Project Gutenberg's Au jeune royaume d'Albanie, by Gabriel Louis-Jaray

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Title: Au jeune royaume d'Albanie

Author: Gabriel Louis-Jaray

Release Date: October 8, 2004 [EBook #13676]

Language: French

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*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AU JEUNE ROYAUME D'ALBANIE ***




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OUVRAGES DU MEME AUTEUR


_VOLUMES_

LA POLITIQUE FRANCO-ANGLAISE ET L'ARBITRAGE INTERNATIONAL (_Ouvrage
couronne par l'Academie francaise_), 1 vol. in-16, Perrin, 1904.

LA QUESTION D'AUTRICHE-HONGRIE dans LES QUESTIONS ACTUELLES DE POLITIQUE
ETRANGERE EN EUROPE, 1 vol. in-16, Felix Alcan, 1907, 3e ed.

LE SOCIALISME EN AUTRICHE ET EN HONGRIE dans LE SOCIALISME A L'ETRANGER.
1 vol. in-16, Felix Alcan, 1909.

LA QUESTION SOCIALE ET LE SOCIALISME EN HONGRIE (_Ouvrage couronne par
l'Academie des Sciences morales et politiques. Prix Audiffred-Pasquier_).
1 vol. in-8, Felix Alcan, 1909.

L'ALBANIE INCONNUE (_Ouvrage couronne par l'Academie francaise_). 1 vol.
in-16, avec 60 gravures et 1 carte hors texte, Hachette et Cie, 1913, 3e
ed.


_BROCHURES_

LES NATIONALITES EN AUTRICHE: AUTOUR DE TRIESTE (ITALIENS, SLAVES ET
ALLEMANDS). Une brochure in-8. Bibliotheque des questions diplomatiques
et coloniales, 1902 (_epuise_).

LA PAPAUTE, LA TRIPLE ALLIANCE ET LA POLITIQUE EXTERIEURE DE LA FRANCE.
Une brochure in-8. Bibliotheque des questions diplomatiques et
coloniales, 1904 (_epuise_).

LE SOCIALISME MUNICIPAL EN ITALIE. Une brochure in-8, Felix Alcan, 1904.

LE REGIME DES CHEMINS DE FER EN ITALIE. Une brochure in-8, Giard et
Briere, 1905.

CHEZ LES SERBES, notes de voyage. Une forte, brochure in-8, avec cartes,
Bibliotheque des questions diplomatiques et coloniales, 1906.

L'AUTRICHE NOUVELLE, SENTIMENTS NATIONAUX ET PREOCCUPATIONS SOCIALES.
Une brochure in-8, Felix Alcan, 1908.




GABRIEL LOUIS-JARAY

AU JEUNE ROYAUME D'ALBANIE
Ce qu'il a ete = Ce qu'il est


LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE
PARIS--79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN--1914





INTRODUCTION


La constitution de l'Albanie independante etait si peu prevue par
l'opinion publique que beaucoup d'esprits se demandent si elle n'est pas
seulement une de ces inventions diplomatiques, telles qu'il en jaillit
parfois dans les conferences internationales, quand on ne sait comment
resoudre une difficulte; disons le mot, elle a ete une surprise.

Aussi chacun se demande: les Albanais sont-ils autre chose qu'un
souvenir historique et presque archeologique? Ces hommes, que nous ne
connaissons guere que par l'histoire de la conquete turque,
subsistent-ils donc encore? Forment-ils une nation? Si celle-ci existe,
comment l'ignorait-on? Si elle n'existe pas, qu'est-ce que cet Etat
nouveau? On le delimite; mais, dans ces limites, que va-t-il se passer?
Est-ce un foyer d'anarchie que l'on prepare ou que l'on attise? Est-ce
un terrain de chasse que l'on borne pour l'Autriche et pour l'Italie?

Cet Etat est a quelques heures de Venise et personne n'y penetre; on y
envoie un prince, mais il ne sait par quel bout commencer son nouveau
travail. Que se passe-t-il donc derriere la ligne de ces rivages
inhospitaliers et que nous reserve cette nouvelle forme de la question
d'Orient?

Telles sont assurement quelques-unes des questions que tous se posent et
dont chacun parle d'autant mieux qu'il n'y est point alle voir.

       *       *       *       *       *

Dans les pages qui vont suivre, j'ai essaye seulement de donner une
image fidele des regions les plus importantes et les plus populeuses de
l'Albanie autonome.

Dans un precedent volume, l'Albanie inconnue, j'ai conte mon voyage chez
les Albanais du Nord, dans les villes interdites, conquises jadis par
les Albanais sur les Serbes et depuis lors reprises par ces derniers, et
dans les tribus independantes et inviolees des montagnes du Nord.

Le present ouvrage est consacre aux parties de l'Albanie du Centre, du
Sud et de l'Est qui sont ou du moins qui etaient d'un abord plus facile.
Ce sont les regions destinees a devenir le centre du nouvel Etat, du
jeune royaume d'Albanie.

C'est la que la capitale est etablie, la que les premiers efforts
d'organisation sont faits, la que les rivalites s'exercent, la
qu'entrent d'abord en conflit les antiques traditions locales et les
nouvelles exigences d'un Etat du XXe siecle.

De ce que j'ai vu hier, est-il legitime de conclure pour demain? Du
spectacle des Arnautes sous le joug turc est-il permis de deduire des
pronostics sur le destin de "l'Albanie aux Albanais", sur l'avenir du
nouveau royaume des Shkipetars? On ne saurait en tout cas se garder
d'oublier qu'il faut faire leur part aux imprevus comme aux destins de
l'histoire, aux hommes qui fondent ou ruinent les empires comme a la
logique des evenements et des situations.

Aussi l'ambition de celui qui ecrit cet ouvrage sera-t-elle satisfaite,
s'il fait revivre devant l'esprit du lecteur un milieu, les individus
qui s'y agitent, leurs sentiments, leurs prejuges, leur etat d'ame, s'il
explique les problemes qui s'y posent, les facteurs qui en sollicitent
la solution dans un sens ou dans l'autre. Peut-etre cela ne permet-il
pas de prevoir l'avenir; mais les desseins de l'auteur seront accomplis,
si ces pages aident a le comprendre.




CHAPITRE PREMIER

VALLONA


     En pays "maghzen" albanais || La baie de Vallona ||
     L'organisation feodale, les relations entre l'Italie et Vallona
     || L'action autrichienne || Le commerce exterieur de l'Albanie
     et la part de l'Autriche et de l'Italie || L'importance de
     Vallona dans l'Adriatique || La Triple-Alliance et le statu quo
     en Albanie.


De meme que le Maroc traditionnel se divisait en pays maghzen et en pays
siba, en pays soumis au sultan et en pays insoumis, de meme en etait-il
des regions que nos cartes denomment habituellement Albanie; et c'est au
meme signe distinctif qu'on pouvait ranger une ville ou un village dans
l'une ou l'autre des deux categories, je veux dire au paiement de
l'impot; dans _l'Albanie inconnue_, j'ai raconte mon voyage en _pays
Siba_; des montagnes du Nord, me voici descendu pres du canal d'Otrante,
suivant "les echelles" d'Albanie avant de traverser d'Adriatique en
Macedoine vers Monastir et Uskub; partout l'administration turque y
etait etablie et relativement obeie, sinon respectee; partout Italiens,
Autrichiens ou Grecs y entretiennent des comptoirs et des interets et
les bateaux de la Puglia ou du Llyod ou les navires grecs y portent
journellement, en meme temps que leurs couleurs, leurs produits et leurs
agents.

Prevesa et Santi-Quaranta sont les premieres escales des paquebots qui
font le cabotage et le service postal de l'ancienne frontiere grecque a
la frontiere montenegrine ou autrichienne; escales sans grand interet et
servant surtout de ports a Janina et a sa region, dont ils sont eloignes
d'une douzaine d'heures en voiture par Prevesa ou a cheval par
Santi-Quaranta.

Mais le navire, qui court le long d'une cote sauvage dont la bordure
rocheuse tombe abrupte dans la mer, arrive tout a coup devant une
echancrure du rivage; au nord, le terrain plat et marecageux fait un
remarquable contraste avec les montagnes du sud qui enserrent presque
completement une baie, que ferme et protege une ile. C'est la baie de
Vallona; le navire s'engage dans la passe entre l'ile de Saseno et le
cap Glossa, pointe sud et montagneuse du golfe ou le navire jette
l'ancre.

La rade est merveilleuse; la vaste baie, d'un bleu profond, s'ouvre sur
un fond de montagnes vertes, tachees du gris cendre des oliviers;
la-bas, sur la droite, a mi-coteau, le village de Kanizia dresse ses
maisons antiques, qui semblent des ruines romaines au milieu d'arbres
plantes par les Venitiens; a gauche, la terre plate emerge a peine des
flots et l'on distingue mal ou finissent les roseaux de la cote et ou
commencent les oliviers et les ormes ou Vallona est enfoui; on apercoit
a peine la ville; seule, au loin, la pointe blanche des minarets se
detache au milieu des bosquets d'arbres et, sur le port, les batiments
de la douane attendent le voyageur.

Ce cirque de verdure enserre une baie apaisee; l'ile qui ferme la rade
brise la violence des flots; les collines arretent les vents du sud et
la brise de l'est; l'eau calmee reflete au profond de la baie la
silhouette des sommets qui la protegent.

Le navire se balance sur ses ancres a cinq cents metres du rivage
marecageux; les barques arrivent du debarcadere et se pressent sur ses
flancs; celle-ci amene le vice-consul d'Italie, qui vient aux nouvelles,
et la voisine un agent du consulat autrichien; a cote, des voiliers
d'assez fort tonnage sont remplis de barriques et de peaux, sans doute
d'huile d'olives et de peaux de chevres, les deux objets d'exportation
du pays. Les bateliers assiegent de leur insistance les gens du bord;
voici enfin la barcasse ou l'on me fait descendre; le batelier de ses
rames s'eloigne du navire, puis bientot debout, conduit en s'appuyant
sur les hauts fonds.

       *       *       *       *       *

En maintes villes d'Orient, le ciel et la mer, la lumiere doree, l'eclat
des taches blanches que les maisons forment en se detachant sur les
verdures profondes, les couleurs intenses qui vibrent et l'air diaphane
qui rapproche les premiers plans composent la beaute du site et jettent
sur la ville l'illusion du reve devant le voyageur qui aborde a la rive;
mais qu'il descende; que de spectateur lointain du paysage feerique, il
devienne le promeneur familier anxieux de voir de pres la beaute
entrevue, souvent, helas! un desenchantement lui fait maudire le mirage
que devant ses yeux a fait jouer la lumiere.

Vallona est de ces villes: on aborde a un port rudimentaire, ou plutot a
un debarcadere, la Scala, construit par une societe exploitant
l'asphalte; quelques arbres masquent des ruines assez importantes d'une
forteresse venitienne, puis une route poussiereuse conduit de la douane
a une ville sans beaute et sans charme; le bazar n'a point d'attrait et
les etalages y sont miserables; la grande place est d'une banalite
qu'egalent les mosquees voisines; l'eau vive manque; les costumes locaux
ont disparu et les maisons sont sans interet; ce ne sont plus les
"Koule" de Diakovo et d'Ipek, forteresses feodales des beys albanais du
Nord; les jardins desseches n'ont pas la vie que met l'eau courante des
ruisselets a Tirana la verte ou dans la mysterieuse Ipek.

Rien ne rappelle ici l'originalite des villes albanaises de l'interieur;
je cherche le cimetiere ou, pres de la maison, les pierres debout
marquent seules les tombes et ou, sous les arbres centenaires, gens et
betes passent pour les besognes familieres. Je ne trouve plus le jardin
clos ou c'est un fouillis de fleurs, d'arbres et de vignes aux lourds
raisins, ou l'on peut cueillir le fruit qui vient de murir et le
rafraichir dans l'eau glacee et pure qui circule a travers les herbes
dans les sillons qu'on lui a creuses.

Non contente d'etre sans grace, Vallona est aussi sans salubrite; elle
est entouree de marecages et la malaria sevit; l'Occidental qui y
sejourne ne doit pas oublier la quinine et en faire usage; le
gouvernement turc avec son habituelle insouciance n'a rien fait pour
proteger les habitants; l'eucalyptus, qui aurait si facilement asseche
les environs et chasse l'endemique malaria, n'a nulle part ete plante;
souhaitons plus de prevoyance au jeune gouvernement albanais.

       *       *       *       *       *

C'est a Vallona que celui-ci avait naguere etabli sa premiere capitale;
la raison en est simple, c'est le fief du chef de ce premier
gouvernement, Ismail Kemal. L'organisation feodale subsiste dans cette
partie du pays comme au nord; a cote des villages libres, ou chaque
paysan est proprietaire de sa terre, des proprietes foncieres
considerables appartiennent aux beys, qui forment la classe dominante de
la population; sur ces domaines, des metayers demeurent leur vie durant
et cultivent le sol; ils recoivent une moitie ou les deux tiers de la
recolte, selon les regions.

Parmi ces grands proprietaires, quelques familles, dans chaque partie de
l'Albanie, se sont elevees avec le temps et leur influence s'exerce sur
les autres notables. A Vallona, la grande famille est celle des Vlora ou
Vlorna, deformation, dit-on, du nom de Vallona; le chef de cette famille
est l'ancien grand-vizir Ferid Pacha; ses terres se comptent par heures
de marche; son palais est en ville, mais fort delabre, car il sejourne
peu volontiers ici ou on l'accuse de mille exactions; aussi est-ce son
cousin pauvre qui a herite de l'influence traditionnelle des Vlora et
Ismail Kemal s'est depuis longtemps pose en chef. Sous l'ancien regime,
il avait comme programme l'independance de l'Albanie; des l'instauration
du regime jeune-turc, il se proclama "osmanlis", mais adversaire d'Ahmed
Riza et de ses amis; il s'allia a l'Union liberale, puis en devint le
president et, en face du systeme centralisateur d'_Union et Progres_,
reclama la decentralisation et l'autonomie; tous les beys de la region
jusqu'a Berat et El-Bassam etaient ses amis et ses partisans et l'on
peut dire qu'il fit dans cette partie de l'Albanie l'union de la classe
dirigeante contre la jeune-Turquie.

Celle-ci s'en vengea en 1909: apres le mouvement de reaction de
Constantinople et la victoire des jeunes-turcs, ces derniers
impliquerent les beys de Vallona dans un complot et les inculperent de
trahison ou de reaction. La plupart durent fuir a l'etranger ou dans les
montagnes. Aussi peut-on croire que c'est avec un plaisir sans melange
qu'ils mirent a leur tour a la porte les representants de la
jeune-Turquie pour prendre le pouvoir ou ce qui en a l'apparence.

Cette classe de la population est fort differente des beys des montagnes
du Nord; ces derniers n'ont eu aucun contact avec l'Occident, ils
l'ignorent; les beys de Vallona y sont alles et parlent parfois
l'italien, l'allemand ou le francais; ils ont des lumieres sur le monde
exterieur a l'Albanie et possedent un vernis de culture; musulmans, ils
ne sont pas fanatiques et certains comme Ismail Kemal se disent amis
des orthodoxes grecs; tres conscients de leur nationalite albanaise, ils
ont l'ambition d'etre maitres chez eux et de parvenir a leurs desseins,
en employant les moyens opportuns.

La rudesse des moeurs du Nord s'est attenuee et ils ont remplace le coup
de feu par l'intrigue; ils ne portent pas le fusil, mais portent en eux
une imagination qui leur montre tout possible; toutefois, la douceur du
climat, la facilite de la vie, qui contrastent si singulierement avec
les rudes saisons des massifs de l'Albanie du Nord et les penibles
luttes de l'existence du petit bey montagnard de Liouma ou de Malaisia,
ont donne a ceux qui sont nes aux rives de la Vopoussa et aux cotes de
Vallona la nonchalance orientale, la paresse d'agir, commune aux peuples
favorises pendant trop de siecles par la chaleur du ciel mediterraneen
et la tiedeur des flots qui chassent vers le Nord les hivers rigoureux.
C'est ainsi que trop souvent l'ardeur des gens de Vallona est
imaginative et l'initiative renvoyee au lendemain.

Chacun sait que le semblant de gouvernement etabli par Ismail Kemal en
decembre 1912 dura l'espace d'une annee et n'arbora sur la ville
l'etendard de l'Albanie independante, l'aigle noir a deux tetes sur fond
rouge, que pour le transmettre au prince choisi par l'Europe. Sous le
regime turc, Vallona n'etait dotee que d'un simple Kaimakan; c'est tout
un ministere qui y fut etabli par Ismail et, trait caracteristique, un
ministere de grands proprietaires: Zenel bey, nomme sans le savoir
president du senat, est le chef de la grande famille des Mahmoud Begovic
d'Ipek, dont j'ai conte l'entretien dans _l'Albanie inconnue_; Riza bey,
le chef de la plus vieille famille de Diakovo, etait designe comme
commandant de la milice nationale, en compagnie d'Issa Boletinatz, le
celebre bey agitateur; Abdi bey Toptan, nomme aux finances, Mehmed Pacha
a la guerre, Lef Nossis aux postes etaient tous de grands proprietaires;
c'etait le ministre des beys, avec Luidgi Karakouki, ancien secretaire
d'Ismail Kemal, au commerce, comme agent d'affaires pour les
circonstances delicates, type de levantin ruse et adroit, qui connait
italien et francais et servait d'interprete entre l'Albanie et l'Europe.

Tel etait le gouvernement, disons de Vallona, car il ne gouvernait, au
vrai sens du mot, guere au dela d'une zone d'une cinquantaine de
kilometres autour de la ville. Au Nord et a l'Est, c'est l'anarchie
albanaise; au Sud, c'est la population grecque orthodoxe d'Epire, qui
reclame son rattachement a la Grece, a l'exception de quelques groupes
musulmans refugies dans les montagnes, comme les Lap pres de
Santi-Quaranta et, surtout plus au Sud, comme les Tcham qui ont conserve
leur fanatisme et leur isolement.

C'etait donc une vingtaine de mille habitants peut-etre qui subissaient
l'action du gouvernement de Vallona; la ville a elle seule en compte
environ 8 000; les Albanais musulmans en composent la grosse majorite;
des orthodoxes albanais ou grecs, et des Italiens catholiques d'origine
albanaise y entretiennent l'usage constant de la langue grecque et de la
langue italienne; quant a la langue turque, elle a toujours ete
inconnue.

       *       *       *       *       *

La presence de cette colonie italienne d'origine albanaise est un des
traits les plus interessants des relations entre l'Italie et l'Albanie,
et dans le conflit d'interets italo-autrichien, dont Vallona est le
centre, elle joue un role qui n'est pas negligeable. Vallona est
peut-etre de toutes les villes de l'Albanie celle ou l'Italie possede le
plus d'influence; elle le doit moins a sa proximite qu'a deux causes
fondamentales: l'une est la presence en Italie d'une importante colonie
albanaise italianisee, dont un certain nombre de representants sont
retournes en Albanie et ont ete diriges vers Vallona; l'autre est
l'interet de premier ordre que le royaume attache a cette partie de la
terre albanaise.

C'est, parait-il, au XVe siecle que les premiers Albanais emigrerent en
Italie; les historiens italiens racontent qu'en 1462 tandis que Ferrant
d'Aragon faisait le siege de Barletta, une colonie d'Albanais se
presenta a lui et se fixa dans le pays; c'est en tout cas vers 1470 que
cette emigration prit des proportions assez importantes; l'origine en
etait la conquete turque effectuee a cette epoque apres la defaite de
Scanderbey; disperses a travers les Abruzzes, la Calabre et la Sicile,
ces emigres ont adopte la langue, puis le costume, puis les coutumes du
pays ou ils se fixaient; toutefois, ils n'ont pas perdu tout souvenir de
leur ancienne patrie ni tout contact avec elle; pendant tres longtemps,
ces souvenirs sont restes latents et ces contacts intermittents; mais,
depuis la creation du royaume d'Italie, Rome comprit tres vite le parti
qu'elle pouvait tirer de cet element, qu'on evalue a une cinquantaine de
mille ames; elle s'appliqua a ranimer les souvenirs, a retablir les
contacts et a faire des Albanais d'Italie l'instrument d'action le plus
efficace pour la propagande italienne en Albanie, en attendant d'en
tirer parti pour invoquer ses interets speciaux. M. Baldacci, professeur
a l'Universite de Bologne, a indique avec franchise ce plan concerte:
"La politique italienne se sert, ecrit-il, des Italo-Albanais comme
point d'appui pour exercer une influence sur les populations
balkaniques, d'autant plus que le voisinage de cette colonie avec la
cote d'Illyrie, la parente avec certaines familles, l'analogie et la
communaute d'histoire, de coutume et de commerce, fournissent des droits
et des raisons pour intervenir."

Les Italiens ont favorise la renaissance nationale de l'idee albanaise
et ont donne asile a une societe nationale albanaise et a des journaux,
ecrits d'abord en italien, puis en albanais, qu'ils repandirent de
l'autre cote de l'Adriatique; par ces intermediaires, les dons pouvaient
facilement etre distribues dans l'autre presqu'ile; par eux, on chercha
surtout a exercer une influence sur les Albanais, et quels meilleurs
agents a transplanter sur l'autre rive adriatique: l'Italie y trouvait
double avantage, celui de posseder sous la main des intermediaires
precieux, celui d'avoir des agents commerciaux excellents pour le
developpement du trafic italo-albanais.

A Vallona, le vice-consul d'Italie me presente, par exemple, le
chancelier du consulat: c'est un M. Bosio, qui exerce le metier d'agent
de la _Puglia_; il est ne dans les Pouilles, d'une famille albanaise
transplantee en ce lieu; et de meme origine sont la plupart des Italiens
qui formaient en 1913 la colonie italienne de Vallona, cent familles
environ, petites gens faisant le commerce en boutique et servant
d'intermediaires entre le royaume qui envoie ici ses produits fabriques,
ses etoffes, ses vins, son ble ou sa farine et les Albanais qui
exportent en Italie les peaux et la laine de leurs betes et l'huile de
leurs oliviers.

L'Italie encadre cette colonie comme a Durazzo et comme a Scutari par
une organisation a elle, dont le chef est le consul et dont les
lineaments sont formes des ecoles royales, des postes italiennes et de
l'agence de la compagnie de navigation la _Puglia_ avec les interets qui
gravitent autour de celle-ci. D'apres un rapport de la direction
generale des ecoles italiennes a l'etranger, Vallona comme Durazzo
possedait en 1913 trois ecoles royales, une de garcons, une de filles,
et une ecole du soir avec 400 eleves environ dans chacune de ces villes;
a Scutari, cinq ecoles, dont deux creches, recevraient un nombre un peu
plus grand d'enfants. D'apres ce que j'ai vu a Vallona, j'ai lieu de
croire que ces chiffres sont plutot exageres; toutefois, il n'est pas
douteux que les ecoles royales sont un des meilleurs elements d'action
de l'Italie en Albanie; si elle pouvait realiser le projet d'organiser a
Bari, a six heures de la cote albanaise, une ecole superieure pour
jeunes Albanais et d'y attirer ces derniers, ce serait assurement le
plus remarquable couronnement de cette oeuvre scolaire.

Malgre ces efforts qui datent d'un quart de siecle, son action reste
encore inferieure en resultats a celle de l'Autriche dans l'ensemble de
l'Albanie; mais a Vallona, grace a sa colonie, elle a depasse sa rivale;
c'est qu'ici, l'Autriche manque de son point d'appui habituel, le clerge
catholique et les ecoles religieuses; sauf la petite colonie italienne,
qui d'ailleurs manque de pretres et d'eglise, il n'y a dans ce port que
des musulmans et des orthodoxes; des distributions d'argent opportunes
peuvent procurer a l'Autriche des partisans ou des indicateurs, mais non
une organisation; aussi l'influence autrichienne est-elle fortement
battue en breche dans cette region de l'Albanie et il n'a fallu rien
moins que la guerre italo-turque, qui a provisoirement arrete
l'expansion italienne, et la politique de la _Consulta_, qui a rendu
violemment hostile a l'Italie tout l'element grecophile, pour arreter
les progres de l'action italienne.

Dans l'Albanie independante, cette action reprend avec d'autant plus de
force que son rayon va etre limite; l'Albanie devient une facade
maritime avec un hinterland montagneux; les plus hautes chaines
l'encadrent et elle est a peu pres formee des deux anciens vilayets de
Scutari et de Janina, a l'exception de la region meridionale de ce
dernier; sous le regime turc, les Albanais s'avancaient bien au dela,
mais l'Italie n'exercait vraiment son action commerciale et economique
que dans ce qui devient l'Albanie autonome; dans les dernieres annees,
le commerce italien recueillait environ un tiers des transactions faites
avec l'etranger dans le vilayet de Janina et un quart dans le vilayet de
Scutari.

Ce sont des resultats considerables, si l'on songe que
l'Autriche-Hongrie a herite de la preponderance economique en ces
regions depuis la chute de la Republique de Venise, que Trieste est la
tete de ligne d'un mouvement commercial traditionnel, avec ses
commercants allemands, grecs, voire italiens, qui y possedent leurs
maisons de commerce, avec ses navires, ceux du Llyod secondes par ceux
de l'Ungaro-Croate de Fiume, avec sa position merveilleuse comme point
de depart d'un fructueux cabotage; bon an mal an, les deux vilayets
faisaient sans doute pour une vingtaine de millions d'affaires a
l'exterieur dont un tiers en vente et deux tiers en achats; l'Autriche
se maintenait au premier rang, distancant de bien loin ses concurrents
et notamment sa jeune rivale et alliee.

En sera-t-il de meme demain? On ne peut douter que la lutte va etre
menee a fond par l'Italie, et c'est a Vallona que celle-ci dirige ses
plus vifs efforts; a Scutari ou a Durazzo, elle travaille; a Vallona,
elle veut vaincre; l'endroit est bien choisi: a six heures de Brindisi
et de Bari, sous le meme ciel et le meme climat que celui ou vivent en
Italie les Albanais emigres, dans un milieu ou le catholicisme ami de
l'Autriche est absent.

Mais, a vrai dire, toutes ces circonstances sont bien secondaires; si
l'Italie a les yeux fixes sur Vallona, c'est que la question de Vallona
est une question capitale pour sa politique. Je dirai volontiers qu'elle
abandonnerait sans doute les cinq sixiemes de l'Albanie, si l'on voulait
lui laisser le dernier sixieme avec Vallona et j'exagererai a peine si
j'ajoute que la Triple-Alliance a ete acceptee par l'Italie comme une
assurance de n'etre pas rejetee de cette rive.

La valeur que la rade de Vallona represente dans l'Adriatique ne
saurait etre trop mise en lumiere. Dans cette mer, la politique
autrichienne a su se reserver au cours des siecles tous les bons ports:
Trieste, Fiume, centres commerciaux, Pola, Sebenico, ports militaires,
et Cattaro, dont les merveilleuses bouches auraient une valeur sans
pareille si le Montenegro ne les dominait pas du haut du mont Leoven.

En dehors de ces rades, que reste-t-il? En Italie, Venise ou l'on a cree
tout un appareil defensif, mais qui, avec les acces facilement ensables,
ne peut pretendre a un role offensif; Ancone et Bari, ports de commerce
ouverts et qui ne sauraient devenir ports militaires; Brindisi, ou
l'Italie a fait porter ses efforts, mais qui n'est qu'un pis-aller comme
port de guerre et incapable de contenir une flotte de haut bord; de la
sorte, il a fallu que le royaume organise son grand port defensif et
offensif a Tarente, a l'extremite de son territoire et au dela du canal
d'Otrante, porte de l'Adriatique.

Sur la cote voisine, les ports valent bien moins encore; de l'un a
l'autre, j'ai passe et pense qu'on ne saurait se tromper sur leur
valeur. Antivari est un assez bon port de commerce, a l'abri des vents
du sud, mais peu defendable; Dulcigno n'est qu'une crique ensablee; a
Saint-Jean de Medua, les vents rejettent les alluvions du Drin, qui
envahissent progressivement la rade tres mediocre; a Durazzo, le navire
reste aussi actuellement en mer pour debarquer passagers et marchandises
a 300 metres du rivage; mais il n'y a pas en ce lieu de riviere qui
ensable la cote: en operant des dragages et des travaux, on pourrait
faire un port convenable; toutefois, il est livre sans defense aux vents
du sud; une jetee pourrait y etre construite, mais Durazzo restera
toujours un port ouvert aux vents et propice aux attaques.

Pour completer cette enumeration, il ne reste plus que Vallona. Or, sa
baie constitue un port naturel superbe et vaste, en eau profonde, sans
riviere qui l'ensable. Elle s'etend sur plus de dix milles du nord au
sud et compte une largeur de cinq milles en moyenne; la profondeur d'eau
varie de 25 a 50 metres; la partie meridionale de la baie, dite anse de
Dukati, est abritee de tous les vents et le fond n'y est pas a moins de
20 metres; une plaine, boisee et bien cultivee, l'entoure, arrosee par
la riviere Nisvora. Devant la rade, l'ile de Sasseno, haute de 300
metres, longue de 2 milles et demi, allonge ses collines comme une
defense naturelle vers le large; une minuscule jetee et quelques
dragages suffiraient a constituer la plus belle rade de l'Adriatique, la
plus sure et la plus facilement defendable.

C'est en ce lieu qu'etait jadis Oricum, Porto Raguseo, ou les habitants
emigrerent quand le fleuve Vopousa, apportant ses depots au port
d'Appolonia, l'ensabla et eloigna le rivage; on voit encore, non loin de
Vallona, sur une petite eminence, quelques ruines tres mediocres,
quelques colonnes, restes de cette ancienne ville ou passait jadis la
ligne cotiere; alors que toute la cote jusqu'a Antivari a repousse la
mer et s'est avancee de plusieurs dizaines de kilometres depuis l'epoque
romaine, la baie est restee la meme rade profonde et protegee, qui
attend le dominateur qui saura l'utiliser.

Des lors, qui ne comprend la valeur de Vallona? Le canal d'Otrante est
la porte de l'Adriatique et Vallona en tient la clef; embusquee dans ce
port, une force navale ferme et ouvre le canal large d'environ 70
kilometres seulement; Vallona deviendrait-il la possession d'une autre
puissance que l'Italie? C'est, en cas de guerre, l'Adriatique fermee a
celle-ci, les escadres de Tarente arretees au defile et toute la cote
italienne d'Otrante a Venise tenue sous la menace d'une flotte
etrangere, cachee a six heures de mer; il est vrai que si Vallona
tombait au pouvoir du royaume, les flottes autrichiennes seraient
embouteillees dans l'Adriatique, car, a la quitter, elles risqueraient
d'etre prises au detroit entre les attaques de Vallona et celles de
Tarente.

Vallona constitue donc une position strategique de premier ordre dans
l'Adriatique; l'Italie ne saurait consentir a ce que ce port tombe sous
la domination d'une grande puissance sans sentir un peril perpetuel sur
ses rives; l'interet vital du royaume lui commande d'en interdire la
possession a l'Autriche. Mais cette derniere a un interet a peine
moindre a eloigner l'Italie de ce port pour assurer l'ouverture et la
liberte du passage du canal d'Otrante a ses flottes.

Des lors, et malgre toutes les belles paroles, l'Italie et l'Autriche
s'entendront toujours fort bien aussi longtemps qu'il ne s'agira que
d'eloigner un tiers de Vallona et de l'Albanie, de pratiquer la
politique de l'abstention, de s'assurer contre une non-intervention
reciproque; mais elles ne sauraient s'entendre pour un partage de
l'Albanie sans renoncer l'une ou l'autre a l'une des regles directrices
de sa diplomatie; aussi, quand l'Autriche au cours de la crise
balkanique forma le projet d'envoyer un corps d'occupation a Scutari, il
a suffi d'une proposition italienne pour l'arreter, et cette proposition
etait: l'adhesion de l'Italie, sous condition d'operer de meme a
Vallona. En resume, l'Italie ne saurait consentir a l'installation de
l'Autriche a Vallona sans trahir ses interets essentiels; l'Autriche ne
saurait consentir a la prise de possession de ce port par l'Italie sans
livrer a la merci de cette derniere sa politique et ses forces
maritimes; ce serait une lourde faute de la diplomatie du _Ballplatz_ et
une atteinte au prestige de la monarchie dualiste.

Des la constitution du royaume, les dirigeants de la _Consulta_ ont
tres clairement vu ces verites et ont eu des lors comme principale
preoccupation d'empecher la possibilite d'une mainmise par l'Autriche
sur ces regions, mainmise que preparait un travail de penetration
concertee. La Triple-Alliance fut conclue autant pour interdire une
extension autrichienne en Albanie que pour se premunir contre une
attaque en Venetie. Rome avait besoin de cette double assurance et par
suite de cette alliance, aussi longtemps qu'elle ne se sentait pas plus
armee et plus forte que sa voisine; elle maintient l'alliance; l'heure
n'est donc pas venue ou le royaume se croit capable de refouler et de
conquerir, apres avoir resiste et arrete.

La politique actuelle de l'Italie a l'egard de Vallona a ete bien des
fois definie avec une nettete parfaite; le professeur Baldacci, que nous
avons deja cite, ecrit en 1912: "Notre formule est ceci: dans le cas ou
l'Albanie changerait de gouvernement, aucun autre pavillon que le
pavillon albanais ne sera hisse sur la ville Shkipetare." L'amiral
Bettollo dans une interview a la meme epoque declare: "En ce qui
concerne Vallona, l'Italie ne pourrait jamais accepter qu'une grande
puissance s'y vint installer directement ou indirectement et encore
moins qu'elle convertit cette position splendide en une vraie base
d'operations. Si Vallona devait un jour devenir cette base militaire, il
n'y a que l'Italie qui pourrait etre appelee a l'occuper; parce que, si
Vallona etait dans les mains d'une autre puissance maritime,
l'efficacite des places de Tarente et de Brindisi serait
considerablement diminuee, avec grand peril pour notre situation
strategique dans le canal d'Otrante."

