu'est-ce que c'est, alors?

--Allons voir.

Les deux cousins s'etaient rejoints.

Ils redescendirent ensemble vers le rivage, d'ou l'on apercevait, a
moins d'un mille dans l'est, la cote occidentale de la baie.

Il y avait la, en effet, une voile.

Dans le langage du marin, qui dit une voile dit un vaisseau.

Or, cette fois, la voile en question etait une grande barque de peche,
bien greee, bien arrimee et paraissant avoir pour cargaison tout le
meli-melo qui constitue l'attirail d'une maison de pecheurs.

Elle venait justement de jeter l'ancre a une couple d'encablures du
rivage.

On s'agitait a bord; on allait, on venait,--les hommes carguant et
serrant les voiles, les femmes rangeant ci et la de menus objets.

Bientot les allees et venues cesserent, et une mince colonne de fumee
montant de la barque annonca aux jeunes gens que les nouveaux voisins
etaient en train d'appreter leur dejeuner.

--Eh bien? fit Arthur.

--Pour du nouveau, voila du nouveau.... murmura Gaspard.

--Tout un arsenal de peche, et une belle barque!

--Ils sont du metier, ca se voit.

--Et puis des femmes.... deux!

--C'est fait expres pour toi, qui n'avais pas de pretendue a courtiser.

--Au fait, tu as raison.... J'oublie toujours que, non content d'etre
mon cousin, tu aspires encore a devenir mon beau-frere.

--Puisque Mimie le veut, il me faudra bien en passer par la.

Et une ombre passa sur le front du jeune homme, connue si quelque
inspiration desagreable venait de surgir en son esprit.

On remonta vers la maison pour annoncer l'evenement.

C'est ici le moment de dire que les deux cousins Labarou, bien qu'ils
parussent s'aimer beaucoup, ne se ressemblaient guere, ni au physique,
ni au moral.

Arthur, grand, mince, les cheveux chatain-clair, les yeux d'un bleu
fonce, les membres delicats, mais d'une musculature ferme, pouvait
passer pour un fort joli garcon, en depit de son teint bronze et de sa
vareuse de matelot.

Pas un meilleur gaillard au monde. Le coeur sur la main, gai comme un
pinson, narguant l'ennui, a terre; se moquant de la bourrasque, quand il
etait au large....

Une vraie alouette de mer.

L'autre,--Gaspard,--etait son antipode.

Fortement charpente, brun comme un Espagnol, il avait les traits
reguliers, mais durs. Il parlait peu et riait encore moins. Bref,
c'etait un caractere _en-dessous_, suivant l'expression de la mere
Helene.

Cependant, malgre ces dissemblances,--et peut-etre meme a cause
d'elles,--les deux garcons s'accordaient comme les doigts de la main.
Jamais une difficulte serieuse n'avait surgi entre eux.

Ils etaient a peu pres du meme age,--Gaspard ayant vingt-trois ans et
Arthur vingt-deux. Depuis leur petite connaissance, ils avaient toujours
vecu ensemble, et le premier ne se souvenait que vaguement de son pere,
qui avait peri sur les Grands Bancs, en 1837.

Quant a sa mere, il ne l'avait pas connue, la pauvre femme etant morte
alors qu'il n'avait, lui, que quelques mois.

Labarou adopta l'enfant de son beau-frere et le considera desormais
comme faisant partie de sa propre famille.

On vivait heureux la-bas, a Saint-Pierre; la peche rapportait
suffisamment pour constituer une honnete aisance. Le pere et la mere
jouissaient d'une sante robuste; les enfants grandissaient a vue d'oeil
et allaient bientot, eux aussi, contribuer au bien-etre general, lorsque
le malheur que l'on sait s'abattit sur cette paisible maison....

Labarou fut attaque, dans un cabaret de la ville, par un camarade dont
la violence de caractere n'etait que trop connue.... Les couteaux se
mirent de la partie, et l'agresseur tomba, la poitrine ouverte par plus
de six pouces de fer....

Labarou etant estime de tout le monde, on le plaignit plutot qu'on ne le
blama.... Des amis l'aiderent a s'esquiver, et il put gagner la cote du
Labrador, terre anglaise.

Seulement, ce n'etait plus Jean Lehoulier,--comme il s'appelait
reellement.

Il avait cru plus prudent d'adopter le nom de sa femme: Labarou.

Mais.... assez de retours en arriere.

Reprenons notre recit.



VI

LE PASSE REVIENT SUR L'EAU

Inutile de dire que la nouvelle apportee par les jeunes gens produisit
une revolution dans la famille.

Songez donc!... Des voisins apres un isolement d'une douzaine
d'annees!.... Des visages autres que ceux des Labarou a rencontrer
autour de la baie de Kecarpoui!... Pour les vieux de bonnes causeries
pres de l'atre, l'evocation du passe et des souvenirs de la-bas!....
Pour les jeunes, la connaissance a faire, l'intimite grandissant a
mesure qu'on se connaitrait mieux, la joie de se revoir apres s'etre
quittes, les suaves emotions de l'amour partage: quelle porte
entr'ouverte sur l'avenir! et, par cet entrebaillement, que de
perspectives riantes, vaguement eclairees a la lumiere de l'imagination!

Il faut avoir vecu isole sur une cote deserte, ayant sans cesse sous
les yeux la majeste vierge de la nature telle que Dieu l'a faite pour
comprendre l'insondable melancolie qu'une telle situation amene a la
longue dans l'ame humaine.

L'Ecriture Sainte l'a dit: _Voe soli!_--malheur a l'homme seul sans
cesse replie sur lui-meme et abime dans la contemplation de sa misere!

Mais, si l'isolement est fatal a l'homme mur qui a vecu auparavant dans
la communaute de ses semblables et a du en maintes circonstances, subir
les heurts de la promiscuite, les chocs des passions en lutte--que dire
de la solitude constante pour des jeunes gens encore au seuil de la vie
et dont l'ame avide a soif d'inconnu, d'epanchement, de satisfaction
legitime a une curiosite toujours en eveil!

Pour ceux-la, c'est le repos,--un repos trop complet, peut-etre; mais,
a ceux-ci, comme la solitude est lourde et quelle inenarrable tristesse
elle infiltre goutte a goutte dans les veines de la personnalite
morale!....

On en causa longtemps dans la famille.

Jamais on ne s'etait vu a pareille fete.

Seul, Jean Labarou ne prenait pas part a l'allegresse generale; ce qui
mettait bien un peu de gris dans le ciel bleu de la mere Helene....

Mais son Jean avait parfois de si singulieres lubies,--comme tous les
hommes, du reste!--que la bonne femme, haussant les epaules, se contenta
de penser: Allons! le voila encore qui voyage dans la lune!

Et elle se reprit a caqueter,--car elle n'avait pas la langue dans sa
poche, la mere Helene, "ma foi juree", non!

--Mes gars, dit-elle aux jeunes gens, il faudra "trainer vos gregues"
par la, vers la brunante, sans faire semblant de rien....

--Oui, oui.... appuya Mimie, en frappant ses mains l'une contre l'autre
et en jetant une tendre oeillade a Gaspard, qui fit un signe de tete
approbateur.

--Pourquoi ca, la mere? demanda Arthur.

--He! mon _fieu_, pour savoir quelque chose.

--A quoi bon se cacher?.... C'est metier de loup. Nous irons plutot les
visiter demain, au grand jour et comme de bons voisins.

--L'un n'empeche pas l'autre, reprit la mere Helene... Allez pecher
des truites en bas des chutes, au ruisseau Rouge, tout la-bas, et
arrangez-vous pour ne pas les perdre de vue.... Tachez meme de leur
parler, s'il y a moyen, sans que ca paraisse....

--Tu entends, Gaspard?.... Il faudra entrer en conversation avec eux,
s'ecria la petulante Mimie. D'abord, moi, je ne pourrai dormir si je ne
sais rien avant la nuit....

Jean Labarou releva la tete.

--Tout doux, tout doux, les femmes, fit-il en retirant sa pipe; ne vous
mettez pas si vite martel en tete... Laissez ces gens-la tranquilles.

--Mais, Jean....

--La paix, femme. Tu dois savoir ce qu'on gagne au commerce de ses
semblables.

--Mais, papa....

--Toi Mimie, ne sois pas si pressee de faire de nouvelles connaissances;
tu pourrais t'en mordre les pouces plus tard, ma fille.

--Moi, pere!.... Comment cela?

--Suffit!.... Je me comprends.

Mimie ouvrait ses grands yeux bleus et ne comprenait pas, elle.

Gaspard etait-il plus avance?

Peut-etre bien, car, a cette observation du pere Labarou, il passa sa
chique de "tribord a babord", comme disent les matelots, sans toutefois
perdre son flegme.

On jabota encore une grande heure. Puis la mere Helene, qui avait sur
le coeur l'observation de son mari et tenait a avoir le dernier mot,
conclut en ces termes aigres-doux:

--C'est bon, les enfants.... Puisque _mossieu_ Jean le veut, on attendra
que les voisins fassent la premiere visite.

C'est plus "huppe"!

On n'attendit pas longtemps.

Le lendemain dans la matinee, deux solides gars, montant une petite
chaloupe, abordaient en face de l'habitation Labarou.

Gaspard se trouvait la, d'aventure.

--Venez, camarades, dit-il aux etrangers, qu'il semblait deja,
connaitre... Mais ne parlez a personne de notre rencontre d'hier soir;
mon cousin m'en voudrait de l'avoir devance....

--Ni vu, ni connu! firent les jeunes gens en riant.

Arthur accourait.

Mimie derriere sa mere, regardait par l'entrebaillement de la porte.

Jean Labarou etait invisible.

Sans faire attention a Gaspard, qui ouvrait la bouche pour parler,
Arthur donna une bonne poignee de main aux nouveaux arrives, tout en
leur disant:

--Soyez mille fois les bienvenus, mes amis.... Savez-vous que ca
devenait furieusement ennuyeux de ne voir toujours que nos figures, qui
ne sont pas deja si avenantes, jugez-en!....

--He! he! il y en a de pires aux Iles.... repliqua galamment le plus
vieux des visiteurs.

--Ah! dame! je plains ceux qui les possedent.... Mais, dites donc....
jetez le grappin et allons voir les bonnes gens.... Je les sens qui
grillent d'impatience.

--Allons! firent les gars, se laissant conduire do bonne grace.

On penetra pele-mele dans la maison, le bouillant Arthur tenant la tete.

--Pere et mere, et toi Mimie, voici nos voisins.... annonca-t-il sans
plus du ceremonie.--A propos, comment vous appelez-vous?.... Nous
autres, notre nom est Labarou: le pere Jean Labarou, la mere Helene
Labarou, le garcon que je suis, Arthur Labarou, la fille Euphemie
Labarou,--plus connue sous la petit nom de _Mimie_; enfin ce garcon
discret et sage que vous avez vu tout d'abord s'appelle, lui, Gaspard
Labarou.... Voila!

Arthur, ayant ainsi designe chaque membre de la famille par ses noms et
prenoms, mit les poings sur ses hanches et reprit baleine.

Ce n'etait pas sans besoin!

On se donna la main a la ronde, comme de vieux amis qui se retrouvent.
Apres quoi, l'aine des deux freres, sans repondre directement, dit;

--Ca nous fait plaisir, tout de meme, nom d'un loup marin, de rencontrer
des _pays_ sur cette bigre de cote,--car vous etes de Saint-Pierre
n'est-ce pas?

--De Saint-Malo! se hata de rectifier Jean Labarou.

--C'est tout comme. Notre pere aussi etait de la.

--Ah!... et son nom?

--Pierre Noel.

--Pierre Noel!.... Vous etes les fils de Pierre Noel? s'ecria Jean
Labarou, palissant affreusement.

--Oui. L'auriez-vous connu, par hasard?

Jean fut quelques secondes sans repondre.

Puis il dit d'une voix changee:

--Non, pas precisement.... Mais j'en ai entendu parler aux Iles.

--Vous savez alors comment il a fini, ce pauvre pere?

--Dans une rixe, n'est-ce pas? begaya Jean.

--Malheureusement, oui: d'un coup de couteau en pleine poitrine.

--Le pauvre homme! murmura, Labarou, qui se remettait peu a peu.

--Nous etions bien jeunes alors, dit le fils aine de Pierre Noel, et
c'est a peine si nous nous rappelons vaguement cette terrible affaire.


[Illustration: L'auriez-vous connu, par hasard?]

--Vous a-t-on dit le nom de... celui qui a tait le coup?

--Oui, c'est un nomme Jean Lehoulier.

--Il a sans doute ete puni?

--On n'a jamais pu mettre la main dessus.... Il disparut avec sa famille
dans la nuit qui suivit l'affaire et, depuis, on ne sait pas ce qu'il
est devenu.

--Il aura peri en mer, sans doute!

--C'est, probable, car il luisait, cette nuit-la, au dire de ma mere, un
temps de chien; et sa barque qui n'etait pas grande, n'a pas du resister
a la bourrasque.

Que Dieu ait pitie de lui et des siens! dit gravement Jean Labarou. Lui
seul est le juge des actions des hommes.

Puis, changeant brusquement de sujet:

--Comme ca, vous venez pour vous etablir ici?

--S'il y a moyen d'y vivre!--Ca ne va plus la-bas.

--On vit partout, mon garcon, quand on n'est pas trop exigeant.

--Ah! pour ca, la misere nous connait... Il n'y a pas toujours eu du
pain blanc dans la huche.

--Je concois.... fit Jean avec une emotion contenue. On vous aidera, mes
enfants. Vous n'aurez qu'un signe a faire, vous savez.... N'allez pas au
moins vous gener avec nous: ca me ferait de la peine, la, vrai.... Et,
pour commencer par le commencement, mes fils, vous allez tout de suite
donner un coup de main a vos amis pour qu'ils se construisent sans
retard une maisonnette.... C'est le plus presse.

--Bravo, pere! s'ecria Arthur.

--Bien parle, mon oncle! appuya Gaspard.

--Vous etes trop bon.... Merci, tout de meme.... Ca n'est pas de
refus... murmurerent les jeunes Noel, enchantes.

--Allez, mes enfants... Ah! mais non; il faut diner tout d'abord.

--C'est ce que j'allais dire, put enfin articuler la mere Helein;,
jusque la muette, contre son habitude.

--C'est que les femmes... voulut objecter l'aine des Noel, qui
s'appelait Thomas.

--Nous attendent... acheva le cadet, Louis.

--Vous les rejoindrez tous ensemble, aussitot la derniere bouchee
avalee.

--Dame! puisque vous etes assez honnetes....

--C'est dit. Allons, femme, attise le feu.

--Dans un quart-d'heure, tout sera pret.

Point n'est besoin de dire si le repas fut anime. Toute cette jeunesse
avait soif de confidences. Chacun fit sa biographie, qui n'etait
pas longue, heureusement. On echangea, force propos, souvent sans
a propos.... On fit des projets pour l'avenir.... Des chasses qui
resteraient legendaires furent organisees seance tenante. On extermina,
autour de cette table primitive, tout le gibier a poil et a plume des
forets et des savanes labradoriennes; on retira du golfe Saint-Laurent
des milliers et des milliers de poissons de toutes grosseurs; on
depeupla l'atmosphere de tous les volatiles qui s'y promenent...

Bref, le repas termine, il ne restait plus de vivant, dans cette partie
du Canada, que les hommes et les animaux domestiques a qui l'on fit
grace,--faute de munitions, sans doute!

Puis toute cette jeunesse emoustillee prit place dans la chaloupe des
Noel et traversa la baie, faisant retentir les echos de Kecarpoui de ses
joyeuses chansons.



VII

LA JOLIE SUZANNE

En moins de quinze minutes, la petite embarcation heurtait, de son
etrave, le talus de la rive gauche.

On avait passe pres de la barque, mouillee en eau profonde, sans s'y
arreter.

Ce qui fit dire a Arthur, surpris:

--Ah! ca.... mais ou allons-nous?

--Chez la maman Noel, donc! repondit Thomas.

--Deja installes a terre?....

--Oh! installes! C'est beaucoup dire. Nous sommes campes, et encore!....
repliqua en riant le jeune etranger.

--Les femmes grillaient de se retrouver sur le _plancher des vaches_.
Elles n'aiment pas la mer, ajouta le petit Louis.

Tout en causant, on avait retire les rames, jete le grappin et saute sur
le rivage.

Aucune installation, si primitive qu'elle put etre, n'apparaissait
encore. Il est vrai qu'un rideau de saules feuillus bordait la rive en
cet endroit.

Les Noel prirent les devants, suivis de pres par les Labarou, La
muraille de verdure franchie, on se trouva tout a coup en face d'une
grande tente carree, faite avec des voiles de rechange, et supportee par
de nombreux piquets.

Un feu de branches seches flambait entre de grosses pierres, tout pres
de la, tandis qu'une marmite, bulbeuse comme le ventre d'un clocheton
russe, posee d'aplomb sur ces pierres, contenait un pot-au-feu qui
mijotait ferme et sentait bon.

Thomas ne put s'empecher, en passant, de soulever le couvercle et de
renifler comme un marsouin.

--Hum! hum! fit-il, quel dommage de ne pouvoir diner deux fois en une
heure!.... il a la de quoi se gaver jusqu'a en etre malade!

--L'appetit te viendra bien assez vite, ricana Louis, qui connaissait le
defaut mignon de son grand frere.

En effet, cet efflanque de Thomas etait aussi gourmand qu'une
demi-douzaine d'Esquimaux.... Il avait toujours faim.... Avec cela,
paresseux comme un ane, quelque peu enclin a.... "maltraiter" la verite
et dissimuler, cafard, sournois, poltron.... comme on ne l'est plus.

Bon comme la vie, du reste, a ces petits defauts pres!

Mais il ne fallait pas le chicaner, par exemple, sur l'article
_nourriture_, car ca le faisait sortir de ses gonds, en un rien de
temps.

Thomas eut un regard severe pour son frere cadet et s'appretait a
repliquer vertement, lorsque la portiere de la tente se souleva
pour livrer passage a une grande femme brune, dont les cheveux gris
attestaient la cinquantaine.

C'etait la veuve do Pierre Noel.

--Ah! vous voila enfin, les gars! dit-elle.... Il est temps, car nous
allions nous mettre a table.

--C'est fait, la mere!... cria joyeusement le petit Louis. On nous
a lestes, chez nos voisins, comme des barques qui reviennent du
Grand-Banc.

--Tout de meme, si vous tenez absolument.... grommela Thomas... L'air
est vif sur la baie, et si les camarades,...

--Y songez-vous? se recria Arthur... Nous en avons jusqu'a la
flottaison. Si bon que soit le vaisseau, il ne faut pas lui mettre
double charge. Et d'ailleurs...

Il avala le reste de sa phrase et resta bouche bee, sa casquette a la
main.

Une jeune fille de dix-sept ou dix-huit ans venait de se montrer dans
l'ouverture de la tente... Un bon et franc sourire ecartait ses levres
rouges, laissant a decouvert deux rangees de petites dents d'une
blancheur d'ivoire. Sa chevelure, d'un chatain fonce et tres abondante,
negligemment enroulee sur la nuque d'une tete fine et fort bien portee,
encadrait l'ovale raccourci de la plus sympathique figure du monde.

La belle enfant s'arreta rougissante en apercevant les deux etrangers,
puis instinctivement se rapprocha de sa mere.

Le presentations se firent alors, sans plus de ceremonie que chez les
Labarou,--c'est-a-dire que les mains se serrerent cordialement, comme si
l'on se fut retrouve apres une longue absence.

Et la conversation s'engagea de part et d'autre; les propos de toutes
sortes se croiserent; des promesses d'eternelle amitie furent echangees;
bref en quelques dizaines de minutes, on en vint a sceller une de ces
solides confraternites qui resistent a tous les assauts de la vie....

Tant et si bien que le feu s'eteignit et que la marmite cessa de
"chanter"!

Thomas, qui s'en apercut le premier, s'ecria avec une douleur comique:

--Bon, la mere! pendant que vous jabotez tous a la fois comme des pies,
voila votre diner qui _prend au fond_.... Il ne sera plus mangeable, et
vous verrez qu'il faudra que ce soit ce goinfre de Thomas qui vous en
debarrasse.

La veuve de Pierre Noel se leva vivement et alla soulever le couvercle.

--Rassure-toi, mon pauvre Thomas, dit-elle apres un rapide examen, il
n'est qu'a point; mais si le feu eut continue de flamber....

--Oui, si le feu eut continue de flamber....?

--Eh bien, tout serait a recommencer.

--La! je vous le disais bien!.... Voyez-vous mes amis, dans ce
bas-monde, il faut toujours avoir un oeil ouvert sur le pot-au-feu et
l'autre.... ailleurs.

--C'est entendu, camarade, repliqua Gaspard en se levant. Mais, assez
cause. Si vous voulez m'en croire, pendant que ces dames prendront leur
diner, nous autres, allons un peu voir s'il y a encore des arbres bons a
abattre dans la foret.

En un clin-d'oeil nos quatre gaillards se munirent de haches et se
mirent en frais d'attaquer toute epinette ou sapin des alentours qui
payait de mine.

Comme le bois etait abondant, bien que de mediocre futaie la quantite
abattue dans le cours de l'apres-midi fut declaree suffisante pour la
maison projetee.

On remit au lendemain l'equarrissage.

Les bucherons improvises, trempes de sueur et la chemise bouffante
autour des reins, regagnerent la tente, ou un repas substantiel les
attendait.

Inutile de dire que les convives y firent honneur,--Thomas surtout, qui
mastiqua et engloutit une demi-heure durant, sans souffler mot.

Les autres, moins voraces quoique passablement affames aussi, deviserent
gaiement tout en ne perdant pas un coup de fourchette.

Les femmes, naturellement, n'etaient pas les dernieres a fournir leur
quote-part dans ces conversations a batons rompus.

En effet, Suzanne, car la jeune fille s'appelait ainsi,--semblait avoir
vaincu sa timidite habituelle pour faire fete aux hotes genereux qui
mangeaient a la table maternelle. Avec un tact parfait, inne, intuitif
chez la femme, elle partageait egalement ses attentions entre les deux
cousins; mais un observateur attentif aurait probablement decouvert que
celles portees a Arthur se nuancaient d'un peu plus d'interet.

Un incident qui se produisit vers la fin du repas eut, d'ailleurs, leve
tout doute a cet egard.

Arthur avait le poignet droit enveloppe d'un linge assez grossier. Or,
en gesticulant suivant son habitude, lorsqu'il avait le coeur en liesse,
il se heurta contre la chaise de son voisin....

Il fit aussitot une grimace de douleur, et sa chemise se teignit de
sang.

Suzanne vit et le geste de souffrance et le sang rouge qui suintait
assez abondamment a travers la manche de la chemise.

Elle devint toute pale et s'ecria:

--Ah! mon Dieu, M. Arthur, vous vous etes fait mal!

--Ce n'est rien, repondit le jeune Labarou, dont la figure un peu
contractee par la douleur dementait les paroles.

--Mais vous saignez!.... Voyez-donc!

--Je suis un maladroit.... J'ai derange mon appareil.

Suzanne se leva vivement et courut a lui. Puis, a'emparant de son bras
et deboutonnant avec prestesse le poignet de la chemise:

--Laissez-moi voir et tout remettre en place.

--De grace, mademoiselle, balbutia Arthur devenu rouge comme un
coquelicot, ne vous donnez pas cette peine: ce n'est qu'une egratignure
que je me suis faite gauchement tout a l'heure.

--Une egratignure! goguenarda le petit Louis.... C'est-a-dire que c'est
bel et bien une affreuse entaille, longue de trois ou quatre pouces....
Regarde ca, "un peu voir", Suzanne, si tu en es capable.

Suzanne ne repondit pas.

D'une main febrile, elle releva la chemise et deroula le linge, macule
de sang, qui enveloppait le poignet d'Arthur.

Une eraflure tres respectable beait a l'extremite inferieure de
l'avant-bras. Il y avait du sang coagule dans la plaie et tout a
l'entour. La pansement n'avait pas ete fait avec soin.

C'etait laid, mais peu dangereux.

Cependant, Suzanne et sa mere, qui s'etait aussi approchee, jeterent les
hauts cris.


[Illustration: D'une main febrile, Suzanne releva la manche.]


--Ah! Seigneur... Mais c'est affreux!... gemit la tendre Suzanne, en
joignant les mains avec une detresse sincere.

--Pauvre jeune homme! dit a son tour la mere Noel, comment vous
etes-vous abime de la sorte!

--Oh! le plus sottement du monde.... J'ai degringole du haut d'un sapin,
et c'est en cherchant a me retenir qu'un coquin de noeud m'a arrange le
poignet de cette facon.

--Vous etes trop imprudents aussi, mes chers enfants, et vous finirez
par vous rompre le cou, avec vos tours d'agilite. Tout de meme, puisque
vous vous etes blesse a notre service, nous allons vous soigner de notre
mieux. De la vieille toile, Suzanne!

--Oh! madame, ce n'est pas la peine.... murmurait Arthur, tout confus.

--Voulez-vous vous taire, mechant entant! gronda maternellement la bonne
dame.

Et tout en lavant delicatement a l'eau tiede la blessure mise a nu, elle
continua:

--Voyez-vous mon jeune ami, on n'est pas femme de marin sans connaitre
un tantinet tous les metiers.... Et, tenez, moi qui vous parle je suis
un peu medecin, un peu apothicaire et meme assez bonne rebouteuse. Pas
vrai, les enfants?

--Comme le soleil nous eclaire! dit gravement Thomas.

--Sans compter que maman possede un gros livre tout plein de recettes
plus merveilleuses les unes que les autres... ajouta Louis avec une
parfaite conviction.

--Voila, qui est bon a savoir! fit remarquer Gaspard, jusque la,
silencieux. S'il arrive malheur a quelqu'un de nous, madame trouvera a
exercer son talent.

--Plaise a Dieu que l'occasion ne se presente jamais ou du moins que je
n'aie que des bagatelles a guerir!.... murmura la veuve, en regardant
avec tendresse ses deux fils et sa fille.

--Puis, un peu honteuse de ce regard compromettant, ou il y avait bien
une certaine dose d'egoisme maternel,--que personne ne songea, a blamer,
d'ailleurs,--elle ajouta en terminant le pansement:

--Surtout, mes enfants, ne vous avisez pas de compter trop sur la
mere Noel pour reparer les suites de vos imprudences. La vue du sang
m'enerve, et je ne sais trop si je ne m'evanouirais pas, rien qu'a jeter
un coup-d'oeil sur une blessure faite avec une hache ou une arme a
feu.... Quant aux coups de couteaux, ah! Jesus! je n'en puis voir
depuis....

--...Depuis le meurtre de notre pere, n'est-ce pas, maman? acheva
etourdiment le petit Louis.

--Vas-tu finir toi! gronda Thomas, en regardant son frere avec un
froncement severe de ses sourcils en broussailles. Tu sais bien,
ajouta-t-il, que la mere n'aime pas qu'on rappelle ce souvenir-la!

--Au contraire! riposta avec energie le garcon ainsi interpelle. Maman
n'a pas oublie que papa a ete tue mechamment et que son meurtrier est
peut-etre encore de ce monde, se moquant de la justice des hommes, en
attendant celle de Dieu.

--La paix! mes enfants, commanda Mme Noel. Votre mere n'oublie rien;
mais elle laisse faire la Providence, qui saura bien choisir son heure.

Puis, secouant la tete comme pour chasser une pensee importune, elle
detourna brusquement le cours de la conversation, en disant, a son
patient, avec une feinte severite:

--Maintenant, mon jeune ami, vous voila condamne au repos pour plusieurs
jours...

--Quoi, madame! vous voulez qu'a cause de cette egratignure, je reste
la-bas, pendant que?...

--Votre bras ne pourra frapper coup avant une dizaine de jours, au
moins.

--Dix jours, madame! fit Arthur d'un ton pitoyable.... Mais je vas perir
d'ennui!... La fievre va me prendre, c'est sur.

--Mieux vaut la fievre que la mort!.... murmura Gaspard, entre haut et
bas.

--Mais je ne vous oblige pas a rester de l'autre cote de la baie, mon
jeune ami!. Au contraire, je compte bien vous avoir tous les jours sous
les yeux, ne serait-ce que pour vous empecher de commettre quelque
imprudence....

--A la bonne heure; fit gaiement Arthur. Ainsi, je....

--Vous viendrez si vous le desirez.... Mais il faudra vous contenter
de regarder faire les autres ou de tenir compagnie a vos nouvelles
voisines.

--Oh! alors la besogne serait bien trop agreable, madame.... Il me reste
un bras valide, et je saurai bien l'utiliser a votre service.

--Convenu, voisin... approuva Thomas. Nous ne nous separerons plus
pendant la construction de ce chateau qui doit etre l'ornement de cette
baie, un peu solitaire avant nous.... Et, tenez, pour qu'on ne vous
accuse pas de faineantise, je vous nomme l'architecte de nos travaux.
C'est vous qui ferez les plans, et c'est nous qui les executerons".

--Bravo! fit Suzanne gaiement. Pour une fois que ca t'arrive, Thomas, tu
parles comme un sage.

--C'est vrai, appuya Mme Noel: Thomas a resolu la difficulte.

--Hein! toussa le grand garcon avec un serieux comique, quand je veux
m'en donner la peine, je ne suis pas plus bete qu'un autre, allez!

Chacun rit,--moins toutefois l'austere Gaspard, dont un grand pli
coupait transversalement le front, devenu soucieux.

Et l'on se leva de table bruyamment.

Comme il se faisait tard et que le crepuscule envahissait la
baie,--malgre la longueur du jour a cette epoque de l'annee,--les deux
cousins prirent conge des dames et furent reconduits chez eux dans la
meme embarcation qui les avait emmenes, le matin.

On se dit: Au revoir! apres etre convenus ensemble que la chaloupe des
Noel ferait de nouveau, le lendemain matin, la navette a travers la
baie, pour venir prendre les charpentiers auxiliaires.

Et, pondant que le bruit cadence des rames allait s'affaiblissant dans
l'ombre du soir, les deux cousins, silencieux, preoccupes, regagnerent
le logis, sans echanger une seule parole.



VIII

COUP D'OEIL DES DEUX COTES DE LA BAIE

Si nous nous sommes un peu etendu sur les evenements de cette premiere
journee passee en commun par les jeunes membres des deux familles de
Kecarpoui, c'est qu'elle sert de jalon pour indiquer la marche future de
notre drame.

Il fallait bien mettre en relief cette jolie Suzanne, qui va jouer
le role de pomme de discorde entre les freres ennemis de la region
labradorienne.

Et cette veuve energique, gardant toujours au fond de son coeur le
souvenir de la scene terrible qui la priva de son unique soutien, ne
fallait-il pas aussi la montrer ce qu'elle etait: bonne chretienne, mais
aussi femme a ne pas reculer devant la tache vengeresse de punir, le cas
echeant, le meurtrier de son mari.

Hatons-nous d'ajouter cependant qu'elle etait a cent lieues de se croire
dans le voisinage do Jean Lehoulier, encore moins de se douter qu'elle
venait d'heberger le fils et le neveu de son plus mortel ennemi.


[Illustration: Bravo, Suzanne! cria Louis.]

Quant a Suzanne et aux garcons, ils etaient tout bonnement enchantes de
leurs nouvelles connaissances et ne tarissaient pas d'eloges sur
leur compte:--concert de louanges auquel, du reste, la maman melait
volontiers sa note grave.

--Ce sont de braves garcons, disait-elle, apres le retour de ses fils.