C'est la politique permanente de l'Italie, politique qu'a exprimee en
termes diplomatiques mais non moins nets, en mai 1904, M. Tittoni,
ministre des Affaires etrangeres, en s'exprimant ainsi: "L'Albanie n'a
pas grande importance en elle-meme; toute son importance tient dans ses
cotes et ses ports, qui assureraient a l'Autriche et a l'Italie, dans le
cas ou une de ces deux puissances en serait maitresse, la suprematie
incontestee de l'Adriatique. Or, ni l'Italie ne peut consentir cette
suprematie a l'Autriche, ni l'Autriche a l'Italie; aussi, dans le cas ou
une de ces deux puissances voudrait la conquerir, l'autre devrait s'y
opposer de toutes ses forces. C'est la logique meme de la situation."

Cette situation apparait dans toute sa brutalite au voyageur qui a suivi
les "echelles" des territoires dalmates, montenegrins et albanais et qui
arrive dans cette baie splendide de Vallona que la nature a modelee pour
abriter des flottes. Il est visible que cette rade est le plus bel enjeu
de la partie albanaise et peut-etre la pomme de discorde entre Italiens
et Autrichiens; c'est en tout cas le Gibraltar de l'Adriatique.




CHAPITRE II

DURAZZO, CENTRE COMMERCIAL DE L'ALBANIE


     Durazzo || Les projets de voie ferree || Le projet
     Durazzo-Monastir et son trace || Les centres de population de
     l'Albanie independante || La question de la monnaie et du
     change || L'urgence et l'interet d'une reforme monetaire.


Vallona, a cause de son importance strategique meme, est reste le seul
port d'Albanie que ni Montenegrins, ni Grecs, ni Serbes n'ont occupe;
quand les Grecs ont fait mine de mettre la main sur l'ile de Sasseno,
ils ont vite ete rappeles a l'ordre par une double injonction de
l'Italie et de l'Autriche.

A Durazzo, au contraire, les Serbes ont pousse une avant-garde venue de
Monastir par la vallee du Scoumbi; ces troupes ont occupe quelque temps
le pays, puis ont du se retirer, laissant aux autorites locales etablies
avant elles le soin de garder la ville. C'est avec un cuisant regret
qu'elles ont quitte ce centre commercial de l'Albanie, devenu la
capitale du nouveau royaume.

Durazzo est une tres vieille cite, ou les Romains avaient deja un
etablissement important que rappellent les ruines d'un vieux chateau qui
dresse ses pierres effritees au sommet de la colline, sur les flancs de
laquelle la ville est construite en amphitheatre.

Une eminence de 200 metres a peine, reste et temoin d'une ancienne
chaine, interrompt les monotones bancs d'alluvions qui caracterisent la
cote albanaise d'Antivari a Vallona; au sud de cette croupe montagneuse,
sur une baie largement ouverte, Durazzo s'est etendue vers l'est en se
protegeant le plus possible contre les vents du large derriere la
colline ou elle s'appuie. Elle allonge, en profondeur en quelque sorte,
ses maisons blanches et les minarets de ses mosquees qui ressortent sur
le fond vert des hauteurs.

C'est une cite d'une dizaine de mille ames, entierement albanaise, a la
seule exception de quelques elements heterogenes turcs, grecs ou
italiens; la, tous les navires font escale, car Durazzo est le lieu
d'echange entre les produits de l'etranger et ceux des plus importantes
villes de l'interieur de l'Albanie; Tirana, Kroia, El-Bassam, jadis
Okrida, avant sa separation de l'Albanie, les fertiles vallees de Dibra
et de Cavaja, c'est-a-dire les regions les plus peuplees, les plus
prosperes et les plus cultivees de l'Albanie trouvent ici leur debouche
et leur marche; les produits de la basse-cour (les volailles et les
oeufs), les produits de l'elevage (les peaux et la laine) sont vendus
ici aux comptoirs et aux marchands qui font commerce avec Bari et
surtout avec Trieste.

La situation geographique de Durazzo, placee au centre de la cote
albanaise et au debouche des vallees du Scoumbi et de l'Arzeu, protegee
contre leurs alluvions par deux pointes montagneuses, en relation
directe avec l'interieur de l'Albanie, explique que des l'antiquite ce
lieu ait ete choisi comme point de depart d'une des grandes voies de
communication de l'Empire romain, dont il demeure encore aujourd'hui des
traces importantes. Une des roules militaires les plus connues du monde
ancien, la _via Ignalia_ si souvent parcourue par les legions romaines
qui se rendaient du Latium a Byzance, partait de Durazzo (Dirakium),
passait a Cavaja, rencontrait a Pekinj (Claudiopolis) la branche qui
venait de Vallona (alors Appolonia); elle suivait au dela de Pekinj la
vallee du Scoumbi. On retrouve des restes de l'antique route a partir de
Cavaja, des murs de soutenement, de petits ponts a tabliers horizontaux,
notamment dans la gorge entre Cavaja et Pekinj. La _via Ignalia_ gagnait
ensuite El-Bassam; puis on perd sa trace et on ne sait si elle suivait
la vallee ou coupait la montagne; en tout cas, elle atteignait
Liquedemus, sur le lac d'Okrida; ce n'est pas, comme on le dit souvent,
la ville actuelle d'Okrida, mais le village d'Eichlin, denomme Lin sur
la carte autrichienne; de la elle parvenait, par la rive ouest du lac
d'Okrida, a Kastoria, Salonique, Seres et Byzance.

Cette route de Durazzo au lac d'Okrida est si bien definie par la nature
que c'est elle qu'ont toujours suivie les voyageurs comme les armees;
pour ne citer que quelques exemples recents, je mentionnerai M. Victor
Berard, il y a quelque quinze ans, et M. Mowrer, le correspondant du
_Chicago Daily News_, en 1913, et c'est par cette voie que l'armee
turque de Djavid Pacha echappa a l'etreinte des Serbes, puis que les
armees serbes arriverent jusqu'a Durazzo. Elle est demeuree une des
voies principales du commerce local en Albanie; entre Durazzo et
El-Bassam un trafic regulier de marchandises aussi bien que de voyageurs
se continue toute l'annee; il est fait actuellement par des voitures du
pays qui transportent 300 a 400 kilogrammes; elles mettent quatre jours
a couvrir la distance qui separe le port de Durazzo d'El-Bassam et trois
jours seulement au retour, El-Bassam etant situe a 135 metres
d'altitude; le prix de transport est d'environ 20 piastres par 100
kilogrammes et l'on me dit que le commerce est assez actif.

       *       *       *       *       *

Durazzo, situee au debouche de cette grande voie de penetration, etait
donc predestinee a devenir un entrepot de produits et il etait assez
naturel de songer a emprunter la route, dont elle est la tete de ligne,
pour y etablir un chemin de fer: aussi, dans les derniers temps du
regime turc, la societe allemande de la voie ferree Monastir-Salonique
reclamait-elle le droit de continuer son rail de Monastir a Durazzo;
comme je l'ai expose dans _l'Albanie inconnue_, la Turquie n'accorda de
concession en Albanie qu'a une societe francaise, pour l'etablissement
d'une voie partant de l'ancienne frontiere serbe et atteignant
l'Adriatique au sud de Janina, en passant par Prizrend, Kuksa, Dibra,
Okrida et Koritza; il etait prevu que cette artere centrale aurait deux
raccords lateraux, l'un vers Scutari, a l'ouest, et l'autre vers
Monastir, a l'est.

Autrichiens et Italiens avaient esquisse leurs projets qui n'ont pas ete
jusqu'ici serieusement etudies; les Italiens, etant plus influents a
Vallona, choisissaient cette ville comme point de depart, et sans doute
leur choix ne sera pas different demain; les Autrichiens preferaient et
prefereront encore Durazzo, ou leur action est plus soutenue. Le projet
autrichien n'est rien autre chose que la refection de la voie romaine
par la vallee du Scoumbi; par le Scoumbi et un affluent secondaire, on
atteint la montagne de Cafa Sane qui domine le lac d'Okrida; un tunnel
de trois kilometres relierait le fond de la vallee avec la pente en face
d'Okrida; d'Okrida a Monastir par Resna, il suffirait de se servir de
la route actuelle toujours carrossable.

J'ai suivi ce trace pour me rendre compte de ses difficultes; jusqu'a
El-Bassam par Cavaja et Pekinj, le rail se poserait sans difficulte;
c'est une des voies les plus frequentees de l'Albanie; il en est de meme
d'El-Bassam au pont sur le Scoumbi, denomme Hadzi sur la carte; c'est la
que le sentier actuel, au lieu de suivre la vallee qui fait vers le nord
un coude tres marque, escalade la montagne et ne rejoint le fleuve qu'a
Koukous; en ce lieu, de l'autre cote du pont ecroule, une route
carrossable conduit a Okrida par la vallee d'un affluent du Scoumbi; il
suffit de la suivre et de franchir la croupe du Cafa Sane pour atteindre
le lac d'Okrida; entre le pont sur le Scoumbi et Koukous la vallee
permet l'etablissement d'une voie de communication; quand j'ai effectue
ce trajet, des soldats en punition travaillaient a la construction de
cette route; les gorges sont tres loin d'avoir l'importance,
l'escarpement et la longueur de celles du Drin. On peut donc estimer
qu'un tel projet n'est pas difficile a realiser.

Le plan italien est different et hesite entre deux combinaisons: la
premiere consiste a unir Vallona a El-Bassam par Berat, la vallee du
Semen et du Devol; a Gurula (Gurala, sur la carte autrichienne), la voie
franchirait des collines basses dont l'altitude est de 400 metres
environ. D'El-Bassam, elle gagnerait Monastir, comme il est dit
ci-dessus.

L'autre combinaison abandonne la vallee du Scoumbi et Monastir; de
Vallona le trace atteindrait Berat, suivrait la vallee du Semen et du
Devol qui aboutit a Koritza, d'ou, par Kastoria, on parviendrait a
Verria sur la ligne de Salonique.

Toutes ces lignes ne sont pas malaisees a etablir et toutes empruntent
les principales voies de communication de l'Albanie du centre et du sud,
qui desservent depuis longtemps, par de mauvais sentiers, il est vrai,
les centres de population du pays: Cavaja, Pekinj, El-Bassam, Berat,
Koritza, et les reunissent aux deux principaux ports de Durazzo et de
Vallona; si l'on y ajoute les vallees basses de l'Arzeu et de l'Ismi,
avec les deux villes de Tirana et de Kroia, situees a moins de douze
heures de cheval de Durazzo, on peut se representer la repartition des
groupes les plus compacts et les plus nombreux d'habitants de l'Albanie
independante.

Par suite, la premiere oeuvre d'un gouvernement albanais digne de ce nom
sera de percer ou de retablir des routes convenables entre ces
differents points; ce ne sera pas un travail considerable, car, dans
toute cette partie du pays, les montagnes s'abaissent, adoucissent leurs
formes et sont coupees de larges vallees; seule la haute vallee du
Scoumbi, entre son coude et Koukous, presente quelques escarpements
importants.

Un plan de travaux publics bien compris devrait donc comporter
l'etablissement immediat des voies suivantes: la refection de la voie de
Durazzo a Tirana, avec l'etablissement d'un embranchement sur Kroia; la
mise en etat de viabilite du sentier conduisant actuellement de Durazzo
a Cavaja, Pekinj et El-Bassam et en seconde ligne du sentier qui reunit
par la montagne El-Bassam a Tirana; puis la liaison d'El-Bassam a
Koukous; a partir de ce point, il suffira d'entretenir la route vers
Okrida; enfin, l'etablissement d'une route de Vallona a Berat et
El-Bassam, avec embranchement a Gurula vers Koritza.

Un tel reseau suffirait pour le debut a assurer les communications et
la mise en valeur des parties les plus peuplees et les plus cultivees du
pays; il suffirait d'y ajouter une voie rejoignant au nord Durazzo,
Tirana et Kroia a Alessio, San Giovanni di Medua et Scutari. On voit par
ce simple expose que Durazzo est (avec El-Bassam et Tirana dans une
moindre mesure) au centre des routes rayonnant vers les diverses parties
de l'Albanie.

Il n'est peut-etre pas necessaire de faire un plus grand effort, au
moins pour les premieres annees, et de charger le budget difficile a
etablir de la jeune Albanie des frais de construction de chemins de fer;
des services d'automobiles sur routes suffiraient, d'autant plus qu'il
ne faut pas oublier que, de la cote a la frontiere, l'Albanie ne
comporte guere plus de 80 a 100 kilometres de largeur; si, dans le
centre et dans le sud, ce territoire contient des vallees et des
terrains d'alluvions fertiles, de grandes lignes ferrees ne seraient pas
alimentees par ces terres ayant un temps qu'on ne saurait fixer; meme
reliees aux lignes greco-serbes qui vont couper du nord au sud les
Balkans, elles ne gagneraient rien a cette jonction, car elles ne
deriveraient sur leur parcours aucun des produits reserves au terminus
grec sur la mer Egee ou le golfe d'Arta, ou a la ligne serbe du
Danube-Adriatique.

Cette derniere voie, qui n'aurait egalement qu'un trafic insuffisant
dans son passage en Albanie, si elle y passait, peut esperer un afflux
de produits de la Vieille-Serbie, de la Macedoine et du Danube diriges
en droite ligne vers l'Occident. Mais pour toutes les autres lignes il
paraitrait sage d'attendre quelque temps avant de charger les finances
du jeune Etat d'un luxe inutile; l'etablissement des routes principales,
la concession de services automobiles, la mise en valeur progressive du
pays devraient etre les premiers articles du programme economique du
nouveau gouvernement; le rail viendrait ensuite en son temps.

       *       *       *       *       *

De toutes les villes de l'ancienne Turquie d'Europe, c'est a Durazzo que
j'ai trouve le plus bel assortiment de monnaies en usage; des piecettes
et des sous, partout ailleurs oublies depuis longtemps, sortent des
montagnes d'Albanie et sont presentes sur le marche de Durazzo ou l'on
continue de les accepter; aussi est-ce pour le voyageur le plus
difficile probleme que celui de la monnaie; il fera bien de le laisser
resoudre, a ses risques d'ailleurs, par son drogman, en attendant qu'une
reforme soit apportee.

Je ne crois pas etre dementi par n'importe quel commercant
d'Albanie--les sarafs exceptes--en disant que nulle reforme n'est plus
necessaire. En tout cas, a Durazzo, centre commercial du pays, on en
sent le vif besoin. L'etablissement des voies de communication et la
reforme monetaire sont les deux premieres questions que doit resoudre le
gouvernement albanais.

La question de la monnaie et du change est simple dans ses donnees, si
elle est tres compliquee dans ses applications. Le voyageur qui passe a
Constantinople se plaint deja du change et des embarras que lui cause le
compte de la monnaie; toutefois la difficulte n'est pas insurmontable;
la livre turque a un change regulier et se divise en 108 piastres; on
sait que les pieces d'argent en circulation valent 1, 2, 5 et 20
piastres, et le calcul, par suite, est a peine plus malaise que celui de
la monnaie anglaise; il est vrai qu'il se complique du change interieur;
il y a en effet trop peu de petite monnaie d'argent, c'est-a-dire de
piastrines, et par suite celles-ci font prime; de la est nee l'industrie
des "sarafs" ou changeurs, generalement petits banquiers juifs ou
armeniens; si vous leur donnez une livre turque ou des medjidie
(c'est-a-dire des pieces de 20 piastres, ayant l'apparence d'un ecu), et
si vous reclamez des piastrines en echange, on vous retiendra un acompte
de 2 piastres a la livre; par exemple, on ne vous donnera a peu pres
votre compte de 108 que si vous acceptez 5 medjidie, c'est-a-dire 100
piastres, et 7 piastrines, la huitieme etant gardee en tout ou en partie
comme prime du change.

Mais, en dehors de Constantinople et des chemins de fer, le calcul
devient un effroyable casse-tete chinois; selon les coutumes locales et
les administrations, la livre turque se divise en effet en un nombre
different de piastres; il en est de meme du medjidie; mais cette
division differente n'est qu'une division de compte.

Un exemple est necessaire: la piastrine est une petite monnaie d'argent
valant 1 piastre; que la livre soit a 104, 108, 124 piastres, on ne
donne au change que la meme quantite materielle de piastrines; si l'on
exigeait en place d'une livre turque uniquement ces piecettes, on n'en
donnerait partout que 102, 103, 104, selon le changeur.

Mais jamais le jeu du change ne se passe ainsi: contre une livre turque
on vous impose d'abord des medjidie et on complete par des piastrines
d'une ou deux piastres; des lors, a Constantinople, pour une livre
comptee a 108, on vous donne 5 medjidie comptes chacun a 20, au total
100 piastres, et 7 piastrines ou 7 piastrines et demie, soit 107 a
107,5; ailleurs, pour une livre comptee 124, on vous change 5 medjidie
comptes chacun 23, au total 115 et 7 a 7 piastrines et demie, soit 122 a
122,5, le complement constituant le benefice du changeur; ainsi, ce qui
differe, c'est seulement la maniere de compter et le benefice du
changeur.

Mais cet enchevetrement de compte complique toute transaction, et ces
differences sont tres sensibles; ainsi, a Constantinople et dans les
chemins de fer, la livre est a 108 et le medjidie a 20; pour les impots
et a la douane, la livre est a 103 un quart et le medjidie a 19; pour
les autres caisses publiques, pour les operations des banques locales et
une partie du grand commerce, la livre est a 100 et le medjidie a 18 et
demi; pour les echanges commerciaux des bazars et des marches, le compte
differe de ville a ville et de village a village; dans beaucoup de
villes de l'interieur, la livre est a 124 et le medjidie a 23; ailleurs
le change varie de 116 a 124 selon les lieux; des lors la premiere
question a poser dans un pays, c'est de demander la valeur de compte de
la livre turque.

Mais cette complication ne suffit pas: a Constantinople les pieces de 1,
2, 5 et 20 piastres sont d'un type uniforme: elles sont en argent; les
trois dernieres rappellent nos pieces de fr. 50, 1 franc et 5 francs, la
premiere etant comme une demi-piece de fr. 50; mais, a l'interieur et
notamment en Albanie, subsistent de vieilles monnaies divisionnaires aux
formes les plus archaiques; je recois au marche de Durazzo des pieces
larges comme des ecus et minces comme une feuille de papier; l'oeil de
l'etranger ignore si elles sont en argent ou en bronze, car il y en a
des deux types, et cependant dans le premier cas elle vaut 2 piastres ou
2 piastres et demie et dans le second, ce n'est qu'un sou ou deux; mon
drogman, comme il n'est pas de la ville, les distingue mal et mon guide
me recommande de m'en defaire de suite; elles risqueraient en effet de
n'etre pas acceptees dans les transactions commerciales a dix lieues
d'ici; meme sur place elles sont parfois refusees par les caisses
officielles.

Enfin, pour brocher sur le tout, le calcul ne s'opere pas toujours
d'apres la livre turque comme base, valant de 23 a 24 francs, mais
d'apres trois monnaies d'or ayant egalement cours en Albanie et y etant
acceptees: la livre turque, la piece de 20 francs qu'on appelle toujours
le "Napoleon" et la livre sterling; les deux premieres sont connues
partout et le Napoleon circule meme, au moins en Albanie, plus que la
livre turque. Des lors, si vous touchez une valeur de 500 francs, on
vous paiera dans ces trois monnaies d'or et, pour chacune d'elles, il
faudra vous renseigner pour connaitre le change interieur; a chaque
paiement important, vous etes oblige de proceder a des calculs longs,
compliques et bizarres, puis a discuter le benefice du changeur, enfin a
distinguer entre les pieces de tous types qu'on vous donne comme
piastrine, demi-piastrine, double-piastrine, double-piastrine et demie,
_etc._; c'est presque aussi difficile que de parler albanais!

Ces breves explications suffisent a montrer le trouble que jette une
telle monnaie dans les transactions commerciales. Une reforme est
urgente: elle serait facilitee dans son application par l'usage general,
dans toute l'Albanie, du Napoleon: dans la tribu la plus reculee, j'ai
trouve la connaissance exacte de sa valeur.

La reforme ne procurera pas seulement au commerce l'avantage de
faciliter les comptes et de gagner un temps precieux; elle supprimera le
gain parasite des sarafs, gain qui ne subsiste que par suite de
l'insuffisance de la petite monnaie; on devine que les sarafs peuvent
facilement s'entendre pour rarefier plus encore et artificiellement
cette monnaie divisionnaire, quand une place en a le plus besoin, et
accroitre ainsi les benefices du change interieur; de meme, en se
servant des conditions naturelles d'echange, ils transportent la petite
monnaie des lieux ou ils l'achetent a meilleur compte aux lieux ou ils
la vendent au plus haut cours; toute cette industrie a pour seule base
la complication du systeme monetaire et la trop petite quantite de
monnaies divisionnaires mises sur le marche par l'Etat. Il est naturel
que, nulle part plus que dans le centre commercial de Durazzo, on ne
sente les vices d'un tel regime et la necessite d'une reforme.




CHAPITRE III

TIRANA LA VERTE


     De Durazzo a Tirana || Tirana || Essad Pacha et les Toptan ||
     Au tchiflick d'Essad || Jeunes-Turcs et Albanais || Les
     ambitions des Toptan || Refik bey Toptan || Ses fermiers et ses
     terres, les cultures || Les metayers et les paysans || Le
     retour d'Essad.


Aout finissant brule la cote; ses sables la dotent d'un climat de
tropiques; pendant le milieu des journees, malgre la mer voisine, la
temperature est accablante; Durazzo, etageant ses maisons en plein midi
et les allongeant au pourtour de la colline, recueille et conserve la
chaleur comme une serre; il faut fuir a l'interieur vers les verdures et
les sources dont la rive adriatique est privee.

Pendant tout l'ete, consuls, beys et riches commercants fixent leur
demeure a Tirana, celebree en toute l'Albanie comme une des plus jolies
villes du pays; sa vallee est renommee par ses verts ombrages et sa
fertilite; on envie ceux qui y possedent un "tchiflik" ou maison de
campagne; ses eaux et ses arbres, comme les forets proches, y
entretiennent la fraicheur.

Il faut, me dit-on a Durazzo, sept heures pour atteindre Tirana; la
route, tres frequentee en toute saison et surtout en celle-ci, est une
des moins mauvaises du pays; mais des crues et des orages l'ont coupee
en quelques endroits et on me conseille vivement d'en faire le trajet a
cheval; je fais donc seller des chevaux du pays et vers cinq heures du
soir, quand l'air devient respirable, nous partons; nous suivons d'abord
la grande route vers la vallee du Scoumbi; le chemin longe la mer et des
marecages, et la chaussee est construite en talus; bientot nous quittons
la region des sables et des alluvions cotieres; un dos de pays
faiblement ondule separe la mer de la vallee ou coule encore a plein
bord, malgre la saison, l'Arzeu, non loin de son embouchure.

Sur l'autre rive est construit le gros village de Tchivach (Sjak sur la
carte autrichienne); la traversee du fleuve serait impossible sans un
pont, et on l'entretient grace a un peage que percoit celui que le
village a charge de ce soin; le soleil est presque au ras de l'horizon
et semble se coucher dans la baie de Durazzo; les hommes de l'escorte
font halte, attachent les chevaux a une sorte de hangar a l'usage des
passants et me conduisent a des boutiques voisines, qui etalent en plein
vent des fruits et de grandes cuvettes de tabac hache; l'or brillant des
raisins et des poires ne le cede pas a l'or mat des copeaux de tabac
blond, et si les uns sont succulents, l'autre est parfume et merite la
celebrite dont il jouit.

Apres une legere collation de fruits et de pain de mais, arrosee d'un
verre d'excellent raki, que ne dedaignent pas mes souvarys, quoique
musulmans, nous faisons ample provision de tabac et repartons la nuit
tombante; la route franchit des collines basses, dont les terres sont
cultivees et ou, ca et la, de petits villages jettent les points
brillants de leurs lumieres; bientot nous atteignons la vallee de
Tirana, ou coule l'Ismi; des rideaux d'arbres coupent a chaque pas
l'horizon et, comme on m'a dit que Tirana etait presque invisible
derriere la barriere de ses chataigniers centenaires, je crois a chaque
instant toucher a la ville que quelque lumiere semble decouvrir; mais ce
ne sont que fermes defendues contre les vents du nord par les branches
serrees des grands arbres; dans la fraicheur de la nuit, nous accelerons
le pas des betes et enfin, vers onze heures et demie, nous atteignons
une des portes de la ville; notre caravane fait un bruit extreme dans la
cite endormie; sur le pave inegal, nos chevaux trebuchent et font
resonner leurs pas et les bagages dont ils sont charges; quelques ombres
passent encore, quelques silhouettes se montrent aux fenetres, et de-ci,
de-la, une lumiere jette sa clarte par la porte d'une maison ou par les
volets mal joints; le consul d'Italie, avec une extreme obligeance, m'a
prevenu qu'il me donnerait l'hospitalite, mais ce n'est point besogne
aisee que de trouver sa maison de campagne; pour se tirer d'embarras,
les gens de mon escorte frappent au Han ou auberge de l'endroit, se font
ouvrir et designer la demeure; et c'est ainsi, apres avoir circule par
toutes les rues de Tirana, que vers minuit nous arrivons au consulat
italien.

       *       *       *       *       *

En verite, Tirana merite bien sa reputation, et je sais peu de petites
villes si pleines de tableaux gracieux; tout le matin, nous suivons ses
rues et leurs detours; le consul d'Italie, avec son cawas et mon
drogman, m'accompagne et me conduit d'abord a la grande mosquee; au
premier plan, s'etend une large place grossierement pavee que traversent
quelques ruisselets; sur les cotes, des maisons basses cachent sous
leurs portiques des etalages; au fond, sur un terre-plein, la mosquee
avance ses cinq porches que domine a peine la blancheur de son dome; a
droite, le minaret pique le ciel de son aiguille et, sur la gauche,
separee de la mosquee de quelques metres seulement, une tour de ville,
comme un beffroi de nos vieilles cites, dresse a quinze metres de
hauteur son horloge et ses cloches.

Nous nous eloignons un peu du centre de la ville; des murs bas et
quelques palissades separent le chemin d'un grand champ inculte ou
poussent a leur gre toutes les herbes de la campagne; deux cypres
voisins lancent dans le ciel bleu leurs cimes fraternelles et leur noir
feuillage; a leur ombre se pressent des pierres taillees comme des
pieux, les unes debout et piquees en terre, les autres tombees et
brisees; chacune marque un mort; c'est le cimetiere de Tirana, que la
route contourne; j'y apercois errants quelques Albanais et les hotes des
basses-cours voisines qui y picorent.

Un etrange monument y attire mon attention; sur le sol, de larges dalles
de pierre tracent sept cotes egaux; a chaque angle, une colonne est
elevee et l'ensemble supporte un portique a sept faces; la signification
en est obscure et sans doute le nombre sacre de sept joue-t-il son role
dans ce temple de la mort; car c'est la le tombeau de l'illustre famille
des Toptan; sous ces dalles enormes, les descendants des Toptan deposent
les restes des generations qui disparaissent, et ce monument funeraire
n'est pas sans grandeur ni sans effet decoratif.

Au detour d'une rue, nous sommes arretes par une foule d'enfants qui
entourent des hommes du pays et deux individus habilles d'etranges
defroques; tous ces petits Albanais sont vetus de meme, le polo de laine
blanche sur la tete, la culotte de toile blanche serree a la taille par
une ceinture de couleur, le buste moule dans un jersey que recouvre
souvent un gilet bariole, une petite veste ou un bolero brode; beaucoup
vont pieds nus, les plus grands chaussent des sandales souples en peau,
epaisse et solide.

Les deux individus qu'ils devisagent curieusement sont deux tziganes,
qui ont reussi a s'infiltrer jusqu'a Tirana; mais les Albanais n'aiment
pas beaucoup les etrangers vagabonds; aussi les gens d'ici mettent-ils
la main au collet des deux nomades et les expedient-ils hors de la
ville.

Nous suivons une sorte de promenade fort mal pavee, mais plantee de
beaux arbres ou une eau court si rapide que, malgre la chaleur, elle n'a
presque rien perdu de sa fraicheur et de sa transparence; la rue est
livree comme un sentier de village aux animaux des maisons voisines:
oies, canards et poules vont et viennent, picorent et gloussent,
s'effarent et s'enfuient, quand les petits chevaux du pays, qui en sont
les vrais moyens de communication, transportent par les rues leurs
charges de marchandises ou leurs voyageurs.

Voici une autre mosquee, petite et basse, autour de laquelle se presse
le marche; des chevaux apportent a pleine charge d'enormes pasteques; le
long de la petite riviere, des etalages sont dresses sous de pauvres
toitures que supportent des pieux, entre lesquels de grossieres etoffes
sont tendues; des gamins et des fillettes s'amusent autour de ces
baraques; quelques-uns barbotent dans l'eau toute claire; d'autres au
fond de la boutique dorment sur de gros sacs; d'autres s'emploient avec
leurs parents a faire l'article aux Albanais qui passent; pour deux
sous, ils vendent une pasteque qui remplit un plat et pour trois sous
des melons odoriferants et murs, qui poussent dans les fermes voisines.

Un peu plus loin, une autre mosquee ferme une large rue ou la
circulation est deja active; la chaussee est bordee de trottoirs faits
de paves inegaux; des maisons basses, de un ou deux etages, ouvrent leur
porte sur la rue meme; des boutiques d'artisans occupent le
rez-de-chaussee; ici, c'est un marchand de sandales, qui travaille la
peau et le cuir; la, un forgeron; plus loin, on fabrique des armes et on
incruste l'argent dans leurs poignees; puis ce sont des selles a vendre,
des ceintures et des vestes brodees, des piles de polos de laine blanche
et des etoffes de couleur; le pays est prospere et le commerce s'en
ressent.

En continuant notre promenade, on me montre la vieille mosquee de Tirana
sans dome ni terre-plein, le toit inegal et les tuiles arrachees;
contre le soubassement de ses portiques les villageois des environs ont
amoncele leurs fruits en d'enormes tas, derriere lesquels ils s'assoient
a la turque et attendent l'acheteur; sous les arbres voisins, les
chevaux et les mulets ont ete attaches et les voitures garees: c'est le
marche aux fruits; poires et raisins, melons et pasteques, figues et
olives, tout pousse dans ce jardin de l'Albanie qu'est la vallee de
Tirana.

Nous sortons de la ville et gagnons un tchiflick proche; le vieux cawas
du consulat nous accompagne: il porte le vetement de quelques vieux
Albanais: sur la culotte, une sorte de grande chemise blanche, a longues
manches, tombe jusqu'aux genoux, serree par une large ceinture; un petit
bolero etroit laisse une large chaine d'argent s'etaler sur la poitrine;
dans la ceinture quelques armes completent le costume: un pistolet a la
crosse de cuivre, un poignard au manche incruste d'argent.

Guides par lui, nous suivons une des routes qui traversent le pont sur
l'Ismi ou se jettent toutes les eaux qui courent a travers les rues de
Tirana. Des marronniers centenaires bordent le chemin et la riviere; par
eux, la ville est entierement cachee et, a deux cents metres, on ne
voit que leur epais feuillage et une herbe verte et fraiche qui denonce
l'eau courante.

       *       *       *       *       *

Non loin de la est la propriete de la famille d'Essad Pacha. Essad
Pacha, mis a l'ordre du jour de l'Europe par son traite avec le roi
Nicolas de Montenegro et la reddition a celui-ci de Scutari, par sa
proclamation pretendue comme chef de l'Albanie et son voyage en Italie
et en Europe, n'etait, quand je le visitais, que le chef des Toptan.
Mais les Toptan sont parmi les beys d'Albanie une des familles les plus
illustres et les plus anciennes; comme celle des Vlora a Vallona, comme
celle des Bagovic a Ipek, comme celle des Djenak en Mirditie, comme
celle des Bitchaktchy a El-Bassam, celle des Toptan domine de sa
puissance, de sa richesse, de ses relations et de son anciennete Tirana
et toute sa region; parmi cette feodalite terrienne d'Albanie, dont les
chefs les plus influents sont Ismail-Kemal, Zenel bey, Pernk Pacha,
Derwisch bey, une place a part merite d'etre faite a Essad Pacha.

J'etais introduit aupres d'un des membres principaux de la famille,
Refik bey Toptan, et je devais me rendre avec lui au congres albanais
d'El-Bassam; a la veille de son depart pour cette derniere ville, nous
allons ensemble chez son cousin Essad; la demeure de celui-ci est aux
portes de Tirana: une pelouse immense, quelques arbres, une maison basse
et longue presente un aspect de grande ferme cossue et vaste; la-bas,
sous un chataignier, Essad Pacha est assis avec quelques familiers; il
vient de subir un accident, garde encore la jambe allongee et peut
difficilement faire quelques pas.

Correctement vetu a l'europeenne, le fez sur la tete, une longue canne
mince a tete d'or a la main, il apparait dans toute la force de l'age.
Il a a peine depasse la quarantaine; de taille moyenne, les yeux
percants, il ne manque assurement ni d'intelligence, ni meme d'astuce;
mais sa culture parait tres rudimentaire et il n'a meme pas ce vernis
qu'a donne a son cousin Refik le contact des choses d'Occident et la
vision directe de nos villes et de notre civilisation. On sent en lui
l'homme de guerre, energique, determine, brutal, mais moins delie
peut-etre que d'autres beys d'ici ou d'ailleurs.

Quand je visitais Essad, c'etait la lutte entre Albanais et
Jeunes-Turcs; ceux-ci avaient d'abord use de la douceur et de la
flatterie, puis avaient cru persuader les Albanais de se confier a eux;
ils avaient tenu a Dibra un congres albanais truque, a qui ils avaient
fait voter le paiement de la dime, l'acceptation du service militaire,
l'usage de la langue turque comme langue officielle et langue de
l'ecole, et l'emploi des caracteres turcs pour l'ecriture de la langue
albanaise; les beys du nord de l'Albanie s'etaient entierement
desinteresses du congres et ignoraient presque ses resolutions; mais
ceux du centre et du sud jugeaient une riposte necessaire et, contre le
gre des Turcs, pour affirmer leur volonte et leur nationalite, ils
decidaient de tenir a El-Bassam, au coeur de l'Albanie, un congres
purement albanais ou les revendications du pays seraient proclamees. Les
Bitchaktchy d'El-Bassam et les Toptan de Tirana etaient a la tete du
mouvement; Essad Pacha y etait tout acquis.

Les Jeunes-Turcs, pour contrecarrer ces efforts, s'aviserent d'un moyen
qui n'etait pas sans ingeniosite, mais qui exalta au plus haut point la
colere des beys. Ils designerent comme Kaimakan a Tirana Hussein bey
Vrion, dont le pere Assiz Pacha etait depute de Berat, et lui
prescrivirent une politique sociale tres curieuse, surveillee d'ailleurs
par des emissaires speciaux. Quoique albanais, mais fonctionnaire
docile, Hussein s'efforcait d'exciter la population des paysans contre
leurs seigneurs, la population des artisans contre les beys; les agents
des Jeunes-Turcs parcouraient les bazars, couraient dans les marches et
partout annoncaient que le gouvernement prendrait la terre aux beys pour
la diviser entre le peuple, si le peuple etait fidele aux ordres de la
Sublime Porte.

Usant du fanatisme religieux, jouant du desir de la terre, ils avaient
fini par repandre dans certains villages un veritable esprit d'hostilite
contre les beys; aussi, quand ceux-ci voulurent fonder leurs clubs,
centre de reunion contre la politique turque, et que le pouvoir resolut
de les fermer, le gouvernement s'avisa de profiter de cette agitation;
il amassa la population dans plusieurs villages des environs, la
conduisit aux lieux ou les clubs etaient ouverts et laissa des scenes de
desordre se produire; sous pretexte de calmer les esprits, il decida la
cloture de tous les clubs.

Cette politique sociale menacait les beys dans leur influence
hereditaire: les Jeunes-Turcs auraient-ils reussi a creer en Albanie une
veritable lutte de classe, pour abattre le regime feodal et l'influence
antagoniste des beys, c'est une question que les evenements n'ont pas
laisse poser; mais on devine le ressentiment des beys et, si l'on songe
que c'est a Tirana que cette politique s'est surtout affirmee, on peut
facilement concevoir l'etat d'esprit d'Essad Pacha a l'egard de la
Jeune-Turquie, qu'il distinguait soigneusement de la Turquie tout court.

De la mefiance extreme qu'il ressentait alors, il serait sans doute
passe a des sentiments plus vifs et plus agissants, quand une occasion
inesperee amena la famille des Toptan a concevoir les plus hautes
ambitions. En Albanie, Tirana et El-Bassam, cites antiques et voisines,
sont au coeur du pays; c'est le lieu geographique ou peut, ou doit etre
le centre de reunion des elements albanais du nord, du sud et de l'est;
c'est l'Ile-de-France albanaise; c'est Beauvais, Compiegne ou Paris
avec, en facade sur l'Adriatique, Durazzo comme jadis Rouen etait le
port sur la Manche. C'est la que les tendances diverses ont des points
de contact; Toscs du sud, Guegues du nord orthodoxes, musulmans,
catholiques, tous sont presents de Durazzo a El-Bassam sur les bords du
Scoumbi, quoique les musulmans dominent. La nature a dicte le choix;
c'est la que l'Albanie autonome devait etablir sa capitale. Vallona et
Scutari sont aux extremites du pays, sans contact, ni connaissance des
autres regions lointaines; a Scutari, pas un orthodoxe, a Vallona, pas
un catholique ne demeure; ici et la, des gouvernements de partis peuvent
s'organiser; mais pour qu'un pouvoir central et national soit capable de
durer, c'est dans la region centrale de Durazzo, Tirana, El-Bassam ou
meme Kroia qu'il doit fixer sa residence.

Les Toptan pouvaient d'autant moins oublier ces faits, qu'Ismail Kemal
n'a jamais ete de leurs amis; au congres d'El-Bassam, les beys
d'El-Bassam, de Berat, de Koritza, de Vallona etaient fort chauds
partisans d'Ismail; les Toptan se reservaient; ils trouvaient deja
excessive l'influence qu'exercait cet homme politique dans l'Albanie
d'avant la guerre; ils la combattaient et rappelaient qu'Ismail avait
ete traitre a la Turquie sous l'ancien regime, en complotant pour
l'independance de l'Albanie, et ajoutaient que, quoique pauvre, il avait
toujours eu des fonds a sa disposition, dont ses relations avec
l'etranger pouvaient expliquer l'origine. Les Toptan, au contraire, se
piquaient d'etre des Albanais a la fois loyaux a l'egard de la Porte et
tres soucieux des libertes albanaises. Je me rappelle encore le mot qui
termina mon entretien avec Essad Pacha et qui dans sa concision etait
tout un programme: "Albanais, mais Osmanlis".

Aussi, quand on a songe a donner un chef a l'Albanie autonome, il n'est
pas etonnant que le premier des Toptan fut sur les rangs; il ne pouvait
oublier ses origines, telles que Refik bey me les conta.

Au temps du grand Scanderbeg, Topia ou Tobia etait duc de Durazzo; il
avait trois freres et l'un d'eux epousa une soeur de Scanderbeg; vint en
1467 la mort de Scanderbeg a Alessio; Topia avait repris le pouvoir dans
la ville de Kroia, qu'il avait jadis cede a Scanderbeg en gage d'amitie;
il fut a son tour vaincu et tue par les Turcs qui emmenerent avec eux un
enfant issu du mariage de la soeur de Scanderbeg; un des officiers de
la maison des Topia le suivit dans sa captivite, l'eleva et ce fut Ali
bey, fondateur de la famille des Toptan. Ces souvenirs vivent encore
dans la memoire de ses descendants et je me souviens de l'interet et de
la fierte avec lesquels mon interlocuteur me montrait un arbre
genealogique ou toute la descendance etait exactement marquee.

Dans le pays et surtout a Durazzo, une curieuse legende a cours: le
premier des Topia serait un arriere-petit-fils batard de Charles d'Anjou
et on affirme que dans les environs de Durazzo, on aurait retrouve des
armes portant la barre, signe de la batardise.

Des lors, que l'on veuille bien rassembler ces elements: un chef de
famille feodale, puissant par les ramifications de cette famille, par
ses alliances et ses relations, par son influence sociale et
traditionnelle; une histoire qui se prolonge deja loin dans le passe;
des terres situees au coeur du pays albanais; brochant sur le tout, les
debris d'une armee qui constitue une sorte de garde de corps; n'est-ce
point assez pour faire figure de candidat et Hugues Capet avait-il plus
d'atouts en mains, quand, duc de l'Ile-de-France, ayant ses pairs en
Bourgogne, en Languedoc et en Bretagne, il mit resolument sur sa tete la
couronne vacante.

Les puissances ne l'ont point permis; elles ne sauraient empecher
toutefois Essad d'etre le maire du palais du nouveau roi; le sera-t-il
longtemps, et les elements qui font sa force lui assureront-ils le
succes ou non, il n'importe; mais il faut suivre avec une curiosite
passionnee l'histoire qu'il vit, car elle ressuscite sous nos yeux
l'image de ce que fut, dans le haut moyen age, les essais de fondation
des grands Etats modernes. Les descendants par alliance des Scanderbeg
veulent en etre les heritiers et porter sur le pavois le chef de leur
famille.

       *       *       *       *       *

Parmi tous les Toptan,--et il y en a aujourd'hui plus de quinze
familles,--Refik bey est le plus ouvert peut-etre aux choses du dehors
et le plus averti; on m'avait recommande a lui chaudement et tout un
jour nous nous promenames a travers Tirana et ses environs; c'est un
homme de quarante ans a peine, de taille moyenne, bien pris dans un
vetement a l'europeenne qui parait venir tout droit de Londres: la
culotte de cheval serree dans des guetres de cuir et la veste qui le
moule, terminee par un col de linge, lui donnent l'allure d'un parfait
gentleman; les yeux sont bruns, le regard fin et energique, la moustache
chatain clair, la peau doree par le soleil; Refik cause avec plaisir des
choses d'Occident qu'il a vues et meme de Paris qu'il a visite avec un
drogman; il est delegue de Tirana avec un hodja et un effendi villageois
au congres d'El-Bassam et il a deja prepare ses bagages qu'un Occidental
ne renierait pas: des valises de cuir, un lit de campagne, une
moustiquaire; le tout va etre charge sur des chevaux et la caravane doit
se mettre en route le soir meme.

Nous nous dirigeons du cote de son tchiflik et il me decrit ainsi la
situation sociale de la vallee de Tirana. Dans les environs de la ville
il y a, dit-il, environ cent-quatre-vingts villages, generalement tres
cultives et tres prosperes; sur ce nombre une vingtaine sont, avec leurs
terres et leurs habitants, la propriete des beys et surtout des Toptan:
Essad Pacha, Fuad bey, le doyen de la famille, qui a atteint la
cinquantaine, et son fils Musaffer bey, dont l'oncle Fadil Pacha (Fasil
en turc) a habite Paris, Refik bey, etc.; les autres villages
fournissent aussi des cultivateurs aux beys et souvent un fermier est en
meme temps petit proprietaire; generalement il loue son bien et continue
a travailler les terres beylicales.

Refik possede cent dix fermes et deux cents cinquante paysans sont ses
metayers; ceux-ci habitent une maison qui est leur propriete,
travaillent les terres et partagent la recolte avec le maitre qui ne
recoit qu'un tiers, les deux autres appartenant au paysan. Dans le sud
de l'Albanie, dans la region de Vallona par exemple, le partage se fait
par moitie; d'ailleurs, dans le nord de l'Epire, les terres des beys
sont beaucoup plus vastes; la-bas, le paysan est souvent orthodoxe et
d'origine grecque, le maitre musulman et albanais; ici, cultivateurs et
beys sont de meme religion et de meme origine; aussi le regime feodal
est-il attenue dans une tres forte mesure.

Dans la vallee de Tirana, par exemple, il n'y a que les beys pauvres
residant continuellement sur leur terre qui exigent du paysan la moitie
de la recolte; tous les riches proprietaires ne demandent que le tiers.

A cote des metayers, Refik emploie des journaliers, des ouvriers
agricoles, soit quand le besoin s'en fait sentir, soit pour mettre en
valeur certaines terres sans metayage; le prix moyen de leur journee est
de 5 piastres, soit 1 fr. 25 environ, somme qui d'ailleurs represente un
pouvoir d'achat beaucoup plus grand qu'en Occident; en outre, on leur
doit un ocre de pain de mais et une portion de fromage ou 20 paras pour
en acquerir; les terres de Refik s'etendent sur un espace dont la
circonference peut etre parcourue en trois heures de temps environ. Il y
cultive du riz, qui pousse d'une facon parfaite, du mais dont la recolte
est la plus importante; il m'en montre les magnifiques tiges, qui n'ont
leurs pareilles que dans la Macedoine et en Vieille-Serbie; l'avoine et
l'orge viennent aussi assez bien; il possede egalement de grandes forets
et de beaux paturages. Ces derniers sont loues a part a des paysans; le
bey en effet n'a pas de betail, qui appartient aux metayers et aux
cultivateurs independants; les uns et les autres louent ces herbages a
Refik qui recoit d'eux de ce chef 120 livres turques.

Au total ses fermes lui rapportent, me dit-il, bon an mal an, 1 000
napoleons; il fait vendre ses produits a Tirana et a Durazzo et cherche
a introduire de nouvelles methodes de culture; mais, me confesse-t-il,
il faudra sans doute des dizaines ou des centaines d'annees pour ouvrir
les yeux a ces gens, qui s'obstinent a travailler selon les anciens
systemes.

C'est a cette population de metayers et de cultivateurs que les
Jeunes-Turcs avaient fait appel pour resister aux beys et par leur appui
imposer aux Albanais l'usage de la langue turque; si singulier que soit
le procede, il faillit reussir; les emissaires des Jeunes-Turcs
disaient: "Voyez, le bey vous pressure, il vous demande une trop grosse
partie de la recolte, un fermage trop eleve pour vos paturages, il a
vole cette terre a vos ancetres; nous les mettrons a la raison, mais
pour vous faire comprendre de nous, pour que vos plaintes nous
parviennent et que nous puissions y faire droit, il faut qu'elles soient
en turc; apprenez le turc."

Cette propagande a d'abord un certain succes; jusqu'en 1908, les
Jeunes-Turcs, amis des beys, dont ils ont besoin pour s'etablir,
laissent la population libre et celle-ci ne connait et ne veut que
l'albanais; au Congres de Dibra, ils circonviennent les delegues de
l'Albanie du Nord, qui ne s'inquietaient guere du congres et de ce qui
s'y passait; ils persuadent les musulmans fanatiques de Scutari qui ne
connaissent pas un mot de turc que, voter pour la langue turque, c'est
voter pour le Padischah contre l'infidele, et ainsi ils font proclamer
contre le gre des delegues du Centre et du Sud que le turc doit devenir
la langue d'enseignement dans les ecoles albanaises.

Forts de ce vote, ils travaillent Tirana et la region en 1909 et 1910; a
cette date le peuple persuade reclame, en albanais d'ailleurs,
l'instruction en langue turque et manifeste contre les beys. Refik se
lamentait alors sur les malheurs de son pays: pauvre Albanie, disait-il,
trahie et opprimee! Deux ans se passent et a la tete d'une armee, par la
route d'Alessio et de Kroia, Essad, quittant Scutari, rentre en maitre.
Il songe que l'heure est venue ou Tirana la verte va devenir un des
centres d'action dans l'Albanie autonome.




CHAPITRE IV

A EL-BASSAM ET A SON CONGRES ALBANAIS


     La demeure de Derwisch bey et ses serviteurs || Le Congres
     albanais || Les delegues || La presse albanaise || La question
     politique || La question religieuse || Les orthodoxes || La
     situation des catholiques en Albanie et leur hierarchie
     religieuse || La necessite d'un accord entre catholiques et
     musulmans.


El-Bassam est en fete; de toutes les parties de l'Albanie, des delegues
arrivent aujourd'hui et on attend pour demain les representants des
villes les plus eloignees; c'est un va-et-vient continuel dans la
demeure du president du Congres, Derwisch bey; chaque nouvel arrivant ne
manque pas de le saluer et les conversations s'ebauchent dans la grande
cour ou Derwisch recoit ses hotes; sa demeure est composee de deux
batiments situes de chaque cote de cette cour; l'un est le haremlik
plein de luxe et de bibelots, reserve aux femmes et aux enfants; l'autre
est le selamlik, ou les hommes ont acces.

Dans la cour, pres de quelques arbres, des bancs et des tables sont
disposes; la chaleur du jour tombe et chacun vient gouter l'apaisement
du crepuscule et la fraicheur qui descend des montagnes voisines. Une
douzaine de serviteurs vont et viennent; la plupart sont jeunes et
engages chez Derwisch depuis quelques annees seulement; un catholique
d'Orosch est parmi eux; on lui dit que je viens de son village et il
accourt m'embrasser la main; chacun d'entre eux a son service special et
recoit, outre la nourriture, quatre medjidie par mois.

L'un d'eux a pour office d'apporter a tout nouvel arrivant le sirop de
cerise melange d'eau et le cafe traditionnel; ici un usage slave s'est
introduit, qui n'existe pas dans le nord; l'hote offre avant ces
rafraichissements une cuilleree de confitures comme premiere politesse.
Tous ces serviteurs sont d'une extreme deference pour le maitre: quand
ils le voient, ils portent la main a leur coeur, puis s'inclinent,
abaissent la main, geste symbolique pour ramasser la poussiere du sol,
puis touchent de leurs doigts leur front et leur bouche. Chaque fois
qu'ils apportent au chef ou aux hotes un objet quelconque, le respect
veut qu'ils s'inclinent legerement, en portant la main a la poitrine, et
ils doivent n'approcher que pieds nus ou chausses de laine.

Dans la grande cour, les habitants d'El-Bassam passent et causent; ils
s'entretiennent du grand jour qui approche; toute l'Albanie est la et en
cette heure de crise c'est la destinee d'un peuple qui se joue.

Derwisch bey, prevenu de mon arrivee, vient a moi; c'est un homme de
quarante ans, elegamment vetu a l'europeenne d'une jaquette s'ouvrant
sur un gilet blanc et un pantalon clair; il a adopte comme coiffure un
polo rouge, sorte de transaction entre le fez et le polo albanais de
laine blanche; plutot grand, tres brun, la moustache courte et chatain
fonce, il presente une physionomie etrange qu'animent des yeux gris
clair toujours en mouvement; aimant la parole, prodigue de ses gestes,
agile et presque fievreux, il se depense, cause, harangue, interpelle,
va, vient, attend les nouvelles, et se montre plein de joie aux noms des
arrivants. Il me presente ses deux freres, Kiamil bey et Hassan bey,
s'excuse de ne pouvoir me consacrer tout son temps, mais ses freres, me
dit-il, le remplaceront et il tient a ce que j'accepte l'hospitalite
dans sa demeure.

Le soir est venu; les femmes de Derwisch, voilees de blanc ou de noir
avec un soin extreme, viennent de rentrer de leur promenade journaliere;
tandis que Derwisch va les rejoindre au haremlik, Kiamil me fait entrer
au selamlik et me montre le lit qu'on m'a apprete sur des tapis; puis il
m'invite a venir avec son frere autour d'une table, ou l'on a prepare
notre diner.

Je puis ainsi saisir sur le vif les usages domestiques des beys les plus
avances en culture et les plus riches de l'Albanie, car Derwisch bey est
le chef de la famille des Bitchaktchy, qui est la premiere d'El-Bassam
et, a part moi, je compare avec le pauvre bey, presque sauvage, de
Kouksa, ses paysans et mes souvarys. Nous sommes quatre a table et
quatre serviteurs sont autour de nous; ils apportent un plat de cuivre
et une aiguiere et versent un peu d'eau sur les mains des assistants;
puis le diner commence par un potage dans lequel ont ete coupes des
foies de volailles; de l'ugurte ou fromage de lait aigre est ensuite
presente a ceux qui en desirent: il fait partie de chaque repas et
chacun en prend a sa guise; du mouton en sauce est le premier plat; les
Albanais preparent de cette maniere soit le mouton, soit le boeuf, mais
jamais le veau qu'ils excluent de leur alimentation; c'est alors une
suite de legumes varies, une sorte de pate feuillete comme un gateau,
avec des herbes hachees ressemblant a des epinards, des aubergines
sautees au beurre, un plat de piments tres releves, qu'on denomme des
cornes grecques, enfin le pilaff traditionnel, car ici le riz remplace
la pomme de terre inconnue. A ces services succedent les entremets, des
beignets d'abord et des gateaux de mais epais et nourrissants et pour
finir, le meilleur du repas, des peches succulentes et juteuses, comme
on croit n'en trouver qu'en France, et des raisins dores et exquis.

Quelle abondance,--et quel estomac est necessaire pour faire honneur a
une telle richesse alimentaire; le tout est servi dans des assiettes et
des plats venus d'un grand magasin d'Occident et chaque invite a son
couvert de table et son service a dessert; mais pourquoi faut-il qu'il
n'y ait qu'un seul verre dans lequel chacun des assistants se fait
servir la seule boisson permise, l'eau, et pourquoi pendant tout le
repas chacun avec sa fourchette et sa cuiller, qui ne changent pas,
prend-il a meme les plats tout ce qui lui convient?

Apres ce plantureux diner, les chandelles sont enlevees, les serviteurs
sortent. Kiamil et Hassan me souhaitent bon sommeil et la nuit coule,
coupee par les arrivees des caravanes lointaines qui se pressent pour
etre au lever du soleil a l'ouverture du congres albanais.

       *       *       *       *       *

Dans la renaissance albanaise, le congres d'El-Bassam est une date:
c'est le premier congres dont l'initiative appartient a des Albanais,
qui ont voulu affirmer leur nationalite au centre de leur pays. Ils sont
la une cinquantaine de delegues, tous gens influents dans leur ville,
venus pour se concerter dans un meme esprit, celui de defendre et
propager l'idee nationale albanaise; voici Midhat bey, un fonctionnaire
du gouvernement de Salonique, directeur d'un journal albanais de cette
ville, sous le pseudonyme de Luma Skendaud, et representant le club de
Constantinople et celui de Salonique; voici Refik bey, de Tirana,
delegue par le club de Tirana avec un hodja et un paysan; voici Kyrias,
delegue de Monastir, qui m'interpelle en anglais et me presente une
carte ou est inscrit: "George D. Kyrias, _sub-agent of the B. and F.B.
Society and Honorary Dragoman of the Austro-Hungarian Consulate_"; voici
Alex, le delegue de Cavaja, un Albanais de religion orthodoxe, qui parle
un peu francais et est representant d'une maison de machines
americaines; voici des hodja, des paysans, des commercants, des beys;
mais ce sont les beys qui ont pris la direction et la tete du mouvement
et du congres, qui le dominent et qui l'inspirent.

C'est que ce congres est compose de delegues des clubs albanais
existants. Or ces clubs sont l'armature du nationalisme albanais; ils
ont ete crees et demeurent sous l'influence des beys. La revolution
jeune-turque, qui a laisse etablir des clubs de toute nationalite dans
l'empire, a ainsi ete indirectement la cause de la renaissance des ces
nationalites, qu'elle pretendait absorber dans la communaute ottomane;
chez les Albanais, depuis 1908, plus d'une centaine de clubs ont ainsi
ete crees dans les villes et villages; il y en a eu de tres puissants et
frequentes a Uskub, a Salonique, a Constantinople, ou fut longtemps le
club central que presidait le Dr Temos, puis, sur tout le pourtour de
l'Albanie, de Janina a Monastir et a Kalkandelem; a l'interieur du pays,
le centre et le sud en furent parsemes; a partir de 1909, les
Jeunes-Turcs chercherent tous les pretextes pour les fermer comme a
Vallona, comme, a Tirana; mais le mouvement etait lance, il ne pouvait
etre arrete; a El-Bassam, par exemple, sont organises deux clubs ayant
le meme statut, le club Bachkim et le club Vlaznij; ils comptent un
millier de membres et sont diriges par un bureau de sept personnes.
Chaque membre paie un droit d'entree, qui est une sorte de don, selon sa
richesse; il varie de plusieurs livres jusqu'a quelques piastres; la
cotisation mensuelle est d'un medjidie; comme les Jeunes-Turcs n'ont pu
introduire les memes divisions sociales qu'a Tirana, le club comprend
toutes les classes de la population: beys, commercants, paysans, et
represente toute l'activite du pays.

Le congres ne s'occupa officiellement que des clubs et des ecoles
albanaises et il prit a cet egard des decisions capitales, encore
inconnues, qui engagent l'avenir et montrent les tendances du pays; dans
des conversations particulieres, des questions fort importantes furent
certainement agitees, comme celle des religions, des journaux et des
rapports avec le gouvernement turc.

Le congres designa trois commissions: une pour l'etude du budget, une
pour l'organisation des clubs et une pour l'etablissement des ecoles.
Pour etre assure d'un budget regulier, il fut decide que les clubs de
chaque ville paieraient une somme determinee pour l'entretien des ecoles
et la propagande; en outre, on sollicitait des souscriptions
particulieres; elles sont venues assez genereuses: Refik bey versa 250
livres turques; un Albanais, commercant enrichi en Suede, envoya une
grosse somme pour fonder un institut, des bibliotheques et cinquante
ecoles; on espere de cette maniere recueillir des fonds importants.

La commission des clubs fit adopter une resolution tendant a
l'organisation rationnelle des clubs; ils seraient soumis a un statut
unique, vote par l'assemblee, et un club central serait installe dans
une ville qui n'est pas determinee, peut-etre a El-Bassam.

Les plus importantes decisions touchent les ecoles: en Europe, pas un
pays n'est aussi depourvu d'ecoles que l'Albanie, pas une population
n'est aussi ignorante, pas un peuple n'est aussi eloigne de toute
instruction, si rudimentaire qu'on la concoive; c'est le resultat voulu
de la politique de Constantinople, qui entendait priver l'Albanie de
toute voie de communication, de toute connaissance de l'exterieur, de
tout contact avec le dehors et qui par cette methode pensait assurer
plus aisement la fidelite des Albanais au Padischah. Les ecoles etaient
suspectes, les journaux prohibes, l'ecriture en albanais proscrite.

Aujourd'hui les beys croient que l'instruction sera le grand renovateur
d'energie pour leur peuple et voici comment ils en concoivent
l'organisation; rien n'existe, tout est a faire, a commencer par
l'education des instituteurs; a El-Bassam il fut donc decide
d'organiser une ecole normale, a la fois ecole pedagogique pour former
des instituteurs, et ecole secondaire; la langue d'instruction sera la
langue albanaise, comme dans toutes les ecoles de villages qui seront
peu a peu fondees; ce point est capital et cette resolution met le
Congres d'El-Bassam en opposition avec le Congres de Dibra, organise par
les Jeunes-Turcs pour les besoins de leur politique; la langue turque
sera apprise comme langue secondaire seulement et en meme temps que deux
langues occidentales.

On pouvait se demander quelles seraient les langues occidentales
choisies; ceux qui croient a l'influence reelle de l'Italie et de
l'Autriche et non pas seulement a des ambitions, a des emissaires et a
des distributions, devaient penser que l'allemand et l'italien seraient
choisi; il n'en a rien ete; ni l'une ni l'autre n'ont retenu l'attention
du Congres; et c'est le francais et l'anglais qui ont ete adoptes.

Comme je demandais la raison de ce choix, on me repondit: "Que nous
ayons choisi le francais, cela n'etonnera personne; car cette langue est
la veritable langue internationale des Balkans; d'ailleurs l'Albanie a
des relations anciennes avec les pays latins, dont la France est le
premier, et cette influence s'est fait sentir jusque dans notre langue;
en albanais, nous avons un assez grand nombre de mots qui trahissent
leur origine latine ou franque; ainsi moua (moi), pril (avril), mars
(mars), des noms de fruits ou d'objets: pesc (peche), porte (porte),
poule (poule), etc..."; et Derwisch bey concluait: "Nous ne pouvions pas
ne pas choisir le francais; quant a l'anglais, ajoutait-il, nous avons
ete plus hesitants, mais il nous a semble que, pour le commerce, c'etait
encore cette langue que nous devions preferer."

Cette ecole centrale et normale doit etre organisee pour recevoir 600
eleves internes, qui paieront le prix de pension de 10 napoleons par an.
Son principal office, les premieres annees, sera de former les
instituteurs necessaires pour enseigner dans les ecoles primaires.
Celles-ci, au fur et a mesure des possibilites, seront ouvertes dans
tous les villages importants. La premiere annee meme, pour hater leur
ouverture, ce seront les beys les plus cultives qui seront instituteurs
et c'est ainsi que Refik bey s'est inscrit comme instituteur pour
Tirana.

On ne saurait nier la noblesse de cet effort des Albanais influents pour
instruire leur peuple et le tirer de l'ignorance ou la politique d'Abdul
Hamid l'avait laisse. Mais reussiront-ils dans leur travail et
sauront-ils pour le realiser se degager des discussions intestines?

La question de la presse a fait l'objet de conversations nombreuses,
sinon de discussions officielles du Congres. Jusqu'en 1908, les journaux
albanais ont ete presque uniquement publies hors de l'Albanie et hors de
la Turquie, qui ne les laissait pas penetrer dans l'Empire, et l'on peut
dire que leur divulgation en Albanie est encore infime. C'est ainsi que
paraissent ou qu'ont paru--car certains de ces journaux ont cesse leur
publication--_Rrufeja_ (l'Eclair) en Haute-Egypte a Tubhar-Fayoum,
_Shqypeja e Shqypeuis_ (l'Aigle de l'Albanie) a Sofia, _Dielli_ (le
Soleil) a Boston, _Vatra_ (le Foyer), aujourd'hui disparu, a Miny en
Egypte, _Albania_ a Londres, _Skkopi_ (le Baton) au Caire, enfin a Rome
_la Natione Albanese_, qui parait en italien et qui, n'etant pas dirige
par un Albanais, est suspect aux indigenes. Les dernieres annees,
quelques autres journaux ont commence une propagande albanaise dans le
pays meme: _Lirya_ (Liberte) dirige par Midhat bey, a Salonique, et
_Dituria_ (Science), periodique publie aussi a Salonique, Korica, qui
parait a Koritza, ainsi que _Lidja ordodokse_ (l'Union orthodoxe), le
seul de tous ces organes qui soit orthodoxe grec, enfin _Zkuim 'i
Shkipericse_ (Revue de l'Albanie), qui paraissait a Janina deux fois par
semaine en albanais et en turc; les clubs voulaient aussi faire paraitre
un grand journal a Monastir sous le nom de _Bashkim i Kombil_ (Union
Nationale), mais les guerres ruinerent ce projet.

La question politique proprement dite etait presente a l'esprit de tous,
mais son acuite meme empechait toute discussion publique. Toutefois un
des principaux membres du congres, qu'il me parait inutile de nommer, me
tracait le tableau suivant des echanges de vues entre delegues: on
reconnait a Ismail Kemal du talent et de l'influence; cette influence
s'etend surtout chez les Toscs, de Vallona a Berat et meme a El-Bassam;
mais beaucoup le tiennent en suspicion, les uns parce qu'il a ete
anti-turc et a travaille jadis a l'independance de l'Albanie; d'autres
parce qu'il a des accointances etrangeres qui leur paraissent suspectes,
d'autres parce qu'il s'est efforce naguere d'attiser le fanatisme
musulman contre les orthodoxes, alors qu'aujourd'hui il s'affirme l'ami
de ces derniers; d'autres enfin par rivalite d'influence.

Les Albanais cultives sentent l'etat d'inferiorite de leur pays et
desirent avant tout la regeneration economique et intellectuelle de leur
peuple; bien que souhaitant un regime de liberte pour leur pays,
beaucoup parmi les musulmans n'etaient pas partisans d'une separation
d'avec la Turquie; ils pensaient que l'independance complete serait
nuisible a l'Albanie: "Pensez-y, me disait un bey, autonomie signifie
bien liberte, mais il signifie que nous devrions tout faire nous-memes;
or nous n'avons pas d'argent, pas d'organisation; alors que le monde
entier s'est enrichi et outille, nous sommes pauvres en toute chose,
nous n'avons ni une route veritable, ni un chemin de fer, ni un
kilometre de telegraphe, ni une ecole a nous, ni un port, rien; en
retard sur tous les peuples, comment reparer ce retard, sans argent? et
nous n'avons nulle richesse liquide, aucune banque, aucun fonds monnaye;
notre pays peut donner beaucoup dans l'avenir, mais il faut une mise a
fonds perdu que la Turquie n'a pas faite depuis trente ans, par
politique, mais qu'elle nous doit. L'autonomie est contraire a l'interet
de l'Albanie; l'Albanie doit rester a la Turquie; dans dix ou vingt ans,
quand notre pays se sera developpe economiquement, nous pourrons desirer
utilement l'autonomie. Mais aujourd'hui, ce qu'il nous faudrait, c'est
seulement une constitution avec sa triple garantie: liberte pour nos
ecoles, nos clubs, notre langue; egalite dans l'attribution des depenses
du budget avec les autres vilayets turcs; fraternite, c'est-a-dire
traitement fraternel des Albanais par les Turcs qui les ont prives de
tout depuis des siecles. Nos libertes politiques, la protection de notre
nationalite, notre regeneration economique: c'est tout ce qu'il faut
pour l'instant a la jeune Albanie; si l'on veut trop vite en faire une
grande personne, elle mourra de consomption; l'independance pourrait
etre la mort de l'Albanie."

Le probleme religieux ne preoccupe pas moins les beys que les
difficultes politiques; je crois reproduire assez exactement la realite
en disant qu'ils s'efforcent d'allier leur veneration envers la religion
musulmane a une tolerance sincere envers la religion catholique et la
religion orthodoxe-grecque; j'ai vu le congres orner d'un croissant le
drapeau rouge albanais et s'efforcer de le mettre en relief quand je
photographiais les principaux personnages devant le drapeau deploye; je
l'ai vu entourer les hodza d'une consideration particuliere; j'ai senti
tout le respect que les beys portaient a l'ordre musulman albanais des
Becktachi; mais s'ils sont disposes a faire de la religion musulmane une
sorte de religion d'Etat, ils veulent, et sincerement semble-t-il,
assurer la liberte pleine et effective aux Albanais catholiques et
orthodoxes, a leurs pretres, a leurs institutions; je les ai entendus
deplorer les divisions, condamner ceux qui les excitent, faire bon
accueil et porter respect aux orthodoxes presents et aux catholiques.
L'un d'eux me disait dans un jargon moitie francais, moitie turc: "lui
catholique, lui orthodoxe, moi musulman, mais tous albanais".

Il n'en demeure pas moins que, dans le sud de l'Albanie et en Epire,
les orthodoxes seront attires vers la Grece et finiront par etre
suspects, si les relations greco-albanaises continuent a etre tendues,
d'autant qu'au sud de Vallona et meme dans la region de Berat on peut
observer le meme phenomene social qu'en Vieille-Serbie: l'Albanais
musulman est le grand proprietaire et l'orthodoxe le cultivateur.

La situation des catholiques etait et sera bien differente. Les Balkans
jusqu'a Andrinople vont etre peuples de populations toutes orthodoxes
appartenant aux eglises grecque, serbe, bulgare, montenegrine et
roumaine; des juifs assez nombreux etaient et seront concentres a
Salonique, Monastir et Uskub; en dehors des Albanais, il n'y aura
presque plus d'agglomerations nombreuses, soit musulmanes, soit
catholiques; les deux groupes vont etre reunis dans l'Albanie du nord et
du centre et jusqu'au Scoumbi, presque sans autre melange; quels vont
etre leurs rapports?

Actuellement, les catholiques sont etablis autour des archeveches de
Scutari, de Durazzo, d'Uskub et autour de l'abbaye d'Orosch; ces quatre
sieges dependent directement du Saint-Siege; ils sont _extra provincias
ecclesiasticas_, selon le terme romain, et leur fondation est des plus
anciennes dans les annales de l'eglise catholique; Scutari remonte a
l'annee 387; parmi ses suffragants, Alessio date de la fin du VIe
siecle, Pulati de 877 au moins, Sappa de 1062; Uskub etait deja
metropole au Ve siecle et Durazzo a ete fonde en l'an 58 de notre ere;
ce sont des titres de noblesse dans l'histoire de la hierarchie
catholique, et c'est d'ailleurs cette longue tradition qui explique
l'existence de trois archeveches, d'un abbe ayant rang d'archeveque et
de trois eveques pour une population qui, d'apres les evaluations les
plus optimistes, ne depasse pas 200 000 ames.