--Et qui ne boudent pas a l'ouvrage! ajoutait Louis.

--Ni a table non plus!.... rencherissait Thomas, fort porte sur sa
bouche, comme on s'en souvient.

--C'est un titre de plus a ton amitie, intervint malicieusement Suzanne.

--Oui-da! mademoiselle, lui repartit avec un grand serieux Thomas. Tu
crois peut-etre m'avoir embroche avec tu pointe?.... Eh bien, ma soeur,
apprends qu'un bon caractere et un bon estomac, ca voyage toujours
ensemble, et mets-moi cette grande verite dans ton cahier de notes, ma
petite Suzette.

--Tu preches pour ta paroisse, mon grand frere. Ainsi donc, suivant-toi,
les meilleurs garcons de notre petite colonie seraient?

--Thomas Noel et Gaspard Labarou.

--Parce que?...

--Parce que ces deux respectables citoyens sont les plus beaux mangeurs.

--Tout doux! tout doux! monsieur mon frere, intervint Louis au milieu
des eclats de rire: il me semble que vous avez une morale un peu
egoiste...--Qu'en pensez-vous, maman?

--Il y a du vrai et du faux dans ce que dit Thomas. J'ai connu des
coquins qui avaient un bien bel appetit....

--Bon, Thomas, prends note de cela....

--Et de fort bonnes gens qui avaient toujours faim, acheva la veuve.

--Exemple: Thomas Noel! glissa Thomas, avec une emphase comique.

--Oh! le sournois! fit Suzanne.... Si tu n'as que ta voracite pour te
faire pousser des ailes d'ange, tes grands bras resteront longtemps
deplume".

--Bravo, Suzanne! cria Louis, buttant des mains. Voila qui s'appelle
couler proprement un homme. Attrape, espece de baliveau.

Ceci s'adressait a Thomas, lequel repondit philosophiquement:

--Dame! si vous vous mettez deux contre moi, je n'ai plus rien a dire.
Si, pourtant, un mot: pourquoi, Suzanne, m'appelles-tu sournois? Est-ce
parce que, de nos deux nouveaux amis, je m'accommode mieux du moins
bavard, ou, si tu veux, de celui qui ne rit jamais?

--C'est un peu pour cela, mon grand frere.... Au reste, c'est pur
badinage, tu sais....

--Non, non! a'ecria Louis. Pas de concession, Suzanne! Thomas est un
pince-sans-rire qui ne tire pas a consequence. Mais son copain Gaspard
vous a une binette d'oiseau de proie qui ne me dit rien qui vaille.
N'est-ce pas, maman?

--Le fait est qu'il est bien grave pour un jeune homme!

--C'est la timidite, peut-etre.... hasarda Suzanne.

--Lui timide?.... Allons donc ma soeur, tu n'y penses pas! Le gaillard
ne navigue pas dans ces eaux-la. C'est un sournois, te dis-je. Vous
verrez.--Un bon luron, par exemple, c'est mon nouvel ami a moi.... Qu'on
me parle d'Arthur Labarou! C'est celui-la qui vous regarde bien en face,
avec ses grands yeux bleus, et qui rit de l'abondance du coeur.--Pas
vrai, maman?

Le petit Louis eprouvait toujours le besoin d'avoir l'approbation de sa
mere.

Neanmoins, pour cette fois, ce fut Suzanne qui repondit avec beaucoup de
vivacite:

--Oui, oui, frere.... Et, avec cela, si bon, si complaisant, si aimable!

--Tiens, tiens, fillette!... fit madame Noel, tu as deja trouve le moyen
de remarquer chez lui toutes ces qualites-la?

La jeune fille rougit et murmura, un peu confuse:

--Dame, mere, vous avez du vous-meme....

--Si, si, ma fille. Jusqu'a plus ample informe, je le tiena pour un
excellent garcon.

--Et un bon camarade! rencherit Louis.

--Comme son cousin.... pas moins, mais pas plus rectifia l'entete
Thomas.

La conversation en resta la sur ce sujet, et, apres d'autres propos sans
interet pour le lecteur, la famille Noel s'alla coucher.



Pendant ce temps, chez les Labarou, une scene analogue sa passait.

Le pere, distrait et songeur, fumait sa pipe pres d'une croisee ouverte.

La mere et la fille, toujours occupees, tricotaient et cousaient autour
d'une grande table de bois blanc, dressee au milieu de la piece servant
a toutes fins: cuisine, salle a manger et salon de reception.

En face d'elles, Arthur, la main droite enveloppee et le coude appuye
sur la table, avait fort a faire pour repondre aux questions multiples
des deux femmes.

Quant a Gaspard, dissimule dans l'ombre projetee par l'abat-jour de la
lampe, il fumait, silencieusement, repondant seulement par monosyllabes
quand on lui adressait la parole.

Inutile de se demander de quoi l'on parlait et qui tenait le de de la
conversation!

C'etaient les femmes, naturellement, mais surtout la plus interessee des
deux: Euphemie, ou plutot Mimie,--car on ne l'appelait pas autrement
dans la famille.

Cette jeune fille, quand on ne lui voyait que la tete, etait vraiment
delicieuse.... Elle avait le teint clair des femmes normandes et la
chevelure crepee d'une bohemienne. Avec cela,--autre contraste,--de
beaux grands yeux d'un bleu tres tendre et la bouche meublee de dents
fort blanches, quoique un peu espacees.

Mais l'ensemble de la figure respirait plutot l'energie que la grace.

La grace; lumiere ou vernis, qui est a la figure humaine ce qu'une bonne
exposition est au tableau,--voila ce qui reellement lui manquait.

Enfin,--pour achever de brosser cette esquisse en deux tours de
main,--bien qu'elle fut, en realite, une jolie fille, Euphemie Labarou
manquait completement de seduction feminine, d'attirance, comme disent
les bonnes gens.

D'ailleurs, la suite de ce recit vous montrera qu'elle etait fort
tyrannique en amour.

Le cousin Gaspard, sur qui elle avait jete son devolu, en savait quelque
chose, probablement plus qu'il n'en eut voulu dire.

Mais, outre ce defaut moral,--si toutefois c'en est bien un,--Euphemie
Labarou avait une imperfection physique tres apparente, du moins quand
elle se tenait debout: elle n'avait pas de jambes.... ou si peu!

Ce buste parfait, de longueur normale jusqu'aux hanches, etait supporte
par des jambes si courtes, qu'en depit de ses robes longues, la pauvre
"Mimie", lorsqu'elle marchait, avait l'allure disgracieuse et pesante
d'une oie grasse.

Aussi ne sortait-elle guere et, comme toutes les personnes sedentaires,
aimait-elle fort a caqueter!

D'ou il suit qu'elle etait a la fois joliment bavarde et passablement
hargneuse dans ses appreciations.

Pour le quart-d'heure elle s'employait a "deshabiller" de la belle facon
sa voisine de l'autre cote de la baie, Suzanne Noel,--qu'elle n'avait
pas meme entrevue, du reste.

Et elle paraissait avoir ses raisons pour en agir ainsi, car, a chaque
trait lance contre la nouvelle venue, elle dirigeait du cote de Gaspard
un regard en coulisse, charge de.... pronostics peu equivoques.

Celui-ci, d'ailleurs, faisait mine de ne pas remarquer ce manege, se
contentant de fumer comme un pacha.

--Nous etions si bien, seuls! dit la jeune fille, en conclusion....
Pourquoi ces etrangeres viennent-elles, comme cela, se fourrer dans nos
jambes?

--Elles ne t'ont guere encombree jusqu'a cette heure!.... murmura
Gaspard, en poussant des levres une grosse bouffee de fumee.

--Je le crois bien! repliqua Mimie, avec un petit ricanement sec.
D'ailleurs, elles ne font que d'arriver, et vous avez passe tout votre
temps avec elle, les deux garcons.

--Il fallait bien leur aider, comme le voulait mon oncle.

--Elles ont leurs hommes: qu'elles nous laissent les notres!

--Prends patience, ma fille, intervint la mere. Sitot qu'ils auront mis
leurs voisines a couvert, les enfants reprendront leur train de vie
ordinaire. En attendant, contentons-nous de ton pere et de Wapwi.

--Pere?.... Il n'est guere rejouissant, surtout depuis quelques jours.
On dirait vraiment que cette invasion le contrarie encore plus que moi.

Jean Labarou, jusque la silencieux, releva la tete en entendant sa fille
parler ainsi.

--Tu ne te trompes qu'a demi, mon enfant, repliqua-t-il gravement. Je
suis heureux que les garcons puissent rendre service a nos voisins,
mais mon opinion sur leur compte n'a pas change: leur presence ici nous
causera peut-etre des ennuis serieux.

--C'est bien possible, tout de meme... murmura la jeune fille qui eut un
rapide coup-d'oeil du cote de son voisin.

--Puis, reprenant avec vivacite:

--Quant a Wapwi, dit-elle eu riant aux eclats, parlons-en. Ce petit
oiseau-la,--car c'est un vrai oiseau, bien gentil tout de meme,--passe
la plus grande partie de son temps sur la baie ou dans les bois, a
pecher du poisson ou colleter des lievres.

--C'est sa maniere a lui de se rendre utile, expliqua Arthur. Manques-tu
de gibier ou de matelotes, depuis que nous l'avons enleve a sa micmaque
de belle-mere?

--Oh! pour ca, non. Aussi n'est-ce pas pour lui faire des reproches, le
cher petit, que je me plains de ses absences continuelles. Mais s'il
nous tenait un peu plus compagnie, en votre absence, les journees
seraient moins longues.

--Et! bon Dieu, petite soeur, cours les bois avec mon protege,--je lui
en donne la permission; ca te distraira.

--C'est une idee, cela, Arthur! et, a moins que pere et mere n'y mettent
empechement, je pourrais bien en profiter l'un de ces quatre matins....

Et, comme les "bonnes gens" ne souleverent aucune objection, Mimie eut
bientot fait d'organiser dans sa tete une belle et bonne reconnaissance
en "pays ennemi," c'est-a-dire du cote oppose de la baie.



IX

WAPWI SUR LE SENTIER DE.... L'AMOUR

Deux mois se sont ecoules depuis l'installation de la famille Noel sur
la rive orientale de la baie.

La maison construite par les jeunes gens de la petite colonie, bien que
ne presentant certes pas l'apparence d'une de ces couteuses bonbonnieres
que l'on admire aux places d'eaux en vogue, offre cependant un assez
joli coup d'oeil. Avec ses chevrons depassant de plusieurs pieds
l'alignement du carre, elle vous a un certain air de coquetterie agreste
dont ne s'enorgueillissent pas mediocrement les ouvriers improvises qui
l'ont batie.

Si nous ajoutons que de ce larmier tres large partent d'elegantes
colonnes de fines epinettes bien ecorcees, mais pas autrement
travaillees, qui vont s'appuyer sur le trottoir entourant la maison,
nous aurons une idee de ce que peuvent faire quatre hommes de bonne
volonte, lorsque la necessite et l'isolement leur tiennent lieu
d'experience.

Aussi n'etonnerons-nous personne en disant que les jeunesses de la
colonie Kecarpouienne ont l'intime conviction d'avoir edifie un palais.

Tout est relatif en ce monde.

Aussi l'ont-ils baptise le _Chalet_, sans epithete--comme s'il ne
pouvait en exister d'autre dans le monde entier.

Les travaux sont donc finis....

Finie aussi, helas!--ou, du moins, bien entravee,--cette promiscuite de
toutes les heures du jour, ces coups-d'oeil echanges furtivement, ces
chaudes poignees du mains donnees et recues, ces rencontres fortuites...
qui sont le menu du festin des amoureux!...

Ainsi le pense du moins, en son ame attristee, notre jeune ami Arthur
Labarou, au moment ou nous le retrouvons.

Il est en compagnie de son protege,--ou plutot de son fils adoptif,--le
petit sauvage Wapwi.


[Illustration: Ecoute, petit, et surtout comprends-moi bien.]


Wapwi a aujourd'hui pres de quinze ans.

Il est souple, elance, grand pour son age, et surtout tres intelligent.

Quant a son devouement pour petit pere,--comme il appelle Arthur,--c'est
du fetichisme tout pur.

Nous sommes dans la premiere quinzaine du mois d'aout.

C'est le matin.

Il est a peine six heures.

Arthur et Wapwi sont assis sur un quartier de roc dominant la rive
droite, tres escarpee a cet endroit, de la riviere Kecarpoui.

En face d'eux, une grande epinette, a peine ebranchee sur un de ses
cotes et jetee en travers du torrent, sert de pont pour communiquer
entre les deux bords.

Vers la droite, a une couple d'arpents de distance, une buee de vapeurs
blanches monte de l'abime ou se precipite la riviere, dans sa derniere
chute, avant de meler ses eaux a celles de la baie.

Le soleil du matin irise cette vapeur et lui prete tour a tour les
nuances diverses de l'arc-en-ciel.

--Ecoute, petit, et surtout comprends-moi bien.... dit Arthur a, son
compagnon, penche vers lui.

Wapwi ne repond rien; mais il s'approche davantage, et ses yeux noirs,
intelligents, se fixent sur son "pere" adoptif.

Celui-ci reprend, en baissant encore la voix:

--Tu vas traverser la riviere sur la passerelle et te diriger sous bois
vers le Chalet. Si tu ne rencontres pas Suzanne en chemin et que les
jeunes Noel ne soient pas dans les environs, approche-toi de la maison
et fais en sorte que la jeune fille te voie. Comprends-tu?


[Illustration: Gaspard commence l'ascension du cap.]


Au lieu de repondre, Wapwi s'eloigne vivement, courbe en deux, fait
mine de se couler au milieu du feuillage, se dissimule derriere chaque
obstacle; rocher ou arbuste, et se livre a une pantomime des plus
rejouissantes, s'adressant a un etre imaginaire.

Puis, il revient sans, bruit, riant silencieusement.

Arthur aussi rit de bon coeur, tout en evitant d'eclater...

--Tres bien, mon fils! dit-il. Mais ce n'est pas tout....

Wapwi redevient soudain serieux comme un manitou.

--Quand tu seras parvenu a t'approcher d'elle, tu lui diras: "Petite
mere Suzanne, petit pere Arthur vous attend. C'est, presse. Rejoignez-le
sur le bord de la riviere, en face de la passerelle. Il sera la sur le
plateau que vous connaissez, tout en haut, au milieu des rocher". Tu
vois cela d'ici, tout droit.

Et le jeune Labarou montre de la main, sur l'autre rive, un escarpement
assez eleve, couronne par un plateau ou verdissent des masses de sapins
touffus.

Wapwi fait signe qu'il a compris et n'ajoute qu'un mot:

--C'est tout?

--Oui... N'oublie pas ce qu'elle te repondra.

--Petit pere sera content.

Et l'enfant, leger comme un papillon, s'elance sur la passerelle
tremblante, sans eprouver l'ombre d'un vertige a l'aspect du torrent qui
bondit a vingt pieds au-dessous.

Arthur demeure un instant songeur; puis, s'emparant de son fusil,
compagnon inseparable de ses courses matinales dans la foret, il
traverse a son tour la passerelle et se dirige vers le rendez-vous
assigne.

A peine a-t-il disparu, qu'une tete emerge d'un fouillis de broussailles
masquant une anfractuosite de la rive a pic, a quelques pieds de
l'endroit ou s'est tenue la conversion rapportee plus haut.

Cette tete, livide et haineuse, est suivie d'un corps musculeux et,
trapu,--le tout appartenant a Gaspard Labarou.

--Ah! c'est comme ca!.... murmure-t-il avec un ricanement amer On
verra bien si la fille de la victime va faire des mamours au fils de
l'assassin.... Malheur a eux si!...

Le reste de la phrase est ponctue par un geste sinistre.

Et Gaspard s'elance dans la direction du nord, ne s'ecartant pas
toutefois de la riviere, qu'il a sans doute l'intention de franchir a
gue dans quelque endroit connu de lui seul.

En effet, une dizaine d'arpents plus haut, il rencontre une mince
epinette penchee au-dessus d'un endroit ou la Kecarpoui, profonde et
retrecie, coule avec la rapidite d'un torrent.

Agile et fort, le sombre personnage, mettant son fusil en bandouliere,
grimpe comme un chat jusqu'aux deux-tiers de sa hauteur.

L'arbre, mince et flexible, se courbe, se penche....

Gaspard, suspendu par les mains, lache prise....

Il est sur l'autre rive.

Alors, il redescend vers la passerelle, mais cette fois en s'ecartant
legerement de la riviere.

Arrive au pied du cap, couronne d'un plateau boise, ou doivent se
rencontrer les amoureux, Gaspard s'arrete.

Il est en nage.

Ses tempes battent la chamade. Le vertige le menace.

Il parait chercher a reconquerir son calme et fait mine meme de cacher
la son fusil....

Ses mains a plat pressent son front brulant....

Mais bientot un eclair de rage froide passe dans ses yeux durs et,
remettant son fusil en bandouliere, il commence l'ascension du cap!

C'est comme un sauvage, avec des precautions infinies, qu'il met on pied
devant l'autre.

Pas une pierre ne roule.

Pas une motte de terre ne s'egrene.

Parvenu au niveau du plateau superieur, Gaspard risque un coup-d'oeil a
travers les rameaux epais.

Arthur est la, ecartant le feuillage et interrogeant le versant adouci
de son observatoire qui regarde la mer.

Se trouvant poste a, sa convenance la ou il est, Gaspard ne bouge plus
et attend.

Une demi-heure se passe.

Puis une heure.

Le soleil monte. L'ombre decroit.

Mais rien ne bouge, rien ne bruit, si ce n'est la rumeur eternelle des
chutes et le vol rapide des oiseaux.

Soudain, a deux pas d'Arthur, le feuillage s'entr'ouvre et Wapwi parait.

--Petit diable! fait le guetteur en sursautant, je ne t'ai pas entendu
venir.... Eh bien, l'as-tu vue?

--Elle vient!.... repondit l'enfant. Wapwi a couru fort, fort... pour
avertir petit pere, qui sera content.

Oui, oui, bien content.... Merci! Maintenant, laisse-nous, petit.
Retraverse la passerelle et va m'attendre de l'autre cote de la riviere.
Si tu vois quelque chose de suspect, imite le chant du merle tu sais!

--Wapwi veillera et sifflera..

Et, devalant avec une adresse de singe par la pente qu'il venait de
gravir, le jeune Abenaki disparut en un clin-d'oeil.

Eut-il pris la direction oppose qu'il se fut heurte a Gaspard!

Mais le dieu des amoureux regardait ailleurs, probablement.

L'espion, remis de cette alerte, se dit k lui-meme:

--Decidement, le diable est pour moi. Tenons bon!



X

LE RENDEZ-VOUS

Une vingtaine de minutes s'ecoulerent, pendant lesquelles l'amoureux
Arthur pietina sur place, bouillant a la fois d'impatience et de
crainte.

L'entrevue qu'il allait avoir avec Suzanne acquerait, grace aux
evenements des derniers jours, une importance capitale a ses yeux.

Depuis une semaine entiere, en effet, la jeune fille etait invisible
pour lui.

Que s'etait-il passe!

Pourquoi madame Noel, apres avoir paru encourager ses amours avec
Suzanne et meme s'etre pretee de bonne grace aux projets de mariage
edifies par les deux jeunes gens, avait-elle tout a coup, du soir au
lendemain, change completement sa maniere d'agir?....

Pourquoi Suzanne elle-meme, l'air triste et les paupieres rougies, lui
avait-elle fait un geste d'adieu desespere, la derniere fois qu'il
l'avait apercue dans une fenetre du Chalet?...

D'ou venait la mine soucieuse de sa mere, a lui, et la sombre
preoccupation de son pere, surtout depuis ces jours derniers?....

Autant de mysteres a penetrer.

Autant de problemes a resoudre.

Arthur avait bien l'intuition que quelque chose se passait hors de sa
connaissance et qu'il etait le pivot autour duquel s'enroulait le fil de
certains petits evenements se succedant coup sur coup depuis quelques
jours.

Mais quelle etait la tete d'ou sortait tout cela, la main mysterieuse
qui tissait autour de son bonheur cette toile d'araignee dont les mille
mailles guettaient chacun de ses pas?....

La veille au soir, seul avec sa soeur et ses parents, il avait ouvert
son coeur a deux battants, narre par le menu l'histoire courte et naive
de ses amours; il leur avait fait part de son ardent desir d'epouser
Suzanne, aussitot la venue du missionnaire, en septembre prochain....

Mimie avait battu des mains....

La mere Helene s'etait detournee pour essuyer une larme....

Quant au pere Labarou, plus sombre que jamais, il s'etait promene
longtemps dans la cuisine, sans repondre, puis avait fini par faire un
geste resolu et dire:

--Il faut que cette situation s'eclaircisse et que la lumiere se fasse!
Pas plus tard que demain, mon fils, je me rendrai chez la veuve de
Pierre Noel, et ton sort se decidera!

Arthur avait remercie son pere et, au petit jour, couru sur le plateau
boise, dominant la passerelle, dans l'espoir d'avoir plus tot des
nouvelles, ou du moins de faire part a Suzanne de ses esperances.

Il en etait la!....

Suzanne allait venir!!

Elle venait!!!

En effet, un pas leger froissait les feuilles seches tapissant le flanc
du cap....

La ramure s'agitait;...

Une minute encore, et Suzanne parut!

Elle semblait fort animee, la belle Suzanne.

Ses joues rougies, l'eclat de ses yeux et la sueur qui perlait a son
front disaient haut qu'elle avait couru et que l'emotion la dominait.

--Arthur! cher Arthur, fit-elle en tendant ses deux mains au jeune
homme.

--Oh! Suzanne! ma Suzanne! vous voila enfin! repondit Arthur, s'emparant
des mains qui s'offraient et y collant ses levres.

--Quelle imprudence vous me faites commettre!

--Je ne vivais plus, Suzanne. Songez-y; ne plus vous voir!

--Et moi donc, est-ce que j'etais aux noces?... Ah! comme j'ai souffert!

--Pauvre Suzette! La, vrai, vous avez pense un peu a l'abandonne?

--Toujours, a chaque heure, a chaque minute....

--Et, cependant, vous vous cachez!.... Je ne puis vous voir! Votre mere
me repond, a chacune de mes visites, que vous etes souffrante, que vous
naviguez sur la baie, avec vos freres, ou bien qu'elle ne sait pas....
Enfin, elle n'est plus la meme, votre mere....

--Helas!

--Vous voyez bien que j'ai raison, puisque vous en convenez....

--Il le faut bien, mon Dieu!

--Mais, enfin, Suzanne, pourquoi ce revirement complet?....
Qu'avons-nous fait de reprehensible?.... Vous savez comme nos intentions
sont pures et quel respect accompagne notre mutuelle tendresse.

--Oh! Arthur, ce n'est pas la que vous trouverez la source de tout ce
qui arrive.

--Vous savez quelque chose, Suzanne?

--Peut-etre bien. Mais je ne suis pas sure.... je pourrais me tromper.

--Parlez, parlez.

--Eh bien, ma mere a recu une visite il y a une dizaine de jours.

--Une visite!.... D'ici, de la cote?

--Non, de Miquelon.

--Par quelle voie?

--Ce doit etre par notre barque, car l'etranger accompagnait Thomas.
Vous savez que mon frere a ete toute une semaine au large, en compagnie
de votre cousin Gaspard?....

--Je ne sais rien, Suzanne. En effet, Gaspard s'est absente pendant de
longs jours, sous pretexte d'une excursion de chasse au loin. Mais il
est si bizarre, mon taciturne cousin, qu'on ne remarque plus, chez nous,
ses frasques.

--Vous avez tort, Arthur. Quelque chose me dit que vous devriez, au
contraire, ne pas le perdre entierement de vue et meme vous defier un
peu de lui.

--De Gaspard!.... Qui peut vous faire croire?....

--Ecoutez, Arthur....

Et Suzanne, baissant instinctivement la voix, se rapprocha davantage.

Puis elle detourna soudain la tete et preta l'oreille.

--Avez-vous entendu? dit-elle.

--Non.

--On dirait quelqu'un s'agitant dans le feuillage.

Arthur jeta un rapide coup-d'oeil vers l'endroit ou son cousin, dans sa
cachette, avait sans doute fait quelque mouvement involontaire.

Puis, haussant aussitot les epaules:

--Comme vous etes nerveuse, Suzanne!.... Vous voyez du danger partout.

--C'est vrai, fit la jeune fille, reprenant sa position premiere. Moi,
si vaillante d'habitude, je tremble, depuis quelque temps, a la moindre
alerte.

--Cette fois, du moins, ce n'est rien: quelque ecureuil qui prend ses
ebats.

--Je vous disais donc: Defiez-vous de votre cousin; il a les yeux
mechants....

--Ah! ah!

--.... Et je n'aime pas sa facon de me regarder.

--Vous etes si belle!....

--Ne riez pas, Arthur. Ces jours derniers, me voyant les yeux rouges, il
me dit avec un mauvais rire:

--Qu'avez-vous, Suzanne?

--"Rien qui vous concerne!" ai-je repondu brusquement.

--"Vous etes-vous querelle avec votre amoureux?" a-t-il ajoute d'un air
moqueur.

--"Ca ne vous regarde pas!" Et je lui ai tourne le dos. Mais je l'ai vu,
dans une vitre de la fenetre ou je me trouvais, serrant les poings et
faisant un geste de menace.

--Une vitre est un mauvais miroir, Suzanne!

--C'est possible, mon ami. N'en parlons plus et soyez prudent.

--Pour vous faire plaisir, je le serai. Mais revenons a votre visite de
l'autre jour.

--De l'autre nuit!--car c'etait la nuit.

--Soit.. Et qu'a fait ce visiteur nocturne?

--Il s'est enferme avec ma mere pendant une heure et j'ai ete emmenee
dehors par mon frere, sous pretexte de ne pas troubler la conversation
qu'ils eurent ensemble.

--Ah! diable! fit Arthur, tres interesse.

--Puis l'etranger est reparti, accompagne toujours de Thomas et de
l'inseparable Gaspard.

--De sorte que vous ne savez pas quel etait cet homme?

--Si... Ma mere m'a dit que c'etait un vieil ami de mon defunt pere.

--Que venait donc faire chez vous ce mysterieux personnage?

--Voila precisement ce que je demande en vain a tous les miens, sans
pouvoir obtenir d'autre reponse que celle-ci: C'est un parent eloigne,
un ami de la-bas. Il faut le croire.

--Mais votre mere, elle,--votre mere qui vous aime tant, bonne
Suzanne,--a du vous donner quelques mots d'explications avant de vous
soustraire a mes recherches.... je veux dire a ma vue.

--Pauvre mere, elle est toute bouleversee de ce qui arrive.... Mes
questions semblent lui faire tant de mal!.... Elle se contente de
repondre: "Chere Suzette, j'en suis chagrine autant que toi; mais tu
ne dois plus voir ce jeune homme.... Un mariage est impossible entre
vous.... Quelque chose de terrible vous separe a jamais!"

--Qui ou quoi peut donc nous separer, Suzanne?.

--Helas!

--Votre mere vous l'a dit?

--Il l'a bien fallu; je l'ai tant suppliee!

--Et c'est?....

--Du sang!

Arthur, foudroye, chancela.

Un moment, la tete penchee, les bras battants, il demeura immobile.

Mais il se secoua aussitot.

--Adieu! Suzanne, fit-il virilement. Quand nous nous reverrons, je
saurai s'il m'est permis de vous aimer.

--Et ce sera?... fit Suzanne, anxieuse.

--Demain matin, ici, a la meme heure.

--Adieu donc! Arthur.... Ne desesperons pas.

Le jeune Labarou la vit disparaitre par le sentier qu'elle avait pris
pour revenir.

Un instant plus tard, lui-meme redescendait la pente opposee, tout en
murmurant:

--Puisse mon pere effacer cette tache de sang qui nous separe!

--Oui, comptes-y, mon bonhomme! disait en meme temps, _in petto_, le
cousin Gaspard, tout en se tirant, non sans peine, de sa cachette
embroussaillee.

Puis le traitre ajouta:

--Nom d'une baleine! quelle posture fatigante j'avais la! Tout de meme,
si j'ai mal aux jambes, mon cher cousin doit avoir mal au coeur, lui!

Et il se glissa derriere Suzanne, evitant avec soin de se laisser voir.



XI

LE MEURTRIER ET LA VEUVE

Environ vers six heures de cette meme matinee, une legere embarcation
traversait la baie, de l'ouest a l'est.

Elle atterrit en face du Chalet.

Un homme d'une cinquantaine d'annees, barbe et teint bruns, chevelure
grisonnante, sauta sur le rivage, ou il s'occupa aussitot a fixer
solidement le grappin de l'embarcation.

Puis, cela fait, il se dirigea lentement, le front penche, vers le
chalet, dont les murs blanchis a la chaux ressortaient, a une couple
d'arpents du rivage, au milieu des arbres.

Arrive en face de la porte d'entree, regardant l'ouest, il frappa deux
coups...

Une voix de l'interieur repondit....

L'homme entra.

--Jean Lehoulier! s'ecria la maitresse du logis, en reculant de deux
pas.

--Moi-meme, Yvonne Garceau!

--Que voulez-vous?.... Que venez-vous faire ici?....

--Je viens dire a la veuve de Pierre Noel: Oublions tous deux la scene
du 15 juin 1840 et ne faisons pas porter a nos enfants le poids des
fautes de leurs peres.

La veuve etendit tres haut son bras amaigri et s'ecria avec une sombre
energie:

--Moi, pardonner au meurtrier de mon epoux, du pere de mes enfants!....
Jamais!

--Ecoutez-moi....

--Pourquoi vous ecouterais-je?... Quelle justification pouvez-vous
m'offrir?... Allez-vous rendre la vie a mon homme, que vous avez tue a
coups de couteau?


[Illustration: Arthur, fit-elle en tendant les mains au jeune homme.]


Et la veuve, les yeux flamboyants, les poings serres, fit un pas vers
son interlocuteur.

Celui-ci, calme et triste, ne bougea pas et reprit de sa meme voix
humble:

--Yvonne, je pourrais ici faire appel aux souvenirs de notre jeunesse,
a tous deux, de cette epoque ou, libres encore, nous nous aimions et
avions decide de nous unir par les liens sacres du mariage; je pourrais
evoquer ces jours de larmes ou l'on nous forca de renoncer l'un a
l'autre,--vous parce qu'un pretendant, plus riche s'offrait, moi parce
que le service maritime me reclamait dans les cadres.... Mais ce n'est
pas a la generosite de vos sentiments que je viens livrer assaut, par
surprise: c'est a votre conscience d'honnete femme, c'est a votre coeur
de mere que je veux frapper.

--Une mere peut-elle pardonner a celui qui rendit ses enfants orphelins?

--Une mere pardonne tout pour le bonheur de ses enfants.... Et,
d'ailleurs, Yvonne Garceau, le Fils de Dieu lui-meme n'a-t-il pas
demande a son Pere la grace de ses bourreaux?

--Le Fils de Dieu avait la force d'En-Haut. Moi, faible femme, je suis
impuissante.... Cette scene de meurtre me poursuit, me hante nuit et
jour, depuis douze ans.... Et, tenez, au moment meme ou je vous parle,
je la vois; j'y assiste; je vous entends vous ecrier:

--Ah! miserable traitre, apres m'avoir pris la femme que j'aimais, tu
voudrais encore me voler ma reputation d'homme d'honneur, en m'accusant
de tricher au jeu!.... Eh bien, meurs donc, et puisse ta femme ne pas
te survivre!.... Car ce sont la vos propres paroles, Jean Lehoulier!
Celui-ci ne broncha pas.

Elevant seulement la main avec solennite:

--Femme, dit-il, on vous a trompee, odieusement trompee!....
Quelques-unes des paroles rapportees sont vraies,--les premieres! Les
autres n'ont pas le sens commun.

La veuve fit un geste pour protester.

Mais Jean continua, sans le remarquer:

--La querelle entre nous n'a pu commencer comme vous dites, puisque
jamais je n'ai touche une carte de ma vie.... Nous ne jouions donc pas.
Mais nous etions un peu gris,--Pierre surtout,--et vous vous souvenez
comme il etait jaloux, le pauvre homme, une fois dans les vignes....

--Oh! bien a tort, vous ne l'ignorez pas.... murmura la veuve, en jetant
un rapide regard a son premier amoureux.

--Sans doute, Yvonne; mais, comme tous ses pareils, il n'en etait pas
moins intraitable sur ce chapitre, quand il avait son _plumet!_ Si bien
que, ce soir-la, il m'accusa devant tous les camarades de ne rechercher
son amitie que pour mieux le tromper....; de profiter de ses absences
pour m'introduire nuitamment chez vous; bref, de le deshonorer ni plus
ni moins.... Etait-ce vrai, cela?

--Vous savez bien que non.

--C'est ce que je cherchai a faire penetrer dans sa cervelle en feu.
Mais, "va te faire lan-laire!" il n'entendait plus rien, gesticulant,
criant, me mettant le poing devant la face et pietinant autour de moi,
comme un furieux. Jamais je ne l'avais vu ainsi. Je faisais mille
efforts pour conserver mon sang-froid, reculant, tournant en cercle,
afin de l'empecher de me frapper.

"Les camarades regardaient, chuchotant entre eux, sans toutefois
intervenir.

"Je protestais toujours, evitant a dessein de hausser ma voix au
diapason de la sienne. Mais tout de meme, la moutarde me montait au nez.
J'avais des bouffees de colere, des envies folles de cogner.

"Il vint un moment ou, fou de rage, ivre de vin, Jean se rua sur moi,
son couteau au poing.

"Je tirai aussitot le mien de sa gaine, tout en parant machinalement du
bras gauche.

"C'est en cherchant ainsi a me proteger, que j'eprouvai a, l'avant-bras
cette sensation inoubliable de froid, bien connue de tous ceux oui ont
recu des coups de couteau.

"La lame avait passe entre les deux os et ne s'etait arretee qu'au
manche.

"Je poussai un cri de rage et frappai a mon tour, sans voir,--car un
nuage de sang faisait tout danser autour de moi.

"Mon adversaire tomba, et il se fit une grande rumeur dans l'auberge.

"Des amis m'entrainerent....

"Vous savez le reste. La veuve ne disait plus rien.

Le front penche, les yeux sombres, elle semblait evoquer, par la
puissance du souvenir, cette scene d'auberge ou son homme fut couche
sanglant sur le carreau.

Deux ou trois minutes durant, elle garda ce silence farouche.

Puis elle releva la tete et, regardant son interlocuteur bien en face:

--Jean Lehoulier, dit elle avec une froide energie, vous mentez!

--Madame!....

--Vous mentez, vous dis-je!....

--Yvonne!

--Et, la preuve que vous mentez, je vais vous la donner. Attendez une
minute.

Pierre ouvrait des yeux ebahis.

Mais la veuve avait disparu par la porte d'une chambre a coucher,--la
sienne,--ouvert un vieux bahut et y fouillait avec ardeur.

Au bout de quelques instants, elle reparaissait, tenant un papier plie
en forme de lettre.

Elle courut aussitot a la signature et la mettant sous les yeux de son
ancien fiance de la-bas:

--Reconnaissez-vous ce nom?

--Sans doute: Robert Quetliven!

--Eh bien, ecoutez bien ce qu'il m'ecrit:

    SAINT-PIERRE ET MIQUELON, ce 26 juillet 1852.


    MADAME VEUVE PIERRE NOEL, Cote du Labrador,

    _Madame et vieille amie,_

    J'apprends que vous etes sur le point de marier votre fille Suzanne
    avec le fils de Jean Labarou, votre voisin de la baie Kecarpoui. Je
    le regrette beaucoup pour les deux jeunes gens, mais ce mariage ne
    peut se faire. Votre defunt mari, _assassine mechamment_, il n'y a
    pas encore une eternite, se leverait de sa tombe pour se jeter entre
    les deux futurs conjoints.

    Vous ne comprenez pas!...

    Eh bien, apprenez, ma pauvre amie, que ce Jean Labarou dont le fila
    courtise votre fille Suzanne n'est autre que Jean Lahoulier, qui tua
    votre mari, par pure rancune, dans l'auberge des Mathurins Sales,
    sur le port de Saint-Pierre, il y aujourd'hui douze ans et quelques
    semaines...

    Mon devoir est fait. Que Dieu vous donne la force de ne pas faillir
    au votre,

    ROBERT QUETLIVEN.

--Cette lettre est une infamie! s'ecria Jean Labarou,--a qui nous
conserverons ce nom, comme lui le porta toujours, du reste.

--Quoi! ne dit-elle pas la verite? riposta la veuve.

--Sur ce point seulement: que c'est bien ma main qui a tue Pierre Noel!
Mais c'est dans le cas de legitime defense, apres avoir use de tous les
moyens de persuasion pour l'apaiser, apres avoir subi patiemment toutes
sortes d'injures.... Encore, quoique abime par sa langue mechante,
j'aurais patiente, je serais sorti, sans ce traitre coup de couteau qui
me fit voir rouge.... Mon bras a frappe, mais ma volonte n'y etait pour
rien. C'est la douleur physique, produite par l'horrible blessure recue
sans m'y attendre, qui est cause du malheur arrive.... Voyez, femme!....
J'en porterai les marques toute ma vie!

Et, retroussant la manche de son habit, Labarou montra a la veuve son
avant-bras nu ou deux cicatrices indelebiles tranchaient, par leur
blancheur livide, sur le ton bruni de la peau.

La veuve ouvrit de grands yeux et fit un geste.

Jean Labarou rabattit sa manche et continua:

--Ah! Yvonne, comme j'ai regrette ce fatal moment d'oubli, ce mouvement
involontaire qui poussa ma main armee droit au coeur de mon ami, Yvonne,
vous le savez, en depit de ses defauts!--Mais il est des instants, dans
la vie humaine, ou la chair se revolte contre l'esprit, ou le nerf est
plus prompt que la volonte.

J'ai subi les consequences de ce reveil intermittent de la bete dans
l'homme....

Suis-je donc si coupable, apres tout?

La veuve ne repondit pas, tout d'abord.

Elle se calmait. Elle paraissait ebranlee.

L'homme qui lui parlait, elle l'avait connu jadis. Jeune et bon, plein
d'honneur, incapable de deguiser la verite.

Les annees en blanchissant sa tete en avaient-elles fait un menteur et
un lache?

C'etait impossible.

Le mensonge, dans la bouche d'un coupable, n'a pas de ces accents emus
qui vont au coeur; la parole, non appuyee d'une conviction chaleureuse,
ne saurait arriver au plus intime de l'etre, comme la voix do Jean
Lehoulier l'avait fait.

Au fond de son coeur, elle sentait se reveiller, pour l'homme d'honneur
incline devant elle sous le poids d'un souvenir bien malheureux, mais
non coupable, cette indulgence attendrie qu'eprouvent les gens murs
lorsqu'en fouillant dans les cendres du passe, il leur arrive d'en voir
quelque etincelle non encore eteinte....

Relevant enfin la tete, elle regarda Jean Lehoulier bien en face et dit
d'un ton tres calme:


[Illustration: La veuve ouvrit de grands yeux et eut un geste.]


--Jean Lehoulier je vous crois!.... Les choses ont du se passer comme
vous les racontez....

--Merci, Yvonne! Merci pour nos enfants qui s'aiment, interrompit le
pere d'Arthur.

--.... Mais, continua la veuve, si je vous crois, moi, d'autres
feront-ils comme je fais? Mes fils, que vont-ils penser?... Ma fille,
elle-meme....

--C'est juste, voisine: vous voulez des preuves?

Songez, Jean, que Robert Quetliven ne m'a pas ecrit de Saint-Pierre
meme.

--Et d'ou vous a-t-il donc ecrit, Yvonne?

--D'ici meme.

--D'ici?.... Il est donc venu?

--Ne le saviez-vous pas?

--Je savais que quelqu'un de la-bas est, en effet, debarque, il y a une
quinzaine de jours, en compagnie de votre fils Thomas et de mon neveu
Gaspard. C'etait donc lui?

--C'etait lui; et c'est apres une longue conversation sur le malheureux
evenement qui a divise nos deux familles, que nous en sommes arrives a
la decision qu'il m'ecrirait cette lettre... "Avec ce papier, disait-il,
vous n'aurez aucune difficulte a convaincre votre voisin qu'une alliance
est impossible entre les Noel et les Lehoulier."

--En effet, madame, les choses se fussent-elles passees comme ce
Quetliven les arrange,--pour un but que je ne devine pas bien
encore,--que je serais le premier a dire a mon fils: "Embarque-toi, mon
gars, et va un peu la-bas faire ton tour de France."

"Mais je ne veux pas que cet enfant souffre a cause de moi.... Aussi,
prevoyant ce qui allait arriver, ai-je pris mes precautions.... Le
missionnaire qui doit nous visiter cet automne,--c'est-a-dire dans un
mois au plus,--vous apportera la preuve que les choses se sont bien
passees telles que je viens de les raconter.

--Et cette preuve?....

--Ce sera le temoignage du mort lui-meme!

La-dessus, Jean Lehoulier salua respectueusement la veuve de Pierre Noel
et se retira.



XII

OU GASPARD EPROUVE UNE SURPRISE DESAGREABLE

Cette journee devait etre fertile en evenements.

On eut dit vraiment que Cupidon essayait un arc nouveau et des fleches
dernier modele, faisant des blessures incurables.

Vers le milieu de la traversee de la baie, Jean Labarou croisa, a
quelques arpents de distance, un canot d'ecorce, a la fois solide
et leger, qu'une jeune fille "pagayait" avec une surete de main
incomparable.

--Mais c'est Mimie! se dit le pere, un peu etonne.

Puis, mettant les deux; mains autour de sa bouche pour mieux diriger sa
voix, il hela:

--Ohe! la, du canot!

--C'est vous, pere?.... repondit-on, pendant que l'aviron
s'immobilisait, appuye sur le plat-bord.

--Oui, c'est moi. Ou vas-tu, comme cela, toute seule, dans cette
coquille de noix?.... Ce n'est guere prudent!

--Oh! soyez tranquille, pere: je reviendrai tout a l'heure saine et
sauve. Je vais voir seulement si ce galopin de Wapwi n'est pas quelque
part par la....

--Je ne l'ai pas vu. D'ailleurs, je parierais un beau trois-mats contre
un mechant "sabot" de Quimper, en Bretagne, que ce n'est pas Wapwi qui
te fait courir la haie.

Les deux embarcations s'etaient; rapprochees.

Aussi la jeune mariniere put-elle repondre en baissant la voix:

--Vous gagneriez, pere.... Ne parions pas. C'est a Gaspard que j'en
ai.... Oh! une toute petite surprise que je veux lui causer! Mais il
faut que je mettre la main dessus, d'abord, et, pour cela, on a besoin
de se lever matin, vous le savez....

--Tu me dis cela d'un air drole, petite Mimie! Que se passe-t-il
donc?.... Serais-tu mecontente de ton cousin, ma fille?... Est-ce qu'il
te ferait des _traits_, par hasard?

Et Jean Labarou, malgre ses propres preoccupations, jeta un long regard
sur le beau et pale visage de sa fille.


[Illustration--Ohe! la du canot, cria Jean Labarou.]

Un double eclair jaillit des yeux de Mimie, qui se contenta de dire:

--Peut-etre!.... Mais laissons la Gaspard et parlons un peu de mon frere
Arthur.--Vous avez vu Mme Noel?

--Oui.... Nous nous sommes expliques.... Tout ira bien de ce cote-la,
j'espere. Nous en causerons avec ta mere.

--Ah! que je suis contente, petit pere!.... Ce pauvre Arthur, il me
faisait tant pitie avec son gros chagrin!.... Allons! puisque c'est
comme ca, je me sauve vite, pour revenir encore plus vite. Bonjour,
pere. A tantot!

--A tout a l'heure, ma fille.

Chaloupe et canot reprirent leur course en sens contraire et ne
tarderent pas a se trouver hors de portee de la voix.

La chaloupe traversa en ligne directe et s'en alla prendre terre a son
petit havre accoutume, pres de l'habitation Labarou.

Quant au canot, au lieu de poursuivre sa course dans la direction du
Chalet, qui lui faisait face, il obliqua vers le nord, longeant la rive
surelevee, toute enguirlandee de frondaisons touffues, qui trainaient
jusque dans la mer, et disparut tout a coup au fond d'une petite anse,
rendue invisible par les rameaux epais entre-croises en voute a quelques
pieds de la surface de l'eau.

Une fois la, plus rien!

Gens de mer et gens de terre eussent ete bien empeches de denicher
l'embarcation et son capitaine enjuponne.

Mimie Labarou attacha son esquif a une branche de saule et attendit,
debout, fouillant de ses grands yeux bleus tout remplis d'eclairs la
saulaie bordant la rive.

Quoique fort epais a hauteur d'homme, ce rideau d'arbustes, depourvu de
feuillage a quelques pouces du sol, permettait au regard de penetrer
jusqu'au Chalet des Noel, a deux ou trois cents pieds de la.

Pendant une dizaine de minutes, la jeune fille demeura ainsi immobile,
les yeux fixes dans la meme direction.

La demeurait sa rivale,--celle qui, tout en etant fiancee d'Arthur, n'en
menacait pas moins son bonheur, a elle.

Car Mimie le sentait bien, Gaspard lui echappait insensiblement.... Un
magnetisme etrange l'attirait de ce cote de la baie.... En depit de ses
protestations d'amour, des ses elans passionnes, de ses serments meme,
quelque chose de vague semblait paralyser la langue de son cousin....
Ils ne se parlaient plus avec le meme abandon.... Les querelles
surgissaient a propos de tout et de rien.... Bref, Mimie etait deja
assez femme, pour deviner que le coeur de son amoureux n'allait pas
tarder a lui glisser entre les doigts, si elle n'y mettait bon ordre.

Et elle se sentait vraiment de caractere a le faire, l'indolente mais
energique Mimie!

Voila pourquoi, secouant enfin son apathie, elle etait entree, ce
matin-la, sur le sentier de la guerre.

Wapwi, prevenu des la veille, devait la rejoindre, aussitot libre.

C'est lui qu'attendait donc la jeune fille.

Une demi-heure s'ecoula.

Les coqs chantaient pres de l'habitation des Noel, et les oiseaux
prenaient leurs ebats a travers la saulaie.

Mais, de voix humaines, point.

Tout semblait dormir.

Soudain, un bruit leger se fit dans le feuillage, une respiration rapide
haleta aux oreilles de la guetteuse, et Wapwi encadra sa face cuivree
entre deux rameaux doucement ecartes, a deux pouces au plus de son
oreille.

--Tante Mimie, dit-il rapidement, ne bougez pas, ne parlez pas; il
vient!

--Ah! C'est toi.. petit sauvage!... On n'arrive pas de pareille
facon,... m'as fait une peur!

Effectivement etait toute transie, la pauvre fille. Mais, se remettant
aussitot:

--Tu l'as vu?

--Je le suis depuis tantot.

--D'ou vient-il?

--Il espionne petite mere Noel.--Il est mechant l'oncle Gaspard.

--Ainsi c'est pour cette fille qu'il court les bois du matin au soir?
dit amerement Mimie, sans relever la derniere observation.

Wapwi fit un haut-le-corps qui voulait dire clairement: "Dame, tu devais
bien t'en douter!"

Puis pretant un instant l'oreille, il saisit le bras de sa compagne:

--Chut! fit-il, les voila tous deux!

--Je veux voir et entendre.

Et la jeune fille, aidee du petit sauvage, sauta aussitot sur la berge
de la saulaie, tres epaisse a cet endroit de la rive, et fit quelques
pas a travers l'enchevetrement de la vegetation.

Puis Wapwi, qui servait de guide, s'arreta et se blottit derriere un
gros hallier, invitant, par une pression energique de la main, sa
compagne a l'imiter.

Le sentier, conduisant des chutes au Chalet, passait a quelques pieds de
la.

Deux voix, l'une railleuse et claire, l'autre suppliante et sourde,
alternaient dans le silence environnant.

--Ainsi, disait la voix railleuse, cette belle passion vous est venue
comme cela tout d'un coup, en apprenant ce que vous appelez mon
malheur?....

--Ne riez pas, Suzanne!... repliquait l'organe funebre,--celui de maitre
Gaspard,--quand je vous ai vue, vous si belle, courir ainsi vers une
destinee terrible, j'ai tremble pour vous, d'abord; puis la pitie m'est
venue.... Et, comme de la pitie a l'amour il n'y a qu'un pas, je l'ai
vite fait ce pas....

--Vous avez de si bonnes jambes, monsieur Gaspard!

--Avez-vous le courage de rire en un pareil moment?

--En verite, je devrais plutot pleurer, peut-etre? Le fait est, futur
cousin, que si reellement un ruisseau de sang me separait, comme vous
l'affirmez, de mon fiance Arthur, je n'aurais pas, moi, la jambe assez
longue pour le franchir. Mais, tranquillisez-vous, monsieur Gaspard,
votre ruisseau de sang n'est qu'un tout petit filet, que beaucoup
d'amour et de foi chretienne effaceront bien vite....

--Ce serait une horreur, Suzanne, une alliance entre bourreau et
victime!

--La! la! monsieur Gaspard, ne faites pas tant de zele et laissez-nous
mener notre barque a notre guise. Quant a votre amour si desinteresse et
si charitable, gardez-le pour ma belle-soeur, cette chere Mimie, qui le
merite bien plus que moi.

--C'est la votre dernier mot, mademoiselle? fit Gaspard menacant.

--C'est mon dernier mot, monsieur!

--Peut-etre changerez-vous d'avis bientot...

--Que voulez-vous dire?

--Rien autre que ce que je dis, Suzanne Noel. Sur ce, je voua souhaite
le bonsoir.

--Adieu, monsieur.

Gaspard fit un pas pour s'eloigner. Mais il avait encore une vilenie sur
le coeur:

--A propos, dit-il en persiflant, je ne veux pas, vous savez, que mon
cousin vous donne mon nom de Labarou, qui est un nom honnete, celui-la.
C'est madame Lehoulier, entendez-vous,--un nom tache du sang de votre
defunt pere,--que vous vous appellerez, une fois mariee.

--Mechant! murmura Suzanne avec degout.

--Canaille! cria une autre voix, eclatante celle-ci, qui fit tressaillir
Gaspard.

Et, avant qu'il eut eu le temps de se reconnaitre, Euphemie Labarou, ses
beaux cheveux crepes flottant sur le cou, ses grands yeux bleu d'acier
etincelants, tombait debout devant lui.

--Mimie! s'ecria Gaspard, reculant d'un pas.

--Et bien, oui, c'est moi!.... Repete un peu ce que tu viens de dire,
grand lache!

Et, comme le cousin ahuri ne desserrait plus les dents, Euphemie
Labarou, se retournant vers Suzanne, lui dit en lui prenant les mains:

--Mademoiselle Suzanne, c'est ma sainte patronne, a coup sur, qui m'a
conduite ici.... Je ne vous aimais pas beaucoup; j'avais dea preventions
contre vous, a cause de ce garnement-la... Mais, maintenant que je vous
ai vue, et surtout entendue, je vais vous cherir comme une soeur.--Le
voulez-vous?

Pour toute reponse, Suzanne se jeta dans les bras de Mimie, et les deux
jeunes filles s'embrasserent plusieurs fois.

Ce qui provoqua chez Wapwi un tel sentiment de plaisir, que le petit
sauvage se prit a pirouetter sur les mains et les pieds, comme un vrai
clown de cirque.

Gaspard seul ne prit aucune part, cela se concoit, a l'allegresse
commune. Il fit meme mine de s'eloigner. Mais Mimie le cloua net sur
place, en disant d'un ton qui n'admettait pas de replique:

--Gaspard, ne t'avise pas de te sauver.... Je t'emmene avec moi, tu
sais!

Et tel etait l'etrange magnetisme exerce par cette singuliere fille, que
le cousin courba la tete, sans meme repliquer.

Il est vrai qu'un eclair de fureur, aussitot reprime, illumina un
instant ses traits durs.

Mais personne ne s'en apercut, car les jeunes tilles echangeaient leurs
adieux.

--Ne vous preoccupez de rien, Suzanne, disait Euphemie Labarou.... J'ai
rencontre mon pere, tout a l'heure, sur la baie.... Il revenait d'une
entrevue avec votre mere....

--Vraiment? interrompit l'autre.

--Et il m'a dit, continua Mimie: "Tout ira bien!"

--Il a vu ma mere: ah! que je suis heureuse!

--Esperons, Suzanne, et au revoir!

--Oui, petite soeur, au revoir!

Euphemie et Gaspard se dirigerent vers le canot, sans echanger une
parole.

Gaspard s'etendit nonchalamment a l'avant, laissant a la capitaine Mimie
le soin de manier l'aviron.

Quant a Wapwi, avant de retenir par la passerelle, en haut des chutes,
il voulut prendre conge a sa facon de Mlle Noel,--c'est-a-dire en
frottant la main de la jeune fille contre sa joue.

Mais Suzanne le dispensa de ce ceremonial abenaki, en lui donnant tout
bonnement deux gros baisers, bien retentissants, sur les joues et lui
disant:

--Va, cher petit, vers ton maitre, et raconte-lui ce que tu as vu.

--Oui, petite mere; et Wapwi lui dira aussi que tu as embrasse un....
sauvage.

Cela dit, Wapwi, tout fier de son esprit, detala en riant
silencieusement.

Suzanne fit de meme, mais avec moins de retenue.

Elle riait encore en arrivant au Chalet.



XIII

LE GUET-APENS ORGANISE

Tout dormait chez les Labarou.

La nuit, faiblement eclairee par un mince croissant de lune, etait
sonore,--si l'on peut employer ces deux mots pour rendre le grand
silence de la nature endormie, traverse seulement par le monotone
mugissement des cataractes.

Deux heures venaient de sonner.

La fenetre d'une sorte d'appentis, adosse au mur d'arriere de la maison,
s'ouvrit doucement, et une tete brune, coiffee d'une casquette de
loup-marin, surgit de l'entre-baillement.

Cette tete tourna a droite, tourna a, gauche et se dressa meme en l'air,
inspectant, ecoutant, se rendant compte enfin de tout ce qui pouvait
tomber sous deux de ses sens principaux: la vue et l'ouie.

Satisfait en apparence de son investigation, le proprietaire de la
susdite,--maitre Gaspard, s'il vous plait,--mit un pied sur l'appui de
la fenetre et, fort legerement, ma foi, sauta au dehors, sur le gazon.

Puis il referma silencieusement la fenetre et s'eloigna a pas de loup.

Arrive pres d'un hangar, servant de remise pour les agres, seines a
peche, outils de charpentier, etc., notre homme y penetra, pour en
sortir aussitot avec une hache et une _egohine_.

Puis jetant un dernier coup-d'oeil sur l'habitation plongee dans le
sommeil, il partit d'un pas releve, courbant le dos, se faisant petit
comme un malfaiteur.

Une fois sous bois, loin de toute oreille indiscrete, Gaspard se
departit un peu de sa rigidite habituelle, ou plutot il releva son
masque.

Dans la foret, il etait chez lui, et les sapins a aspect de saules
pleureurs devenaient ses confidents.


[Illustration:--Mimie! s'ecria Gaspard, reculant d'un pas.]

-Nom de nom--de nom--d'une vieille baleine morte de la pituite!....
grommelait-il, en voila une journee pour toi, mon vieux Gaspard!... Tes
plans dejoues!.... Un voyage aux Iles pour rien, l'oncle Jean devenu un
petit saint aux yeux de la mere Noel, et, par-dessus tout, toi, vieille
bete, surpris comme un ecolier en flagrant delit de trahison amoureuse
par cette infernale Mimie, a qui le diable.... ou moi tordrons le cou un
de ces jours!... Voila, ton bilan, mon bonhomme!

Et, courbant la tete, Gaspard se rememorait les desastres subis la
veille, en ce jour marque d'une pierre noire.

--Oh! cet Arthur, grommelait-il, quel obstacle dans mon chemin!... S'il
n'etait pas la, Suzanne m'aimerait, peut-etre! Oui, elle finirait par
m'aimer, a coup sur.... J'en ferais tant pour elle!... Je braverais les
coleres du Golfe: le vent, la mer, la foudre, n'importe quoi!... J'irais
lui tuer des ours jusqu'a la baie d'Hudson, pour le seul plaisir de lui
en offrir les peaux....

[Illustration: Couche a plat-ventre, Gaspard scia la surface de la
passerelle.]

Mais il y a Arthur, le fils de mes bienfaiteurs.... Mes
bienfaiteurs!.... He! qu'est-ce qu'ils ont donc tant fait pour moi,
apres tout, cet oncle et cette tante?.... Est-ce que je ne leur rends
pas cent fois, en travail, le pain que je mange a leur table?

Quant a Arthur, parlons-en de ce mignon, de ce prefere pour qui rien
n'est trop bon!....--"Arthur, prends garde a ceci, prends garde a
ca!.... Ne va pas attraper une fluxion par ce brouillard humide!....
Laisse ton cousin porter ce fardeau: c'est trop pesant pour toi!....
Gaspard, mon garcon, veille bien sur lui; il est si delicat!"....--Voila
les recommandations que j'entends tous les jours.

J'en ai assez!.... J'en ai trop!.... L'ai-je un peu ronge, mon frein,
depuis des annees!.... Un orphelin, un enfant sans pere ni mere, ca
ne compte pas!.... Trop heureux quand on ne le laisse pas crever de
faim!...

Et le malheureux, ingrat et lache, prenait ainsi plaisir a se forger des
griefs imaginaires contre ses parents adoptifs, dans l'espoir d'endormir
sa conscience et de colorer de pretextes trompeurs le sinistre projet
qu'il allait accomplir!

Il marchait toujours, cependant.

Le bruit des chutes grandissait, s'enflant des echos prolonges qui
roulaient dans la vallee de la Kecarpoui.

Bientot, ce fut un tonnerre ininterrompu et tres impressionnant, par une
nuit comme celle-la.

Gaspard, apres avoir gravi diagonalement la pente douce des premiers
contreforts de la masse montagneuse, venait de deboucher sur la rive
droite de la Kecarpoui.

Devant lui, mais bien plus bas, le tronc d'arbre servant de passerelle
laissait trainer dans l'eau tourbillonnante l'extremite des branches de
sa face inferieure....

Au-dela du torrent, le cap du Rendez-Vous,--ainsi baptise par l'amoureux
jaloux lui-meme,--dressait ses hautes assises, herisses de buissons de
sapins et couronne de coniferes epais.

Le premier regard du nocturne visiteur fut pour la passerelle; le second
pour le plateau.

--C'est la qu'ils viendront, au petit-jour,--se dit-il avec rage,--se
moquer de ce pauvre Gaspard, enleve hier par une jeune fille contrefaite
Car elle l'est, Contrefaite, cette infernale Mimie, en depit de son beau
visage!.... Quelle humiliation, tonnerre de Brest!... et comme j'ai du
paraitre sot aux yeux de la fiere Suzanne!.... Ah! mademoiselle Mimie,
que vous allez donc me payer cher ce triomphe d'une heure et cet
ascendant, aussi ridicule qu'inexplicable, qui fait de Gaspard Labarou
un petit garcon craintif quand vous etes la!.... Aujourd'hui, fiere
Mimie,--que dis-je? dans quelques heures,--"vos beaux yeux vont
pleurer", comme dit la chanson de Malbrough; le cadavre de votre frere,
broye dans les chutes, ira peut-etre s'echouer devant votre porte, a
moins que ce ne soit en face du chalet de sa fiancee!....

Ici, Gaspard, tout en se disposant a s'engager sur la passerelle, parut
avoir reellement sous les yeux le spectacle des deux femmes au desespoir
contemplant un corps sans vie.

Et cette vision au lieu de le taire revenir sur une decision infernale,
l'affermit au contraire dans son projet.

--Allons! fit-il avec une sombre resolution, c'est dit!.... Un quartier
de roc, comme j'en vois un, la, dans le lit de la riviere, aura roule
du haut du cap et fele le tronc d'arbre, pendant la nuit. Ce sera un
accident, du reste. A l'oeuvre, Gaspard: il ne faut pas que la belle
Suzanne appartienne a un autre que toi. Non, cela.... Plutot la mort!

Et, resolument, il gagna le milieu de la passerelle.

Arrive la, il deroula de sa ceinture une longue ficelle, armee d'un
plomb de sonde a l'une de ses extremites.

Laissant tomber le plomb dans un remous, ou l'eau ne faisait que tourner
en cercle, il mesura exactement la distance entre le fond solide et la
passerelle.

Puis, faisant un noeud a la ficelle, il revint sur ses pas.

Cherchant alors des yeux autour de lui, il avisa bientot une jeune
et mince epinette, haute d'une vingtaine de pieds, qu'il abattit et
ebrancha avec sa hache.

Il la coupa a la longueur voulue, apres avoir pris ses mesures sur sa
ficelle.

Puis il regagna le milieu du tronc d'arbre.

Plongeant alors un des bouts de la perche, preparee un instant
auparavant, dans l'eau du torrent, il assujettit l'autre sous la
passerelle, comme un pilotis.

--Comme cela, dit-il, je ne serai pas expose a ce que ce maudit pont se
rompre sous mon propre poids, pendant que je serai a la besogne.

Enfin commenca l'oeuvre infernale.

Couche a plat-ventre, Gaspard scia avec son _egohine_ la face de la
passerelle regardant l'eau, ne laissant intacte qu'une epaisseur
suffisante pour empecher l'arbre de se rompre par son seul poids.

Puis, revenant en arriere, il contempla son travail.

Rien n'etait visible, naturellement.

Le mince trait de scie disparaissait completement aux regards, a
quelques pieds de distance.

Quant au pilotis protecteur, il avait disparu dans le cousant aussitot
que le poids du sinistre ouvrier eut cesse de faire peser la passerelle
sur lui.

Tout allait bien.

Le guet-apens etait superieurement organise.

L'oeuvre de mort allait reussir!

Gaspard Labarou eut un sourire de demon et reprit le chemin de son lit,
disant:

--Maintenant, mon tourtereau, tu peux aller rejoindre, ta tourterelle.
Seulement, tu n'en reviendras pas!



XIV

DANS LE TORRENT

Au petit jour,--c'est-a-dire vers six heures environ,--un jeune homme
a l'air eveille, a la mine joyeuse, suivi d'un gamin d'une quinzaine
d'annees, escaladait les pentes rocheuses et maigrement boisees qui
servent d'arriere-plan a la baie de Kecarpoui.

Les deux promeneurs se dirigeaient vers la passerelle.

C'etait Arthur Labarou, flanque de l'inseparable Wapwi.

Tous deux paraissaient de fort bonne humeur et devisaient gaiement.