Scutari seul possede des eveques suffragants, Mgr Aloys Bumoi a Alessio
avec residence a Calmeti, Mgr Bernardin Slaku a Pulati, Mgr Georges
Koletsi a Sappa avec residence a Neushati; l'archeveque et metropolitain
de Scutari est depuis trois ans Mgr Jacques Sereggi, anterieurement
eveque a Sappa; il evalue a 57 000 les catholiques de son diocese, a 30
000 ceux des dioceses d'Alessio et de Pulati et a 20 000 ceux de Sappa,
au total a 87 000; tous sont groupes dans un territoire assez peu
etendu entre la frontiere montenegrine et la mer. Il faut y joindre les
Mirdites qui occupent les montagnes entre Scutari et la cote, d'une
part, et le pays de Liouma; presque tous dependent de l'abbaye de
Saint-Alexandre de Orosci ou Orosch, ancienne abbaye benedictine, qui au
cours des siecles fut confiee au clerge seculier et soumise a l'eveque
d'Alessio; Mgr Primo Dochi, abbe mitre d'Orosch, fort de la protection
de l'Autriche et faisant valoir l'interet de grouper les Mirdites en un
diocese separe, fit rendre le 25 octobre 1888 par le Saint-Siege le
decret _Supra montem Mirditarum_ qui enlevait au diocese d'Alessio
juridiction sur l'abbaye et, lui prenant cinq paroisses, les mit sous
l'autorite de l'abbe; en 1890, trois autres paroisses prises a Sappa et
en 1894 cinq a Alessio vinrent grossir la population catholique de
l'abbaye, qui est evaluee a 25 000 ames. Tous ces chiffres sont
d'ailleurs singulierement sujets a caution; ils me sont tres aimablement
communiques avec d'autres precieux renseignements par le secretaire
general de la Propagation de la Foi, M. Alexandre Guasco, et lui-meme
indique les differences d'estimation entre les _Missiones catholicae_
editees par la S.C. de la Propagande et l'annuaire pontifical de Mgr
Battandier; d'apres les renseignements recueillis sur place, j'ai
l'impression que ces divers chiffres sont plutot exageres.

Quoi qu'il en soit, un bloc de 100 000 catholiques albanais resiste
autour de Scutari a toute penetration religieuse etrangere et il est
lui-meme entoure de populations musulmanes albanaises compactes; dans
cette partie du pays, l'Eglise orthodoxe n'a aucune organisation et pour
ainsi dire aucun fidele.

Dans le centre de l'Albanie, on evalue a moins de 15 000 le nombre des
catholiques, qui vivent en petites communautes depuis Durazzo jusqu'a
Delbenisti, residence de l'archeveque Mgr Primo Bianchi, et jusqu'a
Kroia, Tirana, El-Bassam, etc.; quelques catholiques de rite grec,
convertis, existent a Durazzo et a El-Bassam, ou leur cure, Papas
Georgio, est assez connu; dans le sud de l'Albanie les catholiques sont
aussi rares que les orthodoxes dans le nord, tandis que ces derniers y
sont constitues en groupes de plus en plus compacts.

Ainsi, dans l'Albanie autonome, la repartition des religions peut se
resumer a grands traits dans les termes suivants: au nord, jusque vers
l'embouchure de l'Ismi, un groupe de 100 000 catholiques, des tribus
musulmanes plus nombreuses encore vivent sans melange d'orthodoxes; au
centre, de l'embouchure de l'Ismi a l'embouchure de la Vopussa, la
disparition graduelle des catholiques qui ne depassent pas 15 000
entraine l'accroissement des orthodoxes, les uns et les autres dilues
dans une majorite musulmane; au sud de la Vopussa, les orthodoxes
prennent peu a peu la majorite, les catholiques disparaissent
completement, mais les musulmans restent assez nombreux et, a la
difference de ce qui se passe chez les Albanais catholiques du nord,
dans ces regions orthodoxes, surtout de l'Epire, les grands
proprietaires sont generalement musulmans et les cultivateurs
orthodoxes.

De la sorte, dans l'ensemble de l'Albanie, les musulmans jouent un role
preponderant et dominent en fait partout, sauf dans la region
qu'occupent les belliqueux montagnards catholiques du nord. Par suite,
un regime stable ne peut subsister en Albanie qu'avec le concours de cet
element de la population. Ce concours ne sera pas tres facile a
obtenir, car ces montagnards sont particularistes, soupconneux, tres
jaloux de leur autonomie, d'autant plus mefiants qu'ils ont pour voisins
les musulmans de Scutari qui sont parmi les plus fanatiques de tous les
musulmans. D'autre part, leur attitude sera influencee fortement par le
mot d'ordre donne par leurs cures; or, les cures de la Mirditie,
rattaches a l'abbaye d'Orosch, sont diriges de main de maitre par l'abbe
Mgr Primo Dochi qui est entierement devoue a l'Autriche et recoit les
subsides reguliers du _Ballplatz_; l'archeveche de Scutari est a peu
pres dans le meme cas, et c'est l'empereur Francois-Joseph, par exemple,
qui donna les fonds necessaires a la construction du seminaire
pontifical albanais[1].

Par cette voie, l'Autriche donnera ses conseils; et ces conseils auront
d'autant plus d'importance que l'Albanie paisible exige des catholiques
rassures. Les beys albanais d'El-Bassam s'y emploient, mais ce n'est pas
en un jour que sera eteinte une animosite creee par des traditions,
attisee par la Turquie et mise aujourd'hui au service d'interets
politiques qui comptent bien en tirer parti[2].


NOTES DE BAS DE PAGE:

[1] L'oeuvre francaise de la Propagation de la foi, qui a son siege
    a Paris, 20, rue Cassette, donne annuellement 2 000 francs a
    l'archeveche de Scutari, de 2 000 a 4 000 francs a Durazzo, de 5
    500 a 7 000 francs a Uskub; elle a donne autrefois des sommes
    assez importantes aux autres dioceses, mais aujourd'hui elle ne
    donne qu'accidentellement a Alessio et elle n'alloue aucun
    subside a Pulati, Sappa et Orosch.

[2] Les Albanais catholiques de Vieille-Serbie et de Macedoine
    dependaient de l'archeveque metropolitain d'Uskub ou Scoplje,
    dont la residence etait a Prizrend; depuis 1909, c'est Mgr
    Lazare Mildia qui occupe ce siege, dont dependent environ 17 000
    catholiques, d'apres cet archeveque.

    Dans la nouvelle Serbie, une particularite assez singuliere va
    se trouver realisee: a l'extreme frontiere du territoire
    residera un archeveque albanais catholique, avec un clerge
    albanais et des fideles albanais dans la mesure ou ils
    demeureront dans le pays; cet archeveque dependra directement de
    Rome. D'autre part il existe, en droit sinon en fait, un eveche
    a Belgrade; il est sans titulaire et sans administrateur
    apostolique, les catholiques du rite latin ne depassant pas
    d'ailleurs 6 000 a 8 000 ames dans tout l'ancien royaume de
    Serbie; et ce siege depend de l'archeveche albanais de Scutari;
    il n'est pas douteux que cette situation demande des
    modifications compatibles avec le nouvel etat de choses
    politique et le conflit albano-serbe. On a annonce a la fin de
    l'ete 1913 que le gouvernement serbe desirait demander a Rome
    l'erection d'un archeveche serbe dependant directement de Rome,
    et les depeches ajoutaient par erreur que c'etait dans le
    dessein de se liberer du controle autrichien de l'archeveche de
    Sarajevo; le controle existant actuellement peut etre subordonne
    a des influences autrichiennes, mais c'est, pour le siege de
    Belgrade, celui du metropolite de Scutari.




CHAPITRE V

A LA TEKIE DES BECKTACHI D'EL-BASSAM


     La situation du monastere || D'El-Bassam a la tekie, le
     cimetiere || L'ordre des Becktachi || Son action politique et
     nationale || Sur la terrasse de la tekie || Les souvenirs et
     l'histoire de Scanderbeg || Le chant national albanais || Le
     sentiment commun.


A cinquante metres au-dessus de la vallee, sur le revers meridional de
la montagne de Krabe, la tekie des Becktachi d'El-Bassam etage ses
constructions au milieu des grands arbres qui revetent de verdure et
d'ombre toutes les pentes voisines.

Deux routes se reunissent au pied du monastere albanais; l'une vient
toute droite d'El-Bassam, distante d'a peine 3 kilometres; l'autre
contourne la petite colline de Kracht qui dresse son dome verdoyant sur
le cours du Scoumbi, le detourne et s'avance comme un eperon entre la
ville et le fleuve; la vallee, resserree de la source a la sortie des
montagnes, ne s'ouvre qu'en cet endroit pour former le bassin
d'alluvions dont la ville d'El-Bassam tire sans doute son nom.

Les constructeurs de monasteres ont toujours le sens des lieux et le
gout des sites favorables; aussi est-ce a l'entree de ce bassin, au
croisement des deux routes et les dominant, que la tekie a ete batie; de
sa terrasse le regard suit a l'est la vallee du Scoumbi; au sud il voit
encore le fleuve dont le lit fait un brusque coude au pied du monastere;
a l'ouest il se prolonge jusqu'aux pentes lointaines bornant les champs
de riz, de mais et de cereales, qui tapissent la plaine d'El-Bassam.

Le Congres albanais d'El-Bassam vient de finir; dans la cour de la
modeste maison ou il se reunit, les chefs ont fait deployer le drapeau
rouge surmonte du croissant et ils m'ont demande de les photographier
devant leur etendard. Puis l'un d'eux me dit comme pour me remercier:
"Je veux vous conduire a la tekie voisine; vous verrez, le site est
charmant et puis cela nous fera plaisir que vous visitiez le tombeau
venere de nos saints qui y reposent."

Kiamil bey m'entraine; il appelle un ami et un serviteur et ensemble
nous sortons de la ville; bientot nous approchons d'une pelouse unie;
comme fond, de grands arbres decoupent leur feuillage sur le ciel
adouci; derriere nous, le soleil couchant prolonge nos silhouettes
fantastiques et dore des pierres blanches nombreuses et pressees comme
une armee, droites et piquees en terre comme de minuscules mausolees;
dans leur rang, des cultivateurs passent de retour du travail et des
anes broutent sans hate dans la paix du soir. Kiamil me dit: "Voyez,
c'est notre cimetiere; nous le traversons pour aller a la tekie;
regardez cette grande pierre toute blanche qui vient d'etre taillee;
autour de celle-ci le sol n'est pas encore bien tasse; c'est qu'on passe
peu du cote ou elle est plantee; un ami est la depuis peu; je l'ai perdu
l'an dernier; on reconnait encore sa tombe; mais bientot ce sera
difficile de la retrouver; les morts se renouvellent vite et les
nouvelles pierres s'ajoutent aux anciennes partout ou il reste un espace
a combler."

A travers des pierres de toutes formes, nous passons: les unes sont
taillees comme des pieux, d'autres plates et minces comme des palettes,
celles-ci sont basses et presque brutes, celles-la sont soigneusement
decoupees; mais toutes sont comme jetees pele-mele au hasard de la main;
quelques-unes brisees gisent a terre; d'autres penchent deja et entre
elles pousse fine et haute une herbe que les animaux viennent paitre
dans ce champ des morts.

       *       *       *       *       *

Sur le flanc de la montagne, un batiment d'un etage apparait: c'est le
monastere; par un sentier facile, on y atteint sans peine et Kiamil me
presente aux moines. Ceux-ci sont peu nombreux, et les constructions
sont plus que suffisantes pour eux. La tekie n'est qu'une maison de
l'ordre des Becktachi, dont le centre religieux est a Koniah, en
Asie-Mineure; mais le centre albanais etait jusqu'a present a
Kalkandelem et les Becktachi d'Albanie constituent un veritable ordre
musulman albanais; dans leurs rangs, on ne compte a peu pres que des
Albanais et ils possedent des tekie dans tout le pays, a Ipek, Diakovo
et Prizrend dans le Nord, et surtout de tres nombreuses, avec des terres
considerables, dans le Sud, chez les Toscs.

Les moines veritables sont des derviches; mais a cote d'eux des beys
albanais s'occupent comme economes de l'administration temporelle des
terres; c'est ainsi qu'au Congres d'El-Bassam etait present a ce titre
un bey de Kalkandelem, econome de la tekie centrale des Becktachi.

Il est assez difficile de determiner l'action politique de l'ordre; a
vrai dire, elle apparait surtout comme une action nationale albanaise.
Jadis, quand les Albanais etaient tout puissants a Constantinople, les
ministres qui entouraient le sultan etaient des Becktachi: au milieu du
XIXe siecle et depuis le sultan Mahmoud ces usages ont disparu, mais
sous le regne d'Abdul-Hamid les Becktachi furent en faveur aupres du
Padischah. Leur caractere de religieux musulmans les defendit contre les
Jeunes-Turcs, mais ceux-ci n'ont supporte qu'avec contrainte le
nationalisme albanais, dont l'ordre est empreint; en Albanie ils sont
invulnerables, car la population musulmane entiere, du riche bey au plus
pauvre paysan, a pour eux un respect profond et une veneration sans
reserve; dans chaque tekie des tombeaux de saints sont un lieu de
pelerinage quotidien; chaque fidele y vient deposer son offrande forte
ou modeste et l'ordre vit des revenus de ses terres et des dons des
pieux mahometans.

Ainsi, malgre l'opposition des doctrines religieuses, les formes de
l'organisation ecclesiastique ne sont pas tres differentes chez les
musulmans et chez les orthodoxes; chez les uns et chez les autres, a
cote du clerge seculier, pope ou hodja, qui vit au milieu des fideles,
participe a l'existence commune, prend femme et constitue un foyer, un
element monastique s'est constitue depuis des siecles autour de
sanctuaires, de tombeaux et de souvenirs reveres; des moines y vivent
une vie conventuelle sous la direction d'un chef, et le monastere est
devenu avec le temps un centre national autant que religieux, le foyer
des nationalites en lutte, le temple vivant des traditions et des
espoirs d'un peuple; dans ces regions disputees des Balkans, le
monastere concentre tout ce qui demeure vivace dans les sentiments
populaires.

De meme que chez les orthodoxes, le moine, a la difference du pope, ne
se marie pas pour consacrer toute son activite a la propagande et a la
defense de son ideal religieux et national, de meme le Becktachi est
derviche et, dans une ceremonie solennelle, prononce ses voeux et jure
de ne pas prendre femme. Leur existence est partagee entre les prieres
et ceremonies religieuses et les travaux des champs, et leur office est
de veiller au tombeau confie a leur garde. C'est celui d'un grand saint
de leur ordre, et son sepulcre est protege par une construction de
pierre de forme hexagonale, situee a quelques metres au-dessus des
autres batiments. Les moines m'y conduisent. Sur une des faces de
l'edifice, une porte basse s'ouvre et sur les autres d'etroites
fenetres; on me fait entrer; l'interieur est a peine eclaire; a meme le
sol git une tombe de bois; un drap vert la recouvre en partie; au pied
on a jete un linge brode; a la tete, la planche du tombeau supporte un
piquet de bois, plante obliquement, autour duquel est enroule un voile
de gaze. C'est tout; les murs, blanchis a la chaux, sont nus. Pas une
inscription, pas un mot: c'est le silence de la mort.

En sortant de la tekie, je demande a mon guide si les moines viennent
mediter ici; il me repond simplement: ils n'en ont pas besoin,
puisqu'ils vivent en ces lieux. Il etait difficile de pousser plus loin
l'echange des idees, mais je cherchais a comprendre l'etat d'ame des
derviches qui me conduisaient et sentir en quoi il differait de nos
ermites d'Occident. Le saint, tel que se le figurent nos ames
chretiennes, se forme comme ideal la contemplation de la Divinite,
concue comme une personne infiniment parfaite qu'il aspire a connaitre
et a imiter; sa conscience est le siege d'une lutte au profond de
lui-meme, et sa saintete resulte d'une victoire dans un combat entre ses
vertus proches de Dieu et ses instincts naturels qu'il veut reprimer; le
saint, croyant a la perversite de la nature, s'efforce de triompher de
ses astreintes et aspire a l'ideal divin, source de toute perfection; sa
vie est donc tissee de luttes et n'est qu'une preparation a la mort, ou
commence la vraie vie. Tel n'est point le sage, dont les hautes vertus
sont reverees apres la mort comme pendant la vie par la piete musulmane.
Allah et Mahomet sont les guides de son esprit, mais ces guides lui
commandent de se conformer a la nature et, s'il est fidele a leurs
preceptes, sa recompense sera dans leur paradis toutes les jouissances
terrestres portees au centuple. Le sage donc contemple la nature et tout
ce qui y participe; dans tout ce qui emane d'elle, il voit une flamme
divine et il croit a sa beaute et a sa bonte premiere; s'il s'ecarte de
la foule des hommes, c'est pour mieux communier dans l'immense nature,
et s'il medite, c'est sur la vie qui eclate dans tout ce qui l'entoure.
L'existence du sage est donc un hymne a la nature et a la vie, qu'il
aspire a continuer apres la mort comme il l'a vecue ici-bas, dans la
paix et l'harmonie, sans exces ni lutte, pour jouir des voluptes
superieures dans l'infini repos. Ni tourment ni combat n'apparaissent
dans la vie des moines musulmans, et la tekie est un asile ou l'esprit
est en repos. La tombe sacree ne projette pas son ombre sur les
existences voisines et les derviches qui m'entourent ne semblent
connaitre que la beaute du site ou les a places le gout du fondateur de
la tekie. Aussi le premier d'entre eux m'invite a m'asseoir sous les
arbres proches devant la vallee ou l'ombre grandit. Une table est
preparee; du raisin trempe dans l'eau fraiche et de minuscules tasses
sont pleines d'un cafe odorant. La chaleur du jour tombe et deja le
voile du soir s'etend sur le fond de la vallee, que domine la tekie,
lorsqu'un de mes compagnons, emporte sans doute par les souvenirs des
jours passes, entonne un air fier et melancolique, que les autres
reprennent en choeur; c'est le chant albanais de Scanderbeg.

       *       *       *       *       *

Rien ne montre mieux que l'Albanais musulman est d'abord Albanais; car
Scanderbeg, dont le souvenir est vivant dans l'Albanie entiere,
qu'est-ce autre chose que le dernier prince de l'Albanie independante en
lutte contre le Turc, en meme temps que le defenseur de la Croix contre
le Croissant? On sait son veritable nom, Georges Castriote, surnomme
Iskender-Beg ou prince Alexandre, du temps que, prisonnier de guerre des
Turcs, il faisait ses premieres armes en Asie Mineure; en 1443, il
quitte avec des compagnons les camps turcs attaques par les Hongrois;
par surprise il reprend aux Turcs la ville que son pere gouvernait,
Kroia, et proclame la guerre sainte, la croisade contre le Turc; les
autres chefs de clans le reconnaissent comme general et prince de la
confederation albanaise a Alessio et, un quart de siecle durant, il les
mene a la bataille contre l'Osmanlis; sa capitale, Kroia, est assiegee
deux fois par les sultans Amurat et Mahomet II, mais il mene si bien la
campagne que les armees turques sont affamees, coupees de leurs
communications; leurs detachements sont surpris; elles doivent lever
leur camp, et quand il meurt a Alessio en 1467 ou 1468, apres vingt-cinq
annees de lutte interrompue par une seule treve, l'Albanie est libre et
les clans federes. Mais lui mort, comme les generaux d'Alexandre se
partageaient son empire, les beys lieutenants du prince Alexandre ne
surent maintenir la confederation albanaise et, comme une grande houle,
la conquete musulmane submergea le pays, convertit par la force la
majorite des habitants et ferma a l'Occident ce territoire, jadis tete
de pont de la chretiente au dela de l'Adriatique.

Or ce ne sont pas seulement les Mirdites et les catholiques du nord de
l'Albanie qui conservent avec une piete profonde le souvenir du heros
chretien; c'est toute l'Albanie musulmane, orthodoxe et catholique,
celle des tekie comme celle des monasteres, qui garde en sa memoire
l'image du dernier defenseur de l'Albanie independante. Les siecles qui
ont passe ont entoure son histoire d'une legende si populaire que, si
l'unite de l'Albanie s'affirme, c'est ce souvenir qui en sera le plus
fort ciment. Du passe si recule de leur race antique, l'epopee de
Scanderbeg est ce qui survit dans l'ame populaire; c'est son etendard
que l'Albanie autonome est allee retrouver dans sa capitale de Kroia: le
drapeau ecarlate portant l'aigle noir a deux tetes; Ismail Kemal en a
ecarte la croix, Essad Pacha l'a fait surmonter du croissant, mais
chacun d'eux l'a pris comme le symbole vivant de la nation ressuscitee;
et quand celle-ci exprime tout son desir latent de liberte et veut
incarner sa foi en elle-meme dans un chant, c'est l'hymne grave et
digne, fier et triste de Scanderbeg qu'elle reprend; en elle revit alors
l'inconscient besoin de repeter par ces paroles d'antan les sentiments
qui animent l'ame nationale et l'appretent a la lutte:

     O race de guerriers
     Enfants de Scanderbeg,
     Arrachez, o Albanais,
     La liberte de la Patrie.

     Assez d'esclavage,
     O pauvre Albanie,
     O freres, prenez le fusil;
     Mort ou Liberte!

     Aujourd'hui arborons notre drapeau,
     Allons a la montagne;
     Sur les pierres et les rocs
     Nous gagnerons notre liberte.

     La vie pour nous n'est que mensonge,
     Comme mensonge est notre esclavage.
     Comment pouvez-vous laisser l'Albanie
         Sans liberte?

Tel est ce chant, dont j'essaie de reproduire aussi fidelement que
possible le tour et la noble allure; de ses quatre strophes, la seconde
sert de refrain et chaque couplet se termine ainsi sur le cri farouche:
Mort ou Liberte!

L'echo de la vallee vient de le redire pour la troisieme fois; sur cette
note derniere le chant melancolique s'est termine; le silence et le
calme se sont faits plus grands encore s'il est possible autour de la
tekie; le vent est tombe et pas une branche ne bouge; les acacias et
les lauriers remplissent l'air de leur senteur; les derniers rayons du
soleil dorent un berceau de vignes au bord de la terrasse; voici l'heure
du depart; le crepuscule est court et il faut etre a El-Bassam avant la
nuit; mais avant de regagner la ville avec mes compagnons, je me fais,
selon l'usage, ouvrir la porte du tombeau et je depose, d'apres la
coutume albanaise, l'obole de l'hote, les pieces de cuivre dans un tronc
amenage dans le mur, et les pieces d'argent sur le bois meme du
cercueil.

Et comme les moines expriment leurs voeux de longue et heureuse vie au
"Franc" venu d'au dela des mers pour voir ses cousins d'Albanie, je leur
souhaite un nouveau Scanderbeg qui ressuscite tout ce que j'ai vu en eux
d'aspiration, de sentiment et d'ideal pendant ces heures passees a la
tekie des Becktachi.




CHAPITRE VI

D'EL-BASSAM AU LAC D'OKRIDA


     Le depart d'El-Bassam || Babia Han || Kouks et le pont sur le
     Scoumbi || La chaumiere du paysan et son hospitalite || De
     Prienze au lac d'Okrida || Les paysans du centre de l'Albanie:
     beys et tenanciers || Petits proprietaires libres || Leurs
     rapports avec le pouvoir.


Pour gagner le lac d'Okrida, il faut compter d'El-Bassam environ
dix-huit heures de cheval; on remonte l'etroite vallee du Scoumbi et
celle d'un de ses affluents, et pendant tout le parcours on rencontre a
peine quatre ou cinq petits villages et quelques rares fermes isolees.
Nous sommes deja le 5 septembre; les pluies d'automne vont commencer
dans la montagne et nous ne saurions passer la nuit en plein air; aussi
ai-je decide de franchir en un jour ce territoire inhospitalier; a deux
heures du matin, dans la cour de la demeure de Derwisch bey, les chevaux
sont selles et l'escorte attend. La nuit est fraiche et claire. La route
est facile, elle suit le fond de la vallee, qui monte lentement et sert
journellement a atteindre les terres qui des deux cotes de la rive sont
partout cultivees; l'aurore ne tarde pas a eclairer les sommets; les
contreforts rocheux des montagnes du sud se teintent de rose; peu a peu
la lumiere descend les pentes; le froid se fait plus vif au fond de la
vallee, nous poussons nos chevaux au trot, et quand nous parvenons au
pont sur le Scoumbi, il est plein jour.

En cet endroit le sentier ne suit plus le fleuve dans le coude allonge
qu'il fait vers le nord, mais traverse la chaine a flanc de montagne;
nous nous elevons sur une pente rocheuse ou les schistes apparaissent en
larges trainees; dans la broussaille et dans les pierres les chevaux
cherchent leur passage, et tout en bas nous apercevons le ruban clair de
l'eau dont les meandres se detachent sur le feuillage sombre des fonds;
le long de son cours on apercoit un campement, des tentes et des
ouvriers qui travaillent a la construction d'une route; on m'apprend que
ce sont des soldats revoltes du 23 avril, les "reactionnaires", a qui on
a inflige comme punition la charge d'etablir la chaussee dans la gorge
entre El-Bassam et Kouks.

A sept heures, nous avons atteint le sommet de notre route et un
mechant han, dit Babia Han, est le lieu traditionnel de repos apres une
dure montee. Quelques Albanais y sejournent pendant la belle saison et
offrent un peu de paille et d'avoine pour les chevaux et du pain de mais
au voyageur. Apres une courte halte, nous continuons notre route en
longeant la montagne a 400 ou 500 metres au-dessus du fleuve; le sentier
n'est pas dangereux, mais tres mauvais par endroits, et les mechantes
montures que j'ai louees a El-Bassam heurtent a chaque pas; bientot la
pluie, menacante depuis quelques heures, se met a tomber; aussi est-ce
avec un plaisir extreme que nous parvenons vers une heure et demie au
village de Kouks, ou nous prendrons un peu de repos.

C'est le plus gros village entre El-Bassam et le lac d'Okrida; ses
maisons dispersees a mi-coteau sont entourees de terres bien entretenues
et de beaux paturages. Une route le reliait au pont sur le Scoumbi situe
cent metres plus bas, a trois quarts d'heure de marche environ; mais
elle est si pleine de trous, si labouree par les eaux qu'elle est
impraticable et que chacun descend du village au fleuve a travers champs
au hasard des pentes: nouvel exemple de l'incurie administrative
ottomane!

Nous devions en avoir un autre bien plus remarquable encore sans tardee;
a peine nous sommes-nous approches du fleuve, assez large en cet
endroit, que nous apercevons le pont rompu apres la troisieme pile; tout
le tablier et les autres piles gisent dans le lit, et leurs gros blocs
encombrent la riviere; aucune passerelle n'a ete construite et nous
devons traverser le fleuve a gue; par bonheur, le Scoumbi est aussi bas
que possible en cette saison, mais aux hautes eaux la route est
completement coupee.

C'est au pont que notre escorte d'El-Bassam et nos chevaux nous
quittent, pour etre remplaces par d'autres venus d'Okrida. Ceux qui sont
venus jusqu'ici ont ordre de ne pas franchir le fleuve, et mon drogman
et moi passons comme nous pouvons, nous et nos bagages, sur l'autre rive
avec l'aide de gens du pays que le mudir ou maire de Kouks nous envoie.
Ainsi transbordes, nous dejeunons frugalement pres de l'eau sous des
hetres. Mais l'heure s'ecoule, et, comme soeur Anne, nous ne voyons rien
venir sur la route d'Okrida. La position devient delicate; que faire
dans ce village sans la moindre ressource? et si nous attendons trop
longtemps, quand arriverons-nous? Apres maints pourparlers, le mudir me
fournit un ane, sur lequel on charge nos bagages et que conduira un
homme du pays. C'est tout ce que l'on peut trouver ici; un souvarys, mon
drogman et moi ferons la route a pied, jusqu'a ce que nous rencontrions
les gens d'Okrida. Mais tous ces arrangements ont pris du temps et il
est deja cinq heures quand nous partons.

       *       *       *       *       *

Nous quittons bientot la vallee du Scoumbi pour suivre celle d'un de ses
affluents, le Langaica; c'est un torrent qui coule encaisse dans une
gorge ou la route se faufile par un etroit passage; de chaque cote, sur
les pentes, des grands arbres de toute essence couvrent la montagne et
ferment l'horizon; bientot le ciel se couvre, une pluie fine embrume la
vallee et la nuit tombe; a sept heures, il fait nuit noire, on n'entend
que le grondement du torrent au-dessous de nous et le vent qui deferle
dans les arbres; l'ouragan arrive, le vent hurle et passe sur la foret
comme une vague immense qui ploie devant elle toutes les branches; tous
les dix pas nous nous arretons pour tater le chemin de la crosse des
fusils: la ligne qui separe la route du gouffre ou roulent les eaux avec
fracas est presque invisible; tout a coup un premier eclair jaillit et
nous laisse aveugles, toute la gorge tremble des echos du tonnerre; la
pluie redouble et fait rage; pour se donner courage, le souvarys chante
un air du pays qui fait marquer le pas.

A peine a-t-il commence qu'il s'arrete et me montre dans la foret, sur
l'autre rive, un point lumineux; je ne sais d'abord ce qu'il veut
m'indiquer, mais bientot nous distinguons un grand feu; des pieux
supportent une toile, sous laquelle des hommes paraissent s'abriter et
se chauffer; le chant ou le bruit de nos pas ont decele notre presence;
un des hommes eclaires par l'atre se leve et pousse un cri d'appel,
lugubre comme un croassement de corbeau; par trois fois il le repete; le
souvarys tres bas m'explique que c'est l'appel des bandes de la
montagne; il n'est point rassure, mais ajoute qu'avec le temps qu'il
fait elles ne quitteront sans doute pas leur abri; sur ses indications,
nous nous eloignons les uns des autres, le souvarys passe le premier,
moi ensuite, le drogman le dernier; nous marchons en etouffant nos pas
et en rasant la montagne; comme les eclairs illuminent par instants la
vallee, nous cachons tout ce qui brille et attire le regard. Nous avons
depasse la ligne du feu et au bout d'un quart d'heure nous sommes deja
hors de portee; le camp disparait au tournant de la gorge, et deja nous
nous felicitons d'avoir passe sans encombre, quand a un nouveau detour
de la vallee etincelle un immense brasier, ou parait rotir quelque bete;
sa flamme rougit une douzaine de figures haves et des corps paraissent
etendus contre terre; avec prudence nous glissons sans bruit sur la
route; mais les appels anterieurs ont donne l'eveil et le meme cri
prolonge et sinistre retentit par trois fois. Nous sommes signales. La
pluie s'arrete et nos pas nous semblent soulever au loin un echo; mais
les eclairs ont cesse et il est impossible de percer les tenebres; sans
dire mot nous suivons le souvarys toujours en tete qui scrute l'ombre de
la route et nous guide. A nouveau l'appel retentit, cri frissonnant et
angoissant qui semble n'avoir rien d'humain. Puis un autre sur un autre
ton, bref et saccade, comme un commandement. Tout se tait. Au profond de
la foret, le brasier ardent flamboie. Nous ne voyons que lui. Il etait
sans doute a 300 metres sur l'autre rive; il semble que nous le touchons
et nous croyons froler les hommes aux aguets qui ecoutent et epient les
sonorites de la nuit. Mais la pluie reprend avec fureur, et sous cette
eau qui fouette, tous les bruits s'enveloppent de mystere. Nous marchons
un temps que nous ne saurions dire, lentement, car il faut reconnaitre
notre route, a pas etouffes toujours, car nous gardons dans les yeux les
reflets des visions ardentes.

Enfin dans le lointain voici a la clarte d'un eclair des maisons qui
apparaissent; la route les traverse; pas une n'est eclairee; tout parait
mort; nous nous consultons; il est neuf heures du soir; nos vetements
nous collent sur le dos, tant ils sont mouilles, et l'homme avec nos
bagages a pris les devants. Nous ne saurions donc changer de linge et,
dans l'etat ou nous sommes, il faut marcher. La vallee s'ouvre et
presente un large fond plat ou la riviere serpente; nous continuons une
heure encore, quand tout d'un coup nous nous sentons dans les herbes; le
souvarys s'est perdu, la nuit est si obscure qu'en vain nous regardons;
on ne peut que tater le sol; nous essayons de faire de la lumiere, mais
le vent fait rage et nous en empeche; nous tentons d'explorer les
environs, mais mon drogman se jette, ce faisant, dans un fosse rempli
d'eau, d'ou nous le tirons avec peine. Il faut en prendre notre parti:
la route est impossible a retrouver. Et voici que l'orage redouble, une
trombe s'abat sur nous et nous aveugle. Aussi, les eclairs aidant,
retournons-nous sur nos pas, resolus a nous faire ouvrir une des maisons
du village.

Non sans difficulte nous atteignons celui-ci. Nous frappons a la
premiere maison; qu'elle soit vide ou que ses habitants aient peur, il
n'est fait nulle reponse; la porte en est etroite et massive et on ne
peut l'enfoncer; nous nous dirigeons vers une autre maison, ou le
souvarys vient de deceler, filtrant a travers une jointure de volet, un
rayon de lumiere; il frappe, cogne, crie, hurle; finalement, il explique
qui nous sommes et ce que nous demandons. Alors une minuscule fenetre
tout en haut du toit s'ouvre; toute lumiere eteinte, une voix d'homme
se fait entendre et l'on parlemente; il faut expliquer combien nous
sommes, ce que nous faisons, quelles sont nos intentions. Enfin, apres
maintes explications, on consent a nous recevoir; des pas d'hommes se
font entendre a l'interieur, c'est tout un remue-menage avant d'ouvrir,
nous apercevons aux jointures des fenetres qu'on allume des lumieres; a
la fin, d'enormes verrous tires, la porte du bas s'ouvre devant un homme
arme; on entre dans les ecuries qui tiennent le rez-de-chaussee; en haut
de l'escalier qui monte au premier et unique etage, d'autres hommes se
tiennent et nous observent; quand tous les trois nous avons penetre dans
la chaumiere, la porte se referme et nos hotes paraissent tranquillises.