La matinee etait belle; les oiseaux chantaient; le soleil, d'un beau
rouge-feu, repandait sur le paysage cette clarte douce des premieres
heures du jour, tiedissant a peine la fraicheur balsamique emanee,
pendant la nuit, des arbres resineux de la foret.

--Petit, la vie est bien belle parfois! disait Arthur.

--Oui, oui, bonne, la vie, le matin, quand il fait soleil!....
repliquait l'innocent Wapwi.

--Enfant!.... tu ne vois, toi, que par les yeux de la tete. Mais, moi,
c'est par les yeux du coeur que je regarde en ce moment, et je vois de
bien jolies choses, va!

Wapwi, un peu etonne, promenait sa vue percante tout autour de lui: sur
les croupes des collines mouchetees de verdure, sur le vaste golfe ou le
roi de la lumiere jetait une poussiere d'or et jusque dans les gorges
sinueuses de la riviere, d'ou montaient lentement des brouillards
irises.

Il n'apercevait que le panorama accoutume, qui valait certes bien la
peine d'etre admire, mais qui ne l'emouvait pas autrement, l'ayant eu
tant de fois sous les yeux.

De guerre lasse, il se resigna a garder le silence et a s'avouer
que "petit pere" Arthur etait bien mieux doue qu'un enfant abenaki,
puisqu'il possedait deux jeux d'organes visuels: l'un en dehors, l'autre
en dedans.

Le jeune Labarou observait, en souriant, le travail d'esprit auquel se
livrait son compagnon.

Voyant que celui-ci n'arrivait a aucun resultat et ne comprenait
toujours pas, il lui dit, en lui tapant legerement sur la joue:

--C'est inutile, petit, ne cherche plus: tu ne trouveras rien, etant
trop jeune pour avoir eprouve le sentiment qui me fait voir tout en beau
grace aux yeux de mon coeur: cela s'appelle l'amour!

--L'amour! l'amour! repeta l'enfant. C'est donc ca, petit pere, que tu
as dans le coeur pour petite mere?

--Justement, mon fils! Tu y es! s'ecria Arthur, riant cette fois tout de
bon.

--Wapwi aussi l'aime bien, mere Suzanne! dit entre haut et bas
l'enfant: elle a mis sa bouche couleur de rose sur les joues d'un petit
sauvage.... Bonne, bonne, petite mere Suzanne!

--Oh! oui, va! fit chaleureusement l'amoureux Arthur: bonne autant que
belle!

Puis il ajouta, songeur:

--C'est drole, tout de meme.... Cet enfant aime reellement Suzanne
autant que je l'aime moi-meme.... Seulement, ce n'est pas comme moi!

Ainsi devisant, les deux promeneurs arriverent a la passerelle.

Tout y etait en ordre ou, du moins, paraissait tel.

Mais, au-dessous, le torrent, grossi par les pluies de quelques jours
auparavant, avait les allures desordonnees d'une veritable cataracte.

Les basses branches du tronc de sapin couche en travers trempaient dans
le courant, qui leur imprimait un mouvement de va-et-vient regulier,
quoique assez inquietant.

Pour le quart-d'heure, Arthur se moquait bien de ces oscillations!

Ayant leve les yeux vers la cime du cap, en face, il avait entrevu un
mouchoir blanc agite par une main de femme....

En avant donc!

Il s'elanca....

Mais il n'avait pas fait la moitie du trajet, que la passerelle se
rompit par le milieu et s'abima dans le torrent.

Deux cris dominerent un instant le tapage des eaux heurtees: l'un
pousse par une voix de femme,--cri de terreur! l'autre par un organe
masculin,--clameur d'agonie!

Puis... l'eternelle chanson des chutes!

Les voix humaines s'etaient tues.

Le gouffre entrainait sa victime.

Ou etait donc Wapwi, le devoue enfant des bois?

Allait-il laisser, perir son maitre, sans tenter un effort pour le
sauver!

Nous allons bien voir....

Wapwi avait recu l'ordre d'attendre, sur la rive droite, le retour de
son compagnon.

Il etait donc la, le suivant des yeux, au moment ou la passerelle
"'effondra, et, chose singuliere, a l'instant precis de la catastrophe,
il pensait justement a la possibilite d'un accident de cette nature.

Dire qu'il n'eut pas une seconde d'emotion terrible serait conraire a la
verite.

Affirmer absolument aussi qu'il fut pris par surprise, en voyant le
tronc d'arbre se rompre, ne rendrait pas, non plus, exactement son etat
d'ame....

Nous dirions presque qu'il s'y attendait,--ou du moins que son
instinct de sauvage l'avertissait que quelque evenement imprevu allait
arriver,--si nous pouvions analyser une sensation aussi vague, un
pressentiment aussi rapide, que celui qui l'etreignit soudain au moment
ou Arthur mettait le pied sur la maudite passerelle.

Domine par ce singulier pressentiment, il avait jete un rapide coup
d'oeil en aval, dans la direction de la plus prochaine chute, a deux
arpents au plus de distance.

Et c'est justement a ce qu'il pourrait faire, en cas d'accident, que
pensait le jeune Abenaki, lorsque l'evenement redoute eut lieu.

Sans meme pousser un cri, il prit sa course du cote de la chute, cassa
en un tour de main une longue gaule de frene, devala sur le flanc
escarpe de la rive et se trouva,--Dieu sait par quel miracle
d'adresse!--sur une etroite corniche a fleur d'eau, saillant de quelques
pouces en dehors de la muraille a peine declive qui endiguait le
torrent, un peu en haut de la courbe formee par la nappe d'eau tombante.

La riviere, en cet endroit, avait bien une cinquantaine de pieds de
largeur; mais, comme elle taisait un leger coude vers l'est, le courant
portait naturellement du cote ou se tenait Wapwi, et l'enfant pouvait
esperer que son maitre passerait a portee d'etre secouru.

C'est, en effet, ce qui arriva.

Retarde dans sa marche par ses branches qui grattaient le lit du
torrent, le troncon d'arbre, qu'heureusement Arthur avait pu saisir
en tombant, n'avancait que par bonds et en executant une serie de
mouvements giratoires, qui rapprochaient le naufrage tantot d'une rive,
tantot de l'autre.

A une dizaine de pieds de la corniche ou se tenait Wapwi, Arthur se
trouva, pendant quelques secondes, a portee de saisir la perche tendue a
bout de bras...

--Prends, petit pere! cria Wapwi, et ne tire pas trop fort, si tu ne
veux pas m'entrainer a l'eau.

Arthur saisit machinalement la perche et se laissa glisser de son
epave...

Dix secondes apres, il etait dans les bras de Wapwi, sur l'etroite
corniche.

Au meme instant, ce qui restait de la passerelle s'abimait dans la
chute...

La premiere pensee du jeune Labarou fut de jeter vers le ciel un regard
de reconnaissance; mais sa seconde, assurement, fut pour son jeune
sauveur.

Il le serra dans ses bras, comme une mere eut fait pour son enfant.

--Mon petit Wapwi, lui dit-il en meme temps, tu m'as sauve la vie!....
Sans toi, sans ton courage intelligent, je serais la, dans l'abime
creuse par la chute!.... Desormais, c'est entre nous a la vie a la
mort,--souviens-toi de cela!

Wapwi, les yeux etincelants de plaisir, frotta son front sur les mains
du "petit pere".

Cette naive caresse exprimait, dans l'idee du petit Abenaki, le comble
du bonheur.

Mais, soudain, la figure de Wapwi changea d'expression.... Ses yeux
s'agrandirent.... Son bras se dirigea du cote de l'est....

--Petite mere Suzanne! dit-il.

Arthur regarda.

Dominant d'une vingtaine de pieds le torrent dechaine, un enorme rocher
se dressait a pic sur la rive gauche, en face; et, sur ce socle geant,
une blanche statue de femme, les bras et les yeux leves vers le ciel,
semblait lui adresser une fervente action de grace.

Nous disons: _statue!...._ Et elle en avait bien l'air, cette jeune
fille agenouillee dans une immobilite en quelque sorte hieratique, les
cheveux en desordre et pale comme une morte, laissant monter, elle, la
vierge mortelle, l'ardente reconnaissance de son coeur jusqu'aux pieds
de la Vierge immortelle!....

Tres emu le jeune homme la contemplait, n'osant parler, comme s'il eut
craint de troubler quelque mystique incantation.

Suzanne s'etant relevee, il lui cria:

--Merci, merci, Suzanne!.... Mais ne restez pas la!.... Je tremble pour
vous!.... Retournez la-bas!

Et il lui indiquait la direction du Chalet.

La "statue" s'anima, et un blanc mouchoir s'agita dans ses mains. Mais
ses paroles n'arriverent point jusqu'aux naufrages, a cause du fracas
des eaux.

Elle fit un dernier geste d'adieu et disparut au milieu des sapins.

Quant a Arthur et son sauveur, ils escaladerent, non sans peine, la
berge a pic et reprirent, eux aussi, le chemin de la maison paternelle.

Le guet-apens avait rate!



XV

OU WAPWI COMMENCE A AVOIR LA PUCE A L'OREILLE

Comme on le pense bien, la chose fit du bruit dans Landerneau,--nous
voulons dire dans Kecarpoui.

Bien que le naufrage lui-meme se montrat tres sobre de commentaires,
et surtout de suppositions, on n'en construisit pas moins, grace a
l'imagination des femmes, un drame des plus noirs ou les pauvres
sauvages de la cote jouaient le vilain role.

C'est Gaspard qui emit le premier cette idee....

N'avait-il pas, les jours precedents, decouvert des pieges et des
trappes, tendues ci et la dans la savane, par des mains inconnues?

Qui donc venaient chasser si pres des deux seules familles blanches de
la baie, sinon les Micmacs du detroit de Belle-Isle?

Et, d'ailleurs, a l'appui de cette these, ne pouvait-on pas supposer que
les parents de Wapwi, irrites de l'enlevement de leur petit compatriote,
rodaient autour de l'etablissement francais, dans le but de reprendre
leur bien?....

A cela Arthur repondait, en haussant les epaules:

--Laisse-nous donc tranquilles, toi, avec tes histoires!.... Tu sais
bien que Wapwi n'a pas de parente micmaque, puisqu'il est Abenaki et
vient du sud!....

--D'accord; mais il y a sa belle-mere,--sa belle-mere inconsolable!

Et Gaspard riait d'un petit rire sonnant faux.

--Oh! la! la!... cette grande guenon qui battait son beau-fils a coup de
trique, comme s'il eut ete un simple mari?.... En voila une femme pour
se faire du mauvais sang a cause qu'il est parti!

--He! bon Dieu, c'est peut-etre leur facon d'aimer, a ces brigands-la!


[Illustration: La passerelle se rompit et a'abima dans le torrent.]


--Les vraies meres, je ne dis pas.... Mais la veuve du pauvre vieux que
nous avons ensable la-haut, dans la savane, doit avoir d'autres soucis
que de courir apres un enfant qu'elle haissait comme peste.

--Alors, c'est par pure mechancete qu'ils ont fait le coup,--si
toutefois quelqu'un a touche a la passerelle.

--Pas mechants, pas mechants sans raison, les sauvages!.... murmura
Wapwi.

Gaspard regarda l'enfant avec des yeux mauvais;

--Toi, silence, petite vermine!.... Ne viens pas defendre tes amis.

--Gaspard! fit Arthur, elevant le ton.

--Eh bien, qu'est-ce qu'il y a?

--Laisse cet enfant: tu n'as que des mots durs pour lui.

--Faut-il donc se mettre la bouche en coeur pour lui parler?

--Il a sauve ma vie, Gaspard!

--La belle affaire!.... Puisqu'il se trouvait la, a point nomme.

--Quand tu y aurais ete toi-meme, je parie bien que tu ne serais pas
arrive a temps pour me harponner au passage, comme il l'a fait.

--Peut-etre!.. On ne sait pas....

Et le cousin ajoutait en lui-meme: "Ah! mais non, par exemple. Pas si
bete!"

Ces propos s'echangeaient sous l'auvent du hangar ou se serraient les
articles necessaires a la peche et ou se preparait le poisson destine a
etre encaque.

Ce hangar, assez vaste, etait divise en deux compartiments; l'un ou se
faisait la salaison, l'autre servant d'atelier de tonnellerie.

Une petite forge, munie de sa large cheminee, y etait attenante.

C'est dans cette derniere partie de l'edifice que se tenait le
plus souvent Wapwi, en qualite de souffleur du pere Labarou, le
maitre-forgeron.

Quant il n'etait pas a son soufflet, Wapwi ne quittait guere Arthur, a
moins que ce ne fut pour aider les deux femmes.

Car il ne se menageait point, l'agile enfant, et faisait tout en son
pouvoir pour se rendre utile.

Aussi il fallait voir comme tout le monde l'aimait dans la famille, a
l'exception toutefois de Gaspard, qui ne perdait jamais une occasion de
lui temoigner son aversion.

Quinze jours s'etaient ecoules depuis la catastrophe de la passerelle.

Peu a peu, le souvenir de cet etrange accident s'affaiblissait dans
l'esprit des interesses.

Arthur lui-meme n'y pensait plus, ou du moins semblait n'y plus penser.

Seul, un membre de la petite colonie en avait l'esprit occupe.

Et c'etait.... Wapwi.

Diable!... Pourquoi donc l'enfant se martelait-il la tete avec un
accident vieux de deux semaines?

Nous sommes force de faire ici un aveu, un bien penible aveu....

Wapwi--ce modele de gratitude, ce vase contenant la quintessence de
l'affection filiale,--Wapwi avait un defaut, un grand defaut:

Il etait chauvin!

On avait accuse, apres l'accident de la riviere, ses compatriotes
cuivres d'avoir organise ce guet-apens odieux, en faisant tomber un
enorme caillou, arrache des flancs du cap...

Wapwi voulait prouver la faussete de ce soupcon en retrouvant les deux
ou du moins l'un des bouts de la dite passerelle. Une fois en possession
de cette piece justificative, on verrait bien, oui ou non, si le tronc
de l'arbre avait ete scie ou s'il s'etait rompu sous un choc pesant.

Qu'il reussit a mettre la main sur ce simple morceau de sapin, et tout
de suite les soupcons etaient detournes pour se voir reporter sur le
veritable coupable, que Wapwi ne serait pas en peine de designer, le cas
echeant.

Voila a quoi, le jour et la nuit, songeait l'enfant.

Il avait bien fait des recherches des deux cotes de la baie, le long du
rivage.

Mais, sans doute, le courant de la riviere avait entraine au large les
deux bouts du tronc d'arbre encore garni d'une partie de ses branches,
car il n'avait rien trouve.

--Ils seront descendus jusqu'a Belle-Isle.... se disait Wapwi, ou bien
ils sont alle s'echouer sur le rivage de Terre-Neuve.... Il faudra que
j'aille par la, l'un de ces jours.

"Si je retrouve le sapin avec une cassure ordinaire, les sauvages ont
fait le coup.

"Mais s'il y a un trait de scie a l'endroit de la rupture, le
coupable... c'est... l'oncle Gaspard!

"Les sauvages ne trainent pas de scie avec eux, quand ils vont en
expedition.

"Au reste, il n'y a dans les bois, autour d'ici, ni Micmacs, ni
Abenakis, ni Montagnais. Les trappes que l'oncle Gaspard dit avoir
decouvertes pres de la riviere, Wapwi sait mieux que personne qui les a
tendues, puisque c'est lui-meme....:

"Il faut bien que la marmite de la mere Labarou soit fournie du gibier!"

Et, sur ce raisonnement tres juste, comme canevas, Wapwi brodait les
plus fantastiques fioritures.

Pour legende a ce travail d'imagination enfantine, il y avait ces mots:
je veillerai!

De l'autre cote de la baie, chez les Noel, les choses continuaient aussi
d'aller leur train ordinaire.

L'accident de la passerelle avait, sans doute, cause une vive alerte,
surtout dans l'esprit de Suzanne; mais on avait attribue la rupture a
une cause toute fortuite, comme la chute d'un caillou pesant plusieurs
tonnes.

Ainsi l'expliquait, du moins, Thomas, le chef de la petite colonie.

Quant a ce qui avait fait choir ce caillou, les avis etaient
partages....

Etaient-ce les pluies torrentielles des jours precedant la catastrophe
ou la main criminelle des sauvages?

Thomas accusait ces derniers, tout comme le faisait Gaspard.

Les autres opinaient pour une degringolade accidentelle.

Personne, on le voit,--pas plus a l'est qu'a l'ouest de la baie,--ne
soupconnait que la passerelle eut ete sciee malicieusement.

Telle etait la situation dans les premiers jours de septembre.

Ajoutons cependant qu'a l'est comme a l'ouest, chez les Noel, comme chez
les Labarou, certains remue-menage inusites, un branle bas general de
nettoyage, divers travaux de couture et autres preparatifs ayant une
signification enigmatique... laissaient prevoir que quelque evenement
memorable devait se passer sous peu.

En effet, le 15 septembre,--c'est-a-dire dans une dizaine de jours au
plus, une grande visite etait attendue....

Celle du missionnaire!

Or, a l'occasion de cette visite bisannuelle, le premier mariage entre
gens de race blanche serait celebre a Kecarpoui....

Celui d'Arthur Labarou et de Suzanne Noel!

Il avait bien aussi ete question d'unir Gaspard et Mimie.

Mais les deux fiances, d'un commun accord,--ou plutot
desaccord,--avaient remis la partie au printemps suivant.

Jusque la, il pouvait couler joliment de l'eau sous les ponts.



XVI

DEUX COMPERES

La goelette courait, babord amures, vers la cote, pendant qu'a droite
defilait rapidement le littoral tourmente de Terreneuve.

Bien qu'a une dizaine de milles de distance, la ligne boisee des pointes
et des baies, les saillies des caps, les taches sombres des forets se
dessinaient successivement, et avec une grande nettete, sur l'horizon de
l'est, a mesure qu'on avancait vers le nord.

Il etait sept heures du soir.

Thomas Noel, enveloppe d'un impermeable de grosse toile huilee et coiffe
d'un chapeau egalement a l'epreuve de l'eau, tenait la barre.

A ses cotes, la pipe aux levres et le regard obstinement fixe sur la
cote nord, un jeune homme, a l'air renfrogne et dur, etait debout,
gardant son equilibre en depit de la houle, par un simple mouvement des
reins.

Ce garcon-la devait avoir le pied marin, car cette houle, tres haute et
rencontree de biais, faisait rouler le petit vaisseau comme un simple
bouchon do liege.

Mais, soit habitude, soit preoccupation, le personnage en question
semblait aussi a son aise sur ce pont mouvant que sur le plancher des
vaches,--comme les marins appellent dedaigneusement la terre ferme.

C'etait,--on l'a devine,--Gaspard Labarou.

Les deux comperes, revenaient d'une courte excursion de peche le long
du littoral francais,--_french shore_--, de Terreneuve; et, apres
avoir prepare temporairement leur poisson, ils se hataient de regagner
Kecarpoui pour l'encaquer definitivement.

Toutefois, au moment ou nous les mettons en scene,--le 12 septembre
au soir,--leur conversation n'avait aucunement trait a leur metier de
pecheurs.

--Mon vieux, disait Thomas, tu n'es guere perseverant et je te croyais
plus solide.... Quoi! parce que tu as manque ton coup une premiere fois,
te voila decourage et pret a abandonner la partie!....

--Il y a bien de quoi perdre confiance, aussi, nom d'un phoque!
repondait Gaspard, les dents serrees.... Une affaire si bien montee!...
Un coup si superieurement organise, manquer cela, a quelques secondes
pres!--Car, enfin, si ce moricaud de Wapwi fut arrive seulement une
demi-minute plus tard, mon cousin faisait le saut!

--Ah! pour ca, oui!... Et un rude plongeon, encore!

--Et j'aurais le chemin libre pour arriver a ta soeur!

--Rien de plus vrai. Pas un concurrent a trente lieues a la ronde!

--Chien de sort! C'est ce qui s'appelle n'avoir pas de chance.

--Dame!....

--Une deveine de pendu....

--Un peu.

--Et manger son avoine en grincant des dents.

--Le fait est que ta position....

--Eh bien, oui, ma position...?

--Est assez humiliante.

--Ah! tu l'avoues!... Elle est tout simplement impossible, ma position!

--Ah! bah!

--De quelque cote que je me retourne, je ne vois que des visages
soupconneux: Mimie, sans en avoir l'air, ne me perd pas de vue; mon
oncle et ma tante me semblent tout "chose"; Arthur parait envahi par
de vagues soupcons; quand a ce petit Abenaki de malheur, il me fait
toujours l'effet de mijoter quelque complot contre moi....

--Imagination que tout cela, mon camarade!

Gaspard, sans repondre, reprit apres un instant d'absorption en
lui-meme:

--Quant a chez-vous, je devine aussi des sentiments de defiance a mon
egard.

--Tu es fou... Personne a la maison n'a l'ombre d'un soupcon.

--Qu'en sais-tu?.... As-tu bien observe ta soeur?

--Oh! ma soeur, elle est comme toutes les petites filles qui vont se
marier: elle ne pense qu'a ses toilettes.

--A cela et a autre chose, je le jurerais!

--A quoi donc?

--A une certaine confidence que je lui ai faite, la veille de....

--De l'accident! acheva Thomas, avec un sourire narquois.

--Tu dis bien: de l'accident,--car c'en est un; il faut que c'en soit
un!

--On y aidera; va toujours.

--Je lui ai revele, comme tu ne l'ignores pas, le meurtre commis par mon
oncle.

--Et tu as bien fait. Je te l'avais conseille du moment que j'ai appris
la chose.

--Mais j'ai un peu farde la verite, en la laissant sous l'impression que
mon oncle avait ete l'agresseur.

--Il parait que c'est notre pere qui a tape le premier, remarqua
tranquillement Thomas.

--L'oncle Labarou pretend cela, du moins; mais c'est a prouver.

--La mere Noel est convaincue qu'il dit vrai: il n'y a donc plus
a revenir la-dessus. D'ailleurs, la preuve viendra en son temps,
affirme-t-elle.

--Elle est de bien bonne composition, ta mere!.... et j'en connais qui
ne s'accommoderaient pas si vite d'une affirmation interessee...

--Laissons la ma mere, veux-tu? fit remarquer Thomas.--Ce qu'elle fait
est bien fait.

Gaspard se le tint pour dit et n'insista plus.

Pendant quelques minutes, on garda le silence.

La goelette courait allegrement, grand largue, vers la baie de
Kecarpoui, dont on commencait a distinguer les pointes.

Dans une couple d'heures, au plus, si la brise tenait bon, on
embouquerait ce bras de mer et l'on pourrait dire bonsoir aux "bonnes
gens".

Mais, precisement, la brise se prit a mollir petit a petit.

Gaspard en fit la remarque.

--Le vent tombe, dit-il... Pourvu qu'il ne nous lache pas tout a
fait!...

--Ce n'est qu'une accalmie, repondit Thomas, apres avoir observe le
firmament. M'est avis que si le nordet se repose, c'est pour reprendre
des forces.

--Ah! tu crois donc qu'il ferait grand vent demain soir?....

--Grand vent et grande mer; nous voici a l'equinoxe.

--Ma foi, tant pis!

--Pourquoi dis-tu cela?

--Parce que demain, Arthur et moi, nous devons passer la nuit sur l'Ilot
du large, tu sais?....

--A l'entree de la baie?.... Je connais ca. Mais qu'allez-vous faire la?

--La guerre, mon vieux; une guerre a mort aux canards, outardes
et autres volatiles qui viennent, a maree basse, s'y empiffrer de
mollusques et de graviers.

--Ah! ah! fit Thomas.

Puis il s'arreta une seconde pour reflechir. Apres quoi, regardant
fixement son ami:

--Mais il va faire un temps de chien, demain la nuit, ou je ne connais
plua rien aux signes de l'air!

--Peu importe; il faut bien profiter dea basses mers pour approvisionner
de gibier les deux maisons, en vue des..... noces!

Et Gaspard prononca ces derniers mots sur un ton si singulier, que son
compagnon fixa encore sur lui un regard narquois.

--Hum! hum! fit-il a voix basse.

--Tu dis?.... interrogea l'autre.

--Rien.... Ah! mais si!.... Dis donc, mon vieux, sais-tu qu'a maree
haute, demain entre minuit et une heure, il y aura peut-etre une
vingtaine de pieds d'eau vers l'ilot?

--Ca ne m'etonnerait pas. Nous approchons de l'equinoxe, et il a tant
vente de l'est!

--Et vous aller passer la nuit la, Arthur et toi?

--Une partie de la nuit, du moins. C'est a maree basse et vers le
commencement du montant que le gibier afflue sur le sable de la petite
greve, par bandes incroyables.


[Illustration:--Quel coup?... Voyons, quelle est ton idee?


--Vous ferez une belle chasse!.... murmura Thomas, soudain tres
preoccupe.

--Qu'est-ce qui te prend donc? lui demanda Gaspard, s'apercevant de son
trouble.

--Oh! rien.... Ca serait pourtant un beau coup! marmotta le jeune Noel,
comme se parlant a lui-meme.

--Quel coup?.... Voyons, quelle est ton idee?

--Une hallucination.... qui me passe tout a coup devant les yeux!

--Et cette hallucination te fait voir?....

--L'un de vous deux abandonne par son compagnon sur l'ilot....

--Hein! fit Gaspard, sursautant.

--Et disparaissant sans laisser de traces, emporte par la maree
montante.... acheva Thomas, sans avoir l'air d'y toucher.

Gaspard eut une seconde de stupefaction et devint tres pale.

Il regarda son compagnon.

Mais celui-ci, le coup porte, semblait uniquement occupe de sa barre de
gouvernail, qu'il manoeuvrait pour embouquer la baie.

On arrivait

Plus un mot ne fut echange.

Les deux hommes, apres une course d'un petit quart-d'heure vers le fond
du bras de mer, abaisserent les voiles, jeterent l'ancre et descendirent
dans la chaloupe du bord, pour debarquer.

Au moment ou Gaspard etait depose sur la rive ouest par son
compagnon,--qui, lui, devait traverser seul de l'autre cote,--il lui dit
d'une voix etrange:

--Nous reverrons-nous demain?

--Je ne crois pas. Il est mieux que tu penses seul a ton affaire.

--Comme tu voudras. Mais, si je me decide, me jures-tu le silence?

--Je ne trahis jamais un ami.

--Et m'aideras-tu ensuite a obtenir la main de Suzanne?

--Mon compere, si ce n'etait pour te donner a Suzanne, pourquoi donc me
melerais-je de votre rivalite entre cousins?

--Ecoute, Thomas.... Si jamais je deviens ton beau-frere, nous ferons de
beaux coups, tous deux, je ne te dis que ca!.... Tu es un homme, et je
me sens de taille, moi aussi, a faire autre chose que la petite peche,
pres des cotes.

--Voila qui est parler.... Bonne chance, mon vieux, et... du nerf!

--A revoir. Il y aura du grabuge dans la baie, apres-demain!

Les deux comperes se quitterent, sur ces mots, et regagnerent leur
logis.



XVII

LE DRAME DE LA SENTINELLE

Comme, tres probablement, il ne devait pas s'ecouler plus de deux ou
trois jours avant l'arrivee du missionnaire, on s'employait ferme des
deux cotes de la baie.

Les jeunes gens de la rive ouest avaient promis, pour leur part, dea
monceaux de gibier a plume.

Aussi, des l'heure convenue, les deux cousins sont a leur poste.

La nuit s'annonce belle.

A part de grands stratus, allonges tout la-bas sur l'horizon de l'est,
vers Terreneuve, le ciel est gris, presque bleu, ouate ci et la de
petits nuages transparents au travers desquels s'entrevoient des
etoiles.

Rien a craindre, par consequent, des caprices de la mer.

Il est vrai que les chutes de la Kecarpoui font un vacarme inaccoutume
et qu'il passe des souffles intermittents, sur les hauteurs, dans la
cime des sapins....

Mais, vers le soir, quand tout se tait dans la nature, le moindre bruit
vous a des sonorites si etranges!....

Embarque, embarque donc, matelots et chasseurs!

Les fusils sont deposes avec precaution a l'avant de la chaloupe, les
rames mises en place, et vogue la galere vers _l'Ilot du Large_!

Cette ile minuscule,--appelee aussi la _Sentinelle_,--git par le travers
de l'ouverture de la baie, a quelques encablures en dehors d'une ligne
qui passerait par ses deux pointes extremes.

A maree basse, c'est une agglomeration de rochers, bordes d'une etroite
lisiere de sable et n'offrant pas plus que quelque deux cents pieds de
developpement irregulier.

Mais la maree haute, surtout quand elle est poussee par le vent d'est
soufflant en rage de l'entonnoir de Belle-Isle, le recouvre quelque fois
de plus de douze pieds d'eau.

Il faut donc profiter du _baissant_,--comme on dit ici pour reflux--, si
l'on veut faire un sejour de quelques heures sur la _Sentinelle_, dans
un but de chasse ou de peche.

Or, les deux cousins, marin fort experimentes deja, ne pouvaient ignorer
cette circonstance.

Aussi la lune n'avait-elle pas decrit plus d'un tiers de l'arc de sa
course nocturne, lorsqu'ils s'embarquerent.

La mer pouvait avoir cinq heures de baissant, et l'elevation des astres
au-dessus de l'horizon septentrional disait a l'oeil entendu qu'il etait
entre onze heures et minuit.

Il fallait, en temps ordinaire, une bonne demi-heure pour gagner l'ilot.

Cette fois, le trajet se fit en une vingtaine de minutes.

On ne parlait pas. Mais on nageait ferme.

Une veritable contrainte refoulait, de la bouche au cerveau, les pensees
des rameurs.

Et il y a mille a parier contre un que la meme cause agissait chez
chacun d'eux.

Donc, a part le claquement cadence des rames entre les tolets et le
bruit grandissant des chutes de la Kecarpoui, aucune parole humaine
ne reveillait les echos de la baie solitaire, dont le fond, enveloppe
d'ombre, semblait se reculer de cent toises a chaque effort dea rameurs.

La belle nuit!

Comme il faisait bon vivre et comme le coeur de ces jeunes gens, dans la
primeur de la vingtieme annee, devait battre librement en cette soiree
de septembre, tout embaumee des senteurs balsamiques qu'apportait la
brise du nord!

Eh bien, non!

Le coeur de ces adolescents, exuberants de force et de sante, secouait
au contraire leur poitrine par ses heurts inegaux.

L'amour, la plus forte des passions,--surtout a cet age de la vie--les
tenait crispes sous son etreinte....

L'evolution morale inevitable etait arrivee pour eux; le coup de
foudre du premier amour,--et du premier amour dans les circonstances
particulieres d'isolement ou ils se trouvaient,--venait de les
frapper....

Et la fatalite voulait que ce fut la meme femme que les deux cousins
convoitassent!....

Qu'allait-il arriver pendant cette nuit grise, ou les etoiles
scintillaient a peine a travers l'ouate serree de l'atmosphere et ou le
moindre bruit se repercutait d'une facon insolite?....

Ce qui allait arriver?

C'est le DRAME,--le drame que se racontent encore, autour de
l'atre abrite ou pres du feu de campement, les pecheurs de la cote
labradorienne ou les aborigenes des savanes interieures.


--Hop! ca y est. J'ai cru que nous n'arriverions jamais!

--Quelle impatience!.... A peine un quart-d'heure ou vingt minutes pour
faire deux milles....

--Pas davantage, tu crois?

--Deviens-tu fou?.... Tu sais bien qu'il ne faut pas plus de temps.

--C'est bon, c'est bon, capitaine Gaspard; vous ne perdrez jamais la
boule, vous!

--C'est que je ne suis pas amoureux, moi! repliqua Gaspard, avec une
intonation etrange.

Puis il ajouta, d'une voix blanche:

--Qui donc aimerait Gaspard Labarou sur cette cote maudite?

--Qui? dit aussitot Arthur, en haussant les epaules; mais ma soeur
Euphemie, parbleu!.... D'ou sors-tu donc ce soir?

--Mimie!..... Oh! la bonne farce!.... Ah! ah! Mimie Labarou, ma cousine
ou plutot ma soeur!..... Mimie, ah!

--Quoi!.... Qu'y a-t-il de si drole dans ce nom-la?.... Il me semble que
tu ne faisais pas tant la petite bouche, il y a quelques semaines, et
que tu n'etais pas si dedaigneux a l'endroit de ma soeur! Est-ce que
l'arrivee de nos voisines auraient deja eteint ton beau feu?

--Fi...-moi la paix, entends-tu! gronda Gaspard, d'un ton rogue; et,
surtout, que je n'entende plus le nom de ta soeur, cette nuit. Ca
m'agace, oh! la, la!

Et Gaspard accompagna cette onomatopee d'un geste si menacant,
qu'Arthur, tout ahuri, ne put qu'ajouter:

--Tiens! tiens!... Je m'en doutais bien un peu; mais me voici eclaire
tout de bon.... Ah! le sournois!

Et la figure un peu effeminee du frere de Mimie blanchit sous son hale.


Gaspard fit un geste vague, mais ne repondit pas.

La chaloupe abordait, du reste.

Une toute petite crique s'echancrait dans la masse rocheuse, du cote
ouest, havre minuscule ayant un bon fond de sable et enserre entre deux
caps jumeaux.

C'est la qu'on atterrit.

Le grappin fut aussitot jete par-dessus bord et transporte vers le fond
de l'anse, jusqu'a l'extremite de sa chaine.

La mer monte si vite en ces parages, que cette precaution n'etait pas
inutile, si l'on voulait s'eviter le desagrement de se jeter a la nage
pour reprendre la chaloupe, quand il s'agirait de retourner a terre.

Puis chacun de nos chasseurs se munit de son capot de marin, du fusil
destine a l'hecatombe qui se preparait et de quelques provisions de
bouche....

Et les deux cousins gagnerent aussitot leurs postes, sortes de niches
dominant la greve en hemicycle ou venaient s'ebattre a maree basse les
palmipedes de la region avoisinante.

Des hauteurs ou ils etaient installes, a une cinquantaine de pieds
tout au plus l'un de l'autre, les chasseurs, en croisant leurs feux,
pouvaient balayer toute la greve.

Gare aux outardes, canards et autres oiseaux aquatiques qui oseraient
s'y aventurer!.... Ce serait bien miracle s'il en rechappait
quelques-uns sans blessures.

Quand tous ces preparatifs furent termines, minuit avait du sonner au
cadran celeste.

La mer etait tout a fait basse.

Le gibier, suivant ses habitudes locales, n'allait pas tarder a surgir
de tous cotes pour faire, avant le retour du flot, sa cueillette de
mollusques et de graviers.

Deja meme, de divers points de l'horizon embrume par quelques buees
nocturnes, se faisait entendre des couin! couin! d'appel, sorte de diane
sonnee trop tot par quelque palmipede affame.

Les chasseurs, le fusil charge, l'oeil et l'oreille aux aguets,
attendaient, en soufflant mot.

Soudain Gaspard, s'etant retourne vers le fond de la baie, s'ecria:

--Hein! qu'est-ce que c'est que ca?

--Quoi donc? fit Arthur, faisant lui aussi volte-face.

--Une lumiere chez nos voisins!

--C'est un fanal.... Ca se deplace.

--On dirait un signal; la lumiere est tournee en cercle, a bout de bras.

--C'est vrai. A qui s'adressent ces appels?.... C'est ce que nous ne
pouvons savoir.

--Peut-etre bien!....

Et Gaspard, en articulant ces trois mots d'un ton singulier, plongeait
ses prunelles sombres au sein des demi-tenebres flottant sur la baie.

Puis il ajouta d'une voix amere:

--Que le diable emporte le fou ou.... la folle qui se demene ainsi dans
la nuit, au lieu de dormir honnetement dans son lit!

--La folle, dis-tu! fit Arthur avec un haussement d'epaules. Quelle
femme se hasarderait sur la greve, au beau milieu de la nuit?

--Une amoureuse, parbleu!

--Oh! oh! la bonne plaisanterie! Et qu'irait faire une amoureuse, a
pareille heure, sur la rive de la Kecarpoui?

--Des signaux a son amant! repliqua Gaspard avec une rage concentree.

Puis il ajouta a mi-voix, comme s'il se fut parle a lui-meme:

--La gueuse! Malheur a elle! malheur!....

--Tu es fou et jaloux! ricana Arthur, en se levant pour mieux entendre
un bruit etrange, grandissant, qui semblait venir du fleuve, a l'orient,
repercute par les mille echos de la baie.

C'etait la brise de l'est qui s'elevait, le fameux nordet, lequel, apres
s'etre repose vingt-quatre heures, revenait a la charge avec des forces
nouvelles.

Gaspard, que cette interruption des elements avait, fort a propos,
empeche de repondre, ecouta lui aussi ce souffle fraichissant de seconde
en seconde, et il parut se calmer comme par enchantement.

Un etrange sourire arqua ses minces levres et il dit d'un ton degage,
qui contrastait singulierement avec sa voix menacante d'un instant
auparavant:

--Une petite brise de nord-est?.... Bravo! c'est ca qui va nous amener
les canards.

Comme si elle n'eut attendu que cette reflexion, une forte volee de
palmipedes parut a quelques encablures vers l'est, faisant retentir les
echos de couin! Couin! assourdissants.

L'instinct du chasseur se reveilla aussitot chez les deux rivaux, et
chacun se tapit dans sa niche.

Cependant, les canards s'etaient abattus avec grand fracas sur la petite
baie et se dehanchaient dans un meli-melo de contremarches pesantes,
tout en fouillant le sable de leurs longues et larges mandibules.

Tout a coup, sur un signal: Pan! pan!!.... Pan! pan!!.... quatre coupa
de feu eclatent dans la nuit.

Que de couin! couin!.... grand saint Hubert!.... Et quels bruits
d'ailes!!

Une nuee de volatiles s'eleve dans les airs, tournoie, s'eloigne un
peu, tournoie encore, hesite pendant quelques secondes, puis revient
stupidement s'abattre sur la plage abandonnee un instant auparavant.

Les chasseurs alertes avaient eu le temps de descendre de leur
embuscade, de ramasser les blesses et les morts et de les jeter dans
leur embarcation.

Ils rechargeaient leurs armes.

Puis quatre nouveaux coups des fusils a double canon firent encore
deguerpir la volee babillarde, diminuee do plusieurs innocentes
victimes, que l'on envoya rejoindre leurs confreres morts, dans la
chaloupe.

Bref, ce manege se renouvela deux heures durant, les bandes succedant
aux bandes, aussi stupides les unes que les autres.

Trois heures du matin allaient sonner au firmament.

Il fallait songer au retour.

Du reste, la mer montait depuis longtemps; la plage etait submergee, et
la chaloupe, retenue par son grappin, dansait; d'une facon inquietante,
sur les vagues, faisant ressac derriere l'ilot.

Arthur etait rayonnant.


[Illustration: Gaspard, mon frere!...]


Cette chasse l'avait grise.

Toute sa bonne humeur lui etait revenue, et il chantonnant gaiement,
tout en faisant ses apprets de depart.

Gaspard, lui, avait une figure drole.

Tres pale, la mine sournoise, l'oeil mechant, il avait l'air de
quelqu'un en train de se decider a faire un mauvais coup, mais hesitant
a franchir le Rubicon qui le separe du crime.

Si Arthur, moins affaire, eut pu l'observer, il aurait certes ete force
de remarquer son attitude etrange, ses yeux flamboyants, ses poings
crispes....

Qui sait!....

Peut-etre aurait-il pu eviter la catastrophe que l'autre organisait a
son intention.

Mais il songeait bien a cela, vraiment!

Sa pensee, jeune et chaude, s'elancait par dela la baie, franchissait le
seuil du chalet blanc, traversait la grande cuisine et s'arretait dans
une chambre assombrie par la nuit, ou reposait a cette heure meme la
pure jeune fille qu'il aimait.

Enfin, tout etant _pare_, Gaspard, qui retenait l'embarcation prete a
quitter le rivage, dit a son cousin, occupe a fureter encore ci et la:

--Ah! ca! Arthur.... Et ton capot cire, vas-tu le laisser ici, par
hasard?

--Il n'est pas dans la chaloupe?

--Mais non, te dis-je.... Monte vite la-haut. Tu l'as oublie....
Surtout, ne flane pas.

Ce disant, sans meme se retourner, le miserable donna une vigoureuse
poussee a l'embarcation et sauta dedans.

Quand Arthur, entendant un bruit de rames heurtees, se retourna, la
chaloupe se trouvait deja a un arpent de l'ilot, entrainee par la
tourmente qui se dechainait dans toute sa fureur.

Le pauvre garcon ne put que lever vers le ciel ses bras impuissants,
pendant que sa voix gemissait dans un sanglot:

--Gaspard, mon frere!....

--Ne te desole pas! lui cria Gaspard, ricanant comme Mephisto. Je cours
voir quelle est la belle somnambule qui te t'ait des signaux la nuit....
Adieu, mon tres cher cousin!

--Gaspard! Gaspard!! apporta encore aux oreilles du fratricide la brise
vengeresse....

Puis ce fut tout.

L'ilot disparut dans la brume, et les cris dans le fracas de la
tourmente.



XVIII

APRES LE CRIME

Le fanal tourne en cercle, pendant la nuit du drame, etait bien un
signal.

Seulement, ce n'etait pas une main de femme qui le levait, ce fanal.

Gaspard eut-il connu ce detail, que peut-etre le demon de la jalousie ne
l'eut pas mordu aussi cruellement.

Mais le coup etait fait; le coup, longtemps, mais confusement reve dans
la cervelle de ce sauvage de race blanche abandonne a toutes les fureurs
de la passion....

Il ne restait plus d'autre alternative a l'auteur du guet-apens, que
d'en tirer le meilleur parti possible.

D'abord, il lui faudrait expliquer la catastrophe, la disparition de son
cousin, tout en ne laissant aucun doute sur le role heroique que lui,
Gaspard, avait joue dans ce drame nocturne, d'ou il ne revenait que par
miracle.

Telles etaient les pensees du miserable au moment ou, entraine par les
vagues enormes soulevees par la tempete, il voyait l'ilot disparaitre
dans les brumes et les embruns qui couvraient la baie.

Mais il n'eut guere le loisir d'elaborer un plan quelconque a cet egard,
car le soin de sa propre conservation le rappela vite au sentiment du
danger immediat que lui-meme courait.

En effet, seul dans une embarcation legere, n'ayant ni le temps de
dresser le mat, ni celui de mettre le gouvernail en place, il se voyait
contraint de gagner terre _a la godille_, recevant les lames de biais
et fort empeche de garder l'equilibre dans la coquille de noix qui le
portait.

Pendant une bonne moitie du trajet, les choses allerent tant bien que
mal.

La chaloupe fuyait vers l'ouest et depassait la pointe submergee de la
baie, mais se rapprochait tout de meme du rivage.

Toutefois, les lames frappant de biais, deferlaient a chaque instant
par-dessus sa joue et l'alourdissaient rapidement des masses d'eau
qu'elles y deversaient.

Il vint un moment ou Gaspard eut peur....

En fouillant du regard l'espace brumeux qui le separait de terre, il ne
vit qu'un chaos mouvant de brouillards epais, et plus loin,--bien loin,
se figura-t-il,--la ligne sombre de la cote, a peine estompee dans
l'obscurite.

Ces erreurs de distance sont frequentes, la nuit, surtout quand on a
l'esprit frappe comme l'avait le miserable.

Gaspard se crut perdu.

Ses bras engourdis ne pouvaient plus donner a la rame avec laquelle
il godillait l'impulsion energique necessaire au progres de
l'embarcation....

Et les lames embarquaient toujours!....

Et le vent hurlait de plus en plus!....

Et, a travers ces clameurs de tempete, le fratricide croyait entendre la
voix desesperee du pauvre Arthur, seul sur son ilot a demi-submerge et
voyant venir fatalement une mort terrifiante!....

Oui, le fratricide eut peur, une peur de bete acculee en face des
chasseurs....

Mais, de remords, point!

Meme a cet instant supreme ou il se crut voue au gouffre, il ne regretta
pas ce qu'il avait fait.

Plutot mille morts, que de voir son cousin aime de Suzanne Noel!

Telle etait l'intensite de sa jalousie!

Il vint pourtant un coup do mer qui lui arracha un cri d'angoisse
tardive...

La chaloupe, prise de flanc par une avalanche d'eau, fut soulevee comme
une plume au milieu d'une pluie d'embruns fouettee par la rafale et
alla s'abattre sur un element solide, rocher ou sable, ou elle demeura
immobile.

Gaspard, emporte par dessus bord, s'en fut tomber tete premiere a
quelques pieds de la, ressentit une commotion violente au cerveau et
perdit connaissance.

..................................................................

Combien de temps demeura-t-il ainsi prive de sentiment, la face dans le
sable et les bras etendus?

Il aurait ete bien empeche de le dire, lorsqu'il reprit ses sens.

Mais comme la nuit semblait moins sombre, Gaspard estima qu'il s'etait
bien ecoule deux heures depuis le moment ou il avait ete projete sur le
sol.

Au reste l'horizon blanchissait vaguement, tout la-bas, dans l'est, et
la mer, toujours furieuse, battait la greve non loin des cotes.

La, maree,--une de ces terribles marees equinoxiales qui gonflent outre
mesure les embouchures des fleuves,--avait porte le flot jusqu'aux
premiers arbres du pied des falaises.

C'etait sur une masse rocheuse a moitie couverte de sable que la
chaloupe etait venue s'eventrer; et, chose singuliere, la pointe
a aretes vives qui lui avait ouvert le flanc etait de nature si
resistante, qu'elle demeura sans se rompre dans l'ouverture,
immobilisant du coup l'embarcation.

On concoit comment Gaspard, emporte par son elan, alla piquer une tete a
quelques pieds de distance et resta presque assomme....

Cependant, voici notre homme qui se ranime.

Il commence par se dresser sur les genoux, en s'aidant de sea deux bras
arc-boutes contre le sol.

Mais c'en est assez pour un premier mouvement....

La tete est trop lourde encore.... Des etincelles voltigent devant les
yeux du blesse.... Il va tomber la face contre terre....

Non, pourtant. Le diable, son patron, lui viendra en aide.

La blessure s'est rouverte, et le sang coule abondamment, inondant la
figure....

Gaspard sourit....

Et ce sourire, irradiant cette figure sanglante; cette lumiere au sein
d'une ombre epaisse, a quelque chose d'infernal.

--Quelle mise en scene pour le denouement du drame!... murmure le
sinistre personnage.... Apres une lutte terrible contre les elements
dechaines, le survivant arrive chez les parents atterres, couvert
de sang, la tete fendue, trempe comme une loque mise a lessiver.
Il s'arrete en face du logis.... Sa tete se courbe, ses genoux
flechissent.... Il ne peut articuler un mot....

"On accourt.... On s'emeut.... La mere a un cri: Et.... Arthur?"

"Le survivant courbe de plus en plus la tete, force ses yeux a produire
quelques larmes; puis, sans un mot, leve vers le ciel ses bras
tremblants et.... s'affaisse, prive de sentiment, comme tout a l'heure.

"Mais cette fois, ce ne sera que pour la frime!.... Car je n'aime guere
ce genre de pantomime, bon pour les femmes,--et encore!....

"Voila mon programme pour l'arrivee!

"Et je defie bien le diable lui-meme, mon digne patron, de venir me
contredire!!!...."

Apres ce soliloque, Gaspard semble reprendre possession de son
sang-froid ordinaire.

Au bout d'une minute employee a reflechir, il reprit:

--Et, d'abord, cette blessure si opportune! il ne faut pas qu'elle
fasse trop des siennes, qu'elle depasse les bornes d'une honnete
hemorragie.... C'est qu'elle saigne, la gaillarde, comme si elle etait
serieuse!

Le miserable y porte la main, palpe, sonde du doigt, s'assure que l'os
est intact et finit par dire:

--Ah! bah! une egratignure!.... Gardons-nous bien de laver la chose: ca
lui oterait du gabarit!.... Une simple compresse d'eau salee pour fermer
le robinet au sang, et en route!

Aussitot dit, aussitot fait.

Gaspard dechire un morceau de sa chemise de grosse toile, arrache une
poignee d'herbes, qu'il trempe dans l'eau salee, assujettit cette
compresse sur la plaie de sa tete, noue sous son menton le lambeau de
chemise....

Et le voila panse provisoirement!

La fraicheur des herbes trempees dans l'eau salee lui procure un
soulagement immediat.

Ses idees s'eclaircissent; son cerveau se degagea: il peut analyser
froidement la situation.

D'abord, le coup de l'ilot a-t-il reussi?

Gaspard s'avance sur le bord de la mer et jette un long regard vers le
large, dans la direction de l'ouverture de la baie, au sud-est....

Rien.

La mer affolee danse une gigue macabre au-dessus des rochers ou il a
abandonne son cousin.

Le cadavre du malheureux, roule de vague en vague, doit etre a l'heure
presente en plein golfe, entraine par le courant de Belle-Isle. qui
porte au sud pendant le flux.

Au baissant, le noye prendra-t-il le chemin du detroit, on celui qui
longe la cote ouest de Terreneuve, pour gagner l'Ocean?

Cela importe peu a Gaspard.

Le cadavre d'un ennemi sent toujours bon; et, qu'il vienne s'echouer
dans les environs de Kecarpoui ou sur les rivages de la grande ile, ce
cadavre ne pourra raconter a personne le drame de la nuit precedente, ni
empecher Gaspard Labarou d'epouser Suzanne Noel.

Telles furent les conclusions auxquelles en arriva le fratricide, apres
son inspection du golfe.

Restait la chaloupe a mettre en etat d'affronter l'examen des gens
soupconneux.

Ce n'etait qu'un jeu d'enfant pour Gaspard.

Que fallait-il etablir, en effet, pour appuyer la narration qu'il avait
arrangee dans sa tete?

Tout simplement ceci: qu'au moment de quitter l'ilot, la chaloupe,
soulevee par une lame, etait retombee sur une pointe de roc et s'etait
defoncee.

Le grappin etant leve, on avait du partir comme cela, entraine par la
tourmente.

Alors commenca une lutte epouvantable contre les elements en furie....

Combien de temps dura cette lutte, rendue impossible par la perte des
rames et de tout espar pouvant servir a diriger l'embarcation!

Qui pourrait le dire?

Peut-etre dix minutes!.... Peut-etre une heure!

Devenue le jouet des flots, mais chassee tout de meme vers la cote
par une saute de vent, la chaloupe se defendit comme elle put
jusqu'au-dessus des rochers formant le bras occidental de la baie, dans
les marees ordinaires.

Mais quand il fallut passer au milieu de ce chaos mouvant, les deux
naufrages, se sentant perdus, firent leur acte de contrition.

Quelle gigue echevelee de montagnes d'eau heurtees! quels sifflements
sinistres de la tempete a son paroxysme! que d'obscurite partout!...

A demi submergee, la chaloupe tourbillonnait au centre de cet enfer
liquide, epave perdue, jouet des flots, cercueil flottant....

Glaces d'horreur et de froid, les deux naufrages, cramponnes aux bancs,
se tenaient a chaque extremite de la petite embarcation.

On ne parlait pas. A quoi bon, du reste, parler au sein de ce charivari!

A un moment donne, Gaspard crut entrevoir la masse sombre de la cote.

Il cria a son cousin:

--Terre! terre! nous sommes sauves!

Mais aucune voix ne lui repondit.

Se penchant pour mieux voir, Gaspard constata avec horreur qu'Arthur
avait disparu, emporte sans doute par une lame, ou tombe par-dessus
bord, Dieu sait quand!....

Alors, pris de desespoir, il voulut perir lui, aussi. Mais au moment de
mettre a execution ce projet concu en une minute d'affolement, il sentit
que la chaloupe, apres avoir ete soulevee une derniere fois par un
bourrelet d'eau, retombait sur la terre ferme....

Perdant pied, il fut lance au dehors, sans meme avoir eu le temps de
faire un geste.

Et ce n'est qu'un peu avant le jour qu'il avait repris connaissance et
s'etait trouve sur le sable du rivage, a plus d'un mille de la baie.

Ce recit fantaisiste, arrange et classe dans la tete froide de Gaspard,
il n'y avait plus qu'a retirer du flanc de la chaloupe la pointe de roc
qui s'y etait encastree solidement.

Gaspard dut s'y prendre a deux fois et se servir d'un levier; car telle
avait ete la force de projection qui avait jete l'embarcation sur ce
rocher pointu, que l'ouverture, une fois degagee, semblait faite a
l'emporte-piece.

Par un hasard _providentiel_--on verra plus tard pourquoi ce mot est
souligne,--la chaloupe qui avait servi le plan infernal du meurtrier
etait venue s'eventrer sur une pointe de granit ferrugineux tres dur,
qui avait traverse le bois en laissant un trou net, de la meme forme
que sa surface anguleuse, y dessinant meme les arretes de ses angles
pyramidaux.

Gaspard, qui avait _de l'oeil_,--comme disent les Italiens,--vit cela
tout de suite.

S'emparant d'un caillou posant, trouve dans le voisinage, il s'escrima
si bien qu'il finit par casser la pointe compromettante au niveau du
rocher.

Puis, apres avoir jete, suivant son habitude, un regard soupconneux de
tous cotes, il alla cacher le troncon casse au plus epais des fourres,
au pied meme de la falaise.

Cela fait, le prudent _naufrageur_, tete et pieds nus, la chemise en
lambeaux, le crane entoure d'un bandage sanglant, prit tranquillement la
direction de la baie.



XIX

UNE TROUVAILLE DE WAPWI.--A LA RESCOUSSE

Deux minutes plus tard, une tete effaree emerge du rideau de feuillage
bordant la greve et des yeux brillants suivent le _naufrage_, a mesure
qu'il disparait d'une pointe a l'autre.

C'est Wapwi.

Celui-ci est aussi un naufrage serieux, tandis que l'autre n'est qu'un
naufrageur.

Mais.... qu'a donc l'enfant?

Ses joues sont flasques; ses levres, decolorees....

Il se tient a peine sur ses jambes....

Ce qu'il a?

Nous allons le dire: il revient du tombeau des marins, de cette mer si
terrible, linceul mouvant de tant de braves gens.

C'est un ressuscite....

Une vague l'a englouti. Une autre vague l'a jete sur le rivage.

Voila pourquoi Wapwi flageole sur ses jambes, comment il se fait que
nous le retrouvons au point du jour, emergeant d'un rideau d'arbres, au
bord de la mer.

On se rappelle que le petit Abenaki, chagrin de voir accuser ses
compatriotes du guet-apens de la passerelle, s'etait donne pour mission
de decouvrir les coupables,--ou plutot le coupable....

Car il aurait jure sur tous les manitous de la race rouge qu'une seule
et meme personne avait fait le coup, en sciant aux trois-quarts le tronc
de sapin qui s'etait rompu sous le poids de son "petit pere" Arthur.

Il s'etait bien garde toutefois de faire part a personne de ses
soupcons; et, tant qu'il n'aurait pas une certitude raisonnable, des
preuves a l'appui d'une accusation formelle, il devait se taire.

Donc, il n'avait pas parle,--si ce n'est a Mimie et a Suzanne,
auxquelles il avait promis de prouver que ses freres, les sauvages,
n'avaient trempe en rien dans la tentative de noyade, restee jusque la
enveloppee de mystere.

--Que je retrouve seulement le sapin, scie ou casse, et je mettrai la
main sur le coupable!....

Tel etait le mot d'ordre de ce detective improvise.

La veille meme de cette journee qui devait s'ouvrir par une catastrophe
si terrible,--le drame de l'ilot,--Wapwi, muni de quelques provisions de
bouche, chausse de solides mocassins et arme d'un bon gourdin, quitta
furtivement l'appentis ou il couchait et se dirigea vers le fond de la
baie.

Une sorte de radeau, fait de deux pieces de bois liees par des
traverses, lui servit de bac pour traverser sur la rive est.

On avait improvise ce bac primitif, depuis _l'accident_.

Ayant atteint sans encombre l'autre rive, Wapwi coupa droit devant lui,
se reservant d'observer le contour de la pointe, a son retour, si la
chose etait necessaire.

Au reste, comme nous l'avons dit, les deux plages interieures de la baie
avaient deja ete explorees minutieusement; et, puisque la passerelle ne
s'etait pas echouee la, c'est que le courant l'avait entrainee bien plus
loin.

Une saillie de la cote vue du large, se projetait dans la mer, a une
quinzaine de milles en aval, un peu plus loin que l'endroit, bien connu
de Wapwi, ou les Micmacs avaient campe, deux ans auparavant.

Si les deux bouts de la passerelle ne se trouvaient pas la, ils avaient
du gagner le golfe ou le detroit.

Inutile alors de se morfondre a les chercher.

Le mystere resterait insoluble, et Arthur serait toujours en butte a
quelque tentative nouvelle, d'autant plus qu'il ne croyait pas a la
culpabilite de son cousin.

C'est ce sentiment de trompeuse securite qu'il fallait arracher, d'une
main prudente, quoique sure, de l'esprit du jeune homme.

Une fois sur ses gardes, "petit pere" saurait bien parer les coups.

Voila ce que se disait, depuis quelques jours, l'ingenieux enfant, et
voila aussi ce qu'il se repetait, ce matin-la, tout en trottinant comme
un renard en quete de son dejeuner.

C'etait loin, sans doute, cette langue de terre entrevue la-bas,
allongee et noire de sapins.... Mais il comptait bien y arriver avant
midi.

Une heure lui suffirait pour ses recherches; une autre heure, pour se
reposer.

Ensuite, il reviendrait et trouverait bien le moyen de regagner sa
soupente, avant la maree haute.

L'evenement justifia ses previsions.

Le soleil n'etait pas au milieu de sa course, que le petit Abenaki
s'engageait sur la courbe que decrit la greve pour enserrer la pointe
suspecte.

Vue de pres, cette langue de terre est bien plus elevee qu'on ne le
croirait en l'observant de la baie.

Des rochers considerables en composent l'ossature, et des sapins d'assez
belle venue lui font un agreable vetement.

Mais Wapwi, familiarise d'ailleurs avec les aspects varies de cette
etrange cote du Labrador, n'eut bientot d'yeux que pour deux informes
tas de branches a moitie enfouies dans le sable, et gisant l'un pres de
l'autre, sur le rivage de cette langue de terre.

C'etaient les deux bouts de la _passerelle...._

Et ces bouts etaient scies nettement, avec une scie en bon ordre, une
scie appartenant a des blancs!

Hourra!....

Wapwi lanca en l'air son chapeau de paille et, malgre sa fatigue,
esquissa des pas de danse tout a fait.... inedits.

Gaspard avilit fait le coup!

Gaspard avait voulu noyer son cousin!!

Voila ce que disaient ces deux troncons de sapin, a moitie ensables, sur
une greve deserte!

S'il l'eut pu, Wapwi aurait volontiers traine derriere lui ces _pieces
justificatives_; mais il se consola d'etre oblige de les laisser pourrir
la, en pensant avec raison qu'aucune maree, si forte fut-elle, ne les
depetrerait des couches de sable qui en enterraient les rameaux.

L'essentiel, pour le moment, etait de savoir que ce qui fut la
passerelle, existait encore et que le trait de scie revelateur se voyait
parfaitement.

Si la chose devenait necessaire, plus tard, Wapwi pourrait dire:

"La passerelle a ete sciee, et non cassee!....--Par qui?....--Par
quelqu'un ayant interet a ce qu'Arthur disparut.... Or, les sauvages
n'avaient aucun grief contre ce jeune homme.... Cherchez le coupable
autour de vous...."

Ayant ainsi augmente le dossier de Gaspard d'une piece importante, Wapwi
songea a sa petite personne, qu'il trouva bien fatiguee et terriblement
affamee.

Le sac aux provisions eut bientot raison de la faim, et un bon somme a
l'ombre d'un sapin restaurerait en peu de temps les muscles epuises.

Un quart-d'heure ne s'etait pas ecoule que le petit sauvage, repu et
content, dormait comme une souche.

Quant il s'eveilla, Wapwi fut tout surpris de constater que le soleil
avait disparu derriere la cote, tres elevee partout dans cette region,
et que la nuit approchait.

En meme temps, une forte brise semblait courir dans les sapins, la-haut,
sur la croupe de l'immense falaise.

--Hum! se dit-il, je voudrais bien etre rendu chez le papa Labarou!....
Je ne sais ce que je ressens au creux de l'estomac Mais le suis
inquiet.... J'ai entendu parler d'une partie de chasse sur l'ilot...
Pourvu qu'on se soit apercu qu'il va venter fort, fort!

Et Wapwi, aiguillonne par un pressentiment insurmontable se prit a
courir de toutes ses forces vers la baie.

Mais, si agile qu'il fut, il lui fallait bien moderer son allure, de
temps a autre, pour reprendre haleine.

Quand il deboucha sur la greve de la baie, apres avoir traverse
directement la pointe orientale, il etait bien pres de minuit, s'il ne
passait pas cette heure.

La brise fraichissait, mais on la sentait moins de ce cote de la pointe.

Toutefois, de sourdes rumeurs, s'elevant de partout, ne laissaient aucun
doute sur ce qui se preparait la-bas, sur le fleuve..

C'etait la tempete.

Et petit pere Arthur qui est sur l'ilot, avec _l'autre_, tout seul! se
prit a penser Wapwi, pale d'effroi.

Il se trouvait alors a quelques arpents du chalet des Noel.

Tout semblait y dormir.

Wapwi allait de-ci de-la, inquiet, indecis, ne sachant meme pas ce qu'il
voulait....

Soudain,--o bonheur!--la porte du chalet s'ouvre et une forme blanche
apparait dans l'encadrement.

--Le fantome des chutes!.... Suzanne!.... Murmure Wapwi.

--C'est Wapwi, petite mere!.... N'aie pas peur!

--Wapwi!.... Oh! cher enfant, la Sainte-Vierge t'envoie. Tu vois ce
temps?

--Oui.... Gros, gros vent!

--Une tempete, n'est-ce pas?

--Ca souffle fort, fort.... et ca sera pire, tantot.

--Oh! mon Dieu, mea pressentiments!....

--Qu'est-ce que tu as donc, petite mere?

--Ecoute-moi, petit... Ton maitre est la, sur l'ilot du large, seul,
seul... avec Gaspard, tu entends!....

--Mechant homme, l'oncle Gaspard! machonne le petit sauvage.

--Que va-t-il arriver, mon Dieu!.... J'ai peur.... Je tremble.... Et mes
freres qui sont dans les bois!.... Sur qui compter!.... Qui ira a son
secours!

--Wapwi, petite mere!

--Tu seras capable?....

--Wapwi nage comme un poisson.

--Si J'allais avec toi?.... Nous prendrions la barque.

--Trop grosse, la barque. Mieux vaut un bon canot.

--Le canot ne resisterait pas.... Mais il y a le chaland, sur la rive,
en bas d'ici.