       *       *       *       *       *

Nous sommes dans le village de Prienze (denomme Brinjas ou Prenjs sur la
carte autrichienne) et le paysan qui est notre hote nous dit s'appeler
Kerine Karique. L'escalier par lequel nous sommes montes separe la piece
des hommes et celle des femmes. On nous conduit dans la premiere, ou
cinq Albanais se trouvent. Ils voient notre etat: nos vetements
degouttent d'eau et nous paraissons transis de froid; aussitot l'un
d'eux attise l'atre qui mourait; un autre prepare le cafe; le chef passe
au haremlik et revient bientot avec des chemises et des pantalons de
flanelle blanche pour nous permettre de faire secher nos vetements; on
entasse des tapis au coin de la cheminee et nos hotes nous
confectionnent un immense plat d'oeufs pimentes qui avec le cafe
finissent de nous rechauffer; tandis que nous reparons ainsi la fatigue
de seize heures de chemin, les Albanais s'appretent au sommeil; a cote
de moi, un vieux paysan commence une interminable priere qu'il
bredouille a mi-voix et qu'il coupe d'interjections en baisant la terre
a mes pieds; puis il s'etend sur le sol et s'endort.

Pendant ce temps, j'observe la chaumiere: c'est une construction
quadrangulaire tres simple, aux murs d'une epaisseur extreme; le
rez-de-chaussee est sans fenetre et ne s'ouvre que par une solide porte
cadenassee et triplement verrouillee; on n'accede au premier etage que
par un leger escalier de bois qu'on peut facilement rejeter et qui
permet d'en haut une defense possible; de tres petites fenetres comme
des meurtrieres presque au ras du plancher eclairent le premier etage;
la fumee du bois, qui petille dans l'atre, s'echappe par un simple trou
amenage au plafond; a terre des tapis, au mur des fusils et des armes,
dans les angles des ustensiles de menage completent l'aspect de cette
forteresse villageoise.

Kerine Karique remonte et nous causons; il s'excuse du temps qu'il a mis
a nous ouvrir; mais, dit-il, on ne saurait etre trop prudent; les bandes
parcourent le pays et, quoiqu'elles respectent en general les demeures
des paysans, on ne peut jamais en etre assure. Je lui demande s'il est
content de son sort, et il me repond qu'il ne saurait se plaindre de la
vie; ses terres sont bonnes, elles rapportent largement pour sa
nourriture et celle des siens et on l'a toujours laisse ramasser en paix
ses recoltes; il a une des meilleures maisons du village et tous le
considerent. Une seule chose l'inquiete, comme d'autres paysans avec
lesquels j'ai cause, c'est la defense faite de ne plus laisser paturer
dans les bois. Il ne sait pas grand'chose des evenements du dehors;
toutefois, de Durazzo a Monastir la route passe ici et les nouvelles
avec elle; d'ailleurs l'un des Albanais presents a travaille quelque
temps a Constantinople et voici qu'une ecole vient d'etre ouverte au
village avec un instituteur albanais volontaire.

Deja deux ou trois Albanais se sont enroules dans leurs vetements et
dorment de l'autre cote de l'atre; nous faisons encore une cigarette et
buvons notre derniere tasse de cafe; dans un angle a terre on place une
veilleuse et l'on recouvre de cendre les braises ardentes du bois qui
crepite; puis a notre tour nous nous etendons sur les tapis et l'on
n'entend bientot plus dans la chaumiere que le souffle regulier des
dormeurs.

Tout le monde est sur pied d'assez bonne heure le lendemain; nous
sortons dans le village, dont les maisons eloignees les unes des autres
bordent la route et s'etagent sur les pentes exposees au midi; le temps
est moins menacant et nous decidons de partir de suite; Kerine Karique
me dit adieu en portant ma main a son front et m'offre de beaux raisins
qui murissent sur une treille devant sa maison; je le remercie de son
hospitalite et rapidement nous gagnons le fond de la vallee a travers
des terres bien cultivees et un pays qui respire l'abondance; quand nous
allons atteindre le col qui fait communiquer le versant de l'Adriatique
et le bassin du Scoumbi avec le versant de la mer Egee et du lac
d'Okrida, la petite plaine ou est bati le village de Prienze apparait
comme un damier ou les cultures tapissent la terre de leurs couleurs aux
tonalites differentes.

Par de grands orbes, la route monte de six cents a plus de mille metres
et atteint le sommet de Cafa Sane, dont la base plonge de l'autre cote
dans le vaste lac d'Okrida. Par instants le soleil dechire les nues
opaques de l'orage qui nous entoure et eclaire la ville d'Okrida situee
juste en face sur l'autre rive; des montagnes aux pentes droites
baignent leur pied dans les eaux vert sombre du lac et de toute part des
forets epaisses bornent la vue; c'est la, parait-il, a l'extremite
meridionale, qu'un monastere bulgare celebre, celui de Saint-Naoum,
accueille les voyageurs. Mais d'ici, entre la montagne et les eaux, rien
n'apparait. Au nord du lac, au contraire, une plaine prolonge celui-ci
et le cadre montagneux est reporte assez loin; c'est la que Struga est
bati sur le lac, a la sortie du Drin noir, qui se fraye au nord un
passage a travers les plus hautes montagnes du pays pour arroser la
vallee de Dibra et se jeter dans le Drin blanc a Kukus, ou j'ai ete
l'hote du village pendant la premiere partie de mon voyage.

       *       *       *       *       *

Le lac d'Okrida limite a l'est le territoire habite exclusivement par
des Albanais, et l'on peut dire qu'il forme de ce cote une frontiere
naturelle assez rationnelle pour l'Albanie autonome. En tout cas, qui a
passe de Durazzo au lac d'Okrida, a traverse dans toute sa largeur
l'Albanie du Centre. Par bien des traits elle differe de l'Albanie du
Nord que j'ai decrite naguere dans _l'Albanie inconnue_.

Dans le centre existe une veritable aristocratie feodale, agraire et
hereditaire, qui a etabli sur le pays une influence qui n'a rien de
tyrannique quand elle s'applique a des Albanais cultivateurs; les beys
sont des proprietaires dont les terres sont cultivees par des metayers,
commandes par le maitre lui-meme quand il est pauvre, par un intendant
quand le maitre est riche; ces metayers, tenanciers demi-libres,
demi-serfs, ne sont pas mal traites quand ce sont des Albanais, comme
ici, et d'ailleurs beaucoup sont en meme temps petits proprietaires;
c'est qu'en effet partout la propriete beylicale est tres loin de
comprendre toute l'etendue des terres ou meme la plus grande partie; une
petite propriete paysanne tres solidement constituee existe dans tout le
pays, et elle est de plus en plus importante quand on passe du sud au
nord et de la mer a l'interieur; la montagne en favorise l'essor et la
difference de religion dans le sud en arrete l'extension. En Epire, la
domination musulmane a eu le meme resultat social qu'en Vieille-Serbie:
le musulman, qui est toujours un Albanais au sud de la Vopussa et l'est
le plus souvent sur les rives du Vardar, est devenu grand proprietaire,
et le peuple orthodoxe travaille ses terres; a mesure que l'on s'avance
vers le nord, les orthodoxes diminuent de nombre, la grande propriete se
limite et la petite propriete musulmane s'accroit.

Aussi ai-je vu dans l'Albanie du Centre maints paysans, petits
proprietaires libres, passionnement attaches au sol, qui ne differaient
des notres que par des traits de moeurs et l'ignorance des progres de la
culture; tous pratiquent l'hospitalite avec une cordialite dans
l'accueil que les pays d'Occident ne connaissent plus; ils vous offrent
volontiers quelques tapis pour dormir dans l'angle droit du foyer, du
cafe, de l'eau fraiche,--respectueux qu'ils sont tous des prescriptions
antialcooliques de la loi musulmane,--des plats d'oeufs pimentes, du
pilaff, du pain fait avec le beau mais qui pousse superbe sur leurs
terres, du raisin et plus rarement des poires et des peches; cafe, mais
et riz sont, avec les produits de la basse-cour et les fruits, la base
de leur alimentation; les chevres leur donnent le lait qui sert a faire
l'ugurte, le fromage aigre, qui de Bulgarie est devenu la nourriture de
tous les Balkans; les boeufs sont utilises presque uniquement comme
animaux de trait et, seul, le mouton est tue dans les grandes occasions,
aux fetes qui sont jours de debauches carnees. De la sorte le paysan vit
de lui-meme et sur lui-meme; il demande seulement le respect de ce
qu'il considere comme ses droits.

Dans l'Albanie du Centre et du Sud, ces droits sont beaucoup moins
etendus que dans le Nord; la contree plus ouverte, les vallees d'acces
facile, le mouvement d'echange et le passage continuel de l'est a
l'ouest ont depuis longtemps permis l'installation d'une domination
turque qui n'etait pas, comme dans les montagnes du nord, purement
nominale; partout la Porte maintenait des fonctionnaires qui, pour etre
souvent des Albanais, n'en etaient pas moins ses agents, serviteurs
obeissant au mot d'ordre de Constantinople. Sans doute l'action du
pouvoir s'est toujours exercee avec une certaine circonspection et, dans
les cas delicats, la Sublime Porte usait du procede d'exciter les uns
contre les autres les elements de la population pour ne pas permettre
une action concertee contre son autorite; les monopoles, comme celui du
tabac, etaient presque inobserves partout; chaque paysan conservait ses
armes dans sa demeure, toutes pretes au premier signal; mais, sauf dans
la montagne, les deux marques de la souverainete se retrouvaient: le
paiement de la dime et l'acceptation du service militaire.

Le paysan de ces contrees a donc le respect de l'autorite
gouvernementale; mais il y joint un sens tres vif de sa nationalite:
constitution ou ancien regime, autonomie ou independance, tous ces mots
n'ont pas grand sens a ses oreilles; musulman hospitalier, mais tres
pieux, il exige le respect exterieur des choses de son culte; tolerant
pour une religion differente, il lui serait insupportable d'etre soumis
a des maitres etrangers; il n'a pas la passivite du paysan turc et son
fanatisme; son sang albanais le lui defend; beaucoup d'entre eux ont
l'esprit vif, une intelligence naturelle, qui depuis des siecles n'a eu
aucun aliment et a besoin d'etre cultivee.

D'une maniere generale, dans les regions du centre, il ne parait pas
malheureux, je veux dire qu'il n'a pas le sentiment de l'etre; il ne se
plaint pas de son sort; fait caracteristique, une seule chose
l'inquietait: on sait quel effroyable deboisement ont subi les montagnes
de l'ancienne Turquie; de Constantinople a la Grece, de la mer Egee a la
Bosnie, le voyageur n'apercoit que des montagnes pelees, tondues par la
dent des bestiaux, surtout des chevres: c'est un vrai paysage de
desolation et un desastre economique. Or l'Albanie constitue en Europe
la derniere reserve de forets de l'ancienne Turquie, et cette reserve
est deja fortement entamee. A la veille des guerres balkaniques, le
regime jeune-turc, avec un grand sens de l'avenir, voulut defendre aux
bestiaux l'acces de ces forets; c'est cette mesure qui causait une
grande apprehension aux paysans. Ils me disaient: "Nos terres sont en
petite etendue dans nos vallees, nous n'y avons pas assez de paturages:
si on nous interdit de laisser nos betes paitre dans les bois de nos
montagnes, que faire? Il n'y a plus qu'a les vendre". Exemple de
repercussion des meilleures mesures!

En resume, le paysan albanais du Centre et du Sud est un element de
stabilite pour l'Albanie; a moins qu'il ne le traite sans menagement ou
qu'il offense les susceptibilites de sa religion et de sa nationalite,
un gouvernement national albanais doit trouver en lui un appui. C'est
d'autres elements que surgiront les difficultes.




CHAPITRE VII

LES MARCHES ALBANAISES DE L'EST: STRUGA, OKRIDA, RESNA ET MONASTIR


     Albanais et Bulgares || Les colonies bulgares urbaines ||
     Struga || Sveti Naoum || Okrida et sa situation || D'Okrida a
     Resna || La ville de Resna || Monastir et son role dans les
     Balkans || La rivalite des races || Les Albanais a Monastir ||
     La colonie juive || Les Sephardims des Balkans et leur rivalite
     avec les juifs allemands || Leurs rapports avec la France.


Au nord, l'Albanais debordait en Vieille-Serbie et repoussait le Serbe
avant que les guerres balkaniques ne l'aient d'un seul coup rejete dans
ses montagnes; au sud, il dominait la population grecque d'Epire et
etendait son influence jusqu'au golfe d'Arta avant que les armees
helleniques n'aient arrache a son etreinte ce que la diplomatie
europeenne leur a concede. A l'ouest, la mer l'isolait de l'Occident, en
attendant qu'elle l'en rapproche. A l'est, que trouvait-il et que
trouve-t-il devant lui? Les guerres balkaniques auront ici ce resultat
paradoxal d'etablir une souverainete serbe en des regions ou etaient
aux prises Albanais et Bulgares; mais si ces deux plaideurs ont ete
renvoyes dos a dos par un juge qui s'attribue la proie du droit de la
victoire, ne vont-ils pas se trouver demain unis par leur commune
defaite?

Quoi que presage une telle perspective pour un avenir prochain ou
lointain, le nouveau dominateur peut constater que d'Okrida a Monastir
et de Monastir a Kalkandelem la penetration albanaise s'est exercee au
detriment des Bulgares avec une activite egale a celle dont les Serbes
ont souffert en Vieille-Serbie; et de meme qu'au nord les Albanais
visaient a la conquete d'Uskub, de meme a l'est ils pretendaient dominer
la grande metropole du centre de la Macedoine, Monastir, en attendant de
pousser leur colonisation jusqu'a Salonique.

       *       *       *       *       *

De meme que l'element serbe en Vieille-Serbie, la population bulgare
resiste ici a l'invasion albanaise plus longtemps dans les villes que
dans les campagnes; dans les centres urbains, la defense est facilitee
par le groupement; le pouvoir pouvait plus difficilement favoriser par
des mesures arbitraires l'expansion de la race sur laquelle il
s'appuyait; l'Albanais enfin qui colonise est un montagnard et non un
citadin; aussi le voyageur qui, venant du centre de l'Albanie, se
propose de suivre les marches albanaises et bulgares, trouve-t-il les
premieres populations bulgares isolees au milieu d'une campagne
albanaise.

Jusqu'a la prise de possession par la Serbie de la vallee de Dibra, tout
element slave en avait disparu et jusqu'a Okrida on ne rencontrait de
Bulgares que dans la ville de Struga; la route de Durazzo et d'El-Bassam
contourne le nord du lac d'Okrida en descendant du col de Cafa Sane et
traverse une region bien cultivee, plantee d'enormes chataigniers;
separee du lac par quelques marecages, Struga allonge ses maisons le
long du Drin dont les eaux abondantes sortent du lac d'Okrida et se
precipitent vers le nord.

Peu de bourgades presentent un aspect aussi miserable que Struga; des
maisons delabrees, des masures informes abritent une population pauvre,
ou l'on est incapable de designer un proprietaire fortune; sous le
regime turc un kaimakan vous accueillait au premier etage d'une mechante
construction qui surplombe le Drin. De l'autre cote c'est le han de la
ville dont les vitres brisees par l'orage des jours passes sont
remplacees en partie par des feuilles de carton; l'ouragan a rafraichi
si fort la temperature en ce debut de septembre, et nous sommes
d'ailleurs si parfaitement trempes d'eau, que nous desirons nous
chauffer et nous secher; l'hotelier fait installer, faute de mieux, au
milieu de la piece sans cheminee, un brasier et y allume du charbon de
bois; force nous est donc, pour n'etre pas asphyxies, d'ouvrir les
fenetres toutes grandes et de dejeuner ainsi entre le feu et l'eau qui
tombe avec rage.

La cuisine du lieu est peu recommandable aux estomacs delicats: elle
accommode les poissons du lac en les apportant bouillis et passes a
l'huile; les oeufs sont arroses de poivre et baignent dans la meme
huile; comme boisson, c'est de l'eau coupee de raki, l'alcool du pays;
seuls les fruits sont, comme partout en ces contrees, superbes et
delicieux.

Mon hote est bulgare; je l'interroge et il tombe a peu pres d'accord
avec des Albanais que j'ai questionnes: la ville se partage entre les
deux populations, aussi pauvres d'ailleurs l'une que l'autre, et la
campagne qui l'entoure est entierement albanaise jusqu'a Okrida; les
Arnautes ont conquis la plaine d'alluvions du nord du lac plus vite que
les montagnes du sud; la le monastere de Sveti Naoum (Saint-Naoum)
appele souvent du nom turc Sare Saltik, est le centre de defense le plus
important de la nationalite bulgare; comme partout dans les regions
disputees des Balkans, ces temples de religion sont des forteresses
nationales; leur histoire est une histoire de lutte, de conservation et
de preparation; aux jours d'activite, ils offrent aux defenseurs de la
nationalite, des concours et des appuis; aux jours sombres, des refuges.

Il suffit de considerer ce lac sauvage d'Okrida, ces montagnes boisees,
ces pentes tombant a pic dans les eaux pour ne point s'etonner de voir
sur ses bords s'elever des reduits ou les chretiens slaves trouvent abri
et repos; si le plus grand est celui de Saint-Naoum, situe exactement
vis-a-vis d'Okrida, au fond du lac, a six heures de barque environ, une
suite d'abbayes bulgares plus modestes jalonnent la rive est du lac; en
partant de Struga, Sveti Rasoum (Saint-Rasoum) presente a mi-coteau sa
porte ouverte en plein rocher; de l'exterieur il me parait tout petit;
il domine la route qui longe le lac et semble un poste d'observation
plutot qu'un monastere; en cet endroit, la montagne avance vers le lac
un eperon de roc qui separe Struga d'Okrida. Sveti Rasoum est construit
sur le flanc ouest et sur le flanc est Sveti Spac, a meme hauteur,
commande la route d'Okrida a Monastir; un peu plus au sud, au-dessus de
la ville d'Okrida, Svetta Petka (Sainte-Petka) dresse ses constructions
plus vastes, au milieu des arbres, sur les pentes de la grande chaine;
plus au sud encore, c'est Sveti Stefan, puis Sveti Zaum, qui sont comme
les fortins detaches d'un systeme de defense, poursuivi du nord au sud
du lac et se terminant a Saint-Naoum. Rien ne symbolise mieux aux yeux
du voyageur l'importance de cette region dans les luttes nationales
balkaniques. Or, la colonisation albanaise a non seulement conquis
entierement la plaine de Struga, mais elle a atteint, puis depasse
Okrida; elle a rempli le bassin d'alluvions d'Okrida et rejete le
premier village bulgare a Kussly, au sortir du pays plat, sur la route
de Resna.

De meme qu'a Struga, dans la ville d'Okrida la population bulgare est
demeuree nombreuse et plus d'un Macedonien slave tire son origine de
cette cite. Elle est batie aux bords memes du lac, cependant marecageux;
quand j'y passe, les routes et chemins sont envahis par l'eau; l'ouragan
des jours passes a cause une veritable inondation, et ce qui en subsiste
empeche presque les communications. La voirie n'est pas seule
defectueuse, mais aussi les habitudes locales, qui font d'Okrida la
ville la plus sale de ces pays; pour n'en point garder un trop mauvais
souvenir, il faut la voir de loin; apercue de la route de Struga, elle
se detache sur un fond de noires montagnes; au premier plan, les roseaux
du bord, des bandes de canards sauvages, des barques de pecheurs
composent une vision animee; vue de la route de Resna, elle apparait au
milieu de la verdure, entre deux petites collines qui supportent, l'une,
les casernes et l'autre, l'ancienne forteresse; ses minarets et ses
arbres semblent se mirer dans les eaux du lac tout proche, et dans la
lumiere du matin le tableau n'est pas sans charme.

A mesure que nous approchons des regions ou vit encore le paysan
bulgare, je remarque un changement notable de culture: aux champs de
mais succedent des champs de ble; sans doute le mais ne disparait pas,
pas plus qu'en Albanie le ble n'est absent; mais, tandis que, de Vallona
et de Durazzo jusqu'a Okrida, les tiges epaisses du mais s'offraient
partout aux regards, ce sont ici des epis murs qui couvrent la campagne
ou des champs a moitie fauches; c'est au milieu de terres a ble qu'est
bati le premier village bulgare que je rencontre depuis l'Adriatique:
c'est Kussly (Kosel sur la carte autrichienne).

Je m'empresse de photographier ses pauvres masures construites le long
de la route, au pied de la montagne; on est en plein travail de la
moisson; a cote des maisons aux minuscules fenetres et aux portes
surelevees, qui conservent l'aspect rebarbatif de petites forteresses,
des voitures du pays apportent les gerbes de ble qu'on vient de faucher
et, dans la cour, on les bat a l'ancienne mode; tout a cote du village,
dans un champ qui se prolonge jusqu'a la croupe pelee des collines, des
femmes ramassent les gerbes pour en charger d'autres voitures; ce sont
les premieres dont je vois le visage, depuis les catholiques de Mirditie
dans l'Albanie du Nord; elles portent le costume bulgare et l'une
d'elles, une jeune villageoise aux traits assez fins, vetue du corsage
traditionnel aux larges manches et d'une jupe blanche brodee, file sa
quenouille, en s'appuyant a une des voitures chargees de moissons. A
quelques pas de la, une odeur de soufre tres forte me prend a la gorge;
j'interroge et l'on me montre sur la montagne proche des sources
sulfureuses tres riches, parait-il, ou les gens du pays viennent se
baigner, lieu predestine pour une ville d'eau des Balkans futurs.

Une chaine de montagnes, dite de Petrina, separe Okrida de Resna; la
route, pour aller chercher un col de 1200 metres, remonte vers le nord,
puis redescend au sud apres avoir gagne le point culminant, et bientot
atteint la plaine de Resna; le lac de Resna, beaucoup moins sauvage et
encaisse que celui d'Okrida, presente toutefois avec ce dernier
l'analogie d'etre continue au nord par une plaine d'alluvions qui separe
la rive du lac des pentes montagneuses. C'est au milieu de cette plaine
et fort loin du lac que la ville est construite; c'est un bourg
analogue a Struga, habite par une population melangee de Slaves, de
Turcs et de quelques Albanais; parmi les Macedoniens bulgares, plusieurs
parmi les plus actifs de Macedoine et meme du royaume sont nes dans
cette ville; je citerai notamment le ministre Liaptcheff, que je
rencontrai quelques semaines apres ce voyage a Sofia; c'est aussi le
lieu de naissance du "heros de la liberte", le Turc Niazi bey, pour
lequel les musulmans de Resna ont un veritable culte: on vient d'ouvrir
ici meme une ecole, et tout est encore en fete quand je traverse les
rues de la ville; des banderoles et des arcs de triomphe rappellent
l'inauguration; le marche regorge de monde; des fruits superbes, des
melons enormes y dressent leurs tas devant l'acheteur qui les obtient a
bas prix; des voitures nombreuses sont rangees le long des boutiques ou
sous des hangars, les unes allant a Okrida, la plupart, comme la notre,
se rendant a Monastir; c'est un lieu de passage tres frequente et place
a peu pres a egale distance de ces deux villes; aussi les voyageurs
coupent-ils habituellement ce voyage d'une dizaine d'heures par un arret
et un dejeuner a Resna.

Entre Monastir et Resna, une large route pas trop montueuse permet un
trafic important et des rapports faciles; un mouvement continuel de
voitures pour voyageurs et de chariots pour marchandises se produit
pendant la belle saison, et c'est au milieu de la poussiere soulevee par
le trot des chevaux et des provocations des cochers qui pretendent tous
se depasser, au risque de jeter bas leur equipage, que nous parvenons en
vue de Monastir.

       *       *       *       *       *

Trois ou quatre kilometres avant d'atteindre la ville, on apercoit ses
maisons blanches resserrees entre deux collines a l'oree de la vallee;
au dela, court du nord au sud une plaine longue d'une centaine de
kilometres, large d'une vingtaine, traversee par de nombreuses rivieres
et parsemee de marecages; c'est une des plus fertiles et des plus
habitees de Macedoine; des montagnes de l'ouest descendent des torrents
qui y reunissent leurs eaux; au pied des pentes, des villages se
succedent; et c'est a peu pres au centre de cette plaine longitudinale
et au debouche d'une des vallees que Monastir a groupe ses maisons qui
abritent aujourd'hui une cinquantaine de mille habitants.

Ces maisons apparaissent plus rapprochees les unes des autres et plus
hautes que dans les autres villes de ces regions; la cite semble ne pas
vouloir quitter la vallee pour s'etendre dans la grande plaine de l'est;
les domes des mosquees, les minarets et les cypres, une tour detachent
leur silhouette au-dessus de l'uniforme aspect des toits; vue de loin,
la ville parait sans beaute, et quand le voyageur y penetre, il
s'apercoit que la premiere impression n'etait pas fausse.

Les aspects les plus curieux sont ceux de vieilles et etroites rues
bordees de taudis infects, ouverts en plein vent, dans lesquels se
traitent toutes les affaires; chaque rue a sa specialite et chaque
commerce a sa rue. Voici par exemple la rue des tailleurs juifs; elle
est fermee par la grande mosquee, son minaret et ses cypres; la chaussee
etroite recoit tous les detritus des masures qui la bordent; les
boutiques, dont beaucoup n'ont pas d'etage, sont garanties des
intemperies par des planches mal jointes; pendus a des traverses ou en
pile sur des etalages, des oripeaux etranges attendent l'amateur; deux
ou trois boutiques paraissent presenter un assortiment un peu moins
grossier et leurs locataires jouissent de la possession d'un etage; la
rue est habitee a peu pres exclusivement par des juifs, qui ont accapare
ici le metier de tailleur, comme celui de saraf ou changeur et quelques
autres.

Cette influence de l'element juif a Monastir est un phenomene tres
interessant qui attire l'attention de l'observateur; celui-ci se rend
vite compte de l'importance economique de Monastir, de la rivalite des
races qui ont voulu s'implanter dans ce grand centre et des facilites
qui en ont resulte pour l'infiltration d'une forte colonie juive.

Il suffit d'etaler devant soi une carte de la peninsule des Balkans pour
y lire le role qu'y joue et qu'y jouera encore dans l'avenir la ville de
Monastir; elle est situee a peu pres au milieu de la peninsule et se
trouve ainsi le marche naturel de la Macedoine centrale; reliee par une
voie ferree a Salonique, elle y envoie facilement tous les produits
agricoles des riches plaines et collines qui l'entourent et en recoit
en echange les articles fabriques a bas prix qu'elle repartit dans le
pays environnant; Monastir est donc un lieu d'echanges de premier ordre;
le rayon d'action de cette place commerciale s'etendait au sud vers
Kastoria, au nord vers Gostivar, a l'ouest vers Okrida et Koritza et par
la vers l'Albanie; de Monastir part un reseau de routes plus ou moins
bien entretenues, mais enfin suffisantes pour permettre un roulage
intense et un trafic important. La nouvelle delimitation des territoires
va sans doute lui faire perdre une partie de ses debouches; il y a peu
de chances que l'Albanie continue immediatement d'entretenir des
relations suivies avec Monastir; les villes du sud s'approvisionneront
en Grece dont elles dependent; une crise commerciale est donc possible;
mais elle ne peut etre que passagere: trois facteurs en effet
travailleront a un developpement nouveau de la ville; avec la defaite
turque s'en est alle le principe de desordre et d'insecurite qui
empechait le developpement de la Macedoine; il y a donc tout lieu de
penser que les Slaves des Balkans, cultivateurs par tradition et
travailleurs infatigables, vont faire livrer par ce sol toutes les
richesses qu'il peut produire; or c'est, en ce cas, un grenier de
cereales et de fruits que Monastir va devenir.

D'autre part, la position naturelle de la ville va en faire le lieu de
passage de la plus importante artere des Balkans; la ligne
longitudinale, qui coupera la presqu'ile en son milieu, reliant Athenes
a l'Europe centrale par Kalabaka, Kastoria, Monastir et Uskub, et par
laquelle passera quelque jour la malle des Indes, en attendant la
communication etablie avec le golfe Persique, rencontrera a Monastir la
ligne actuelle de Salonique; l'importance de la ville comme centre
commercial ne saurait qu'en etre accrue et le sera plus encore le jour
ou la voie Salonique-Monastir sera poussee jusqu'a Okrida-Durazzo,
faisant ainsi de la metropole macedonienne le point de jonction, au
centre de la peninsule, entre la ligne longitudinale et la ligne
transversale.

De meme que cette situation geographique explique la valeur economique
de la cite, de meme elle rend compte de la diversite des races qui la
peuplent; d'autres villes de l'ancienne Turquie sont peuplees par un
melange aussi varie de populations, mais aucune n'en compte, a la fois,
un nombre aussi grand avec un equilibre aussi parfait entre les divers
elements: la conquete serbe a naturellement affaibli l'element turc et
surtout albanais et accru l'element serbe en convertissant au "serbisme"
d'autres elements slaves; l'etat present est instable et il faut
attendre quelques annees pour voir s'etablir un ordre de choses nouveau;
mais, a la veille de la guerre, de bons esprits de divers camps
m'indiquaient sur place la situation des races par la repartition
suivante: un cinquieme de la population pouvait etre turc, un cinquieme
bulgare, un peu moins d'un cinquieme grec et valaque, un dixieme, avec
propension a l'accroissement, albanais, un peu moins d'un dixieme juif,
le reste serbe, etranger, fonctionnaires ou soldats. Ainsi, comme dans
un microcosme, Monastir presentait le tableau reduit mais presque exact
de la Turquie d'Europe d'hier; le centre de la peninsule absorbait en
lui une proportion presque egale de toutes les races qui l'habitaient et
qui semblaient pousser jusqu'a Monastir leur dernier effort.

Les Albanais, notamment, etaient particulierement actifs; entre eux et
les Jeunes-Turcs existait ici avant la conquete serbe une continuelle
rivalite; les uns et les autres avaient leurs clubs, celui d'Union et
Progres, preside par Burkhaneddin bey, directeur des travaux publics du
vilayet, et celui des Albanais dirige par Fehim bey.

Le jour meme de mon arrivee, je suis invite a visiter ce dernier club et
j'y rencontre quelques civils et un certain nombre de jeunes officiers,
qui parlent devant moi avec une extraordinaire liberte du gouvernement
et des Jeunes-Turcs; ils sont avides de connaitre mes impressions, de
savoir ce que j'ai vu au Congres d'El-Bassam, et quand je rappelle
quelques faits relatifs a la politique des Jeunes-Turcs en Albanie, ce
sont presque des eclats de colere; rien n'est moins semblable a la
placidite turque.

       *       *       *       *       *

Dans un tel milieu, l'element juif devait se developper; il compte
environ cinq mille ames, et c'est la colonie juive la plus importante de
tous les Balkans apres celles des grands ports de Constantinople et de
Salonique et celle d'Andrinople. Elle est venue de Salonique, comme
celle qui, au nombre de deux mille ames environ, habite Uskub; elle est
par suite entierement composee de juifs espagnols ou "sephardim", comme
on dit ici; on sait que les juifs se divisent en deux branches: les
"Sephardims" ou juifs espagnols, venus en Turquie au XVe siecle, au
moment ou Ferdinand le Catholique les expulsait d'Espagne et ou le
sultan Bajazet les accueillait, et les "Achkenazims" ou juifs allemands,
venus de Russie et de l'Europe centrale.

Les premiers ont aujourd'hui leur centre d'action le plus influent a
Salonique, qui compte environ 75 000 juifs, plus des deux tiers de la
population. Il est du reste tres interessant de suivre sur place, comme
je l'ai fait, la frontiere entre les deux groupes qui divisent
aujourd'hui le judaisme; en partant de l'est, cette ligne passe d'abord
par Constantinople: dans cette ville, la grande majorite de la colonie
est espagnole, comme son grand rabbin l'erudit Dr Nahoum; mais un groupe
allemand s'y est cree depuis quelque temps et compte des chefs actifs,
tels que l'avocat Rosenthal et le russe sioniste Jacobson. De
Constantinople, la ligne traverse la Bulgarie, ou le nombre des juifs
est tres restreint, moins de 50 000, partages a peu pres egalement en
espagnols et allemands, ces derniers descendant de Roumanie, ou l'on
sait quelle agglomeration enorme de plebe juive est accumulee dans
toutes les cites et dans les campagnes. La Serbie reste entierement dans
la zone espagnole; d'ailleurs, le nombre des juifs y est infime: une
communaute a Belgrade, quelques individus a Nisch, Pirot, Kragujevats
peuvent seulement y etre signales; fait curieux, le sionisme est tres en
faveur aupres des juifs de Serbie, que dirige a cet egard le Dr Alkalai;
mais ils sont sionistes pour les autres, c'est-a-dire pour leurs
coreligionnaires de Russie, non pour eux-memes qui estiment fort
hospitalier le sol serbe; de Serbie, la ligne frontiere passe au nord de
la Bosnie, puis s'inflechit au sud de la Dalmatie, de la elle traverse
le nord de l'Italie et de l'Espagne, laissant ces deux pays, comme la
Mediterranee entiere, dans la zone espagnole.

Ainsi, l'ancienne Turquie d'Europe tout entiere etait dans la zone des
"Sephardims" et on evaluait a un demi-million environ leur nombre. De
leurs colonies les plus importantes, deux restent turques, celles de
Constantinople et d'Andrinople, deux deviennent serbes, celles d'Uskub
et de Monastir, et la plus importante de toutes, celle de Salonique, est
grecque.

A Monastir comme a Salonique, le nombre des "Achkenazims" est infime et
sans influence; a Constantinople, ils ont cree deux journaux, le
Jeune-Turc, dirige par le juif russe Hochberg, et _l'Aurore_, dirigee
par M. Sciuto, ancien juif espagnol de Salonique et passe a
l'adversaire; ils sont secourus et appuyes de toute maniere par les
sionistes de l'Europe centrale et les organisations israelites
d'Allemagne. A Salonique et a Monastir, leur tentative est restee
jusqu'a present sans lendemain, et les juifs espagnols de ces deux
villes se defient beaucoup de tout ce qui porte la marque du judaisme
allemand ou du sionisme; un des notables de la colonie sephardim me dit:
"Vous ne savez pas assez en France la difference qui existe entre nous
et les Achkenazims: nous avons une langue differente, le
judeo-espagnol[3] et, comme langue seconde, le francais, alors qu'eux
parient le judeo-allemand et l'allemand; notre prononciation de l'hebreu
n'est pas la meme que la leur: ainsi nous prononcons _Kascher_ et eux
_Koscher_; ils sont plus traditionalistes, plus observateurs peut-etre
des preceptes de la religion que nous, plus nationalistes juifs surtout;
nous, au contraire, nous avons une tendance a nous impregner de l'esprit
et des moeurs latines; aussi sommes-nous hostiles au sionisme et au
nationalisme juif qu'ils veulent introduire ici; nous ne nous sentons
pas en communaute d'esprit et de sentiment avec eux et nous hesitons
meme beaucoup a laisser nos enfants se marier avec leurs descendants.
D'ailleurs nous nous sentons les vrais juifs d'Orient et de Turquie,
alors qu'eux ne sont que des parvenus qui voudraient etre des
conquerants; de toutes les nationalites, nous sommes peut-etre les seuls
qui avons ete sincerement et entierement devoues aux Turcs; voyez ici, a
Salonique, et ailleurs, les hommes qui ont ete les fonctionnaires des
administrations publiques ottomanes; la grande majorite est turque,
quelques-uns sont albanais ou juifs, tres rares sont ceux d'autres
nationalites; nous avons toujours apporte notre concours a la Porte,
qui comptait sur nous; nous sommes partisans de l'assimilation au pays
ou nous habitons; nous faisions apprendre le turc a nos enfants, nous
sommes hostiles a l'idee de faire de l'hebreu la langue de la famille,
de travailler a nous isoler dans un royaume juif ou dans un nationalisme
juif; le firman du sultan Abdul-Medjid, du 6 novembre 1840, accordait
protection et defense a la nation juive dans l'Empire ottoman, le "haham
bachi" ou grand rabbin la representait aupres de la Sublime Porte; cette
situation traditionnelle nous suffisait au point de vue religieux; aussi
etions-nous devenus a Salonique et a Monastir si loyalistes envers la
patrie ottomane que c'est parmi nous qu'Union et Progres a trouve le
plus facilement des appuis pour la regeneration de l'Empire."

Il est de fait que les juifs espagnols et les "donmehs" ou "maamins"[4]
ont eu et ont encore une influence marquee dans le Comite Union et
Progres; parmi les premiers, on me cite MM. Carasso, Cohen, Farazzi,
etc.: parmi les seconds Djavid bey, le plus celebre, Dr Nazim, Osman
Talaat, Kiazim, Karakasch, etc.

Ces hommes forment l'elite des juifs de ces pays; mais, a cote d'eux,
existe une masse ignorante et pauvre, qui jusqu'a present n'emigre pas:
on sait que les juifs allemands de Russie, de Pologne, de Galicie et de
Hongrie ont une tendance marquee a quitter ces pays soit inhospitaliers,
soit surpeuples: l'elite va a Vienne, Berlin, Cologne, d'ou les plus
remarquables passent a Paris ou a Londres; mais le grand courant qui
entraine la masse la deverse en Amerique au nord et au sud, aux
Etats-Unis, et depuis peu dans l'Amerique latine. Jusqu'aux guerres de
1912-13, au contraire, aucune emigration n'entrainait les juifs
espagnols de Monastir et de Salonique hors de chez eux, si ce n'est
quelques-uns vers Constantinople, Smyrne ou l'Egypte; cependant la
plupart d'entre eux sont de tres petites gens; s'il en est qui
remplissent des emplois publics ou exercent les professions de
banquiers, negociants, avocats, un nombre considerable travaille
manuellement comme portefaix, ouvriers, garcons de peine, etc.; il
suffit de passer dans les rues de Monastir comme dans celles de
Salonique pour voir quels miserables boutiquiers sont catalogues sous le
terme de commercants.

D'ailleurs, une indication tres precieuse permet de se rendre compte de
la pauvrete de cette population juive: la communaute s'impose elle-meme
et elle a cree a cet effet un impot sur le capital; voici les resultats
qu'il donne a Salonique: sur 70 000 israelites inscrits a la communaute,
20 000 environ sont dans la misere et la communaute doit les secourir;
20 000 sont pauvres; 28 000 ont un revenu trop faible pour etre taxes:
la commission chargee de l'impot le calcule, en effet, soit a raison de
1/8 p. 100 du capital presume, soit, pour ceux exercant une profession
n'exigeant pas de capital, mais gagnant plus de 6 livres par mois, a
raison d'un capital suppose, correspondant au revenu gagne capitalise a
12 p. 100. Lorsque l'impot ainsi calcule s'eleve a moins de 25 piastres,
il n'est pas du. Or il n'y a que 1 280 personnes qui le paient, soit 800
redevables de 25 a 100 piastres, 280 de 100 a 1000 piastres et 200
environ seulement payant plus de 1 000 piastres, le maximum etant de 85
livres turques. Encore la commission a-t-elle interet a etablir des
appreciations severes, car elle est nommee par le Conseil communal
qu'elisent les seules personnes payant au moins 50 piastres d'impot a la
communaute.

Il n'est pas sans interet pour la France de connaitre l'existence de ces
communautes juives espagnoles d'Orient: a Monastir comme a Salonique,
comme a Constantinople, comme en Asie Mineure, comme aussi, dans une
mesure peut-etre moindre, a Andrinople et a Uskub, les juifs espagnols,
par leurs origines, leurs habitudes, leur esprit, sont des disciples de
la langue francaise et de la culture latine; ils sont sans doute encore
fort ignorants, mais leur instruction se developpe vite; les ecoles de
toute nature et de toute origine sont, a Salonique, remplies par leurs
fils; or, aussitot que le juif espagnol de Monastir ou de Salonique, de
Smyrne ou de Constantinople ne se contente plus du judeo-espagnol qu'il
apprend au foyer, ou de l'hebreu qu'on enseigne a l'ecole rabbinique,
c'est le francais qu'il veut connaitre; cette connaissance, en effet,
repond a la culture latine de l'elite qu'il imite, et d'autre part, la
langue qu'on lui demandera de savoir a l'administration des postes ou de
la regie, au konak, au chemin de fer, a la Banque, a la Dette publique,
au port, partout en un mot, c'est le francais.

Avec la souverainete serbe et grecque, dans quelle mesure cette
situation sera-t-elle modifiee, c'est ce dont on pourra se rendre compte
dans quelques annees. Mais, en tout cas, nous ne saurions oublier que si
l'on veut caracteriser les tendances generales de la population juive
d'Orient, on peut les resumer par deux traits: les juifs allemands et
les sionistes, dont les centres s'etendent de la Roumanie a la Pologne
et de la Hongrie a l'Allemagne, sont des protagonistes de la culture
allemande et des propagateurs de la langue et, par voie de consequence,
des interets allemands; les juifs espagnols sont des adeptes de la
culture et de la civilisation latines et, a l'heure presente, des
disciples de la langue francaise. C'etaient ces derniers qui par
Monastir et Uskub auraient pris place dans les centres commerciaux
d'Albanie; le cours des evenements changera peut-etre le sens de ce
courant; ce ne serait pas le seul cas ou l'influence des puissances de
l'Europe centrale remplacerait l'influence francaise dans les parties
detachees de l'ancienne Turquie.


NOTES DE BAS DE PAGE:

[3] C'est le judeo-espagnol, avec l'alphabet Rachi, ainsi appele des
    trois premieres lettres du nom de son fondateur au XVe siecle:
    Ribbi Chelomon Israch.

[4] Les Donmehs sont des judeo-espagnols presque tous de Salonique,
    Andrinople et Monastir, disciples de Shabbethai-Zebi, qui se
    convertit a l'islamisme a la fin du XVIIe siecle; ils forment,
    parait-il, une secte musulmane d'une dizaine de mille ames, dont
    les adeptes ne se marieraient qu'entre eux.




CHAPITRE VIII

LES MARCHES ALBANAISES DE L'EST: DE MONASTIR A USKUB


     De Monastir a Krchevo || L'organisation bulgare a Krchevo || De
     Krchevo a Gostivar || L'infiltration albanaise || La montagne
     Bukova et son plateau || Les villages albanais || Kalkandelem
     || La grande tekie de Becktachi || De Kalkandelem a Uskub || La
     plaine d'Uskub || Les tchiflick albanais de Bardoftza et de
     Tatalidza || Uskub et son histoire recente || La tragedie
     balkanique et les Albanais.


De Monastir, deux routes menent a Uskub: la route de l'Est,
continuellement carrossable, traverse la plaine de Pirlep et la
Macedoine centrale; la route de l'Ouest se detache de la precedente,
quelques kilometres apres la sortie de la ville, et remonte bientot la
vallee de la Semnica, puis s'enfonce dans un pays de collines desolees
et pierreuses qui atteignent de 1200 a 1400 metres entre Monastir et
Krchevo et jusqu'a 1500 metres apres cette derniere bourgade.
L'itineraire par la montagne, s'il est plus difficile a suivre, offre le
grand interet de couper des regions ou Albanais, Turcs, Bulgares et
Serbes se disputent le sol.

Il ne faut pas moins de treize heures sans arret pour franchir en
voiture la distance qui separe Monastir du premier centre important,
Krchevo. Des l'aube, mon cocher me presse de partir; a trois heures du
matin, il fouette les trois chevaux qui vont accomplir cette randonnee
et les pousse au galop sur la large route qui remonte droite vers le
nord. Comme le soleil apparait a l'orient, nous croisons un peloton de
soldats turcs, dits "chasseurs de bandes", commandes par deux officiers
a cheval; habilles de toile kaki impermeable, bien chausses, marchant
d'un pas elastique et en bel ordre, le peloton a vraiment bon air; il
presente l'aspect d'hommes entrames, conduits par des officiers qui les
tiennent en main.

Entre Monastir et Krchevo, nous traversons cinq ou six villages et
plusieurs petits hameaux; deux d'entre eux sont turcs, les autres sont
bulgares, aucun n'est albanais; les montagnards albanais n'ont pas
atteint cette partie de pays. A Dolintzy (Dolenci sur la carte
autrichienne), nous faisons une balte un peu prolongee: partout on
moissonne, toute la population est sur pied; les hommes chargent les
gerbes sur des chariots et les apportent dans le village; des paysannes
bulgares, noircies par le soleil, les traits vigoureux, dures au
travail, les etendent dans la cour, puis les font pietiner par un cheval
qui tourne en rond autour d'un piquet; tout ce pays est grand producteur
de ble et presque partout la terre est cultivee, mais seulement pres de
la route et des villages; la montagne est inculte, quelques maigres
broussailles y poussent, et les bois memes y sont rares.

L'insecurite empeche toute culture un peu loin dans l'interieur des
terres. Les paysans de Krchevo, par exemple, soutiennent qu'ils ne
peuvent, sans risques, travailler les champs et mener paitre leurs
bestiaux dans la montagne du cote de Dibra: Dibra n'est qu'a douze
heures de Krchevo, et les Albanais de la vallee de Dibra viennent,
disent-ils, razzier le betail et les recoltes. Or, les cultivateurs dans
cette region sont generalement de petits proprietaires; il n'y a pas ou
il y a tres peu de grands domaines ou tchiflick avec fermiers; ces
paysans travaillent l'etendue de terre qu'ils possedent et ont
generalement pour toute richesse une plus ou moins grande quantite de
betail, surtout de boeufs; si, pour tirer profit des prairies naturelles
de la montagne, ils risquent de se faire voler leurs betes, ils
preferent y renoncer.

Apres avoir franchi a 1100 metres environ une chaine de collines, nous
redescendons rapidement vers Krchevo, situe au fond d'une assez large
vallee, a 500 metres plus bas. Nous avons quitte Monastir avant le lever
du soleil et nous atteignons Krchevo comme ses derniers rayons
illuminent les premieres maisons du bourg; un des souvarys de mon
escorte s'est porte en avant pour annoncer mon arrivee, et devant le
presbytere orthodoxe bulgare, l'econome Terpo Popfsky, l'archimandrite
et les principaux Bulgares m'attendent et me recoivent. Une chambre fort
convenable est preparee au presbytere et, avec les notables de
l'endroit, je m'entretiens de la situation du pays.

Krchevo est un gros bourg de 1200 maisons environ. Les trois quarts sont
turques et le dernier quart bulgare; avant les guerres, six seulement
etaient serbes, une roumaine et vingt-cinq valaques; ces Valaques sont
des commercants venus de Perlepe, ils se disent grecs et connaissent
cette langue, mais toutefois parlent le bulgare meme en famille. Les
Bulgares ont fait ici un gros effort de propagande et d'organisation:
alors qu'il n'y a qu'une ecole turque, on compte a Krchevo deux ecoles
primaires bulgares et trois classes de gymnase avec dix professeurs. Le
bourg est en effet le siege d'une metropolie exarque, depuis que
l'eveque bulgare de Dibra a fixe ici sa residence, et il est visible que
c'est l'eveche qui est le centre d'action et de lutte. Il n'est pas
exagere d'affirmer que le clerge orthodoxe bulgare, dependant de
l'exarque de Constantinople, etait et demeurera une milice, dont il faut
chercher l'inspiration nationale a Sofia. Ce clerge forme une hierarchie
fortement constituee dont les degres sont les suivants: le chef supreme
est l'exarque, qui nomme tous les eveques et de qui ceux-ci dependent
directement; il n'y a pas d'eveques suffragants, ni d'archeveques; tous
ont le titre de metropolite, et si on les divise en deux classes, cette
division n'a d'interet que pour le traitement: les eveques de premiere
classe sont ceux residant dans les anciennes capitales de vilayet, a
Uskub, Monastir et Andrinople; les eveques de deuxieme classe se
trouvent a Okrida, Veles, Strumiza, Nevrocope et Dibra, ce dernier ayant
sa residence a Krchevo. Le gouvernement turc n'avait pas consenti a
l'accroissement du nombre de ces eveques, malgre les demandes des
Bulgares; presque tous se trouvent aujourd'hui sous la suzerainete
serbe; que vont devenir la hierarchie, les pouvoirs, la constitution et
les biens de l'Eglise bulgare? c'est une des plus graves et delicates
questions qui puissent se poser.

Dans chacun de ces dioceses, l'eveque a soit un adjoint, soit des
remplacants. Seul l'eveque d'Uskub a un adjoint, a qui est reserve le
titre d'_episcopus_; les autres sont aides par des economes, comme
l'econome Terpo Popfsky qui me donne ici l'hospitalite, et par les
archimandrites, qui sont les chefs de communaute. Sous leur dependance
sont les pretres dirigeant les paroisses, les diacres et les pretres
ayant le titre de _seculari_. Tout ce clerge est forme soit au seminaire
principal de Chichly a Pera, soit au seminaire d'Uskub, soit au
seminaire de Sofia, qui a le meme programme que celui de Constantinople.

Cette hierarchie stricte, cette formation, ces origines expliquent le
role joue par le clerge dans l'histoire de la Macedoine et les idees
qu'il defendait et qu'il defendra demain, s'il peut continuer a
poursuivre une action politique.

Dans ces regions mixtes, peuplees de Bulgares, d'Albanais et de Turcs,
comme dans les autres parties de la Macedoine que j'ai visitee de
Monastir a Salonique et de Salonique a Uskub, on pouvait partout
observer a la veille des guerres balkaniques, chez les Macedoniens se
disant Bulgares, deux tendances: les uns pensaient au rattachement a la
Bulgarie, les autres a une Macedoine autonome. Le parti socialiste
bulgare et le parti democrate de Sandanski etaient favorables a l'idee
d'autonomie; des hommes, comme M. A. Tomoff, secretaire de la section
bulgare de la Federation socialiste de Salonique, me declarait nettement
au club des ouvriers de cette ville: "Nous sommes tous, socialistes et
syndicats a tendances socialistes, partisans de l'autonomie, opposes a
la separation d'avec la Turquie et au nationalisme; les ouvriers
bulgares se groupent de plus en plus en syndicats dans les centres
importants et nous travaillons a les entrainer dans la voie des luttes
sociales et a realiser sur ce terrain la federation des divers
groupements ouvriers nationaux." Sandanski et le depute democrate de
Salonique, M. Vlakoff, chefs du "parti du peuple", continuateurs de
l'organisation interieure bulgare de Delscheff, apres l'insurrection de
1903, avaient comme mot d'ordre: la Macedoine aux Macedoniens. Soutenus
par les Turcs, appuyes par les socialistes, les democrates prenaient, a
la veille des guerres, un developpement assez rapide; redoutes et hais
par les Bulgares de l'autre parti, ils etaient traites devant moi par le
consul general de Bulgarie a Salonique, M. Chopoff, de vendus aux
Jeunes-Turcs, de criminels de droit commun, qui se vengeaient ainsi de
la Bulgarie, parce qu'ils n'y pouvaient entrer.

En face de ces partis, les clubs constitutionnels bulgares et
l'organisation revolutionnaire de Matoff travaillaient au rattachement a
la Bulgarie. Cette derniere organisation a pris la suite, en quelque
sorte, de l'organisation varkoviste, creee en 1903 sous la direction du
general Tontscheff, avec l'appui du gouvernement bulgare et du groupe
revolutionnaire de Sarafof. Quant aux clubs bulgares, c'etaient des
organisations entierement acquises a l'idee d'union avec la Bulgarie;
des hommes, comme le publiciste Rizoff, le president du club de
Salonique Karajovoff, prenaient leur mot d'ordre a Sofia.

Ce qui demeure interessant dans la situation nouvelle des Balkans, c'est
de constater dans quels milieux de populations trouvaient appui ces
partis adverses; les Serbes, en effet, dans ces regions de marches
albanaises de l'Est, pourront peut-etre ramener a eux les premiers; mais
ils conserveront les autres comme ennemis irreductibles, prets a
s'allier contre eux aux Albanais. Or, les groupes socialistes et
democrates bulgares trouvaient leurs partisans surtout dans le vilayet
de Salonique et chez les ouvriers, employes et instituteurs de cette
region; il en etait de meme, quoique dans une moindre mesure, dans le
vilayet d'Uskub. Au contraire, dans le vilayet de Monastir, ils etaient
presque sans force, de meme qu'avant eux l'organisation interieure.
C'est que dans cette region domine un des deux elements sociaux qui
forment l'armature des partis nationalistes bulgares, partisans du
rattachement a la Bulgarie: ceux-ci se composent de toute la
bourgeoisie, avocats, medecins, hommes d'affaires, publicistes,
etudiants, et du clerge orthodoxe bulgare: les uns et les autres ont
pris contact avec Sofia et ont garde ce contact; beaucoup de leurs amis,
parents ou relations, nes en Macedoine, ont fait carriere en Bulgarie,
et ainsi mille liens les rattachent au royaume. Or, dans toute cette
region de Monastir a Uskub, les populations bulgares se groupent autour
d'un clerge nombreux, actif, tenu en main, qui partout poursuivait sa
propagande bulgare.

Tel est l'obstacle auquel les Serbes vont se heurter. Il est d'autant
plus redoutable qu'ils n'ont presque aucun element ethnique sur lequel
ils puissent s'appuyer, si ce n'est sur des paysans slaves incultes,
dont la conscience nationale ne s'est affirmee bulgare qu'a la suite
d'une intense propagande du royaume.

Dans le milieu dans lequel je me trouve a Krchevo, il est visible que
tous les Bulgares prennent leur mot d'ordre aupres de l'eveque et de ses
representants; et ceux-ci ne cachent point leurs sympathies pour la
Bulgarie. Us m'expriment leurs griefs: et ce sont des doleances contre
tout et contre tous que je recois de ces hommes, bien resolus a tout
faire et tenter pour, un jour venu, assurer leur rattachement a la
grande Bulgarie, vers laquelle ils tournent les yeux. Un instant leur
reve a paru se realiser. Mais quel reveil et quelle stupeur! Du
dominateur turc, ils ont passe aux Serbes, prix des fautes des
gouvernements et des exigences des grandes puissances.

       *       *       *       *       *

Si, entre Monastir et Krchevo, les Albanais n'ont pas encore installe de
village, la situation change completement a partir de Krchevo; la raison
en est d'ailleurs facile a trouver. Krchevo est situee a la hauteur de
Dibra; la route de Krchevo a Gostivar, que je vais suivre, est a peu
pres parallele a la vallee de Dibra, ou coule le Drin noir; de l'une a
l'autre, la distance a vol d'oiseau varie de 35 a 45 kilometres; Dibra
n'est separe d'ou je suis que par une chaine de 1 200 metres d'altitude
au maximum, un peu plus au nord, qui s'epanouit, s'elargit et s'eleve;
deux sentiers suivent, l'un, au sud, le cours de l'Ibrova, qui prend sa
source a quelques kilometres de Dibra et passe non loin de Krchevo, et
l'autre, au nord, le cours de deux affluents du Drin noir et du Vardar,
dont les eaux s'ecoulent de chaque cote de la montagne de Mavrova, ainsi
ligne de partage des eaux entre l'Adriatique et l'Egee. Ces passages
rendent l'infiltration facile; la region peuplee de Dibra, de sa vallee
et de ses montagnes a deverse les Arnautes, depuis quelques annees, tout
le long de la route que je suis.

Au sud de Krchevo au contraire, les montagnes s'epaississent, la vallee
du Drin devient une gorge sans population et la voie de passage est
rejetee vers Struga et Okrida, par ou les Albanais se sont avances
lentement.

De Krchevo a Gostivar, la distance peut etre parcourue en huit heures de
cheval; la route s'arrete deux heures apres le depart de Krchevo, au
pied de la montagne Bukova; nous avons trouve non sans une peine infinie
des chevaux et des selles espagnoles, et l'officier de gendarmerie Azim
Effendi m'a prete une forte escorte; nous traversons en effet des lieux
qui ont mauvaise reputation: la montagne Bukova dresse a 1 400 metres
environ un large plateau couvert de cailloux et de broussailles, eloigne
de tout grand centre, separe par une longue suite de chaines des plaines
de Macedoine et n'ayant d'autre communication naturelle que la vallee de
Vardar a une douzaine de kilometres au nord; aussi, au beau temps des
grandes insurrections macedoniennes, etait-ce ici le quartier general
des revolutionnaires bulgares. Les troupes regulieres ne pouvaient venir
les pourchasser qu'a grand'peine et etaient a l'avance signalees.

Apres une assez penible montee, nous voici au sommet de la montagne;
c'est un desert de roche ou je range mon escorte; les silhouettes se
decoupent sur le ciel et, au loin, separee par un large et profond pli
de terrain, la ligne des montagnes, qui dominent la vallee de Dibra,
coupe l'horizon. Nous nous enfoncons sur le plateau et mes souvarys, par
habitude, rectifient la position, se divisent en peloton d'avant,
d'arriere et de centre et, prets a tirer, couchent le fusil sur la
criniere de leurs chevaux. Ce plateau est coupe de mille plis, ou les
broussailles assez epaisses par endroits et une herbe courte donnent aux
betes une maigre nourriture. Rien n'etait mieux choisi en verite que
ces lieux comme rendez-vous de revolutionnaires, et il n'est pas
etonnant que le repaire bulgare ait rempli merveilleusement son role.

Mais ceux que les Turcs n'ont pu vaincre par la force ont ete repousses
pacifiquement ou a peu pres par les paysans albanais. La montagne Bukova
est aujourd'hui situee en pays albanais; entre Krchevo et Gostivar, un
seul village est encore bulgare, tous les autres sont albanais; autour
de la montagne j'apercois quelques fermes isolees, je croise quelques
hommes: tous sont des Albanais; nous descendons vers la vallee de
Gostivar, le sentier est abrupt et penible, mais pittoresque; une petite
riviere qui va rejoindre le Vardar a Gostivar bondit de roche en roche,
forme des cascades, entretient une Agreable fraicheur sous les beaux
Arbres qui couvrent ce versant; au bas de la descente quelques maisons
sont construites le long du torrent; ce sont des Albanais qui nous y
offrent l'hospitalite; le chemin devient route, suit la riviere; les
terres cultivees donnent un mais superbe et du ble en abondance, qui
n'est pas encore partout fauche; sur la route, ce sont encore des
Albanais que nous croisons.

L'un d'eux est accompagne de sa femme a cheval, tandis qu'il la suit a
pied; du plus loin qu'il nous voit, il se precipite, essaie de trouver
une issue pour cacher son epouse, cependant soigneusement voilee; mais
la route passe en tranchee; il court trouver un peu plus loin un terrain
ou il pourra faire fuir le cheval; malchance! une haie epaisse resiste a
tous ses efforts; il est reduit a tourner le cheval et la femme face au
fosse de la route et, tout en tenant la bete par la tete, a se placer
entre elle et nous; nous passons sans paraitre les voir, selon le mot
d'ordre; a quelques pas je les photographie, mais c'est sans qu'il s'en
doute que je commets ce qu'il regarderait comme un attentat a l'honneur
feminin.

Au debouche des vallees montagneuses du Vardar et de son affluent le
Padalichtar, Gostivar dissimule derriere des rideaux d'arbres, dans la
plaine d'alluvions, ses mille maisons. Il est devenu depuis quelques
annees un centre important presque entierement albanais; les neuf
dixiemes des habitants sont arnautes, le reste bulgare, avec quelques
Serbes et quelques Turcs. On accede a la ville par un large pont de
bois sur le Vardar; au dela, un jardin public etend ses ombrages et des
arbres de belle venue entourent toutes les maisons; aussi, malgre
l'aspect assez miserable des masures, la bourgade a-t-elle un caractere
assez plaisant; a la tombee du jour, nous croisons plusieurs Albanaises
severement encloses dans des robes noires et des voiles blancs qui leur
ceignent la tete et la figure et tombent jusqu'aux genoux.

Nous arrivons chez un des notables de la ville, Kiamil bey, le bey le
plus influent de Gostivar, qui groupe autour de lui tous les grands
proprietaires albanais et qui d'ailleurs etait assez hostile aux
Jeunes-Turcs, mais il est en ce moment absent; un autre, Yachar bey, est
au contraire a son tchiflick et je me rends chez lui; sa maison est pres
de la ville et presente l'aspect d'une de nos demeures de village: c'est
un batiment a un etage, le toit est recouvert de tuiles, les fenetres
tout ordinaires; si banale est l'habitation, singulierement typique est
l'homme. Je suis recu par Yachar bey en personne et son fils Azam bey.

Yachar presente l'aspect saisissant d'un patriarche des ages recules:
il dit avoir quatre-vingt-dix ans, mais dresse sa haute et droite taille
avec fierte; son corps reste mince donne une singuliere impression
d'ossature puissante, recouverte d'un solide parchemin; sur ce grand
corps, une tete d'aigle au nez fortement arque vous fixe de ses yeux
noirs, ou la flamme de la vie brille toujours; il est vetu d'une grande
robe de laine blanche qui tombe jusqu'aux pieds; il s'enveloppe dans un
manteau noir ou le laisse tomber autour de lui sur le banc ou il est
assis; les pieds restent nus, et un turban blanc noue autour de la tete
termine la silhouette etrange. Les mains tiennent un chapelet aux grains
enormes et le font couler entre les doigts. C'est toute l'Albanie
d'autrefois qu'on croit voir en cet homme, l'Albanie ardente et sauvage,
primitive et rude, ne connaissant que ses coutumes, les defendant
aprement et capable en tout d'une vigueur singuliere.

A cote d'Yachar, voici Azam: c'est l'Albanie de demain; le bey
d'outre-tombe regarde le bey moderne et le comprend mal; la civilisation
gagne peut-etre a la transformation, mais le pittoresque, la couleur
locale y perdent et sans doute aussi avec eux disparaissent les
traditions centenaires; Azam est vetu a l'europeenne d'un veston fripe
et trop etroit; un faux col etrangle si bien son cou qu'il faut laisser
un de ses cotes libre; des bottines enserrent ses pieds, mais le font
souffrir et il les laisse deboutonnees; il porte le fez, et dans cet
accoutrement il figure le progres.

Je cause avec lui de ses terres; il me vante leur excellence; la
fertilite de ses grandes proprietes, en partie situees dans la large
vallee d'alluvions du Vardar qui s'ouvre a Gostivar, est prodigieuse:
ble, mais, orge, haricots, fruits, vigne, il cultive tout et tout pousse
en abondance; ces produits, comme aussi une certaine quantite de ceux de
la region de Krchevo, qui n'est qu'a huit heures d'ici, et de Dibra, qui
est eloigne de douze heures[5], se groupent a Gostivar et s'expedient
sur Uskub; le transport se fait par charrettes, au prix de 20 a 23
piastres en ete et de 30 piastres en hiver pour 100 ocres[6]; aussi tous
les beys attendent-ils avec impatience la construction du petit chemin
de fer sur route a voie etroite dont on parle pour relier Uskub a
Kalkandelem et Gostivar.

       *       *       *       *       *

La construction du chemin de fer sur route de Gostivar a Kalkandelem ne
sera pas difficile, car on ne saurait trouver voie plus rectiligne
pendant 25 kilometres d'affilee, longeant le cours du Vardar entre deux
rangees de collines. C'est dans une voiture du pays que je franchis
cette distance, c'est-a-dire sur une planche surmontee d'une bache
percee de deux trous de chaque cote et portee sur quatre roues; au grand
trot des petits chevaux, nous penetrons, la nuit tombante, a Kalkandelem
ou Tetovo et nous nous rendons aussitot a la grande tekie des Becktachi,
situee a dix minutes de la ville, ou une large hospitalite nous est
reservee.

Cette tekie est le centre de l'ordre musulman des Becktachi pour toute
l'Albanie; car celle de Koniah vit surtout par les traditions du passe,
nees au temps ou, jusqu'au sultan Mahmoud, les Becktachi jouaient un
grand role a la Porte et ou les ministres etaient choisis parmi eux.
Aujourd'hui que l'ordre est devenu de fait un ordre national albanais,
la grande tekie de Kalkandelem devait prendre une importance
considerable; avec la souverainete serbe, tout va changer, d'autant que
les succursales d'Ipek, de Diakovo, de Prizrend, sont tombees sous la
meme domination; sans doute le centre va emigrer vers El-Bassam, d'ou il
pourra diriger les grandes tekies du sud de l'Albanie chez les Toscs,
dont les terres et les richesses sont des plus importantes.

Cinq corps de batiments composent la tekie de Kalkandelem: l'un d'eux
est reserve aux hotes de passage, un aux moines, un aux animaux, un sert
d'entrepot, le dernier est la tekie proprement dite, ou les tombeaux de
saints sont l'objet du culte des fideles et des soins des derviches. Le
chef est absent; son remplacant est un derviche venerable, dont la barbe
de fleuve couvre de sa blancheur toute la poitrine; il porte un pantalon
a l'europeenne serre dans une large ceinture, ou sont passes pistolets
et poignards; une chemise de flanelle grise et un long gilet de laine
completent son habillement. Les autres derviches, tous albanais, qui
travaillent aux recoltes ont l'aspect singulierement vulgaire. La tekie
est administree par un bey, econome du monastere, que j'ai rencontre au
congres albanais d'El-Bassam. C'est lui qui dirige vraiment le couvent,
au point de vue temporel, qui prend soin des terres et des produits, et
en assure la vente.

Dans le batiment des hotes, il m'offre l'hospitalite; la grande piece du
premier etage donne sur la cour interieure pleine de verdure; le long
des portiques courent des branches de vigne et pendent de beaux raisins
dores; aux piliers de bois des plantes grimpent, et, autour de chacun
d'eux, un jeu de planches supporte des vases de toutes dimensions ou des
fleurs mettent les coloris les plus varies; le soir tombe; dans
l'atmosphere paisible, les dernieres clartes du soleil rougissent de
legers nuages, comme des flocons dores; le parfum des fleurs du portique
monte par la fenetre ouverte, et l'odeur des foins qu'on a coupes autour
de la tekie se mele a la senteur des roses, des heliotropes de l'herbe
que l'on vient d'arroser et de mille plantes odoriferantes. Dans la
vaste chambre, des boiseries et une banquette courent tout autour des
murs; a terre a ete prepare un matelas et des draps recouverts d'etoffes
de soie aux couleurs vives; c'est ici que je vais passer la nuit, quand
nous aurons dine. Le bey fait apporter une table et m'invite a apprecier
l'excellence de la cuisine du couvent: tour a tour nous sont servis une
soupe ou trempent des viandes diverses, des canards rotis, des
aubergines fort bien appretees et des poires; je le felicite sur la
perfection des mets et lui dis en riant qu'il n'y a que dans les
monasteres qu'on puisse manger convenablement dans les Balkans, opinion
a laquelle il se range aussitot.

Le lendemain est jour de marche et je ne manque pas de m'y rendre; la
plus grande animation regne dans les rues de la ville; il y a foule dans
le centre ou les marchandes etalent des deux cotes de la rue leurs
produits; les villageoises musulmanes et chretiennes sont accroupies a
terre cote a cote, leurs marchandises etendues devant elles sur un grand
linge a meme le sol; elles se rangent par specialites; voici celles qui
vendent des etoffes filees et brodees a la main, des mouchoirs, des
voiles, des turbans, des gilets, des chemises de laine blanche, des
serviettes; celles-ci ont de beaux boleros albanais tisses d'or, de
fabrication ancienne, dont elles se defont; d'autres apportent les
produits de leurs champs, des fruits de toute sorte, des poires, des
raisins, des melons, des pasteques; dans un angle de la grande place
c'est le marche du ble, des haricots et de la farine; ailleurs,
l'acheteur trouve les mille ustensiles d'usage courant que des
colporteurs des deux sexes amenent d'Uskub; ici, ce sont tous les objets
utiles a la culture; la, les armes et les couteaux, ceux d'autrefois et
ceux d'aujourd'hui, la pacotille de l'Europe centrale ou les beaux
pistolets de cuivre incruste.

Dans les rues, c'est un tohu-bohu de gens de la ville et des environs,
venant les uns pour vendre, les autres pour acheter; ce sont des
conversations, des reconnaissances, des cris, des disputes; on
s'interpelle, on se coudoie, on se salue, on se heurte et on passe non
sans peine. Voici des charrettes de paysans qui arrivent ou partent;
sous les baches des voitures des objets de toute sorte sont amonceles,
et les attelages de boeufs ou parfois de buffles tirent dru vers la
plaine d'Uskub ou la vallee de Tetovo et de Gostivar.