--C'est ca qu'il faut. J'y cours.

--Il y a des rames dans le hangar... Mais sauras-tu conduire seul!

--C'est le vent qui va m'y mener. Depechons!

Wapwi, guide par Suzanne, prit une paire de rames dans un hangar voisin
et, sur ses indications, alluma un fanal, qu'il tourna eu cercle, a
plusieurs reprises.

--Comme cela, dit-il, si les jeunes gens sont en peril, ils comprendront
qu'on le sait ici.

On courut au chaland.

Helas! il avait ete tire tres haut, sur la rive, et il ne flotterait
certainement pas avant une heure, pour le moins.

--Que faire?

Impossible a la frele Suzanne et a l'enfant d'entreprendre de mouvoir
cette grosse embarcation, servant a debarquer ou embarquer les tonneaux
de poisson....

Wapwi eut une idee.

--Des rouleaux! fit-il.

Et il courut au hangar, suivi de Suzanne.

On trouva aisement quelques buches rondes, que l'on transporta rivage.

Les deux rames ayant ete etendues parallelement sous le fond plat
du chaland on glissa un des rouleaux sous la quille, aussi loin que
possible; puis on disposa les autres a quelque distance en avant.

De cette facon, on reussit, sans trop de peine, a mettre l'embarcation a
flot.

Puis Wapwi, muni d'une rame, sauta dedans, en criant a Suzanne, partagee
entre le desir de sauver son fiance et l'horreur qu'elle ressentait en
face de cette mer en furie:

--Laisse-moi aller seul, petite mere!.... Le vent porte sur l'ilot et
je n'ai qu'a conduire.... Une femme ne ferait qu'augmenter lu danger,
vois-tu!....

Suzanne se rendit a ce raisonnement et ne put que dire:

--Va ou Dieu te mene, cher enfant. Je vais prier, moi!

Le chaland quitta la rive et disparut bientot, entraine par la tempete,
qui faisait rage.

En moins de dix minutes, il se trouva en vue de l'ilot,--ou plutot de ce
qui pouvait rester de l'ilot,--car la mer etait presque haute.

Debout a l'arriere du chaland, une rame a la main pour la guider, Wapwi
plongeait ses yeux subtils au sein du brouillard humide, moitie ombre,
moitie poussiere d'eau, que le vent faisait rouler sur la baie.

Une fois, il crut entrevoir une forme sombre dressee sur les flots.

Donnant aussitot un coup de rame pour y diriger l'embarcation, il
regarda encore.

La forme sombre y etait toujours, mais les flots la couvraient presque
en entier, par moments....

Une voix lamentable sembla meme arriver jusqu'a ses oreilles appelant au
secours.

Alors Wapwi cria de toutes ses forces:

--Voici Wapwi!.... Tiens bon la!....

Mais, helas! c'est tout ce qu'il peut dire....

Un violent coup de mer le jeta hors du chaland, et les lames furieuses
s'emparerent de son pauvre petit corps pour le rouler comme une epave
jusqu'a plus d'un mille de distance, ou elles le laisserent sur le
rivage, a moitie mort et tenant toujours sa rame dans ses mains
crispees.

Wapwi, sans trop savoir ce qu'il faisait, se traina vers la cote, sous
le couvert des arbres, et tomba dans un profond assoupissement.

Nous avons vu quelle surprise l'attendait a son reveil.



XX

OU EST L'AUTRE?

La premiere chose que vit Gaspard, en debouchant sur le littoral de la
baie,--cote des Labarou,--fut la goelette de ces derniers foc hisse et
misaine a mi-mat, se dirigeant vers le large.

Evidemment, toute la nuit, la tempete avait inquiete les bonnes gens;
et, des la pointe da jour, profitant du baissant, le pere n'avait pu
resister a l'anxiete generale et se disposait a aller voir ce qui se
passait.

Gaspard eut un instant l'idee de le heler.

Mais c'eut ete peine perdue.

La goelette, ayant l'ait son abatee et recevant la brise d'aplomb,
bondissait deja sur les vagues venues du large et filait vers l'ilot.

--Va, va, mon vieux: tu ne trouveras rien!.... ricana le miserable.
C'est a peine si le plus haut rocher de l'ilot commence a se montrer la
tete au-dessus des vagues....

En effet, apres etre reste une dizaine de minutes en observation, il vit
la goelette depasser d'abord l'ilot, puis virer de bord et tirer bordee
sur bordee, pour reprendre finalement la direction de la baie.

Le moment psychologique etait arrive....

Il se traina, plutot qu'il ne marcha, vers la maison....

Deux femmes, tres emues, en observation sur le rivage, suivaient du
regard les mouvements de la goelette.

Tout a coup l'une d'elle,--la mere,--poussa une exclamation;

--Ah! mon Dieu, n'est-ce pas la Gaspard?

--Oui, mere.... Nous allons savoir....

--Mais il est seul!.... Ou est Arthur?

--En arriere, probablement...

--Enfin!.... Ce n'est pas trop tot; j'achevais de mourir d'inquietude.

--Calmez-vous, mere.... Je cours m'informer.

Et Mimie fit une centaine de pas au-devant de son cousin.

Mais l'apparence depenaillee, le corps affaisse, et surtout la figure
couverte de sang du revenant, l'arreterent net.

Elle joignit les mains, dans une attitude d'effroi, et s'ecria:

--Sainte-Vierge! qui t'a arrange comme cela?..., D'ou sors-tu?

Gaspard, tout penetre de son role, se contenta de lui jeter un regard ou
il y avait de l'hebetement et continua d'avancer.

La mere Helene, de son cote, approchait toute tremblante, n'osant
questionner.

Gaspard jugea le moment arrive, ou il devait y aller d'une petite
syncope....

Comme il ouvrait la bouche pour parler, un voile sembla couvrir ses
yeux; sa langue bredouilla; ses genoux flechirent....

Il s'affaissa.

Pour comble de guignon, ses bras affaiblis ne furent pas assez prompts
pour empecher sa tete, sa pauvre tete sanglante, de donner contre le
soi.

Le bandage fut tiraille, deplace, et la blessure, encore fraichement
pansee, se reprit a saigner comme de plus belle.

Naturellement, le pauvre garcon resta la, inerte, respirant a peine,
inspirant la plus profonde pitie.


[Illustration: Va ou Dieu te mene, cher enfant. Je vais prier, moi!]


Car il faut rendre aux deux femmes cette justice qu'elles oublierent,
pendant une demi-minute, l'une son fils, l'autre son frere, pour
prodiguer leurs soins au blesse.

--Le pauvre garcon! dit la mere Labarou, presque aussi pamee que son
neveu.... Qu'est-il donc arrive?.... Ou est Arthur?.... Va-t-il nous
tomber sur les bras, en lambeaux, lui aussi?

--Gaspard va nous le dire, mere: le voici qui reprend ses sens. Ah! que
j'ai hate qu'il parle!

--Gaspard! Gaspard!.... appela febrilement la vieille femme, ou est mon
fils?.... ou est Arthur?

Le blesse, un peu revenu a lui, la regardait fixement, avec des yeux
egares....

La mere repeta sa demande, haussant la voix, secouant le bras inerte,
serrant la main molle....

--Arthur!.... Qu'est devenu Arthur?

De son cote, Mimie,--la soeur,--dardait sur lui ses prunelles
electriques, qui semblaient lire jusqu'au fond de son ame.

Le blesse se demandait: "Que faire?.... Que dire?...."

La fievre le gagnait....

Une lourdeur chaude appesantissait sa cervelle....

Et, pour le coup, si ca allait etre serieux!

Adieu la frime!

Gaspard, par un effort supreme, se dressa sur les genoux et, designant
la mer encore terrible dans son demi-apaisement, il ne dit qu'un mot:

--La

Puis il retomba, cette fois dompte pour tout de bon par la surexcitation
cerebrale.

Alors, ce fut bien pis....

Que signifiait ce geste, indiquant le gouffre?.... Pourquoi cette
syncope au moment de parler?....

Mais la goelette abordait....

On allait savoir....

Sainte Vierge, comme Jean Labarou etait lent, ce matin la!

Enfin l'ancre est tombee, les voiles abaissees....

Voici la chaloupe qui quitte le bord.

Le pere est seul....

Et le fils,--le fils unique, parti la veille, plein de vie, de sante,
d'espoir,--qu'en a donc fait la tempete?....

Moment d'angoisse supreme!

On n'ose abandonner le blesse, pour courir au-devant du vieux
pecheur....

On attend, le coeur serre.

A la fin, la mere n'y tient plus....

Elle se precipite a la rencontre de son mari, qui la recoit dans
ses bras, tout en repondant par un hochement de tete desespere a
l'interrogation muette de ses yeux.

Mimie, elle aussi, est accourue.

Mais, voyant sa mere inanimee, son pere sombre et pale, elle se
laisse glisser sur ses genoux, leve les yeux aux ciel et sanglote
convulsivement.

--C'est fini! gemit-elle.... Arthur est noye!

--Noye! noye!.... Lui! lui!.... Pas moi!.... Oh! la belle tempete!....
Hourra! crie une voix etrange.

On se retourne.

C'est Gaspard.

La figure rouge, les yeux brillants, gesticulant comme un forcene,
il s'escrime contre des ennemis invisibles, combat des elements
imaginaires....

Une congestion de cerveau vient-elle de se declarer?

Gaspard, lui aussi, va-t-il mourir, en ce jour fatal?....

Mais un nouveau personnage surgit, qui va peut-etre jeter un peu de
lumiere au sein de ces tenebres.

C'est le petit sauvage.

--Oh! Wapwi, viens vite! s'ecrie Mimie, la premiere.... As-tu des
nouvelles?.... Ou est ton maitre?

Avant de repondre, Wapwi s'approche de Gaspard, qui se debat on proie a
une crise terrible.

Un demi-sourire erre sur les levres de l'enfant.--On dirait un rictus de
jeune tigre.

Il ouvre la bouche pour parler; mais il semble se raviser en voyant la
mere Helene presque inanimee dans les bras de son mari.

D'un geste calin, il prend la main de la pauvre femme et la pose sur son
front.

Cela voulait dire: "Pauvre grand-mere, Wapwi a bien du chagrin de te
voir souffrir, mais il a fait son devoir, lui, et est encore digne de ta
benediction.... Ne desespere pas!"

Puis, regardant Jean Labarou, il dit a voix basse:

--Wapwi sait quelque chose... Wapwi parlera a la maison.

--Ah! fit Jean, un peu soulage.--Mais pourquoi pas tout de suite!

L'enfant jeta un regard singulier sur Gaspard, toujours en proie au
delira et murmura:

--Trop de monde!

--Allons! fit Jean.

Mais que faire de Gaspard?... Comment le transporter?

Un incident vint fort a propos tirer tout le monde d'embarras.

Comme on se regardait, d'un air tres ennuye, une petite embarcation,
venant de l'est, abordait a quelques perches du groupe forme autour des
deux malades.

Thomas Noel en descendit.

Dandinant son grand corps maigre, il s'avanca aussitot, la casquette a
la main....

--Pardon, excuse, dit-il.... Comme il y a eu gros vent cette nuit, je
venais savoir.... c'est-a-dire m'informer si tout le monde se porte bien
et....

Puis, apercevant la mere Helene, couchee sur le bras de Jean, et gaspard
gesticulant, adosse a un monticule de la rive:

--Tiens! tiens! fit-il avec une certaine emotion, qu'est-ce que
j'apercois la?.... Monsieur Gaspard couvert de sang, et madame, comme
qui dirait en syncope!

--Voisin, dit gravement Jean Labarou, un grand malheur est arrive....
Les deux enfants ont passe la nuit sur l'ilot, a guetter les canarda....
Ce matin, il n'en est revenu qu'un,--et voyez dans quel etat!....
Maintenant, ou est l'autre?.... Qu'est-il advenu d'Arthur!.... Voila
ce qui a mis ma pauvre femme en l'etat ou vous la voyez et ce qui nous
inquiete par-dessus tout....

--Je vous comprends et je vous plains beaucoup, repondit Thomas Noel,
d'un ton penetre. Mais il ne faut pas desesperer avant le temps....
Puisque Gaspard a pu prendre terre, il est a croire que son cousin a
du, lui aussi, se tirer d'affaire.... Seulement il est peut-etre plus
malmene et sur quelque rivage eloigne.... Faudrait voir!

--Oui, oui, pere, appuya Mimie, se raccrochant & cette supposition fort
plausible.

--En effet, vous avez raison, Thomas, dit Jean Labarou. Le bon Dieu,
s'il a voulu en sauver un des deux, n'a pas du abandonner l'autre. Il
sera toujours assez tot pour pleurer.

--D'autant plus que pleurer n'avance a rien, reprit philosophiquement
Thomas. J'ai toujours entendu dire a defunt mon pere que mieux vaut
agir que gemir. Agissons donc.... D'abord, je vous offre mes services,
c'est-a-dire ma barque et ma personne, pour faire une exploration
minutieuse de la cote, a l'ouest de la baie.

--Merci, merci, dit Jean. J'accepte votre aide avec reconnaissance.

--...Puis, acheva Thomas, permettez-nous de soigner nous-memes ce
blesse, qui vous embarrassera beaucoup, ayant deja sur les bras une
malade bien precieuse....

--Quoi, vous consentiriez?....

--Oui, je me charge de l'ami Gaspard.... Nous lui devons bien cela,
apres les services qu'il nous a rendus comme charpentier et aussi, bien
des fois, comme pecheur.

--Faites a votre guise, voisin, puisque vous etes assez obligeant pour
accepter cette charge.

--Nous ferons de notre mieux.... D'ailleurs, la maman Noel, qui est un
peu medecin, tirera bientot ce brave garcon d'affaire.,. Donc, c'est
dit, et comptez sur nous pour une expedition a la recherche d'Arthur,
des tout a l'heure, au montant,--si toutefois nous avons pu tirer
quelque indication du malade.

Cela dit, Thomas prit sans ceremonie Gaspard dans ses bras et reussit a
l'embarquer, sans trop de resistance.

Puis il s'eloigna de la rive, en serrant d'assez pres le fond de la
baie, a cause de la houle et du vent.

Les Labarou, de leur cote, reprirent le chemin de leur habitation, Jean
portant toujours sa femme, qui avait repris ses sens, mais semblait
frappee de catalepsie.

Mimie et le petit sauvage suivaient, d'un peu loin, en causant avec
animation.



XXI

OU LE "POLICIER" WAPWI PROUVE QU'IL A "DU NEZ"

--Ainsi, tu crois encore qu'Arthur a pu se sauver! disait la jeune
fille, la figure angoissee, mais les yeux brillant d'une lueur d'espoir.

--Petite tante, c'est lui que j'ai vu; c'est sa voix qui a crie,.,.

--N'est-ce pas une illusion de tes sens?.... Il faisait bien noir et la
mer devait mener un dur tapage!....

--Le bon Dieu a donne aux sauvages des yeux de chat et des oreilles de
lievre.

--Puisses-tu ne pas t'etre trompe!... Mais, en admettant que c'etait
reellement mon pauvre frere qui se tenait cramponne au dernier piton
de l'ilot, a-t-il pu saisir le chaland que tu avais si courageusement
dirige sur lui?

--Ah! voila!.... fit soucieusement l'enfant.... Le Grand Manitou des
blancs seul pourrait le dire!

--Tu n'as pu voir?....

--Pauvre Wapwi! fit le petit sauvage d'un ton piteux, il etait bien
fatigue, et une grosse vague l'a emporte.... Elle est mechante la mer!

--Oh! oui, bien mechante! dit avec conviction la jeune fille.

--Pourtant, un petit oiseau chante bien doucement dans la tete de
Wapwi.... Et sa voix n'est pas triste.... Et le petit oiseau dit dans sa
chanson: "Il reviendra, ton petit pere!"

--Cher enfant! dit Mimie, tres emue et entourant de son bras le cou du
jeune Abenaki: c'est peut-etre l'ange gardien de ton maitre qui dit cela
au tien.

--Tu as raison, tante Mimie.... Il faut bien qu'ils soient deux
la-dedans (et Wapwi frappait son front), puisque je les entends Parler.

--Sans doute, cher enfant: les anges parlent souvent a l'oreille des
bons petits sauvages qui aiment bien leurs maitres.

Wapwi parut tres heureux de savoir cela. Mais, apres quelques secondes,
une idee lui surgit, qui assombrit de nouveau son front. Regardant la
jeune fille avec ses grands yeux noirs, un peu farouches, il demanda en
baissant la voix:

--L'oncle Gaspard a-t-il un ange gardien, lui aussi!

--Sans doute.... Pourquoi cette question?

--Parce que, s'il en a un, cet ange-la doit etre une fiere canaille.

--Vas-tu bien te taire!.... On ne parle pas comme cela!

--Si, si! fit l'enfant.... Ou bien, ajouta-t-il comme correctif, c'est
l'oncle Gaspard qui le chasse, quand il veut faire un mauvais coup.

--Tu ne te trompes pas, petit; quand on fait le mal, l'ange gardien s'en
va.

--Bien sur.... murmura Wapwi avec conviction, le sien n'y etait pas, la
nuit derniere!

On arrivait a la maison, et la conversation s'arreta la pour le moment.

Mais, lorsque la mere Helene fut bien installee dans son lit, avec des
compresses froides sur la tete, le pere Labarou fit signe aux deux
enfants de le suivre au dehors, et l'on tint une sorte de conference.

D'abord Wapwi fit part de ses courses, par terre et par mer.

Sans insister particulierement, toutefois, il ne manqua pas de faire
saisir a ses deux auditeurs le fil d'Ariane, que des soupcons trop bien
justifies lui avaient mis dans les mains.

Depuis l'affaire de la passerelle, Wapwi avait l'esprit en eveil et
observait Gaspard.

Sans etre un grand clerc en matiere d'amour, le petit sauvage n'avait
pu s'empecher de remarquer comme les preferences de Suzanne pour Arthur
avaient toujours assombri la figure de Gaspard.

Quand il vit la passerelle se rompre tout a coup sous les pieds de son
maitre, Wapwi pensa immediatement que le cousin y etait pour quelque
chose.

Et la preuve, c'est que, la veille meme, il l'avait retrouvee la-bas sur
une pointe, cette passerelle, sciee tres visiblement et non rompue.

Et puis, autre chose!....

Pourquoi Gaspard, apres avoir vu la chaloupe qui l'avait ramene de
l'ilot, seul, s'eventrer sur une saillie rocheuse, en terre ferme
avait-il casse et cache ce morceau de granit,--que Wapwi se proposait
bien, du reste, d'aller retrouver tout a l'heure?

Pourquoi?....

Evidemment, parce qu'il voulait faire croire que l'embarcation s'etait
defoncee sur l'ilot meme, et qu'en pareille condition, il n'etait pas
etonnant qu'Arthur eut peri, lorsque lui-meme, Gaspard, n'avait du son
salut qu'a une chance miraculeuse...

Le pere Labarou et sa fille ecoutaient, atterres et muets, cette
narration, ou plutot ce plaidoyer, digne d'un policier parisien.

Tour a tour indignes de la fourberie monstrueuse de Gaspard et
emerveilles de la sagacite de Wapwi, ils n'interrompirent l'enfant que
pour confirmer ses deductions ou le feliciter de son devouement.

Mais, lorsqu'il en vint a la partie de son recit ou il parla de ce cri
entendu dans la nuit et de ce spectre noir, dresse sur les flots, le
pere Labarou s'ecria:

--C'est sans doute une illusion de tes sens, mon pauvre petit....
Comment, au milieu du fracas de la tempete, lorsque les vagues
deferlaient bruyamment et que le _nordet_ faisait rage, aurais-tu pu
entendre une voix humaine,--etant toi-meme du cote du vent?

--Wapwi avait les yeux et les oreilles ouverts tout grands.... Wapwi
voyait son maitre et il l'a entendu, repeta l'enfant avec obstination.

--Admettons que ce soit reellement le cas.... Comment peux-tu supposer
que le pauvre Arthur, lui, t'ait vu arriver a son secours!

--Oh! Wapwi a crie bien fort, comme un sifflet de navire a feu; puis,
ploum! ploum! il a ete renverse dans l'eau et ne s'est retrouve que sur
le rivage.... Plus rien, que le bruit du vent dans sea oreilles!

Jean Labarou courba la tete avec decouragement, puis rentra aupres de sa
femme, l'ame affaissee sous un poids mortel.

Il se promit toutefois de repartir avec sa goelette, aussitot que la
malade serait hors de danger immediat.

En attendant, il comptait sur la promesse de Thomas Noel, pour que les
recherches se poursuivissent sans retard et sans interruption.

Mais il n'esperait plus!....

Son fils etait bien mort; et, si l'on retrouvait quelque chose de lui,
ce ne serait plus, helas! qu'un cadavre.

Restes seuls, la jeune fille et le petit sauvage echangerent un
long regard, ou brillait cette etincelle imperissable qui s'appelle
l'esperance.

--Wapwi, dit avec fermete Euphemie Labarou, depuis ton recit, j'ai dans
la cervelle, moi aussi, un petit oiseau qui me chante bien doucement:
Ton frere n'est pas mort!

--La meme chanson que le mien, tante Mimie.... Tu vois bien que c'est
vrai!

--Partons, mon enfant. Allons voir la chaloupe. De ce jour, je deviens
ton associee pour punir le coupable,--s'il y a un coupable!--ou savoir
ce qui est arrive a mon frere,--si Dieu a voulu conserver ses jours!

[Illustration: Gaspard se dressa sur les genoux et dit: La!]


--Tope la, tante Mimie!... A nous deux, nous retrouverons bien "petit
maitre".

Et ils partirent pour l'ouest de la baie, comme midi sonnait.

Le trajet se fit rapidement.

Chacun des deux jeunes gens remuait dans sa pensee un chaos de
suppositions, encore vagues chez Mimie, mais irrevocablement arretees
dans l'esprit du petit sauvage.

Restaure par quelques aliments pris a la hate, et stimule par un petit
verre d'eau-de-vie qu'on l'avait force d'avaler avant son depart, Wapwi
sentait grandir et prendre corps, au plus intime de son etre, les doutes
qui l'obsedaient depuis quelque temps, depuis le matin, surtout.

Il se rappelait fort bien qu'au sortir de son lourd sommeil de la nuit
derniere, il avait vu Gaspard faire de violents efforts,--tout blesse
qu'il etait,--pour arracher du flanc de la chaloupe la pointe qui avait
eventre celle-ci; et il voulait savoir, pourquoi il etait alle cacher si
soigneusement ce fragment de rocher tout au pied de la cote, au milieu
des fourres les plus epais....

Evidemment.... se disait l'enfant, parce qu'il ne vent pas qu'on sache
qu'il a fait naufrage a terre, et non sur l'ilot!

Et, dans ce cas, quelle est la raison pour laquelle il a pris ses
mesures pour qu'on ne se doute pas que la chaloupe est arrivee a la
cote, en bon ordre?....

--Oh! quant a cela, c'etait limpide.... Ne fallait-il pas montrer a
tous les yeux que l'embarcation etant defoncee au moment du depart, les
vagues, poussees par la tempete, avaient eu beau jeu pour la balayer et
la rouler dans leurs replis mouvants, enlevant Arthur par-dessus bord,
tandis que lui, Gaspard, plus robuste, y demeurait cramponne, jusqu'a ce
qu'une derniere montagne liquide eut jete sur le rivage l'epave et le
naufrage?....

Oui, c'etait clair comme de l'eau de roche, ce calcul du miserable
Gaspard; et voila de toute evidence, quel avait ete le raisonnement du
naufrageur en degageant son embarcation de cette pointe qui l'avait
transpercee et immobilisee, et en soustrayant l'objet revelateur aux
regards trop curieux.

Ce point arrete dans la tete de Wapwi, il ne restait plus qu'a retrouver
le fragment de rocher.

Or, l'enfant, curieux et observateur de sa nature, se faisait tort
d'aller en quelques minutes, mettre la main dessus.

La sagacite indienne se revelerait chez lui, et cette recherche ne
serait qu'un jeu d'enfant.... sauvage.

Voila ce que Wapwi disait a sa compagne de route, tout en la guidant
rapidement sur la greve qui longe la haute falaise.

Au detour d'une saillie de la cote, apres une vingtaine de minutes de
marche, on se trouva tout a coup en face du lieu de l'echouement.

La chaloupe, remise sur sa quille, gisait eventree au fond d'une
petite anse de sable, limitee du cote ouest par une arete rocheuse qui
s'avancait de quelques toises vers la mer.

En quelques enjambees, les deux explorateurs y etaient.

--Attention, tante Mimie! prononca Wapwi avec la gravite d'un juge
d'instruction.... Vois d'abord ce trou ou plutot ce decoupage dans le
bois comme s'il etait fait par un outil tranchant....

--Je vois, dit Mimie.... C'est net, et si l'on l'on retrouvait l'outil,
comme tu dis....

--On le retrouvera, tante Mimie. En attendant; grave-toi bien dans
l'oeil la forme de cette ouverture, car j'ai dans l'idee que la premiere
chose que feront l'oncle Gaspard et son ami Thomas sera d'enlever dette
planche pour en mettre une autre....

--Tu as raison, petit. Mais la planche primitive, avec son trou a cinq
pointes restera gravee dans ma memoire.

--Bon. C'est tout pour ici. Voyons maintenant ou la chaloupe a frappe...
Tiens, c'est la.... Regarde un peu ce cocher a fleur de sable.... Il est
vieux, jaune et sale partout, excepte en un endroit,--tiens, vois-tu?

--En effet, il y a la une cassure fraiche.... On dirait qu'on vient de
briser la partie qui manque.

--C'est cette partie du rocher qu'il nous reste a retrouver. Je m'en
charge, Tu vas voir qu'on est bien heureux parfois d'etre venu au monde
dans la peau d'un sauvage.

Mimie eut un faible sourire et suivit son guide vers la cote.

Celui-ci commenca par examiner soigneusement les pistes des pieds nus
sur le sable.

C'etait un enchevetrement, a n'y rien comprendre.

Mais, de ce reseau de pistes, s'en detachaient deux dans la direction de
la falaise: une y allant, l'autre en revenant.

--Suivons ces pistes, dit Wapwi a sa compagne.

Mimie emboita le pas de son petit protege, et tous deux, l'un suivant
l'autre, se dirigerent vers la lisiere de foret bordant le rivage.

Maia, une fois sous bois, la jeune fille s'arreta, bien empechee de
savoir quel cote prendre.

--Laisse-moi faire, petite tante, dit l'enfant... C'est ici que Wapwi va
redevenir Abenaki pour quelques minutes.

Alors, le descendant des aborigenes du golfe, penche vers le sol,
examina chaque brin d'herbe couche sous une pression quelconque, chaque
menue branche, chaque rameau froisse ou deplace....

Et il allait, il allait, lentement, mais avec une quasi-certitude.

Arrive a quelques pieds de la falaise, il avisa une grosse talle de
jeune" sapins touffus.

--Hum! dit-il a Mimie, je crois bien que la cache est ici.... Tiens,
vois: les pistes ne vont pas plus loin.

Ce disant, il se mit a plat ventre et se coula sous les branches basses,
a fleur de terre.

Dix secondes ne s'etaient pas ecoulees, qu'il reparut, tenant a la main
une pointe de pierre, tres aigue et affectant la forme pyramidale.

--Voici le talisman pour confondre l'oncle Gaspard, dit-il en presentant
la chose a Mimie.

Celle-ci prit dans ses mains le fragment de rocher, l'examina un
instant, puis le remit a Wapwi, en disant d'une voix ferme:

--Si cette pierre, dont la cassure est fraiche, s'adapte a la partie du
pocher qui presente, lui aussi, une cassure fraiche, Gaspard Labarou cet
un assassin, et je vengerai mon frere!

--Bien, petite tante. Allons voir ca.

Ce ne fut pas long.

La pointe de pierre, ajustee sur la cassure du rocher, s'adaptait
parfaitement, faisant une saillie menacante de plus de six pouces.

--A la chaloupe, maintenant! dit la jeune fille... Constatons pour
la forme,--car ma conviction est faite,--que les angles des pointes
correspondent aux angles de l'ouverture.

Wapwi introduisit sa pierre pyramidale, de dehors en dedans, dans le
trou ouvert au flanc de l'embarcation et l'y ajusta, apres une couple
d'essais.

L'ouverture se trouva bouchee presque hermetiquement.

Euphemie Labarou, tres pale et les yeux etincelants, brandit son poing
ferme dans la direction de la baie et s'ecria d'une voix vibrante:

--Assassin!.... J'aimais un assassin!

Deux larmes brulantes jaillirent de ses yeux. Puis elle ajouta
sourdement:

--Mon frere! mon pauvre frere, tu seras venge!

Wapwi, tres surexcite, lui aussi, imita le geste menacant de sa "petite
tante".

Et, cette sorte de pacte conclu, ou reprit lentement le chemin de la
baie.

Mais on n'alla pas loin.

En doublant une sorte de cap assez eleve marquant l'extremite orientale
de l'arc decrit par la petite baie ou ils venaient de faire leurs
etranges decouvertes, nos deux jeunes gens eurent sous les yeux une
vision qui les arreta net....

A moins d'un demi-mille dans l'est, la goelette des Noel, toutes voiles
hautes, tirait une bordee en droite ligne vers le lieu ou avait atterri
Gaspard.

--Je te le disais bien, tante Mimie, s'ecria le petit sauvage!.... Les
voila qui viennent ici, nos deux comperes!

--Les deux jeunes Noel?

--Non pas: l'oncle Gaspard et son ami Thomas,--les deux inseparables.

--Mais Gaspard, il y a quelques heures a peine, semblait mourant!....

Wapwi eut un rire silencieux, qui decouvrit ses dents blanches.

--Malin, malin.... l'oncle Gaspard, grommela-t-il.... Une simple coupure
sur sa tete de fer, qu'est-ce que c'est?

Mimie reflechit pendant une seconde.

--Restons, dit-elle.... Je veux voir ce qu'ils vont faire.

--Vite, petite tante.... Nous allons rire.... Tu vas voir sa mine quand
il ne retrouvera plus ce bout de pierre que j'ai la.

Et Wapwi designait la pointe cassee, qui ne l'avait pas quitte depuis
qu'il en avait fait la trouvaille.

On remonta vers la cote, grimpant sur le flanc du cap, et, en quelques
minutes, nos deux policiers improvises se trouvaient installes a l'abri
des regards les plus soupconneux, dans un endroit assez eleve pour
dominer l'anse qu'ils venaient de quitter et ou leurs perquisitions les
avaient amenes a une si etrange decouverte.

Il etait temps....

La goelette abaissant ses voiles rapidement, jetait l'ancre a quelques
jets de pierre de la batture.

Une chaloupe s'en detacha aussitot.

Thomas et Gaspard, qui avaient saute dedans, ramerent hativement vers le
rivage.

Ils semblaient tres presses.

A peine, on effet, leur embarcation eut-elle touche terre, que, jetant a
bout de bras son ancrage, ils s'elancerent vers la cote.

En passant pres de la chaloupe crevee, les deux comperes y firent
une premiere station, et Gaspard parut donner a Thomas de rapides
explications, illustrees par des gestes tres demonstratifs et l'examen
minutieux du bordage ou beait l'ouverture.

De la, Gaspard guida son compagnon vers le rocher sur lequel la chaloupe
etait venue se crever.

Apres l'echange de quelques phrases et un examen de la fracture, que
l'on sait, Gaspard courut vers la cote, disparut sous bois et se dirigea
vers l'endroit ou il avait jete la partie du rocher manquant.

Il voulait, sans l'ombre d'un doute, eblouir son copain, par l'etalage
de precautions qu'il avait prises.

Mais il revint bientot, l'oreille basse, la mine soucieuse, grommelant:

--C'est drole.... Je ne retrouve plus.... Pourtant, je crois bien me
souvenir d'avoir jete la cette pointe ensorcelee....

--Laissons donc!.... fit Thomas. Qui serait venu?.... Et surtout, qui
aurait ete deterrer cette pierre au milieu de ce fouillis?

--Au fait.... dit l'autre... je suis fou d'avoir des idees pareilles...
Quand je serai plus calme, je mettrai bien la main sur ce morceau de
roc.

Pendant quelques minutes, l'entretien se poursuivit, Gaspard parlant,
contre son habitude, avec une certaine volubilite, tandis que Thomas
avait l'air de poser froidement une serie d'objections.

Finalement, on en arriva a s'entendre et se convaincre mutuellement,
sans doute, car, tournant le dos a la cote, les nouveaux venus
retournerent a la chaloupe crevee.

Ici encore se manifesta, l'extreme prudence de maitre Thomas.

Il, se pencha longtemps sur l'ouverture irreguliere decoupee par la
pointe de rocher, l'examina des deux cotes, exterieur et interieur, puis
finalement acheva d'arracher le bordage entame, jusqu'a mi-joint en le
declouant a coupa de pierre.

Cela fait, les deux comperes reprirent le chemin de leur embarcation et
se rembarquerent, non toutefois sans avoir jete au fleuve le bout de
planche suspect.

Dix minutes plus tard, la goelette, toutes voiles hautes s'eloignant de
la cote, gagnait la haute mer.

--Nous n'avons plus rien a faire ici, dit a son compagnon Euphemie
Labarou, Mais nous n'avons pas perdu notre temps, petit Wapwi car nous
venons de demasquer, je le jurerais, deux bien grands miserables!....

--Je te demande encore une petite demi-heure, tante Mimie; le temps
d'aller repecher le bout de planche que ces deux imprudents viennent de
jeter a l'eau, apres l'avoir enleve a la chaloupe.

--Tu as raison, petit: ce morceau de bois sera une piece a conviction
qui pourra servir, peut-etre,--on ne sait pas!....

Wapwi donna a la goelette le temps de parcourir une distance suffisante
pour qu'on ne le vit pas du bord et, prenant sa course dans la direction
ou le courant de montant entrainait le fragment de bordage, il se lanca
resolument a l'eau.

Comme l'enfant nageait facilement, il eut bientot recouvre le bout de
planche flottant et regagne le rivage avec son butin.

--Ca fait trois on _pieces a conviction_ dans l'affaire _Labarou vs
Labarou_, dit Mimie, qui avait quelque lecture.

Il ne faut rien negliger pour punir les mechants.... dit
sentencieusement le petit Abenaki.

Et il alla cacher soigneusement sa pointe de pierre et son bout de
bordage au pied de la cote, dans un endroit inaccessible pour tout autre
qu'un adroit peau-rouge de son espece, a lui.

Apres quoi, on reprit, sans plus de retard, le chemin de la maison.



XXII

L'ILE MYSTERIEUSE

Abandonnons pour un instant nos amis dans l'affliction et sautons a bord
de la goelette des Noel.

Toutes voiles hautes, les ecoutes raidies, coulant bien a travers les
ondulations des lames molles et souples, elle fait merveille sous la
jolie brise qui incline sa mature a babord.

Le vent ayant, dans la matinee, saute a l'ouest,--comme nous l'avons
dit--c'est donc vers le large, vers la haute mer, que se dirigent
maintenant les deux comperes, qui composent a eux seuls l'equipage.

Est-ce que le capitaine Thomas aurait l'intention de remplir
serieusement la mission dont il s'est charge--c'est-a-dire de fouiller
la mer et les rivages des alentours pour y retrouver Arthur, vivant ou
mort?....

Ah! non, par exemple!

Dans l'esprit de maitre Thomas, Arthur est bel et bien noye, coule,
devore, peut-etre....

C'est une chose du passe.

N'en parlons plus.

Il a tout simplement eu l'adresse de faire coincider une expedition,
arretee dans son esprit depuis une quinzaine de jours, avec l'offre
genereuse de partir a la recherche du malheureux fils de Jean Labarou,
du fiance de sa soeur Suzanne.

Nous l'avons dit: Thomas Noel est un homme positif.

Pas mechant, par exemple--oh! non!--mais a condition toutefois que sa
bonte ne vienne pas en conflit avec son interet. Auquel cas, il met tout
bonnement au rancart cette placide vertu des gros naifs, la bonte.

Alors, pourquoi le capitaine Thomas, flanque de son _alter ego_ Gaspard,
court-il la mer?

Eh bien, puisqu'on veut le savoir absolument, nous allons le dire: c'est
pour "faire un coup", un bon coup.... d'argent!

Voila!

Dans leurs longues peregrinations du mois precedent, a travers le golfe,
les deux comperes ont fait la connaissance d'un certain industriel
canadien, navigateur de son etat, qui leur a promis une jolie prime
s'ils voulaient l'aider a mener a bonne fin une expedition de
contrebande, des iles francaises de Miquelon, au sud de Terreneuve, a la
ville canadienne de Quebec.

Leur role, a eux, sera des plus simples....

Ils n'auront qu'a transporter le chargement.... _heretique_, de
Saint-Pierre a la cote canadienne, ou ce chargement sera transborde sur
une goelette de Quebec, attendant a un endroit convenu de la region du
Labrador.

Tout ira donc pour le mieux, a moins que le diable ou le Fisc,--ce qui
est a peu pres la meme chose,--ne s'en mele.

Le seul anicroche possible est le naufrage du vaisseau portant a leur
rencontre _l'associe_ attendu.

Il a si fort vente de l'est, les jours precedents, que cette crainte
n'est certainement pas chimerique.

Mais, entre marins, on ne croit guere a ces pronostics des gens
de terre, qui s'ecrient a chaque rafale secouant les ais de leur
habitation: "Hein! il en fait un temps!.... Ce n'est pas moi qui
voudrais etre sur le fleuve, par une semblable _depouille!_"

Ce n'est donc pas a une catastrophe que croient nos deux jeunes
Francais, mais bien plutot a un retard subi par leur confrere de Quebec.

--Ca ne m'etonnerait pas, tout de meme, que notre homme eut ete
empeche.... disait Thomas:--sa barque ne payait pas de mine! Quel sabot,
nom d'un phoque!

--Bonne goelette.... repliquait Gaspard d'un air mysterieux.... Un peu
avariee, c'est vrai; mais elle n'a une apparence miserable que pour
tromper les _gabelous_.

--Au fait, peut-etre as-tu raison.... Je l'ai encore dans l'oeil: fine
de l'avant, large de bau, evidee de l'arriere,--ca doit bien marcher....

--Et bien resister a la mer, car la cale est profonde....

--Avec ca que le lest ne lui manque ni a l'aller ni au retour.

--Parbleu!... Farine et autres provisions en descendant, pour faire
manger les amis d'en-bas!....

--Liqueurs fortes et vins de France, en remontant, pour abreuver les
bonnes gens d'en haut!

--Le joli negoce!

--La belle existence!

--J'en taterais volontiers.

--Nous ferons mieux que cela, ami Gaspard: nous en jouirons a gogo,--car
le moment approche ou nous pourrons mettre a execution nos projets.

--Ah! puisses-tu dire vrai!

--Cette saison est trop avancee pour que notre petite expedition
actuelle soit autre chose qu'un coup d'essai, destine a nous faire la
main. Mais.... que nous reussissions, et, l'annee prochaine, ayant un
solide vaisseau sous les pieds, Thomas Noel et Gaspard Labarou en feront
voir de belles aux _gabelous_ de France et du Canada.

--Ami Thomas, je te l'ai dit: je suis ton homme, et je veux etre riche
pour que ta soeur Suzanne soit un jour la plus grande dame du Golfe.

--Cela sera, repondit le jeune Noel, d'un ton moitie figue, moitie
raisin.

--Il faudra bien que cela soit car.... je le veux, entends-tu!

Et Gaspard accentua d'un geste energique cette phrase quelque peu
pretentieuse.

Thomas lui jeta un regard inquisiteur et vit bien que son associe etait
homme a remplir l'engagement qu'il prenait.

--Tu auras ma soeur, ami Gaspard.... Je te la promets!.... dit-il avec
la gravite d'un pere de famille bien pose.

La nuit etait venue, cependant,--une belle nuit, nom d'un phoque!--mais
un peu trop eclairee par la lune a peine declinante, au dire des deux
amis.

Bien qu'allant a contre-courant depuis quelque temps, la goelette avait
pu continuer sa marche, apres avoir vire de bord un certain nombre de
fois et s'etre insensiblement rapprochee de la cote, ou la brise de
terre, soufflant ferme, l'avait poussee assez rapidement vers sa
destination mysterieuse.

A la reprise du courant de montant, les allures du vaisseau
s'accentuerent.

La brise de terre fraichit, et toute conversation suivie devint
impossible, chacun des deux marins ayant assez a faire de diriger la
marche rapide de la goelette.

On courut ainsi, serrant la cote d'assez pres, jusqu'a la hauteur du
_Petit-Mecatina_,--une ile d'aspect sauvage, herissee de rochers aux
formes romantiques, ou les rayons lunaires plaquaient des taches
blafardes alternant avec les ombres projetees....

Sur la droite, vers la cote nord, des iles nombreuses se dessinaient
vaguement, les unes comme des taches sombres, les autres ayant l'air de
grands cachalots endormis....

C'est du cote gauche, au large d'eux, par consequent, qu'apparut pour la
derniere fois aux yeux de nos jeunes aventuriers la charpente massive du
_Petit-Mecatina_.

Ils venaient de virer de bord, apres une assez longue bordee vers la
cote, lorsque, dans la pale clarte lunaire, a un demi-mille environ en
avant du beaupre de leur goelette, s'estompa sur le fond bleuatre du
firmament, de facon indecise d'abord, puis progressivement avec plus
de nettete, une masse enorme, de forme irreguliere, mais tres elevee
partout, faisant un trou noir a l'horizon....

C'etait le _Petit-Mecatina_, le lieu de rendez-vous assigne par le
capitaine canadien.

Aussitot, outre leurs feux de position reglementaires, les jeunes marins
allumerent un fanal bleu, attache d'avance au milieu de leur mat de
misaine.

Puis ils se prirent a observer attentivement la cote abrupte qui
defilait par leur travers de babord.

Une dizaine de minutes s'ecoulerent...

La goelette, ses voiles bordees a plat, serrant le vent, courait a
l'ouest, se rapprochant toujours...

A la distance d'une quinzaine d'arpents, d'apres son estime, Thomas
ne connaissant qu'imparfaitement ces parages, jugea prudent de ne pas
s'approcher davantage de ces rochers menacants....

Il lofa....

Les voiles battirent au vent....

Mais au meme instant, une grosse lueur brilla sur un point du rivage;
puis une seconde; puis enfin une troisieme,--a quelques pieds seulement
les unes des autres.

--Largue l'ancre! commanda Thomas.

Gaspard se precipita vers l'avant et leva le cliquet du guindeau.

Aussitot l'ancre tomba a l'eau, suivie de sa chaine, qui glissa
bruyamment dans l'ecubier.

Puis les voiles furent, abaissees en un tour de main, et l'on attendit.

Dix minutes ne s'etaient pas ecoulees, qu'une embarcation se detacha
comme dans une feerie, du ces rochers geants et s'avanca vers la
goelette.

--Ohe! qui vient la? s'enquit Thomas, pour la forme,--car il savait bien
a quoi s'en tenir.

--_La Marie-Jeanne!_

Puis la meme voix reprit:

--Et vous?

--_Le Marsouin!_ gronda Thomas, faisant rouler l'r unique de ce mot.

Il faut dira ici que la goelette des Noel avait jusqu'ici porte le nom
tres honnete de _Saint-Malo_,--en souvenir du pays natal,--mais que
maitre Thomas, lance sur la piste d'aventures emouvantes, avait detrone
le vieux saint breton de la poupe de sa barque, pour y substituer le nom
de l'amphibie guerroyeur cite plus haut.

Il y eut une minute de silence.

Puis le survenant demanda, tout en continuant d'avancer:

--Rien qui cloche?.... On peut aborder?....

--Arrivez sans crainte, fut-il repondu; il n'y a ici que mon associe
Gaspard Labarou et moi, Thomas Noel.

La chaloupe, manoeuvree habilement, aborda bientot.

Des deux hommes qui la montaient, l'un resta a bord, tandis que l'autre
grimpa sur le banc du _Marsouin_, s'aidant des haubans de misaine, et
sauta lestement sur le pont.

--Messieurs, dit-il sans preambule, vous etes gens de parole.

--Toujours! fit Gaspard laconiquement.

--Et, pour cette fois, il y a quelque merite a, l'etre, apres une
pareille bourrasque.... ajouta Thomas, plus loquace que son compagnon.

--Mes compliments, jeunes gens. J'aime qu'on soit exact.... Mais venons
au fait.... Nous sommes presses.... Notre marche tient-il toujours?

--Des Francais n'ont qu'une parole! repondit le sentencieux Thomas.

--Aux Iles! commanda Gaspard.

--Bien, messieurs. Je vois que vous etes des jeunes gens d'action et que
je puis compter sur vous.... Nous partirons dans une heure; juste le
temps d'embarquer quelques provisions et de convenir de nos faits.
Venez.

Sans plus d'explications, les deux Francais descendirent dans la
chaloupe du Canadien et, prenant place a l'arriere, laisserent le
capitaine et son matelot s'escrimer avec les rames pour les conduire a
terre.

Ou diable etait donc la goelette de ces etrangers?...

On n'en voyait ni un coin de coque, ni une pointe de mat!

Mais, ayant entendu raconter bien des fois les prouesses accomplies par
les contrebandiers du Golfe, nos jeunes marins ne s'etonnaient pas outre
mesure.

Cependant, comme on arrivait sur les rochers escarpes de la rive, sans
ralentir la vitesse de la chaloupe, Thomas poussa un cri:

--Aie! capitaine, nous allons nous casser le nez sur cette muraille a
pic!

Le capitaine, sans repondre, donna un dernier coup de rame; puis, se
levant, il alla se mettre a l'avant de l'embarcation, tandis que son
matelot venait placer son aviron a l'arriere, dans l'echancrure de la
godille, et s'y escrimait de son mieux.

On venait d'entrer dans un etroit couloir de roches tres elevees, large
tout au plus de vingt pieds et courant en biais vers le plus haut
escarpement de cette singuliere ile.

Naturellement, par sa disposition meme, ce bras de mer profondement
encaisse ne pouvait etre apercu du large.

On courut ainsi au milieu de rochers aux flancs a peu pres verticaux
pendant deux ou trois minutes, parcourant une distance d'une couple de
cents pieds....

Puis la chaloupe s'arreta net, l'etrave sur le gouvernail d'un vaisseau,
ayant l'air enclave dans cette mascarade de haute roches.

--La _Marie-Jeanne_, messieurs! dit le capitaine canadien avec une
certaine emphase.

Et il se retournait, souriant, vers ses nouveaux amis.

--Nom d'un phoque! il faut le voir pour le croire! s'ecria Thomas, ne
pouvant dissimuler son etonnement.

--On parcourrait le monde entier avant de deterrer un havre comme
celui-ci! dit a son tour Gaspard, emerveille.

--C'est a la fois mon bassin de carenage et mon havre de refuge, quand
on me serre de trop pres.... repondit le capitaine de la _Marie-Jeanne_.

--Tout de meme, il y a des choses bien etonnantes dans ce golfe
Saint-Laurent! s'ecria de nouveau Thomas, avec des hochements de tete
admiratifs.

--Etonnantes, jeune homme?.... fit le canadien souriant.... Dites: sans
pareilles!.... Voila trente ans que je le parcours en tous sens, mon
beau golfe, et j'y trouve toujours du nouveau.

Cependant, une courte echelle fut tendue de l'arriere, par un des
matelots du bord, et les jeunes francais, precedes du capitaine, y
grimperent rapidement.

La porte du capot d'arriere etait ouverte, laissant monter de la cabine
une lueur claire.

On s'y engouffra, et une interessante conference se tint pendant pres
d'une heure entre les nouveaux venus et les gens de la _Marie-Jeanne_.

Que se passa-t-il?....

Quelles furent les confidences echangees?

Que fut-il convenu?....

Mystere... pour le present!

Il nous est interdit,--auteur scrupuleux que nous sommes--de soulever,
_dans ce premier volume_, meme un coin du voile qui recouvre les faits
et gestes des PIRATES DU GOLFE SAINT-LAURENT.

Mais on ne perdra rien pour avoir attendu.

Ce qu'il nous est permis de confier a nos lecteurs, des maintenant,
c'est qu'apres un conciliabule qui dura pres d'une heure, le capitaine
canadien se rembarqua avec les deux Francais et que le _Marsouin_, bien
leste de provisions et d'especes sonnantes, cingla aussitot vers les
iles Miquelon.

L'equipage de la Marie-Jeanne, ainsi que le charpentier du bord,
continuerent d'habiter le _Petit-Mecatina_, occupes a radouber leur
goelette avariee et a faire une besogne bien autrement.... mysterieuse.



XXIII

CHASSE ET MAUDIT

Quand la goelette de Noel reparut dans la baie de Kecarpoui, au
commencement du mois d'octobre, apres une absence d'un peu plus de deux
semaines, un voile de deuil planait sur la petite colonie.

Depuis une dizaine de jours, on etait entre dans cette longue periode
d'isolement qui, la-bas, ne se termine qu'a la reouverture de la
navigation, en mai.

Le missionnaire etait bien venu, comme d'habitude, donner aux
pecheurs de ce lieu solitaire l'opportunite d'accomplir leurs devoirs
religieux.... Mais, loin d'avoir a benir l'union de deux jeunes
gens pleins d'amour et d'espoir, il avait du, helas! prodiguer des
consolations a une famille plongee dans une douleur mortelle, par la
disparition d'un de ses membres, et presenter a une fiancee dont le
coeur saignait, au lieu d'une couronne de fleurs d'oranger, la couronne
d'epines de la resignation chretienne....

Il va sans dire que ce messager de paix, saisi du differend qui existait
entre les deux familles, n'avait pas eu grande peine a faire disparaitre
les hesitations de madame Noel a propos de la mort sanglante de son
mari.

Une declaration ecrite du mourant, attestant la complete innocence de
Jean Labarou et corroborant le recit circonstancie de celui-ci, ne
contribua pas peu a ce resultat; et le missionnaire eut au moins la
consolation, en partant, de voir les chefs des deux seuls etablissements
de la baie unir fraternellement leurs mains, en signe de pardon et
d'oubli.

Le retour de la _Saint-Malo_,--desormais le _Marsouin_, de par le
caprice de maitre Thomas,--raviva pourtant la plaie encore saignante de
la disparition d'Arthur.

Mais on ne put tout de meme s'empecher,--a l'est de la baie; du
moins,--de reconnaitre le devouement des deux marins qui venaient de
faire une si rude croisiere a la recherche de leur malheureux ami.

Toutefois,--en depit de la meilleure volonte du monde,--la famille
Labarou ne reussit pas a dissimuler l'horreur instinctive que lui
inspirait Gaspard depuis la catastrophe.

A peine arrive dans la baie, ce modele des fils adoptifs s'etait
empresse, naturellement, d'aller rendre compte a ses parents du resultat
negatif de ses recherches.

Il avait, d'ailleurs, pris la peine d'etudier a fond le role qu'il
allait jouer avant de risquer cette demarche decisive.

Figure morne, fatiguee, triste; paleur maladive; regard fatal,
inconsolable; tel etait son masque.

Mais toute cette mise en scene ne put fondre la glace qui le separait
desormais de cette famille ou il avait grandi, choye a l'egal du fils de
la maison.

La mere Helene, a sa vue, eut une crise de larmes qui pensa lui causer
une rechute.

Jean Labarou, lui, pale comme un mort, laissa son neveu s'empetrer dans
le recit de ses exploits et de ses actes do devouement fraternel.

Puis, quand ce fut fini, il se contenta de dire froidement, mais avec un
geste d'une terrible solennite:

--Arthur est mort,--et je n'espere plus.... Que Dieu ait pitie du
pauvre enfant!.... Mais si tu es pour quelque chose dans cette fatalite
epouvantable; si, par ta faute, une mere a ete privee, sur ses vieux
jours, d'un fils adore; si ta cousine, par ton fait, se trouve seule au
monde, sans appui quand nous n'y serons plus; moi ton second pere, au
declin de ma vie, courbe par l'age et l'incurable chagrin que je sens la
(et le vieillard touchait son front ride), je finis par succomber avant
le terme assigne par la divine Providence; si cela est, eh! bien, je te
maudis!

--Mon oncle!.... voulut repliquer Gaspard, epouvante.

--Va-t-en!.... fut la seule reponse de Jean Labarou, montrant la porte,
de son bras tendu.

Et, comme le miserable, en passant le seuil, regardait sa tante,
celle-ci lui dit, dans un sanglot:

--Rends-moi mon fils!

Alors il se tourna vers Mimie, comptant bien trouver chez elle une ombre
de sympathie.

Mais il regretta aussitot ce mouvement....

Blanche comme une cire, la tete haute, les prunelles fulgurantes, la
jeune fille etendit vers lui sa main fine et nerveuse:

--Cain! dit-elle.

Puis, montrant elle aussi la porte:

--Va ou la destinee t'appelle, fratricide!.... Mais, ou que tu ailles,
je serai sur ton chemin au jour de la retribution!

Puis, hautaine et grave, elle alla baiser sa mere au front.

Tremblant, hagard, la sueur de l'agonie aux tempes, Gaspard Labarou
quitta la maison ou s'etait ecoulee son adolescence, chancelant comme
un homme ivre et sentant peser sur ses epaules le poids terrible de la
malediction paternelle....

Dans l'esprit de Jean Labarou, cette malediction n'etait que
conditionnelle, il est vrai.

Mais Gaspard, au fond de son ame, sentait bien que cette malediction
d'un pere serait ratifiee dans le ciel; et, quoi qu'il en eut, en depit
de son scepticisme farouche, il en eprouvait une sensation de malaise
allant jusqu'a la peur.

Avait-il donc besoin, ce vieillard, sans l'ombre d'une preuve de
culpabilite, d'appeler sur la tete de son neveu la vengeance celeste!

Pour se donner du coeur, quand il fut hors de vue, le miserable montra
le poing a la maison, disant:

--Vieux fou!.... Je me moque de tes foudres de fer-blanc et je te ferai
voir bientot de quel bois je me chauffe.... Ah! Ah! tu me maudis et ta
fille m'appelle Cain.... Mais prenez garde de regretter amerement, un
jour, la satisfaction de m'avoir mis a la porte!

Ayant ainsi evacue un peu de sa bile, il reprit le chemin du Chalet, de
l'autre cote de la baie.

Tout en pagayant son canot, il monologuait de la sorte:

--Il est clair comme le jour que, pour ce qui regarde mes chers parents
et leur virago de fille, _mon chien, est mort...._

"Plus rien a esperer de ce cote.

"Mais je m'en moque, comme un poisson d'une pomme.

"Ce qu'il me reste a faire, c'est d'amadouer et d'engluer si bien les
Noel, de me rendre tellement indispensable, que la bille Suzanne, en
depit de son ridicule chagrin, cesse de penser jour et nuit a un mort,
pour s'apercevoir enfin qu'il existe un bon vivant dans son entourage,
pret a fie devouer pour son bonheur.

"D'ailleurs, dans ce siege en regle que je vais entreprendre, j'aurai un
precieux auxiliaire: Thomas, qui m'est devoue.

"Quant a la mere, bien que, reconciliee avec l'oncle Jean, je parie
qu'il lui reste, en depit de tout, un vieux levain de rancune qui ne
demanderait qu'a fermenter, si l'on s'y prenait habilement.

"Reste le petit Louis,--qui n'est plus un enfant, malgre son
qualificatif.

"Celui-la, j'en ai peur, me donnera du fil a retordre.

"Il est toujours avec ce moricaud de Wapwi, d'un cote ou de l'autre,
et je le soupconne d'avoir un fort beguin pour ma belle et tyrannique
cousine, Euphemie.

"Qu'il me succede dans le coeur de la _fille a mon oncle_,--je ne
demande pas mieux.... Mais qu'il ne s'avise pas de se liguer avec elle
pour me jouer quelque mauvais tour,--car ca ne serait pas bien du tout
de la part d'un beau-frere!....

"Au reste, nous veillerons, Thomas et moi.

"Thomas Noel!.... En voila un veritable ami, par exemple, qui n'a pas
peur de mettre les mains a la pate, lorsqu'il s'agit de tirer un copain
du petrin!....

"Vive le capitaine Thomas et son lieutenant, Gaspard!"

S'etant ainsi mis dans un etat de feinte excitation pour chasser de son
esprit la mauvaise impression qu'il remportait de sa visite,--a l'instar
des gens peureux qui chantent, la nuit, quand ils cheminent seuls dans
Te voisinage d'un cimetiere,--maitre Gaspard hatait sa marche vers le
chalet de la famille Noel, sa nouvelle residence.

A mesure au'il approchait, sa figure subissait une transformation
singuliere.

De sombre et dure, qui etait son caractere habituel, elle devenait
insensiblement melancolique et.... touchante.

Ce gaillard la, orne de toutes les passions qui rendent un homme
redoutable au sein des societes organisees, etait devenu un veritable
comedien tout seul, sans etudes, en pleine solitude du Labrador.

Il etait absolument maitre de ses sens, et il avait la tete froide d'un
chef de bandits.

A peine entre dans le chalet, ou la famille Noel se trouvait reunie
pour diner il se laissa choir sur une chaise, la tete basse, les bras
ballants.

--Oh! oh! il parait qu'on t'a mal recu, chez l'oncle Jean.... fit
remarquer Thomas, d'un ton goguenard.

Gaspard ne repondit qu'en baissant davantage la tete.

--Serait-ce possible? dit madame Noel, prompte a s'apitoyer.

--On m'a, chasse, madame! murmura Gaspard, d'une voix sepulcrale.

--Chasse?.... B'ecria la bonne dame, en joignant les mains.

--Et maudit!.... ajouta lugubrement le jeune homme.

Pour le coup, la veuve se trouva debout, les mains levees.

--Pauvre enfant!.... Mais c'est insense! dit-elle.

--Madame, vous m'en voyez atterre et malade.... Mais qu'y puis-je faire?

--Oh! je parlerai a ces bonnes gens.... Il est impossible que cette
famille, qui vous a eleve et ou vous avez grandi comme un fils vous
garde rancune pour un accident ou vous avez vous-meme failli perdre la
vie....

--Cela est pourtant, madame. Mais, si vous voulez m'en croire, attendez,
pour une telle demarche, que le temps ait un peu amorti la force du coup
et engourdi leur douleur. A mon avis, toute tentative de rapprochement,
d'ici a quelques jours, ne ferait qu'envenimer nos relations.

--Soit. Vous avez probablement raison. Quand ils seront plus calmes,
nous n'aurons pas de peine a leur faire comprendre qu'ils ont manque,
non seulement de charite chretienne, mais encore et surtout de justice.
En attendant, mon cher enfant, vous ferez partie de ma famille et vous
partagerez, comme d'habitude, la chambre de Thomas.

--Madame, j'ai deja eu deux meres,--et une larme de crocodile tomba sur
la joue de Gaspard; vous serez la troisieme.

Et l'habile comedien salua profondement madame Noel.

--C'est dit.... Allons, mes enfants, a table!

Le repas fut pris au milieu d'un silence presque general

La mere, en depit de ses efforts, semblait preoccupee.

Louis, d'ordinaire gai comme un pinson, avait l'air reveur d'un amoureux
dont le coeur est pris serieusement.

Suzanne, elle, n'avait consenti a se mettre a table que sur les
instances de sa mere, qui n'aimait pas a la voir passer ses jours seule
dans sa chambre ou errant dans le bois, retournant sans cesse le glaive
dans la blessure de son coeur.

Elle ne mangeait guere, la pauvre fille, depuis la catastrophe qui lui
avait enleve son fiance. Un cercle de bistre entourait sea yeux, qui
semblaient agrandis et ou brillaient parfois des rayons opheliens.

Pour tout dire en un mot, Suzanne faisait penser a un jeune arbre frappe
de la foudre en pleine seve.

Qu'allait-il arriver?....

[Illustration: je te maudis.]

L'arbre allait-il mourir?.... Ou bien la seve vigoureuse de la jeunesse,
un instant arretee dans sa marche, reprendrait-elle ses fonctions
vivifiantes, faisant reverdir les rameaux affaisses et mollissants?...


Voila ce qu'on pouvait se demander en voyant cette jeune fille a la
demarche languissante, au regard atone.

C'est que le coup dont elle souffrait avait ete aussi rude
qu'inattendu....

Songez donc!

Lorsque quelques heures a peine la separaient du moment ou elle allait
etre unie a l'elu de son coeur, la plus terrible des catastrophes etait
venue aneantir cet espoir, briser ce reve!....

Et cela, du jour au lendemain, en pleine fievre de preparatifs
matrimoniaux,... comme un grand coup de foudre dans un ciel clair!

Pres de trois semaines s'etaient ecoulees depuis la sinistre disparition
de son fiance, et c'est a peine si la pauvre Suzanne parvenait A
realiser sa situation de veuve avant d'avoir ete mariee.

Il convient d'ajouter que tout le monde, au Chalet, lui montrait une
sympathie emue,--Louis surtout, qui adorait sa soeur.

Combien de fois le jeune homme n'avait-il pas traverse la baie pour
aller aux informations et porter aux parents du pauvre Arthur les
condoleances de la fiancee, trop faible encore pour s'y rendre
elle-meme!

Bref, Suzanne avait ete tres malade et pouvait etre consideree, apres
deux semaines de crises nerveuses et de larmes, comme une convalescente
a sa premiere sortie.

On s'abstenait donc, en sa presence, de toute allusion au drame de
l'Ilot, et le mot d'ordre etait de n'avoir pas l'air d'etre sous le coup
d'une dea plus fortes emotions qu'eut encore eprouvee la petite colonie.

La conversation, toutefois, ne pouvait etre bien animee; et, aussitot le
repas termine, chacun se retirait pour vaquer a ses occupations.

Il en fut ainsi pendant quelques semaines....

Puis le temps, qui affaiblit les tons crus de toute douleur humaine, en
y etendant sa patine grisatre, amena une detente dans les esprits, une
sorte d'apaisement dans les coeurs....

Et c'est dans ces conditions de tranquillite morale relative que la
petite colonie de Kecarpoui entra dans cette periode d'isolement,
absolu, ressemblant un peu a un emprisonnement au milieu des glaces
polaires, et qui s'appelle: _Un hiver au Labrador...._



XXIV

SUR UN GLACON FLOTTANT

Des les premiers jours de novembre, la neige commenca a tomber,--une
neige molle, humide, rayant diagonalement l'atmosphere embrumee par le
sempiternel _nordet_, charge de vapeurs d'eau refroidies.

On remonta les goelettes jusqu'au fond de la baie, ou elles furent
degreees et mises en hivernement definitif.

Le bois de chauffage, les provisions de bouche, les engins de peche, les
agrea des barques, tout cela fut soigneusement remise ou encave.