Necessite fait loi, et ces Albanaises si severement voilees et
enroulees dans leurs etoffes blanches et noires doivent laisser voir
leur figure et denouer leurs voiles pour vanter leurs produits a
l'acheteur et conquerir sa clientele sollicitee de toute part.
Villageoises bulgares et albanaises, chretiennes et musulmanes
l'attendent et le cherchent au milieu de la foule bariolee qui passe.
Vieux Turc basane, portant un turban de diverses couleurs, Albanais
svelte au polo blanc, Bulgare rude coiffe d'un fez, femmes aux vetements
de couleur rayes et aux claires blouses, porteurs d'eau dont les
immenses madriers encombrent la rue, paysannes a la tete coiffee d'un
fichu multicolore et au corps enroule de grossiere etoffe brune, jeunes
Serbes portant des paniers de marchandises ou choisissant des
colifichets, villageois albanais a la culotte blanche et au gilet brode,
tout ce monde emplit de gaite a ville et les couleurs chatoient sous le
clair et doux soleil de septembre.

La variete des types montre la diversite des nationalites qui habitent
la region; mais ici encore les Albanais ont peu a peu conquis le
terrain, acquis les villages, et conquis la majorite dans la ville; a
Kalkandelem, sur 5 000 maisons, on en comptait, a la veille des guerres,
3 000 environ albanaises, 1200 serbes et 800 bulgares; un club y avait
ete organise sous le nom de Club international, mais il etait devenu de
fait albanais; d'apres les renseignements recueillis ici, sur 100
villages du Kaimakanlik ou sous-prefecture de Kalkandelem, 68 sont
albanais, le reste bulgare et serbe, surtout bulgare; dans la region de
Gostivar, sur 60 villages, 40 sont albanais, le reste bulgare et
quelques-uns serbes; depuis dix ans les Albanais ont fait des progres
incessants et les Slaves ont use leurs forces a lutter entre eux.

Selon l'intensite de la propagande, tel village passait du "bulgarisme"
au "serbisme" et reciproquement; il semble que dans cette vallee du
Vardar, les races slaves melangees sont ballottees entre les
nationalites, a tel point qu'il est bien difficile de les rattacher a
l'une d'elles d'une facon tres nette; aussi y a-t-il de grandes chances
pour que la domination serbe, dans cette partie de la Macedoine jusqu'au
fond de la vallee de Gostivar, soit acceptee sans autres obstacles que
ceux que pourront lui creer les Albanais descendant de leur montagne.

De meme que le centre du mouvement albanais est ici la tekie des
Becktachi, de meme que les agents du "serbisme" a la veille des guerres
etaient des archimandrites et des maitres d'ecole, de meme c'est le
couvent de Lechka qui est le foyer de la propagande bulgare; ce
monastere, dit de Saint-Athanase, domine d'une centaine de metres la
vallee du Vardar, a une heure au nord de Kalkandelem; des eaux minerales
y jaillissent et de grandes terres fertiles l'entourent.

C'est vraiment l'une des phrases les plus souvent repetees dans tout ce
voyage par mes hotes que celle vantant la fertilite de leurs champs, et
on ne saurait douter de ce que pourra produire un tel pays sagement
administre: ble, mais, haricots, fruits, vignes, chataignes, tout pousse
en abondance et en force. La tranquillite assuree, des moyens commodes
de circulation etablis permettront une mise en valeur remarquable de ces
terres benies; aujourd'hui, ces moyens de circulation sont constitues
par des charrettes pour les produits et des voitures du pays, ou ce
qu'on appelle ici des phaetons (nous dirions des victorias), pour les
personnes: de Kalkandelem a Uskub il faut au moins cinq heures de
voiture; les marchandises paient de 6 a 15 piastres[7], selon l'epoque
de l'annee, par 100 ocres; les personnes 15 a 25 par personne pour des
voitures ordinaires, ou l'on est entasse huit assis a la turque sur une
simple planche; quant a un phaeton, il constitue un veritable luxe et il
faut assurer au voiturier 4 medjidie en ete et 5 en hiver.

       *       *       *       *       *

La route entre Kalkandelem et Uskub est constamment parcourue par des
attelages de paysans ou de citadins; elle est en assez bon etat et fort
pittoresque; entre les deux villes, le Vardar decrit un coude vers le
nord, comme s'il allait traverser le defile de Kacanik; la route coupe
la montagne par des defiles verdoyants pour gagner en droite ligne la
metropole; sur les hauteurs, une suite de monasteres tous bulgares
surveillent la plaine et servent de lieu de villegiature pendant l'ete
aux habitants des deux villes; aux alentours, les terres sont bien
cultivees et un betail abondant broute les prairies environnantes.

Bientot nous arrivons dans la plaine ou Uskub est bati; un cirque de
montagnes l'encadre et, au premier plan, une tres antique mosquee est
tout ce qui reste du vieil Uskub d'antan; Ussincha[8] est son nom; une
vieille demeure donne asile a un gardien et le minaret de la mosquee
marque de loin au voyageur l'emplacement de la ville disparue. Uskub a
ete reporte a une heure de voiture au centre de la plaine; tous les
villages se cachent au pied du cirque de montagnes, dans les replis des
collines, au flanc des hauteurs; les maisons y sont agglomerees et les
rives du Vardar n'en portent presque aucune; quelques grands tchiflik et
quelques fermes sont les seuls batiments qu'on rencontre au milieu des
champs mis en cultures de la plaine d'Uskub.

Pour me rendre compte de ce que sont les grands domaines dans cette
region et du role qu'y jouent les Albanais, j'en visite deux des plus
importants, celui de Bardoftza et celui de Tatalidja. Le premier est la
propriete de Rechid Akif pacha, bey albanais, de la famille d'Avzi
pacha, le premier pacha venu a Uskub; nous penetrons dans un veritable
chateau feodal, forme de trois corps de batiments successifs, le premier
pour les serviteurs et le betail, le second pour le selamlik, le
troisieme pour le haremlik; une large terrasse vitree au premier etage
du selamlik permet de jouir de la vue de la plaine; de grandes pieces
ornees de fresques naives presentent un aspect seigneurial; des bains
meme y sont amenages et l'on semble attendre un hote toujours absent;
ces batiments sont entoures de murs enormes perces de meurtrieres; sept
koule ou tours en defendent les approches; c'est une vraie forteresse.

L'intendant me fait visiter les lieux: le maitre est proprietaire de 20
000 dolums; cinquante fermiers en dependent et partagent par moitie les
recoltes avec le bey; ils cultivent le ble, le riz, le mais, l'orge, les
haricots, les fruits, le tabac, l'opium; chaque paysan a sa maison et
ses bestiaux et il reste sa vie durant sur la terre, en en transmettant
l'exploitation a ses descendants. Bardoftza est certainement de toutes
les demeures de bey, celle qui presente l'aspect le plus imposant; c'est
un chateau princier, mais vide et froid.

Tatalidja est moins grandiose; le proprietaire est aussi un Albanais,
Kiany bey, fils de Gaby bey; l'intendant, Albanais egalement, est loin
d'avoir l'allure de celui de Bardoftza: c'est un rude paysan qui mene a
la baguette les Bulgares, hommes et femmes, qui sont au travail. Au
milieu d'une large cour, le haremlik dresse ses etages, que domine une
terrasse couverte; devant la cour, une suite de hangars abrite des
taudis, ou vivent les paysans. Je demande la permission d'en visiter un:
je descends dans une sorte de cave; sur la terre, quelques pierres
supportent des ustensiles; des murs en terre battue separent cette
habitation de la voisine; dans un angle, un carre de terre surelevee est
couvert d'un peu de feuillage: c'est le lit; aucun foyer n'est amenage;
le feu brule a meme le sol, entre deux pierres; au toit a travers les
planches, un trou laisse fuir la fumee; aucune fenetre n'est pratiquee;
la porte basse, par laquelle je suis entre, est la seule ouverture.
J'examine les objets qui garnissent le logis; on peut les denombrer
facilement: un escabeau, deux nattes, un recipient, un balai, des
jarres pour l'eau, et c'est tout. Sur une grosse pierre, comme siege,
l'homme et la femme sont assis; ils portent des vetements en guenilles,
les pieds sont nus, la face crie la misere et la brutalite; ce sont les
paysans bulgares du grand proprietaire.

Dans le champ en face, les gerbes de ble sont accumulees par centaines;
un cheval les bat, des femmes apportent le ble et remportent la paille;
l'intendant dirige tout ce monde et ne laisse de repit a personne.

Ainsi, dans ce contact entre Albanais et Bulgares, les premiers
profitaient de maints avantages; dans les regions ou la grande propriete
etait rare et la petite nombreuse, comme dans celles de Gostivar ou de
Kalkandelem, les villages albanais s'infiltraient peu a peu entre les
villages slaves, les repoussaient, entouraient la ville; puis, les
Arnautes penetraient dans la ville, s'y developpaient et peu a peu le
pays devenait albanais. Dans les regions plus lointaines, ou la grande
propriete etait etendue, le proprietaire du tchiflik et son intendant
etaient des Albanais, et ils tenaient sous leur pouvoir la population
slave des paysans fermiers. La domination serbe dans le nord, comme la
domination grecque au sud, en Epire, va se trouver aux prises avec ces
graves questions sociales, et les resoudre ne sera pas une des moindres
difficultes du nouveau regime.

Tandis que nous gagnons Uskub, point de depart initial et terme de ces
longs voyages, je songe a tous ces problemes que pose aujourd'hui, si
angoissants, la victoire serbe. Au centre de la plaine, les maisons de
la ville s'etendent sur la rive gauche du Vardar; sur la rive droite,
quelques batiments escaladent la colline d'Uskub, au sommet de laquelle
des casernes tiennent la ville, selon l'usage turc, sous la domination
de leurs fusils.

Devant le konak, un fourmillement d'hommes et de betes, des voitures et
des paniers, des produits amonceles et des hottes garnies occupent la
large place du marche, ou les gens a cet instant ne pensent qu'a leurs
achats et a leurs ventes.

Cependant, sur ce terre-plein et dans ce palais, que de faits se sont
deroules jadis et hier; quelle histoire plus mouvementee que celle de
ces six dernieres annees! Je me reporte a mon premier voyage avant la
revolution jeune-turque: le Serbe ne comptait plus, chacun predisait la
fin d'une race; le Bulgare s'appretait a etendre son pouvoir sur toute
la Macedoine; l'Albanais pretendait etre le successeur du Turc, du droit
de la force et de celui de l'heritier designe. La lutte s'exaspere; les
bandes dechirent le pays; puis la revolution eclate; dans la stupeur
tous croient au triomphe, a la delivrance, a la victoire; chacun sur
cette place embrasse son voisin, pensant que ses desirs sont combles.

Mais une fatalite extraordinaire veut perdre la Turquie; par une folie
etrange, elle brise la seule force qui soutenait sa domination en
Macedoine: le Turc combat l'Albanais; c'est la fin: le nationalisme turc
a fait la revolution, le nationalisme turc a perdu la Turquie d'Europe;
les Arnautes quatre annees durant resistent, guerroient, reculent,
reviennent, et au jour favorable entrent victorieux sur cette place du
Konak, ou ils installent leur chef. Ce n'est pas pour longtemps: la
premiere guerre balkanique eclate; les Serbes poussent jusqu'a Monastir
leurs armees victorieuses, puis arretent l'attaque bulgare et
s'installent dans cette Macedoine centrale du lac d'Okrida a Monastir
et a Uskub, que, depuis le nouveau siecle, Albanais et Bulgares se
disputaient. Tel est la fin de ce troisieme ou quatrieme acte, qui s'est
joue en l'an de grace 1913.

Peut-etre ne sera-t-il pas le dernier de la tragedie balkanique:
Albanais et Bulgares s'y emploieront en tout cas.


NOTES DE BAS DE PAGE:

[5] Les Serbes termineront cette annee la construction d'une route
    qui permettra d'aller facilement de Gostivar a Dibra.

[6] 23 piastres font ici 1 medjidie, soit 4 fr. 20 et 100 ocres font
    un peu plus de 100 kilos.

[7] Comptees 123 piastres a la livre.

[8] Hussein Sah, dit la carte autrichienne.




CHAPITRE IX

CONCLUSION

L'ALBANIE AUTONOME ET L'EUROPE


     La question d'Orient et la question albanaise || La force du
     sentiment national albanais || La politique d'Abdul-Hamid et
     l'expansion de la nationalite albanaise || La vie politique
     internationale de l'Albanie: son importance dans l'equilibre
     diplomatique du vieux monde || La vie politique interieure de
     l'Albanie || La resurrection de l'Albanie et son avenir: Gaule
     ou Pologne?


La question d'Orient a mille aspects, et l'un d'eux est aujourd'hui la
question albanaise; les autres problemes souleves par les guerres
balkaniques ne sont peut-etre pas resolus, mais toutefois leur solution
definitive ou provisoire parait reportee a quelques annees; ils vont
sommeiller jusqu'a la prochaine crise; la question albanaise est au
contraire pressante, aigue, et de bons esprits croient que sa
liquidation n'ira pas sans trouble, ni sans imprevu.

Je voudrais, en quelques pages, montrer comment cette question se pose
en 1914, quels sont ses origines, ses elements, et quels essais de
solution pourraient lui etre apportes.

       *       *       *       *       *

On dit communement en France que l'Albanie est le fruit d'une invention
diplomatique de l'Autriche-Hongrie, que l'Europe divisee a laisse faire
celle-ci pour maintenir le concert des grandes puissances et que Vienne
n'a vu dans cette creation qu'un moyen de garder une partie de
l'influence qu'elle exercait dans les Balkans. L'Autriche-Hongrie serait
ainsi l'auteur responsable de la question albanaise.

Pour bien juger les faits, il faut faire le depart entre les difficultes
dont la diplomatie du _Ballplatz_ est l'origine et celles qui tiennent a
la nature des choses, je veux dire a l'existence d'une nationalite
albanaise. Des esprits simplistes s'imaginent que si l'on avait laisse
aller les evenements, si la Serbie, le Montenegro et la Grece avaient pu
en toute liberte se partager l'Albanie, le depecage d'une nouvelle
Pologne aurait ete accompli sans consequences internationales. C'est
compter sans son hote; pour la tranquillite future et l'avenir
economique de ces trois Etats balkaniques, dont je desire vivement la
prosperite et la grandeur, je me felicite qu'une circonstance etrangere
les ait delivres de ce present de Nessus.

Je sais bien que Serbes, Grecs ou Montenegrins ne veulent pas entendre
raison, quand j'ai l'occasion de dire a l'un d'entre eux cette verite,
et je les en excuse: pendant trop d'annees, ils ont trop souffert de la
domination de fait des Albanais et des beys; au moment ou ils allaient
enfin les traiter comme eux-memes l'avaient ete, on arrete leurs bras et
on contient leur vengeance depuis si longtemps motivee. J'ai vu la
situation dans les villages a la veille des guerres balkaniques, et je
n'ignore rien des sentiments trop facilement explicables des chretiens
orthodoxes. Mais il ne s'agit point ici de sentiments. C'est l'avenir et
le developpement de ces Etats qui est en jeu, et j'affirme seulement que
ni la Serbie ni la Grece ne sont assez riches, assez prosperes et assez
fortes pour braver le sentiment public international et jouer au Germain
en Posnanie, non plus que pour user leurs ressources a noyer des
revoltes dans le sang, a guerroyer contre des guerillas et a pacifier
un pays traditionnellement insoumis.

Si j'avance pareille opinion, c'est que le spectacle des faits m'a
convaincu de la profondeur du sentiment national albanais. Je me
rappelle avoir lu, je ne sais ou, une lettre d'un correspondant de
journal qui affirmait l'inexistence de la nationalite albanaise, et il
etayait sa demonstration sur le fait que les Albanais se trouvent
divises sur la plupart des questions; a pareille objection, quelle
nationalite subsisterait?

Qu'entre Albanais de profonds desaccords existent, qui l'ignore? mais le
seul point interessant est de savoir s'ils se sentent tous Albanais et
si tous rejettent une domination qu'ils tiennent pour etrangere; or,
soyez sur que meme Ismail Kemal et Mgr Primo Dochi, quand ils recoivent
des concours de l'Autriche, savent et sentent qu'ils emploient les memes
moyens que Conde, recevant secours des Espagnols contre Mazarin, ou les
revolutionnaires mexicains attendant des armes des Etats-Unis contre le
president au pouvoir; c'est precisement une des plus vives impressions
de mon voyage en Albanie que le souvenir de la force du sentiment
national albanais dans toutes les regions du pays.

Je dirai meme que de tous ces "nationalismes", qui ont survecu a la
conquete turque et que la force imponderable des idees a ranimes au XIXe
siecle, l'Albanais est le plus remarquable. Tous sont reconnaissables a
un seul caractere, qui n'est ni la langue, ni la tradition, ni
l'histoire, ni la religion, mais la conscience nationale; langue,
tradition, histoire, religion servent a la former, a la conserver, a
l'accroitre; mais le sentiment personnel est seul decisif: qui se sent
Serbe est Serbe, meme s'il parle bulgare, si son pere se disait bulgare,
si son village etait jadis sur le territoire des anciens tzars de
Bulgarie, s'il va a l'eglise de l'exarque.

Or, quels sont ces "nationalismes" des Balkans? Du turc, du grec, du
bulgare, du serbe, il suffit de rappeler le nom. Les Valaques aux
origines incertaines sont trop dissemines pour qu'ils aient la
possibilite materielle de constituer un Etat; quant aux juifs, si nous
etions encore au temps des villes libres et des republiques marchandes,
Salonique serait la Hanse de la mer Egee sous le gouvernement des juifs
espagnols de culture francaise; mais ce temps a passe et ils se
contentent d'etre les grands banquiers de l'Orient et les intermediaires
de la Macedoine et de l'Occident.

Il y avait aussi dans l'ancienne Turquie d'Europe des villages slaves,
sans denomination nationale precise; longtemps ils n'ont ete ni serbes,
ni bulgares, parlant le slave de Macedoine, pratiquant l'orthodoxie, et
s'affirmant simplement Slaves; la propagande violente des Serbes et des
Bulgares pendant les vingt dernieres annees a ballotte ces villages du
"serbisme" au "bulgarisme"; en fait, toutefois, la conversion aux idees
nationales bulgares a ete la plus frequente; chacun l'explique a sa
maniere: les Bulgares et leurs amis disent qu'en Macedoine le fond de la
race est bulgare; c'est possible, mais quelle affirmation difficile a
prouver! Dans ces pays ou tous les peuples ont laisse des alluvions
successives, dans ces territoires qui ont connu les empires les plus
varies, si on raisonne sur la race et sur l'histoire, on entre dans
l'insoluble.

En realite, l'extension de la nationalite bulgare en Macedoine est due a
ce que les Slaves de Bulgarie ont fait plus longtemps que ceux de Serbie
partie de l'empire ottoman, qu'ils y ont poursuivi une propagande du
dedans, qu'ils etaient mieux situes geographiquement, qu'enfin et
surtout les Bulgares sont nes d'un melange de Turcs et de Slaves qui a
produit le resultat que l'on sait: un peuple aux immenses qualites et
aux immenses defauts, solide, resistant, travailleur, acharne,
opiniatre, homme de fond, paysan excellent avec lequel on peut compter
et batir, se battre et conquerir, puis tenir et organiser; mais un
peuple brutal, sans delicatesse ni finesse, incapable de comprendre un
accord et une concession, cruel et rude, aussi antipathique a l'homme
qui n'entre en relation avec lui que pour son plaisir que hautement
estime de qui prend contact avec ce peuple pour travailler en commun.
Avec ces qualites et ces defauts, comment les Bulgares n'auraient-ils
pas fait triompher en Macedoine leur propagande au detriment des Serbes?

Toutes ces nationalites, qu'on veuille bien le remarquer, ont ete
conservees durant les siecles de la domination turque par la religion;
la religion a ete le filtre magique qui a empeche la destruction du
sentiment national; qui l'a abandonnee a perdu en meme temps l'esprit
national; qui s'est fait musulman, et notamment la plupart des grandes
familles slaves au temps de la conquete, a epouse les sentiments
patriotiques du vainqueur. Dans le creuset de la religion de Mahomet,
l'esprit national s'est evapore.

Or, au creuset de l'islam, la nationalite albanaise seule en Turquie
d'Europe ne s'est pas fondue; des Albanais, les uns sont demeures
chretiens, la majorite est devenue musulmane; mais le musulman albanais
est reste albanais, seule exception dans les Balkans a l'adage que les
nationalites y sont des religions, et illustre exemple de la profondeur
et de la force du sentiment national albanais.

Depuis le XIVe siecle, ce sentiment national a fait ses preuves; lorsque
la maree de la conquete turque passa sur tous les peuples des Balkans,
le Slave ne paraissait plus etre qu'une denomination, le Grec ne
semblait vivant que par la litterature et le phanar; seuls le Juif et
l'Albanais maintenaient intacte leur nationalite et l'affirmaient: dans
ses montagnes ou il s'etait retranche, le Shkipetar gardait sa langue,
sa conscience nationale, meme son type physique et sa race; quelques
melanges se produisaient bien avec les Slaves dans la vallee de Dibra
ou avec les Grecs en Epire, mais le centre de l'Albanie restait intact;
l'Albanais restait si bien albanais et s'assimilait si peu au Turc que
les sultans se servaient d'eux pour dominer leurs autres sujets; ils
exploitaient cette difference de sentiment en favorisant de toutes
manieres les Arnautes et en les utilisant pour les besoins de leur
pouvoir personnel et pour la domination des Turcs.

Quand, au souffle des idees nouvelles, les religions chretiennes de
l'empire ottoman se sont muees en nationalites, la Porte s'est trouvee
privee de points d'appui solides en Macedoine; en Thrace, les campements
turcs etaient nombreux et suffisaient pour assurer le pouvoir de
Constantinople sur des adversaires divises; mais dans la Macedoine, dans
l'Epire, dans la Vieille-Serbie, les Turcs etaient trop peu nombreux
pour constituer la force sociale necessaire.

Avec un veritable genie politique, Abdul-Hamid comprit que l'Albanais
devait remplacer le Turc; des lors, sa ligne de conduite fut tracee et
appliquee avec suite: par l'Albanie musulmane, il domina la Macedoine;
en consequence, a l'interieur de l'Albanie, personne ne devait
penetrer, ni aucune idee moderne s'infiltrer; les tribus et les beys
recevaient satisfactions et privileges; mais toute tentative
d'organisation etait rigoureusement reprimee et son auteur exile; la
division etait soigneusement cultivee entre tribus, religions,
influences; on attirait a l'exterieur de l'Albanie, notamment a
Constantinople, les personnalites marquantes, on les entourait de
faveurs, et tout ce qui etait albanais s'y trouvait sous la protection
personnelle du Sultan; ceci fait, on favorisait l'infiltration albanaise
et la domination sociale des Albanais sur les trois fronts, au nord
contre les Serbes, au sud et au sud-est contre les Grecs, au nord-est et
a Test contre les Bulgares.

Aussi, le grand phenomene social en Albanie pendant les trente dernieres
annees a-t-il ete l'expansion des Albanais au dela des montagnes qui
etaient leur demeure traditionnelle; au nord, au moment de la guerre, la
conquete pacifique de la Vieille-Serbie etait presque accomplie; les
Serbes etaient rejetes a la frontiere et mis en minorite meme a
Prichtina; la preponderance albanaise s'affirmait dans la plaine
d'Uskub et dans la ville elle-meme; a l'est, les Albanais debordaient le
lac d'Okrida, noyaient les cites de Struga et d'Okrida dans une campagne
albanaise et gagnaient de l'influence dans ces deux villes; a Monastir,
ils se fortifiaient chaque jour; dans le nord-est, ils conqueraient de
meme sur les Bulgares toute la haute vallee du Vardar et devenaient la
majorite a Kalkandelem et a Gostivar; ils poussaient leurs villages vers
la Macedoine centrale, et les ambitieux les voyaient deja entourant
Salonique; au sud, en Epire, il n'en etait pas autrement. Ainsi, en un
vaste eventail, les Albanais poussaient leurs villages et leurs domaines
vers la frontiere serbe, Uskub, la Macedoine centrale, Monastir, Janina
et le golfe d'Arta. L'un de leurs chefs me disait: "Si Abdul-Hamid etait
reste cinquante ans encore sur le trone, la Turquie d'Europe, la Thrace
exceptee, serait devenue albanaise."

La methode d'expansion suivie par les Albanais consistait en deux
procedes: c'etait la conquete tantot par les boys, tantot par les
paysans.

Dans les regions les plus lointaines, au milieu des populations
chretiennes, en Epire ou dans la plaine d'Uskub par exemple, les
grandes proprietes, les tchiflik, etaient acquises ou prises par des
beys albanais; ils amenaient un intendant albanais et reduisaient sous
leur domination tout le peuple des fermiers chretiens; ceux-ci, tenus
dans un demi-servage, etaient a la merci du seigneur.

Dans les regions proches, en Vieille-Serbie, dans la haute plaine du
Vardar, dans les plaines d'alluvions du lac d'Okrida, les paysans
Albanais venaient s'etablir en groupe; ils descendaient de leurs pauvres
montagnes, prenaient ou recevaient les terres en friches ou les terres
du gouvernement, fondaient un village, puis un autre, entouraient les
centres slaves, puis les rejetaient plus loin et continuaient leur
marche en avant. L'expulsion des villages slaves ne se faisait pas par
la force, mais par une douceur a laquelle se joignait l'appareil de la
force; l'Albanais est belliqueux, ardent, tenace et adroit; il avait le
droit traditionnel de porter le fusil. Aussi, des qu'un village slave
etait entoure de villages albanais, il abandonnait de lui-meme la
partie, tant ce voisinage lui paraissait redoutable.

Ainsi la nationalite albanaise, apres avoir affirme sa vitalite au
cours de l'histoire, avait pris au debut du XXe siecle une expansion
nouvelle extraordinaire.

Tel est l'etat ou elle se trouvait au moment de la chute de la Turquie
d'Europe; cela laisse presager les difficultes de demain. Ce peuple
vigoureux, ardemment national, en plein essor depuis trente ans sur
toutes ses frontieres, maitre de la moitie de la Turquie d'Europe, on
aurait pretendu le supprimer; qui va se charger de l'operation que n'ont
pas reussie les Turcs depuis cinq siecles?

Des lors, si l'on adopte comme formule nouvelle de la politique en
Orient celle des "Balkans aux Balkaniques", comment refuser le droit a
l'autonomie au seul peuple qui ait su toujours conserver son autonomie
de fait sous le joug turc?

       *       *       *       *       *

Si donc c'est la nature des choses qui legitime l'autonomie de
l'Albanie, le _Ballplatz_ n'a-t-il fait que modeler sur elle sa
politique?

On ne saurait nier que, si l'Albanie n'a pas ete--tout au contraire--une
invention diplomatique de l'Autriche et de l'Italie, ces deux
puissances se sont servies de cette creation necessaire pour imposer les
desseins personnels de leur politique. Elles n'ont pas voulu repeter la
fable de _l'Huitre et les Deux Plaideurs_; et quand le juge serbe ou
grec, du droit de la victoire, a voulu saisir l'objet des ambitions
italo-autrichiennes, les deux monarchies y ont mis un brutal hola.

Mais la politique d'un Etat a le devoir d'etre egoiste et, quand elle
peut l'etre en profitant de la nature des choses, qui aurait le droit de
lui reprocher d'etre une politique interessee?

Toutefois, et c'est la le point qu'il convient d'examiner, comment
l'Autriche-Hongrie a-t-elle concu la creation de l'Albanie, et cette
conception n'est-elle pas a l'origine de toutes les difficultes de
l'heure presente?

L'observateur equitable doit reconnaitre la tres difficile situation de
l'Autriche-Hongrie en presence de la liquidation balkanique. Quand, sans
s'en douter, elle l'a amorcee par l'annexion de la Bosnie, dont la
conquete de la Tripolitaine a ete la suite, elle etait loin de penser
que l'operation se poursuivrait comme on l'a vu. Sa diplomatie a ete
prise deux fois au depourvu, la premiere en escomptant la victoire
turque, la seconde en escomptant la victoire bulgare. Chaque fois elle a
manque d'energie avant et de doigte apres.

L'Autriche, en effet, pour qui veut se mettre un instant a la place de
ses dirigeants, a dans les Balkans trois interets essentiels a
sauvegarder, qu'on peut ainsi formuler: en premier lieu, liberte de la
mer Adriatique, pour n'y etre pas enfermee, et par suite garantie que
Vallona ne tombera pas au pouvoir d'une puissance grande ou petite; en
second lieu, maintien des debouches economiques qui ont une importance
capitale et traditionnelle pour le commerce de la monarchie
habsbourgeoise; en troisieme lieu, maintien de l'equilibre des forces en
Orient, pour n'etre pas prise dans un etau entre une union balkanique
presumee et la Russie.

A la veille de la premiere guerre, si l'Autriche avait prevu les deux
solutions possibles, au lieu de ne songer qu'a une, il y a lieu de
croire qu'elle aurait obtenu facilement satisfaction; un homme d'Etat,
comme le comte d'AErenthal, aurait pris ses precautions, en faisant
savoir a l'avance a la Grece qu'il considerait comme intangible Vallona
et toute sa region, a la Serbie que, si celle-ci pouvait s'emparer de la
Vieille-Serbie, l'Autriche reoccuperait le sandjak et elle demanderait
la promesse d'une liaison ferree directe de la Bosnie a Uskub ainsi que
des avantages economiques. Ces demandes, presentees avec energie et
habilete avant la guerre, auraient sans doute ete accueillies avec
empressement par la Serbie, au prix d'une neutralite bienveillante.
Quant a l'equilibre des forces en Orient, il etait aise de l'assurer:
Grece et Roumanie avaient trop d'interet a se mefier d'une preponderance
slave.

Au lieu de suivre une telle ligne de conduite, prudente, profitable et
energique, l'Autriche, ballottee par les circonstances, n'a su que
menacer, contracter d'enormes depenses, amener une crise economique
interieure, puis concevoir une Albanie, non pas creee sous sa protection
pour maintenir l'equilibre des influences et faciliter la liquidation
balkanique, mais inventee pour mettre obstacle au plus legitime desir de
la Serbie, celui de s'assurer un port sur la mer. A ce moment
l'Autriche-Hongrie, au lieu de ne prendre en consideration que ses
propres interets essentiels, a eu egard a ceux des autres, mais pour
s'y opposer. Le noeud de la crise presente et des difficultes futures
est la: la Serbie, dans le partage des territoires, avait obtenu son lot
legitime et la satisfaction de son interet capital: avoir un port libre
lui appartenant; l'Autriche ne pouvait a aucun titre pretendre qu'une
telle ambition heurtait ses interets essentiels; cependant, elle a mis
son honneur a interdire a la Serbie l'acces de l'Adriatique, en jouant
de l'autonomie de l'Albanie, comme si l'Albanie et les legitimes
interets de l'Autriche en ce pays etaient en quoi que ce soit en danger,
au cas ou les Serbes auraient pu creer un port purement commercial dans
l'extreme nord de la contree.

Des lors toute la diplomatie de l'Autriche etait determinee: une
creation juste et heureuse, ou l'Autriche aurait pu exercer son
influence, etait transformee en une machine de guerre contre la Serbie
par une politique malhabile, contraire aux vrais interets de l'Autriche
et infiniment pernicieuse dans ses resultats.

Rejetee de l'Adriatique, la Serbie devait se retourner vers la Bulgarie
et lui demander une compensation; c'est bien sur quoi comptait
l'Autriche, et des lors elle ne pensa qu'a brouiller les deux allies;
la Bulgarie se laissa tourner la tete par les promesses viennoises; mais
Vienne et Sofia recurent une rude lecon, dont les resultats, si merites
qu'ils fussent, n'en sont pas moins deplorables, car ils sont pleins de
dangers pour le lendemain. Une liquidation balkanique bien faite aurait
du assurer a la fois un equilibre des puissances des Balkans
proportionnel a leur force d'avant la guerre et une attribution des
territoires conforme dans les grandes lignes aux voeux des populations.
De toute maniere, ce dernier voeu etait difficile a etablir, les
nationalites etant emmelees au plus haut degre. Mais, avec des
sacrifices, des arrangements et des assurances reciproques, un etat de
choses convenable pouvait etre etabli.

Monastir paraissait devoir etre le point d'ou rayonneraient toutes les
dominations. A la veille de la guerre, on pouvait tracer sur une carte
de Macedoine deux lignes, l'une partant du lac d'Okrida et aboutissant a
Monastir et a Salonique, l'autre partant de Prizrend, passant a Uskub et
rejoignant la frontiere serbe; ainsi la Macedoine et la Vieille-Serbie
etaient divisees en trois parties, l'Albanie mise a part; dans
l'ensemble, malgre de nombreuses exceptions, les Grecs dominaient au sud
de la premiere ligne, les Serbes a l'ouest de la seconde et les Bulgares
entre les deux; mais la part des Serbes, meme en leur attribuant le
debouche sur l'Adriatique, aurait ete un peu faible et l'equilibre des
forces demandait qu'on la grossit; leur assurer la plaine d'Uskub et la
region entre Uskub et Monastir au moins jusqu'a Krchevo n'etait pas
exagere, d'autant que si ce pays se disait bulgare, il avait ete
longtemps simplement slave et la conversion au "bulgarisme" etait
recente. Ainsi, le centre des Balkans, Monastir, le lac d'Okrida et la
chaine de Ferizovic a Koritza devenait le centre de dispersion des
souverainetes serbe, bulgare, grecque, albanaise. Une telle liquidation
pouvait preparer un _statu quo_ a la fois definitif, equitable et
equilibre.

L'initiative autrichienne rejetant la Serbie de l'Adriatique, la lancant
ainsi par contrecoup contre la Bulgarie, a produit la victoire
serbo-grecque et le partage de territoires que l'on connait, legitime
fruit de la victoire, si l'on veut, mais anormal et gros de perils: non
seulement les parts ne sont plus equilibrees; mais on taille en plein
corps dans des populations d'autres nationalites pour les rattacher a
des souverainetes contraires a leurs voeux.