Puis, satisfait d'avoir pris toutes les precautions voulues, on se
disposa a affronter courageusement l'ennui et l'horreur meme d'un hiver
labradorien.

Si nous disons: l'horreur, c'est une facon de parler....

Il est des horreurs sublimes, et les grands spectacles de la saison
hibernale, sur les bords du golfe Saint-Laurent, sont de celles-la!

Ces versants de montagnes drapes de neige, que trouent ci et la les
forets saupoudrees de blanc et les rochers rougeatres; ces cascades
coulant sous une carapace de cristal, a travers laquelle miroitent les
eaux ecumantes; ces ponts de glace couvrant les baies et endiguant le
fleuve lui-meme jusqu'a plusieurs arpents du rivage; le silence qui
regne partout, comme si la terre se taisait pour mieux entendre la
grande voix du fleuve entre-choquant ces banquises flottantes, balancant
ces _ice-bergs_ ou demolissant d'un heurt geant quelque chateau de glace
allant au fil de l'eau,--tout cela est bien beau a contempler et ne
manque certainement pas de poesie...

Mais c'est de la poesie triste, de la beaute empreinte de melancolie.

Si l'ame s'eleve, le coeur se serre.

L'homme se sent petit en face des grands spectacles de la nature, et
Instinctivement il souhaite les rapetisser, pour qu'ils conviennent
mieux a sa taille.

L'annee 1852 se termina par une effroyable tempete de neige, qui sevit
sur la cote.

On ne la regretta pas.

Puis les trois mois suivants defilerent lentement, sans grandes
distractions, si ce n'est pour les chasseurs, qui firent une abondante
recolte de gibier a poil.

Avril vint enfin et, avec lui, la perspective riante d'un des sports les
plus emouvants de la region du golfe: la chasse aux loups-marins.

Dans les conditions d'isolement ou se trouvaient les deux seules
familles habitant la baie de Kecarpoui, on ne pouvait naturellement,
songer a la grande chasse en goelette, a travers les banquises
flottantes,--comme la font les Acadiens, les meilleurs marins du golfe.

Il faut, en effet, non seulement de bons vaisseaux blindes avec de
forts madriers de bois dur pour resister a la pression des glaces en
mouvement, mais encore un equipage d'une dizaine d'hommes pour la
manoeuvre, la tuerie et le depecage, quand on veut faire la chasse en
grand.

A Kecarpoui, on dut se contenter d'observer les points extremes de
la baie, et surtout l'Ilot du Large, autour duquel une batture assez
etendue se consolidait tous les hivers.

Les Labarou, connaissant depuis de longues annees les habitudes locales
de la faune de cette region, savaient fort bien que les loups-marins
avaient fait de la _Sentinelle_ un endroit de _villegiature_ fort
achalande.

Aussi les peaux et l'huile de ces utiles animaux avaient-elles
toujours contribue, pour une bonne part, au bien-etre relatif dont ils
jouissaient.

On se tenait donc aux aguets, des deux cotes de la baie, lorsqu'un
matin de la premiere quinzaine d'avril, Wapwi annonca avec une certaine
excitation:

--Loups-Marins!

--Ou cela? demanda Jean Labarou.

--Autour de l'Ilot.

--Beaucoup?

Pour toute reponse, le petit Abenaki montra ses doigts ouverts, montra
sea cheveux.... et, ne sachant plus quoi montrer, fit de grands gestes
avec ses bras;--ce qui voulait dire qu'il y en avait tant, tant.... que
decidement il ne pouvait en indiquer le nombre.

Jean Labarou prit aussitot une decision.

--Faisons nos preparatifs, dit-il.... Nous partirons dans une heure,
Toi, Wapwi, avertis nos voisina, comme c'est convenu.

En un clin-d'oeil, tout le monde fut a l'oeuvre.

Wapwi alluma un grand feu, bien en vue sur la rive de la baie, auquel on
repondit bientot, du Chalet.

Puis, les chiens,--au nombre de six,--etant atteles a une sorte de
traineau particulier a la cote du Labrador, on se mit en marche.

Euphemie accompagnait l'expedition, naturellement.

Les deux chasseurs et la jeune chasseresse, bien chausses de bottes de
loups-marins, armes de fusils a balles et de solides batons de bois dur,
se dirigeaient vers la pointe ouest de la baie, ou les chaloupes avaient
ete descendues depuis plusieurs jours, en prevision de la venue des
phoques annonces.

Sur l'autre rive, on s'agitait aussi.

Le signal avait ete compris.

On y avait repondu tout de suite, et bientot un attelage semblable a
celui des Labarou quittait, au galop de six _chevaux a griffes_, le
chalet de la famille Noel.

Arrivees aux chaloupes, les deux petites troupes arreterent les
conventions de la chasse, et l'on se mit en devoir de franchir en
silence l'etroit bras de mer libre separant la batture de terre de celle
de l'Ilot.

Los chiens recurent l'ordre de se coucher la ou ils etaient et de ne pas
bouger,--ni japper, surtout.

Ils promirent tout ce qu'on voulut, a leur facon, et.... tinrent parole.

De meme que Mimie, Suzanne avait voulu accompagner ses freres. On lui
avait vante si souvent les emotions d'une chasse aux loups-marins,
qu'elle n'avait pu resister a la tentation d'y aller au moins une
fois,--ne serait-ce que pour secouer sa melancolie et faire plaisir a
son frere Louis, qui l'avait suppliee de l'accompagner.

Mais, contrairement a sa voisine de l'ouest, elle ne portait ni baton,
ni arme a feu,--etant peu familiere avec les "porte cynegetiques et trop
sensible pour frapper un animal quelconque, cet animal ressemblat-il a
un poisson!

Les chaloupes ayant donc ete trainees a l'eau, on avancait en silence
vers l'ilot sous le vent,--car les amphibies ont l'oreille fine.

Arrives a la large batture de glace entourant la _Sentinelle_,
les hommes debarquerent a petit bruit, puis s'avancerent avec des
precautions infinies vers les loups-marins, dont quelques-uns, inquiets
et humant l'air, commencaient a s'agiter.

Une decharge generale en coucha bientot une demi-douzaine par terre.

Six coups de feu avaient eclate:--six phoques etaient blesses a mort.

Aussitot, le baton a la main, tout le monde courut aux autres qui se
precipitaient, dans toutes les directions, vers la mer.

C'est la partie la plus excitante de la chasse aux loups-marins.

Chacun trepigne, frappe, saute, court....

On entend de sourdes exclamations: han! han! des cris d'appel les
plaintes quasi-humaines des betes assommees, les ordres echanges.

Puis, de temps en temps, un coup de fusil tire sur quelque vieux
loup-marin ruse, se glissant en tapinois vers la mer.

C'est une cacophonie a rendre sourd un.... pot a tabac.

Soudain, au beau milieu de ce tapage incoherent, un cri percant se fit
entendre,--un cri lance par une voix de femme.

Tout le monde se retourna.

Euphemie Labarou etait la, avec les hommes.

Mais Suzanne, debout sur un glacon qui plongeait dans l'eau par un de
ses bords, etait entrainee par le courant.

Les trepignements des chasseurs avaient fracture la glace, amincie par
un commencement de degel, et la jeune tille, toute entiere au spectacle
de la tuerie auquel elle assistait, venait seulement de s'apercevoir
qu'elle s'en allait a la derive, sur un frele glacon a demi-submerge.

Une voix forte cria aussitot, repondant a l'appel strident de la
naufragee:

--Ne bougez pas!.... Que personne ne bouge!....

Et Gaspard, enlevant en deux tours de mains ses lourdes bottes,
s'elanca, vif comme un ecureuil, vers la jeune fille, qu'il saisit tout
courant et ramena de meme, en sautant d'un glacon a l'autre.

Cela s'etait fait si vite, qu'on ne s'etonna de cet acte de courageuse
agilite qu'au moment meme ou Suzanne etait deposee dans une des
chaloupes.

Alors chacun, en voyant danser les fragments de glaces ou Gaspard avait
mit les pieds pour arriver a la jeune tille et revenir a terre, put
juger de l'audace du sauveur et du danger couru par la naufragee.

On etait trop habitue, la-bas, aux peripeties d'une existence
aventureuse, pour se mettre la bouche en coeur et entonner un hymne a
l'adresse du heros de ce coup de hardie velocite.

Les hommes, la respiration encore coupee par l'emotion, dirent
simplement: "Tres bien, Gaspard!"

Mimie, elle, sentit monter a ses tempes deux jets de sang rapides et
brulants....

Quant a Suzanne, disons a sa louange qu'elle eut un elan tout spontane
de reconnaissante admiration....

--Monsieur Gaspard, dit-elle en lui tendant les deux main" merci: |e me
souviendrai!

Il "e pencha vers elle et, bien bas:

--Suzanne, murmura-t-il, oubliez cet episode, si vous voulez, mais
souvenez-vous d'une seule chose...

--Laquelle?.... fit-elle, ouvrant bien grands ses yeux tres doux....

--Que je vous aime.... a en mourir acheva le jeune homme, d'une voix qui
n'etait qu'un souffle.

Suzanne devint fort pale et dissimula son emotion en s'inclinant.

Mais quelque chose comme une ombre fatale assombrit son front et elle
dit aussitot A haute voix:

--Cet ilot porte malheur.... Partons, voulez-vous?.... Il me tarde de
revoir ma mere.

On se hata de la faire embarquer, ainsi que sa voisine Euphemie dans
une des chaloupes et d'aller deposer ces dames sur la banquise de terre
ferme, ou les attelages de chien les transportaient au galop vers leur
demeure respective.

Quant aux bommes, ils ramasserent et embarquerent leurs loups-marins
morts, que l'on se hata de deposer dans les hangars a depecage, ou ils
devaient etre convertis en huile et en peaux, destinees a la vente.

Cet episode de chasse devait amener de grands changements dans les
relations, et meme les sentiments, de quelques-uns de nos personnages.
Thomas,--qui avait du nez,--le pressentit bien.

Aussi put-il dire a son complice, des qu'il se trouva seul avec lui,--a
l'heure du coucher:

--Mon vieux, le diable est decidement pour toi.... Cette petite course
d'agrement sur des glacons en derive, avec une femme dans les bras, t'a
remis a flot.... Tu seras le mari de Suzanne!

--Oui.... murmura Gaspard, un sourire equivoque aux levres, c'etait
assez reussi, le coup du glacon!.... Mais, en serons-nous plus avances
si....?

--Eh bien, acheve!

--...Si l'autre revient?....

--Encore cette lubie!... Nom d'un phoque, que les amoureux sont
betas!.... Il ne reviendra pas, l'autre.... Ou ne revient pas de la ou
il est.

--Qui sait?.... murmura Gaspard, comme se parlant a lui-meme.

--Qui?.... Moi, tout le monde,--et toi aussi, parbleu!.... Allons, mon
vieux, fais un bon somme et reve que le missionnaire est a l'autel,
eleve pour la circonstance au milieu du feuillage, et que Thomas Noel y
conduit sa soeur vers l'heureux gaillard que tu es.... Ca te refera de
bon sang.

--Je ne demande pus mieux. Mais!.... Allons, bonsoir.

--Bonne nuit.

--Et les deux comperes s'endormirent, heureux comme de braves garcons
qui ont fait une bonne journee.



XXV

QUAND ON REVIENT DE CONDATCHY....

Thomas Noel venait de dire a son complice Gaspard, en parlant d'Arthur
Labarou: "On ne revient pas de la ou il est!"

Eh! bien, n'en deplaise a ce froid organisateur de noyade, on en revient
de l'endroit ou etait alors le jeune pecheur, puisque nous le retrouvons
plein de vie, second officier d'un bon navire de douze cents tonneaux de
jauge et, de plus, porteur d'un joli sac de.... perles.

Ceci demande explication, nous le savons bien....

Aussi, n'entendons-nous pas nous contenter d'une froide affirmation et
allons-nous raconter brievement l'odyssee de notre heros, depuis cette
nuit sinistre ou nous l'avons laisse sur un ilot perdu, a la veille
d'etre submerge par la maree montante, et criant en vain a eon
compagnon, qui l'abandonnait:

--Gaspard, mon frere!....

Quelles heures terribles!.... Quelles angoisses mortelles!!

De telles impressions ne se racontent pas.

La bise hurlait, sifflait, rugissait, enlevant de la crete des lames une
poussiere liquide qui la rendait encore plus puissante....

Les vagues, heurtees en tous sens, avaient des clameurs de colere, comme
si elles eussent ete animees, au lieu de n'avoir que la force brutale
des grandes masses desequilibrees....

Et le flot, pousse par le flot, montait toujours, emplissant la crique,
couvrant les pointes, submergeant les contreforts, escaladant les pics.

Arthur aussi montait, precedant cette maree envahissante qui gonflait le
fleuve comme un immense levain en fermentation.

Il vint un temps ou, debout sur le pic le plus eleve de l'ilot,--comme
un de ces antiques monuments de la vieille Egypte, envahi par cet autre
flot dos deserts africains: la mer de sable!--le naufrage n'eut plus
autour de lui que les vagues en fureur, sonores comme des cloches,
souples comme des tigresses, lui livrant un dernier assaut "vant de le
rouler dans leurs vertex et de l'ensevelir dans leurs replis.

C'est alors que, jetant un dernier regard vers le fond de la baie, ou
reposait en ce moment tout ce qu'il aimait en ce monde:--ses parents
et sa fiancee,--le pauvre garcon lanca a travers la nuit cette clameur
d'agonie, ce cri d'adieu, qui fut entendu du petit sauvage arrivant a la
rescousse.

Ce qui suivit paraissait, dans le souvenir d'Arthur, comme un grand
eclair, suivi d'une nuit profonde.

Une voix d'enfant, bien connue,--celle de Wapwi,--avait crie ".... Petit
pere!...."

Puis une masse sombre, se balancant au sommet d'une vague enorme, avait
semble s'abattre sur le naufrage qui, d'instinct, avait etendu les bras
vers cette "chose" entrevue, s'y etait cramponne, hisse, jouant des
coudes et des genoux, jusqu'a ce qu'il se sentit enfin emporte dans une
embarcation, venue a lui miraculeusement, et tourbillonnant sous la
poussee des lames affoles....

Et puis, quoi encore?...

Rien.... pendant dea heures, si ce n'est le balancement de l'esquif
qui le portait, l'ecuma des vagues l'inondant, la brise sifflant
toujours....

Pendant combien de temps dura cette demi-inconscience, cet affaissement
de l'ame et du corps, cette insouciance absolue de ce qui se passait
dans le monde physique?....


[Illustration: Gaspard d'elanca vers la jeune fille qu'il prit dans ses
bras.]

Des heures entieres, sans doute, puisque, eveille soudain par des cris
d'appel, Arthur Labarou constata, en ouvrant les yeux, que le jour
naissait.

Mais d'ou venaient les cris?...

D'un navire a l'ancre, sous l'etrave duquel le chaland du naufrage
allait s'engager.

Des matelots, en train de virer au cabestan, avaient apercu la petite
embarcation en detresse et helaient l'homme, endormi ou mort, qui se
trouvait couche dedans.

Comme cet homme, tout en no repondant pas, semblait, tout de meme avoir
un reste de vie, un des _mathurins_, s'accrochant aux sous-barbes du
beaupre, guetta le chaland au passage et s'y laissa choir.

Un grelin lui fut jete par ses camarades, et, une minute plus tard, le
naufrage, attache solidement sous les bras, etait hisse a bord.

D'ou venait-il?

On ne s'en inquieta pas.

C'etait une victime de la mer, et la grande fraternite des marins n'a
pas besoin des formalites d'une enquete pour secourir un camarade.

Le capitaine,--un jeune homme d'une trentaine d'annees, au plus,--fit
transporter l'inconnu dans sa propre cabine, ou un cadre se trouvait
libre, et se chargea lui-meme des premiere soins a donner.

Apres quoi, appele a ses devoirs de commandant, il se fit remplacer par
un homme de confiance.

Pendant trois jours, le naufrage fut en proie a une fievre ardente,
marmottant des phrases incoherentes, poussant des cris de detresse,
appelant au secours, d'une voix navree....

Puis le sang se tiedit, les nerfs s'apaiserent, le sommeil vint....

Il etait sauve!

--Ou suis-je? demanda-t-il au capitaine, un beau matin.

--Sur l'atlantique, fut la reponse.

--Et nous allons!...

--Dans les Indes, a Ceylan.

Arthur se recueillit un instant pour rappeler ses souvenirs.

Mais, en depit de tous ses efforts, sa memoire ne lui disait rien, apres
le cri entendu au sein de la tempete, sur l'ilot submerge,--ce cri
d'enfant appelant: "Petit pere!"

--Wapwi! pensait-il.... C'etait Wapwi!.... Et c'est le chaland qu'il
montait qui m'a recueilli.... Mais lui, le cher petit, qu'est-il
devenu?.... noye, sans doute.... Pauvre enfant!

Et Arthur sentait des larmes courir dans sus yeux, a cette triste
pensee.

--Capitaine, dit-il, mon malheur est plus grand que vous ne le
pensez, et, puisque la Providence a voulu que je fusse sauve par un
compatriote,... car vous etes Francais, n'est-ce pas?

--Canadien-francais, de Quebec, repondit le capitaine.

--C'est tout comme.... Eh bien, je ne veux rien vous cacher; je ne suis
pas un naufrage, capitaine!

--Alors?.... fit le marin, etonne.

--Je suis la victime du plus lache attentat qui se puisse imaginer...
J'ai ete abandonne sur un ilot perdu, a maree basse, avec en perspective
d'une lente agonie et d'une mort inevitable, quand la mer viendrait a
couvrir mon rocher, au montant.

--C'est horrible, cela! interrompit le Canadien, s'approchant du
naufrage avec un redoublement d'interet.

--Laissez-moi vous raconter cette histoire, qui ressemble a un conte des
_Mille et Une Nuits_.

Le capitaine fit un geste d'assentiment.

--Allez, mon jeune ami, dit-il en bourrant sa pipe. J'ai aujourd'hui,
grace au bon vent, plus de loisirs a vous consacrer, que d'habitude.

Alors Arthur fit le recit court, mais tres mouvemente, de ce qui avait
precede et amene, suivant lui, l'affaire de l'Ilot.

Puis il conclut, en disant:

--Que pensez-vous, capitaine, d'un parent capable d'une pareille
infamie?

--Je pense que ce gaillard-la finira par etre pendu a la maitresse
vergue du premier navire sur lequel il mettra le pied,--quand ce serait
le mien....

En attendant, jeune homme, suivez-moi ou j'irai, et soyez certain qu'en
juin prochain,--avant la visite du missionnaire qui pourrait bien, sans
cela, marier votre cher cousin a votre fiancee,--je vous, aurai ramene a
Kecarpoui, ou vous reglerez vos comptes avec cet aimable assassin.

--Ah! capitaine, puissiez-vous dire vrai!.... Si, au commencement du
mois de juin de l'annee 1863, je pouvais apparaitre dans ca petit coin
du Labrador, ou l'on me croit, sans doute, au fond de l'eau, quel
reglement de comptes, comme vous dites, capitaine!

--Nous y serons, mon jeune ami, Dieu aidant.... Le capitaine Pouliot, de
Quebec, connait son navire, _l'Albatros_. D'ailleurs, j'ai promis a mon
armateur, M. Ross, que je serais de nouveau en rade de Quebec avant la
fin du mois de juin. Et, ce que je promets, vous saurez, a moins que le
diable ne s'en mele....

--Vous le tenez?.... Eh bien, tant mieux, et puissent les vents et la
mer nous etre favorables!

--Amen! fit le capitaine.

Sur quoi, les deux amis monterent sur le pont, ou le capitaine constata
que tout allait bien, sous l'oeil de Dieu.

Mais resumons....

Le voyage, par le cap de Bonne-Esperance et l'Ocean-indien dura trois
mois et demi.

Los vents avaient ete maniables et la mer, clemente.

On avait passe la ligne deux fois, lorsque, dans les premiers jours de
janvier, on arriva en vue de la grande ile de Ceylan.

Une partie du chargement y fut debarquee; puis on continua jusqu'a
Madras, pour livrer ce qui restait.

Vers la fin de janvier 1853, commenca le voyage de retour, en longeant
la cote de Coromandel, pour s'engager dans le detroit de Manaar.

Mais, contrarie par une tres grosse brise de ouest-sud-ouest,
_l'Albatros_ dut chercher refuge dans la baie de Condatchy, qui echancre
le littoral ouest de l'Ile de Ceylan.

On fut la deux jours a l'ancre, un calme plat ayant succede a la
bourrasque qui avait fait rage.

Une multitude d'embarcations de toutes formes y faisaient la peche des
perles.

Pour tuer le temps, le capitaine proposa a son lieutenant,
Labarou,--promu a ce grade apres la mort accidentelle du titulaire,
arrivee a Madras.--de tenter la fortune.

Celui-ci, plongeur emerite et pouvant rester pres d'une minute sous
l'eau, y consentit.

Le reste de l'equipage voulut en faire autant....

Quelle idee lumineuse, et a quoi tient la fortune!

En moins d'une demi-journee, chaque plongeur, descendu au fond de l'eau,
au moyen d'une corde ayant une grosse pierre attachee a son extremite,
avait recueilli, a la barbe des requins, de pleins sacs d'huitres, que
l'on s'empressa d'ouvrir et dont plusieurs contenaient des perles, que
l'on ferait examiner par les marchands du Cap, en passant.

Enfin, un bon vent d'est ayant succede au calme, on leva l'ancre et....
en route pour l'Europe:

Le mois de fevrier commencait, et l'on n'eut pas trop des vingt-huit
jours qu'il renferme pour atteindre la cote africaine.

Le 8 mars, _l'Albatros_ mouillait en rade de la ville du Cap.

Des le lendemain, chacun s'empressa, d'aller trafiquer de ses perle"
avec les joailliers de la Cite aux diamants....

Et, chose etonnante, il se trouva que tous les pecheurs de _l'Albatros_
avaient en mains des perles d'une grande valeur.

Par un hasard providentiel, le navire canadien avait jete l'ancre, dans
la baie de Condatchy, sur un des bancs les plus riches, en huitres
perlieres, de la region.

Quelle aubaine pour ces braves gens, plus accoutumes aux gros sous de
cuivre qu'aux belles guinees jaunes et aux scintillants souverains d'or
qu'on leur donna en echange des perles de Condatchy!

Bref, quand _l'Albatros_ quitta le Cap de Bonne-Esperance, le 12 mars
1853, tout le monde a son bord etait riche, depuis le capitaine jusqu'au
dernier des _Mathurins sales!_

Le voyage de retour se fit sans encombre, et le 8 juin, par une belle
matinee ensoleillee, _l'Albatros_ jetait l'ancre dans la rade de
Saint-Jean de Terreneuve, ou le lieutenant Labarou se separa de son
capitaine, non sans regret.

Mais il avait, arrete en son esprit, un programme a remplir, et il
desirait avoir les mains libres pour arriver a son but.

En effet, son intention etait d'acheter, pour son propre compte, une
bonne et, solide goelette, avec laquelle il ferait, a Kecarpoui, une
entree.... dont on garderait le souvenir, sur la cote du Labrador.

Deux jours lui suffirent pour trouver un joli schooner a sa convenance;
et le 10 juin, ayant recrute un equipage de trois hommes,--deux
Canadiens et un Francais,--il levait l'ancre pour gagner le detroit de
Belle-Ile, par ou le capitaine Arthur Labarou volait rentrer chez lui.

La goelette portait un nom significatif....

Elle s'appelait: _Le Revenant_!



XXVI

LE REVENANT

Nous sommes au 25 juin de l'annee 1853.

Des huit heures du matin, la baie de Kecarpoui presente un spectacle
inaccoutume.

Pres de la rive orientale, en face du Chalet de la famille Noel, deux
goelettes sont a l'ancre: l'une pavoisee et toute luisante de peinture
fraiche....

C'est le _Marsouin_.

A une couple d'arpents plus au large,--mais sur une meme ligne, un
second vaisseau est aussi au mouillage, presentant l'etrave au courant,
qui rentre....

C'est la fameuse goelette qui fait, deux fois l'an, la visite des
etablissements de peche dissemines sur la cote du Labrador, achete le
poisson, fournit les provisions et transporte d'un point a un autre le
missionnaire catholique.

Enfin, dans l'ouverture de la baie, une troisieme goelette, veritable
bijou d'architecture navale, arrive, toutes voiles hautes, Puis,
diminuant de toile a mesure qu'elle avance, finit par aller jeter
l'ancre au beau milieu du courant, droit en face de l'humble demeure des
Labarou.

Sur le tableau d'arriere de celle-ci se lit un nom fatidique: _Le
Revenant_.

Pendant que l'equipage s'occupe a serrer les voiles et aux soins
multiples du mouillage, le capitaine se laisse glisser dans la chaloupe
du bord, suivi d'un enfant d'une quinzaine d'annees, dont la figure tres
basanee rayonne comme un soleil....

C'est Arthur Labarou. suivi de son fidele Wapwi,--lequel, pressentant
l'arrivee de son maitre, a trouve le moyen de rallier la goelette, a
l'est du la baie, dans son canot.

Mais deja, de l'humble maisonnette, surgissant tour a tour, un
vieillard, encore vert quoique courbe, une femme a cheveux blancs et une
belle jeune fille, toute pale d'une emotion extraordinaire....

Arrives a une couple d'arpents l'un de l'autre, les deux groupes
s'observent avec un trouble grandissant....

La vieille femme a cheveux blancs s'arrete et se prend a trembler de
tous ses membres...

Le vieillard leve les bras vers le ciel....

Mais la jeune fille, elle, s'elance vers le nouvel arrivant et l'etreint
rapidement:

--Mon frere!

Arthur rend l'etreinte, sans repondre.

La mere est la....

C'est pour elle la premiere parole.

Il court, la prend dans ses bras, baise ses cheveux blancs et se glisse
a ses genoux, en disant que ce mot qui dit tout:

--O mere!

Le pere, a son tour, presse son fila sur sa poitrine....

Puis on entre a la maison....

La porte se ferme....

Une scene, qui ne se decrit pas, a lieu entre les divers personnages de
cette famille, hier encore abimee dans le desespoir.

La joie a sa pudeur.

Tirons le rideau sur ces epanchements sacres....

Un quart-d'heure s'ecoula.

Puis la porte se rouvrit, pour livrer passage au capitaine du
_Revenant_, qui semblait au comble de l'anxiete et disait rapidement a
sa soeur:

--Ainsi, tu es sure que Suzanne m'est restee fidele et qu'on lui force
la main?....

--Absolument sure, mon frere.... Ah! pauvre fille, comme elle a pleure
et quel serment imprudent elle a fait la, par une reconnaissance
exageree pour un sauvetage _arrange_ d'avance entre Thomas et Gaspard,
je le jurerais.

--Oui, elle a ete bien imprudente de s'engager par serment a epouser
un miserable, dans un temps donne.... Mais aussi, petite soeur, quelle
inspiration du ciel d'avoir ajoute formellement, comme tu dis: "Si
toutefois mon premier fiance ne vient pas reclamer ses droite!"

--Restriction qui n'a cause nul souci a ce coquin de Gaspard! fit
remarquer Mimie.... Il etait si sur d'avoir reussi dans son crime!

--Dieu aveugle les criminels qu'il veut punir! dit gravement le jeune
capitaine du _Revenant_.... Nous arriverons a temps pour sauver cette
pauvre Suzanne.

Ces propos s'echangeaient rapidement, tout en embarquant dans la
chaloupe et ramant vers la goelette.

On prit la, un renfort de deux solides matelots, et la chaloupe partit
comme une fleche dans la direction du Chalet.

A peine eut-elle touche terre, qu'Arthur sauta sur la berge...

Comme il franchissait le rideau de saules qui borde la rive en cet
endroit, un cri de desespoir faillit jaillir de sa gorge....

En face d'un autel, tout enguirlande de feuillage, erige a cote du
Chalet, Gaspard et Suzanne, a genoux l'un pres de l'autre, ecoutaient un
pretre debout en face d'eux, un livre a la main.

--Gaspard Labarou, disait gravement le ministre du culte, prenez-vous
Suzanne Noel pour votre legitime epouse?

--Oui! articula Gaspard, d'une voix nerveuse.

Le capitaine du _Revenant_ arrivait derriere eux, comme le pretre posait
la meme question a la jeune femme agenouillee:

--Suzanne Noel, prenez-vous Gaspard Labarou pour votre legitime epoux?

Un frisson parut courir sur les epaules de la pauvre fille....

Elle hesita....

Puis, dans un mouvement de desespoir inconcevable, levant les yeux au
ciel comme pour y demander un secours inespere, elle se retourna une
derniere fois vers la baie, dans un volte-face rapide, et rencontra les
yeux d'Arthur, qui semblait guetter ce moment.

Alors, secouee de la tete aux pieds par une commotion electrique, elle
courut vers son premier fiance, criant par trois fois:

--Non! non! non!

Tout le monde avait suivi des yeux la jeune fiancee,--si pres de
s'appeler la jeune epousee,--et ce tut une exclamation de stupeur quand
on la vit dans les bras de celui qu'on croyait mort,--d'Arthur Labarou,
surgi brusquement des saules bordant la rive.

Gaspard, tremblant, livide, les yeux agrandis par une epouvante sans
nom, paraissait cloue au sol.

Thomas, qui lui servait de chaperon a l'autel, dut le rappeler a ses
sens....

Il perdait rarement la tete, lui, l'excellent garcon.

--Mon vieux, dit-il.... _ton chien est mort!_.... Filons!.... C'est le
bon temps.

Et, passant son bras sous celui de son complice, il l'entraina
rapidement vers la rive, ou la chaloupe du _Marsouin_, toute pavoisee et
montee par deux matelots en grande tenue, attendait les maries.

Bien que les oreilles lui tintassent de mille rumeurs imaginaires,
Gaspard, eu passant pres d'un groupe forme d'une jeune fille et d'un
enfant, entendit toutefois une voix de femme qui lui disait avec un
mepris ecrasant: "Cain!"

L'enfant, lui, ota gravement son chapeau, et salua jusqu'a terre.

C'etait Wapwi, qui se vengeait a sa facon.

Mais tout cela ne prit que le temps de le dire....

Thomas commanda aux matelots, apres avoir fait entrer Gaspard dans
l'embarcation et s'y etre installe lui-meme:

--A la goelette!.... et plus vite que ca!

Bien que fortement intrigues de ne pas voir la mariee accompagner son
nouvel epoux,--ainsi que la chose avait ete arrangee,--les mathurins
pousserent au large et se prirent a ramer en cadence, sans faire aucune
observation.

Une demi-heure plus tard, le _Marsouin_, toutes voiles hautes et
pavillons au vent, sortait de la baie, contournait la _Sentinelle_ et
disparaissait dans les brumes irisees du golfe....

Gaspard Labarou, debout pres de la lisse de l'arriere, tendant son poing
ferme vers le fond de ia baie, disait:

--J'ai perdu la partie, cette fois.... Mais..., _je reviendrai_!

                                *
                               * *

Des le lendemain, un double mariage etait celebre par le missionnaire,
avant son depart:

Celui du capitaine Arthur Labarou et de Suzanne Noel....

Lea autres conjoints s'appelaient:

Louis Noel et Euphemie Labarou.

Et, a la fin de ce jour-la, quand les ombres de la nuit s'etendirent sur
la cote du Labrador, il y eut un endroit de ce littoral solitaire ou le
Bonheur, ce fuyard infatigable, dut faire une halte!




FIN





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*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN DRAME AU LABRADOR ***

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both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.net

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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