La paix de Bucarest est donc une paix boiteuse; elle porte en elle-meme
les germes qui la remettront en question; est-ce la faute de la
Roumanie, de la Serbie et de la Grece? Celles-ci ne pouvaient agir
autrement qu'elles ont fait; a la demande de revision de la paix
formulee par l'Autriche, elles auraient pu repondre: "Nous acceptons;
nous reconnaissons avoir enleve a la Bulgarie des territoires qui sont
habites par ses fils; nous savons que jamais un Macedonien bulgare du
royaume n'oubliera que les Serbes detiennent Monastir et Okrida, le
monastere de Saint-Naoum et les couvents bulgares, que les Grecs
possedent les regions centrales ou les Bulgares sont l'immense majorite;
l'exemple de l'Occident montre que les annexions injustes, meme si les
circonstances les expliquent, pesent sur le cours de l'histoire; mais,
alors, rendez-nous a nous, Grecs, cette Epire que vous nous refusez,
rendez-nous a nous, Serbes, ce debouche vers l'Adriatique dont vous nous
avez interdit les abords."

La revision des traites de Londres et de Bucarest serait infiniment
desirable, mais elle depend de l'Autriche et de l'Italie; elle devrait
porter sur quatre points pour se conformer aux droits des nationalites
et a l'equilibre des forces: 1 deg. maintenir la frontiere bulgaro-turque
etablie par l'entente directe des deux Etats, les Bulgares n'ayant
d'ailleurs aucun droit sur la Thrace, qui n'est pas bulgare; conceder
par contre aux Bulgares des territoires dans le centre de la Macedoine,
ou domine leur nationalite; 2 deg. donner a la Grece l'Epire jusqu'au golfe
de Vallona et au cours de la Vopussa; 3 deg. assurer a la Serbie un port
commercial et une voie d'acces a l'Adriatique; 4 deg. laisser a l'Albanie la
vallee de Dibra et reporter la frontiere aux sources du Vardar. C'est
assez dire que la refonte juste et equilibree des traites est aussi
improbable qu'elle serait souhaitable.

Pour l'avenir, pour la securite et la bonne organisation de l'Albanie,
la politique autrichienne aura des suites deplorables: au lieu de creer
un Etat bien constitue, on l'ampute d'un cote et on l'alourdit d'un
autre d'un point mort. Dibra et sa vallee sont partie integrante de
l'Albanie; les lui enlever, c'est creer une cause de perpetuel
dissentiment entre Serbes et Albanais; la vallee est entouree de hautes
montagnes qui servent de repaire aux tribus, dont la ville est le
marche; l'hiver, elle est coupee de toute communication; une gorge
resserree, celle du Drin noir, la met en relation difficile avec Okrida,
une autre avec Kukus et la vallee du Drin blanc; j'ai sejourne dans ces
tribus, je connais leur etat d'esprit et j'estime qu'une telle annexion,
sans profit pour la Serbie, ne servira qu'a etre une occasion permanente
de conflit entre celle-ci et les Albanais. Dibra doit rester a l'Albanie
et n'est pour les Serbes qu'un present dangereux. Mais si on la leur
retire, on leur doit une compensation, celle qu'on leur refuse, le port
libre et le debouche commercial.

Par contre, quel poids mort va tramer l'Albanie en Epire! Les
populations orthodoxes de langue grecque se disaient albanaises contre
le Turc musulman, mais elles se sentent grecques contre l'Albanie
musulmane. Ici encore l'Autriche et l'Italie mettent leur honneur a
soutenir des conceptions qui ne correspondent a aucun de leurs interets
essentiels; elles voudraient creer au nouvel Etat le maximum d'embarras
qu'elles ne s'y prendraient pas autrement.

Ainsi les plus graves difficultes du present et de l'avenir ne sont pas,
dans les Balkans, le fait de la creation d'une Albanie autonome,
conception juste et je dirai necessaire; mais elles sont le resultat de
la politique autrichienne et, dans une moindre proportion, de la
politique italienne; c'est a ces diplomaties et a elles seules que l'on
doit la mauvaise repartition des territoires et ses consequences: l'etat
instable des Balkans, les menaces de l'avenir, les mauvaises frontieres
de l'Albanie demembree au nord, alourdie au sud, les difficiles
relations avec ses voisins que menage au nouvel Etat une telle
situation.

       *       *       *       *       *

L'Albanie autonome existe de par la force de sa nationalite et la
volonte de l'Europe. D'apres le spectacle des hommes et des choses,
est-il possible d'esquisser les grands traits de sa vie politique et
economique de demain?

Sa vie politique internationale est nee d'evenements qui ont donne de
nouvelles directions aux diplomaties europeennes et modifie profondement
l'equilibre de notre continent. Dans les causes qui ont amene ces
evenements, les Albanais ont une part capitale: leur revolte, leur
triomphe et l'anarchie qui en est resultee en Turquie ont provoque les
convoitises et ruine la force de resistance de l'empire turc en Europe,
ainsi que je l'ai montre dans l'Albanie inconnue. Si la question
albanaise a eu de si profonds retentissements sur l'Europe entiere au
moment de la naissance de cet Etat, est-il exagere de croire que sa vie
politique aura une repercussion non moins importante sur l'equilibre
diplomatique du vieux monde?

Qu'on veuille bien y songer. On dit habituellement: l'Albanie va etre un
jouet entre les mains de l'Autriche et de l'Italie; ce sera un fantome
d'Etat Autonome; Vallona, Durazzo, Scutari seront les capitales
nominales, Vienne et Rome les capitales reelles. Aussi, par avance,
recule-t-on le plus possible les limites de ces frontieres pour agrandir
le gateau a partager. La creation de l'Albanie, conclut-on, n'est qu'une
hypocrisie diplomatique pour cacher une mainmise des deux Etats sur une
partie des Balkans.

Laissons pour un instant les vues actuelles de la _Consulta_ et du
_Ballplatz_ et considerons seulement la realite: est-on si assure que
l'Albanie ne sera qu'un jouet entre les mains des deux puissances de la
Triplice? est-on si assure que les deux partenaires tireront dans le
meme sens les ficelles de ce jouet?

Je ne crois point pour ma part a une mainmise _facile_ sur l'Albanie; la
Bulgarie voisine donne une eclatante lecon de choses sur l'ingratitude
des Etats; cependant, la race, la religion, la fraternite d'armes
rapprochent la Bulgarie de la Russie; combien vite cependant la
liberation par le peuple frere a-t-elle ete oubliee a Sofia! Les
Albanais sont-ils moins farouches que les Bulgares? ont-ils avec
l'Autriche et l'Italie des souvenirs et des parentes analogues? J'ai
quelque tendance a penser que les beys, qui ne sont point sans finesse,
menageront les deux puissances aussi longtemps qu'il le faudra,
recevront leurs dons,--car, comme me disait l'un d'eux, on ne recoit que
des riches,--accueilleront leurs envoyes et leur argent, leurs banques
et leurs ingenieurs, mais que, loin d'etre des jouets, c'est eux qui se
joueront de leurs protecteurs.

En ce moment commence une partie extremement curieuse: de chaque cote on
va escompter les divisions futures de l'adversaire; l'Albanais regarde
les deux allies et se demande comment il mangera aux deux rateliers sans
etre lui-meme mange, en cultivant comme par le passe les mefiances
reciproques; les deux allies considerent les Albanais et cherchent
comment ils pourront semer la division entre eux pour les dominer par un
de leurs hommes de confiance. Dans une telle partie, si un Albanais peut
se faire ecouter, il a beau jeu, car une intervention par occupation et
partage rencontre le plus grand obstacle: c'est le meme point et un
seul, Vallona, son port et sa region, dont la non-occupation par l'autre
partenaire est d'interet fondamental pour l'Autriche, si elle ne veut
pas etre embouteillee dans l'Adriatique, et pour l'Italie, si elle ne
veut pas voir toutes ses cotes adriatiques tenues sous la menace d'un
Vallona autrichien.

Des lors, qui ne voit le role que va jouer l'Albanie dans la politique
du monde? C'est pour y assurer le _statu quo_, autant que pour se
premunir contre une attaque en Lombardie que l'Italie a souscrit au
pacte triplicien avec l'Autriche. Si, en Albanie, de negative la
politique des deux allies devient positive, que va-t-il en sortir? Elles
ont mis la main dans l'engrenage, les voici face a face, cote a cote;
hier elles accordaient leurs interets et faisaient un mariage contre
leur inclination; mais voici qu'il faut cohabiter: observons le nouveau
menage.

Une attitude d'observation et d'expectative est la seule, en effet, qui
convienne a notre pays en Albanie. Mais ce desinteressement provisoire
ne doit pas etre un oubli, car d'Albanie peuvent naitre des evenements
susceptibles de modifier a nouveau l'equilibre europeen. L'arbitre de
Berlin au gantelet de fer reussira-t-il toujours a imposer sa decision
en cas de peril? qui peut dire? L'Italie aurait tort de se plaindre de
l'allie allemand, qui lui a donne le temps depuis 1878 de se fortifier
pour parler en egale de l'empire voisin; mais la monarchie
habsbourgeoise peut se croire jouee; Bismarck lui a montre les Balkans
pour la detourner du Nord: son expansion balkanique est arretee, le
commerce allemand y remplace le sien et voici qu'en Albanie c'est
l'autre allie qu'elle rencontre, parce qu'en trente ans la Triple
Alliance a donne a celui-ci le temps de grandir.

Qui peut dire si l'Albanie n'amenera pas le jour ou l'empire allemand
sera incapable de maintenir les deux allies dans l'obedience; ou la paix
sera en danger parce que la Triple Alliance brisee; ou l'un ou l'autre
des deux seconds voudra satisfaire ses ambitions ou liberer sa
politique?

Si ce jour venait, grace a l'Albanie, quelle suite ne pourrait-il pas
avoir dans l'histoire europeenne! Trois attitudes seraient alors
possibles pour notre pays: laisser faire, mais l'arme au bras, toute
modification au _statu quo_ dans l'Europe centrale devenant _casus
belli_; passer des ententes appropriees avec l'Italie; enfin, constituer
avec l'Autriche-Hongrie et la Russie cette ligue des trois grandes
puissances continentales que Bismarck craignait seule au monde.

La situation diplomatique de notre pays serait merveilleuse en pareil
cas, mais encore faut-il voir, prevoir et vouloir et ne pas laisser a
nouveau passer l'heure; si l'affaire d'Albanie devenait jamais une
nouvelle affaire des duches, cette fois italo-autrichienne, ne
recommencons pas l'impardonnable abandon de la diplomatie du second
Empire, faute de courage, d'initiative et de volonte.

Mais ce sont la vues d'un avenir, peut-etre lointain, peut-etre proche;
la rivalite anglo-francaise en Egypte, qui a pese sur l'histoire de
l'Europe depuis le milieu du XIXe siecle, a mis des annees a devenir
aigue; elle n'a pas empeche l'alliance des deux Etats et la guerre de
Crimee, elle est restee latente une trentaine d'annees, pour n'eclater
qu'en 1880; mais alors pendant trente ans elle a separe profondement les
deux peuples jusqu'au jour ou l'un d'eux a abdique en Egypte au profit
de l'autre. Si l'Albanie devient une Egypte italo-autrichienne dont le
canal d'Otrante serait l'isthme de Suez, qui peut dire combien de temps
durera chacune des periodes d'histoire de ce condominium, ni comment
finira ce dernier?

Aussi, si l'attitude de notre pays en Albanie doit etre une politique
d'expectative, cela ne veut point dire que nous n'ayons qu'a laisser
face a face les deux rivaux et a quitter le terrain. Il est
international de par les traites; donc restons-y, jusqu'au jour du moins
ou l'on nous paiera cet abandon; des institutions internationales
doivent etre creees en Albanie; gardons-y notre place, comme en Egypte
les puissances de la Triplice eurent le soin de le faire, pour jouer
plus facilement et du dedans de la rivalite franco-anglaise et pour
conserver une monnaie d'echange. Mais, si nous devons veiller a garder
le plus possible le caractere international aux organisations
economiques albanaises et a y reserver notre role jusqu'au jour ou, par
une tractation interessee, nous pourrons etre amenes a l'abandonner, il
serait contraire a cette politique d'expectative de lier nos votes a
ceux d'une des deux rivales.

Soyons neutres entre elles; nous n'avons rien a gagner en ce moment a
nous aliener l'une d'elles; assurons-les, tout au contraire, de notre
concours complet en vue de la bonne organisation de l'Etat albanais et
du respect de leurs interets legitimes. Mais gardons notre place et
observons le menage italo-autrichien, non de loin en spectateur, mais de
pres en acteur, gardant en main tous les atouts d'une partie qui peut un
jour se jouer.

L'Albanie, constituee ainsi sous le protectorat de fait de ses deux
puissants voisins, est-elle gouvernable? Certains pretendent volontiers
qu'elle est incapable de toute vraie civilisation; M. Gustave Lanson,
presentant une critique de mon ouvrage _l'Albanie inconnue_, ecrit:
"N'oublions pas que, si le Turc est souvent un excellent homme, le
regime turc fut toujours une detestable chose. Depuis 1360 qu'ils ont
Andrinople, depuis 1453 qu'ils ont Constantinople, ces vainqueurs
ont-ils etabli en Macedoine et en Thrace un gouvernement tolerable aux
vaincus? La conquete ne cree pas par elle-meme un droit: elle se
legitime avec le temps par la reconciliation du peuple conquis et son
consentement au pouvoir du conquerant. Je ne donne pas la une theorie
revolutionnaire, empoisonnee de romantisme et de liberalisme; c'est
celle de Bossuet.

"La faiblesse de l'empire turc, c'est qu'il n'a jamais eu de fondement
que la force: en cinq siecles, il n'a pas su donner une patrie a ses
sujets chretiens. De plus, voyez le recit de M. Louis Jaray: "Routes,
ponts, fleuves, partout ou le Turc et l'Albanais sont maitres, c'est
l'incurie, la negligence; les anciens travaux sont en ruines, les eaux
voguent et ravagent. On n'entretient pas les ouvrages d'art, on
n'utilise pas les forces naturelles.

"Et des qu'on passe la frontiere du Montenegro,--de ce petit Montenegro
qui, vu de Paris, ne nous parait pas beaucoup moins sauvage que les
montagnes d'Albanie,--les routes sont bonnes; a defaut de chemins de
fer, des services d'automobiles sont organises. La civilisation fait son
oeuvre.

"Il faut bien le dire,--et on peut le dire sans etre taxe de
clericalisme,--avec le musulman, il n'y a rien a esperer: le chretien
est civilisable quand il n'est pas civilise. Le plus inculte paysan
bulgare contient en lui plus d'avenir que le Turc le plus raffine, qui
parle anglais, allemand et francais sans aucun accent et qui peut causer
avec vous de droit, de philosophie ou des petits theatres de Paris."

Que la these du savant professeur a l'Universite de Paris soit ou non
conforme aux faits en ce qui concerne les conquerants turcs, il
n'importe, car il s'agit ici des Albanais et non des Turcs; or, bien
loin de ne se soucier ni des ecoles, ni des voies de communication, ni
des progres materiels, les beys albanais les desirent, les commercants
albanais les appellent de leurs voeux, et c'est toujours le gouvernement
de la Turquie qui, dans son interet de domination, a enferme
volontairement la population albanaise dans son isolement et son
ignorance; l'Albanie n'a pu se developper economiquement ni
intellectuellement sous le joug turc, non plus que les autres nations
chretiennes des Balkans avant leur liberation et pour les memes raisons.

Serait-ce que l'Albanais musulman serait incapable de progres et
d'organisation, parce qu'il a embrasse la foi de Mahomet? La preuve est
difficile a faire et le mieux est de laisser l'experience se produire.
Le seul temoignage que je puisse rapporter est qu'au stade de
civilisation actuel, je n'ai pas note de differences appreciables entre
l'etat social des Albanais des trois religions, et rien ne m'a paru plus
semblable a un montagnard catholique de Mirditie qu'un habitant musulman
de Liouma, ou a un bey catholique de Scutari qu'un bey musulman de
Tirana.

En verite, l'obstacle qui s'opposera a l'organisation politique en
Albanie sera surtout ce que l'on a appele l'anarchie albanaise; a bien
examiner les choses, il faut remplacer le mot "anarchie" par celui
d'organisation sociale aujourd'hui inconnue dans le monde moderne.

Prenez une carte de l'Albanie autonome: un peu plus d'un tiers du pays
en etendue n'obeit qu'aux chefs de village; on peut delimiter cette
region en tracant une ligne depuis la nouvelle frontiere vers le lac de
Scutari, au nord de la ville du meme nom, jusqu'au lac d'Okrida; cette
ligne laisserait au sud les villes d'Alessio, Kroia, Tirana, El-Bassam;
le massif des montagnes du nord compris entre cette ligne et la
frontiere, comme d'ailleurs la region de Dibra, aujourd'hui en Serbie,
est habite par des tribus qui en sont a l'etat social des clans gaulois
au temps de Vercingetorix. Quant a la region des montagnards
catholiques, de Scutari a Alessio et Kroia, elle est a peine differente;
toutefois, deux autorites centrales y subsistent, celle du prince des
Mirdites et celle du pouvoir religieux. La situation est a peu pres la
meme dans les montagnes entre Berat, El-Bassam et le lac d'Okrida, et
meme, d'une maniere generale, dans toutes les regions montagneuses
d'Albanie.

Dans l'ensemble, cette partie du pays n'a jamais reconnu l'autorite
souveraine du Sultan, mais seulement son autorite religieuse. Elle est
divisee, de temps immemorial, en confederations; mais aucune de ces
confederations, sauf celle des Mirdites, n'obeit a un pouvoir central et
ce n'est que dans les cas graves et contre l'envahisseur que les clans
s'unissent et nomment un chef qui les menera a la bataille. En temps
ordinaire, les seules autorites reconnues jusqu'ici etaient donc celles
des chefs de village; les montagnards ne payaient pas l'impot et ne
faisaient de service militaire que comme volontaires ou en cas de guerre
sainte.

Le reste du pays se trouvait a un stade un peu plus avance de
l'evolution sociale; il en etait a la fin du regime feodal et payait
l'impot d'argent et l'impot du sang au souverain et en meme temps au
seigneur feodal ou bey.

Enfin les villes de la cote, Scutari, Durazzo, Vallona, ont des
analogies avec les villes et ports marchands du moyen age, ou les
commercants ont impose des regles et des coutumes.

Dans un tel milieu, si l'on pretend du jour au lendemain appliquer nos
usages modernes, les principes d'egalite devant l'impot, de service
militaire obligatoire, d'organisation judiciaire uniforme, etc., l'echec
est certain.

Comme on ne transforme pas des masses d'hommes du jour au lendemain, il
faut adapter les institutions aux hommes et faire au temps sa part.

A ces clans gaulois, a ces feodaux, a ces communes marchandes, il
importe de ne demander que ce qu'ils peuvent donner et d'imiter nos rois
de France qui, pour batir leur royaume, procedaient lentement et
saisissaient toutes les occasions d'infiltrer leur autorite.

Pour reussir une tentative d'organisation politique de l'Albanie, il
faut lui donner un chef, qui soit pour les Albanais un symbole vivant de
cohesion; malheureusement, aucun homme en Albanie ne jouit d'un prestige
qui lui assure une reconnaissance unanime comme prince. La designation
d'un membre de la famille du Sultan aurait eu l'avantage de lui
concilier les musulmans, surtout des tribus, qui auraient vu en lui un
chef religieux. On ne saurait oublier l'importance de ces tribus et
leurs severes traditions religieuses; l'infiltration chez elles sera
difficile; la nomination d'un prince musulman l'aurait facilitee.

Par contre, un prince etranger trouvera peut-etre moins de defaveur
aupres des Albanais catholiques, mais il ne doit pas s'attendre a
rencontrer en eux un veritable appui; il ne saurait leur demander ni
hommes, ni argent; en ce cas, les influences religieuses et l'Autriche
pourront faciliter sa tache.

Enfin, il n'aurait pas ete impossible de concevoir autrement le point de
depart d'une organisation politique en Albanie; on aurait pu s'adresser
a une des grandes familles de beys, ayant deja dans le pays influence,
relations, richesses et hommes d'armes; des avances et des concours lui
auraient permis d'etendre peu a peu son rayon d'action; une politique
adroite aurait pu amener d'autres beys a se declarer feudataires du
prince albanais, au prix d'une assez large autonomie de fait, comportant
toutefois le paiement d'un tribut; ainsi, lentement, l'organisation
centrale aurait fait tache d'huile et pacifie le pays, non sans bien des
a-coups et des difficultes, d'ailleurs.

De tous ces systemes, c'est le second qui a ete choisi, sans doute
parce que l'Autriche et l'Italie ont cru ainsi s'assurer plus de
securite pour l'avenir. Les merites de l'homme designe pour cette oeuvre
pleine d'embuches ne seront pas un des moindres facteurs de la reussite
ou de l'insucces de l'operation.

En tout cas le prince de l'Albanie, qui a pour mission de creer un Etat
et de developper les ressources naturelles du pays, commettrait la plus
grave erreur en pretendant y transplanter tout d'un coup les
institutions politiques en faveur au XXe siecle.

Si l'on veut tenter quelque organisation serieuse en Albanie, qu'on ne
commence pas par y constituer, comme on l'a fait a Vallona, une
caricature de regime parlementaire avec chambre, senat et ministere
pretendu responsable. L'Albanie a besoin d'organisateurs, non
d'orateurs; il y a une rade et dure besogne a y accomplir; les phrases
n'y suffisent pas; le regime parlementaire repond a un autre etat
d'esprit et a d'autres besoins; quand les cadres d'une societe sont
anciens et solides, les esprits cultives et critiques, la richesse
generale, l'organisation sociale assise, la direction gouvernementale
marche par la force des traditions et de la bureaucratie; les disputes
et les discours du parlement n'ont qu'une influence reduite sur la
societe et l'organisme gouvernemental; leur influence corrosive perd de
son venin; par contre, ces institutions donnent des garanties a la
liberte individuelle contre les abus du pouvoir.

Mais, dans un pays ou tout est a creer, ou il faut faire un Etat, mettre
debout des cadres et des hierarchies, ou il faut en un mot organiser, il
convient de laisser de cote les discours et les parlements. Il faut se
rendre compte qu'un des vices profonds du regime parlementaire, qui
comme tout regime a son revers, est la confusion qu'il etablit entre le
politique verbeux et l'homme d'Etat: qui ne sait pas parler ne saurait
etre ministre, qui n'est pas orateur n'a pas vocation au commandement.
Or, tout au contraire, il y a de fortes chances pour que le grand
organisateur, l'homme d'Etat de haute envergure ne soit pas un orateur
ou n'aime pas parler; Maeterlinck a ecrit un de ces mots profonds qui
ouvre, comme une pensee de Pascal, des echappees sur l'infini: "Quand
les levres dorment, les ames se reveillent." Qu'est-ce a dire, si ce
n'est que les grands penseurs, les vrais hommes d'Etat, les
intelligences ayant de l'avenir dans l'esprit sont des silencieux; un
Richelieu, un Colbert, un Napoleon auraient peu goute la reunion
publique ou la tribune parlementaire; la grande faiblesse du regime
moderne de gouvernement est d'ecarter du pouvoir l'organisateur ou
l'homme d'Etat meme genial, s'il n'est pas un orateur, et d'y pousser le
politique bavard et l'improvisateur prestigieux; la facilite ou le
talent de paroles, l'esprit de repartie, n'a cependant rien de commun
avec la force de la pensee, la penetration de l'esprit, la vue de
l'avenir, la surete du jugement, la prevision du lendemain, le talent de
l'organisation, l'autorite de la personne, la force du caractere, toutes
choses qui, reunies, constituent le don du gouvernement et les qualites
essentielles de l'homme d'Etat; l'Albanie a besoin d'organisateurs et
d'hommes de gouvernement: qu'on ne lui inflige pas le regime des beaux
parleurs.

Qu'on ne pretende point non plus instaurer en Albanie le regime moderne
de la propriete et de l'egalite des charges entre les citoyens. Si a une
revolution politique on veut ajouter une revolution sociale, on ne
saurait s'y prendre autrement. L'autorite centrale devra percevoir les
impots dans les villes, puis dans les villages qui avaient l'habitude de
le payer; elle aura a eviter les abus de perception jadis si frequents;
puis peu a peu elle tachera d'amener le reste du pays au versement
regulier d'un tribut, sans pretendre a une egalite immediate, et en
tenant compte des traditions locales, de l'organisation feodale,
domestique et collective. La mise en valeur du pays et la securite des
communications doit preceder et non suivre le recouvrement _general_ de
l'impot, et ce n'est d'ailleurs pas une des moindres difficultes du
nouveau pouvoir.

Enfin, le prince de l'Albanie pourra utilement s'appuyer sur les
facteurs d'union et de cohesion, qui subsistent dans le pays: d'abord le
sentiment tres vif de la nationalite, les souvenirs historiques que
symbolisent toujours l'etendard de Scanderbeg et son hymne guerrier, le
gout de l'independance et la fierte de defendre le sol albanais contre
l'etranger. De ces sentiments, il importe de tirer parti, car ils sont
de ceux qui sont a la base d'une formation nationale.

Pourront-ils triompher des sentiments contraires, des haines de
religion, des competitions de clans, des hostilites et des jalousies des
grandes familles de beys, des manoeuvres et des embuches de l'etranger,
l'histoire des prochaines annees nous l'apprendra. Mais l'oeuvre a
entreprendre n'est pas indigne d'une noble ambition. Rien n'autorise a
affirmer qu'elle est impossible et que l'Albanie est ingouvernable. Les
difficultes et les perils sont visibles; peut-etre peut-on esperer en
triompher.

Dans ce dessein, il ne serait pas inopportun de constituer une
federation de cantons, dont chacun conserverait une certaine autonomie
interieure; on respecterait ainsi les influences existantes, les
particularites religieuses et les traditions des tribus de la montagne.
En tout cas, un des moyens les plus efficaces de cohesion serait
d'assurer, par une mise en valeur intelligente, la prosperite du pays et
le developpement de ses richesses latentes.

       *       *       *       *       *

Sans doute l'Albanie ne saurait pretendre a un avenir economique aussi
brillant que celui de la Macedoine et de la Vieille-Serbie. La montagne
y occupe de trop vastes territoires; les terres fertiles des vallees et
des plaines cotieres y sont trop limitees; mais cependant que de
richesses a mettre au jour!

Il serait faux de croire que la main-d'oeuvre manque ou est inhabile.
Sans doute, la population de l'Albanie autonome ne parait pas depasser
actuellement 1500000 a 1800000 habitants; encore ces chiffres sont-ils
tres incertains, puisque, sur la moitie du pays, on ne possede aucun
renseignement d'ensemble precis. Mais, si ces elements sont bons, ils
suffisent pour la mise en valeur du pays. Il est vrai qu'on soutient que
l'Albanais est homme d'epee et n'est que cela: que faire, dit-on, avec
de telles gens? Mes observations me rendent moins pessimiste a cet
egard.

Il est vrai que l'Albanais est un guerrier dans l'ame, car voila des
siecles qu'il est habitue au peril et a la lutte; l'education d'un
peuple ne se refait pas du jour au lendemain; mais je suis convaincu que
l'Albanais peut parfaitement s'adapter aux travaux de toute nature, et
je n'en veux pour preuve que ceux que je leur ai vu pratiquer: dans tout
le centre de l'Albanie, l'homme libre de la campagne est un paysan dont
les methodes sont arrierees, mais qui possede l'amour de la terre et le
culte de sa petite propriete; meme dans les montagnes du nord, des qu'un
coin de sol est cultivable, on l'exploite et, si les moyens sont
rudimentaires, ils montrent en tout cas le gout de la culture; les
Albanais emigres a Constantinople ont la reputation d'etre des
jardiniers aussi habiles que les Bulgares.

Aptes a l'agriculture, ils le sont aussi au commerce: beaucoup de
negociants de Scutari, de Durazzo, de Vallona, de Prizrend sont des
Albanais, et ceux de Scutari, connus pour leur savoir-faire, sont des
fils des rudes montagnards qui entourent la ville.

Autant qu'on peut en juger, ils semblent etre aussi capables de
s'adapter a l'industrie: n'est-ce pas eux qui a Prizrend, a Diakovo, a
Ipek, comme a Tirana ou a El-Bassam, travaillent l'or et l'argent,
ciselent les ornements de fer, fabriquent ces beaux pistolets de cuivre,
ces poignards incrustes, ces yatagans magnifiques? A Prizrend, j'ai
visite toute une partie du quartier commercant ou forgerons et ouvriers
albanais exercent ces metiers et y sont reputes pour leur habilete; sans
doute ces industries locales sont en decadence; la pacotille de
l'Europe centrale s'infiltre peu a peu; mais les qualites natives de la
race s'affirment encore: l'Albanais, generalement intelligent,
vigoureux, subtil, est tres capable de s'adapter a tous les metiers,
comme d'ailleurs il le fait deja dans les villes ou il emigre.

Mais agriculture, commerce, industrie, voies de communication, moyens
d'echange, tout est a creer ou a perfectionner, car volontairement la
Porte a tout laisse a l'abandon.

Actuellement l'Albanie est un pays purement agricole: la culture de
certains produits, l'industrie pastorale et forestiere forment la
presque totalite de sa production. Celle-ci est mise en valeur par la
petite propriete patriarcale et la grande propriete feodale: la premiere
revet une forme presque collective dans les tribus des montagnes du nord
et une forme plus etroitement familiale chez les paysans du centre; la
seconde comporte dans le centre, a l'ouest et au sud, de vastes domaines
exploites par des fermiers. Grands et petits proprietaires cultivent
surtout le mais et, en seconde ligne, le ble d'un bout a l'autre du
pays; puis l'olivier a partir de Durazzo, particulierement sur la cote;
le riz le long de quelques fleuves, dans la plaine d'El-Bassam et sur
les rives de la Vopussa; le coton aux environs de Vallona; enfin les
fruits et un peu de seigle, d'avoine et d'orge.

Mais une tres grande partie des terres cultivables restent en friche,
faute de securite et de moyens de communication, faute aussi du desir de
les mettre en valeur, l'echange etant insuffisamment developpe. Le ble
notamment pourrait prendre une extension considerable et etre exporte.
Toutes ces cultures donnent d'excellents produits, le climat etant
favorable, selon les lieux, au mais, aux fruits, au riz et au coton.
Cette production pourrait donc non seulement etre beaucoup plus
considerable en quantite, mais aussi grandement amelioree: on se sert
presque partout des charrues les plus antiques; le battage du grain est
archaique; la vigne, qui pousse merveilleusement bien, est attaquee par
les maladies et les indigenes ne savent comment la proteger, de meme
qu'ils ignorent les bons procedes de fabrication du vin; l'olivier est
renomme, mais l'huile d'olive est mal faite.

La production agricole doit donc etre etendue et amelioree; l'extension
de la securite, le developpement des communications et des echanges, la
creation de fermes modeles et d'ecoles pratiques d'agriculture
paraissent les moyens les meilleurs pour arriver au resultat desire; de
la sorte, l'Albanie n'aura plus besoin d'importer du riz et du vin et
pourra exporter son ble et son huile d'olive.

Les memes observations peuvent etre faites pour l'industrie pastorale:
les boeufs, les chevres, les moutons, les chevaux vivent dans tout le
pays; mais on ne sait ni les nourrir, ni les soigner lors des epidemies,
ni assurer leur hygiene; j'ai vu maints paysans inquiets parce qu'ils se
demandaient comment ils allaient pourvoir a la nourriture de leur
betail; il n'est pas douteux qu'en cela encore de grands progres soient
desirables et rendraient possible une exportation du betail albanais ou
de ses produits, peaux et laines, par exemple. Enfin, l'industrie
forestiere doit devenir une des plus belles ressources du pays. Il n'est
pas un voyageur qui n'ait ete frappe dans toute l'ancienne Turquie
d'Europe par la devastation complete des forets; les chevres ont si bien
mange en liberte les jeunes pousses que les montagnes presentent
partout cet aspect pele et rocailleux si attristant. L'Albanie seule
fait exception, et la foret couvre d'immenses territoires de ses
essences les plus variees. De Scutari a Durazzo, a partir de quelques
kilometres de la cote et indefiniment en allant vers l'est, le voyageur
rencontre la foret: d'abord des chenes, des ormes et des frenes, puis
des hetres, plus haut encore des pins et des sapins, jusqu'a l'altitude
de 1 500 metres environ ou les rochers calcaires ne laissent pousser
qu'une herbe rare. On peut dire que du Drin a l'Adriatique, c'est la
foret qui domine: j'y suis entre en partant de Prizrend; j'en suis sorti
quelques kilometres avant Scutari.

Au sud de Durazzo et du lac d'Okrida, la foret commence a faire place
aux taillis et a la futaie mediterraneenne, surtout sur la cote; a
l'interieur, j'ai encore traverse le long du Scoumbi des bois
importants, quoique de moins belle venue que dans le nord; au sud de
Vallona et de Koritza, les montagnes cotieres attenuent l'influence du
climat mediterraneen et la foret recommence comme dans le nord.

Or, de cette magnifique richesse naturelle, rien encore n'a ete mis en
valeur; on ne saurait en exagerer l'importance economique, et le
nouveau gouvernement doit en tirer parti, en assurer l'exploitation et
la protection.

Les produits de la terre et des troupeaux resteront longtemps encore la
principale richesse du pays; l'industrie proprement dite parait avoir
peu de chance de s'y developper prochainement, a la seule exception des
industries locales et agricoles; il faudrait, pour qu'il en soit
autrement, que des decouvertes minieres se produisent; jusqu'a present,
c'est tout juste si l'on a trouve pres de Vallona du bitume que l'on
exploite, ainsi que le sel de la cote adriatique. Il semble donc que,
jusqu'a nouvel avis, l'attention ne peut se porter que sur les petites
industries locales ou domestiques, comme celles des poteries ou des
armes, des broderies ou du filage, et sur les industries agricoles,
comme celles du bois, des peaux, de la farine, qui pourraient etre
protegees et developpees.

Cette mise en valeur du pays sera la suite d'une renaissance de sa vie
economique: pour la susciter, il faut assurer la possibilite de cultiver
et de produire en paix, de vendre ses produits avec facilite et de
profiter de son travail, c'est-a-dire la securite, l'absence
d'exactions et de razzias, l'etablissement de moyens de communication
et de moyens d'echange, la connaissance de ce qui convient a la culture,
a l'exploitation des forets, a l'elevage du betail, au commerce, a
l'exportation.

Or l'Albanie ne connait aujourd'hui ni la paix interieure, ni la justice
dans le prelevement des impots; elle n'a ni chemins de fer, ni ecoles
pratiques d'agriculture et d'industrie; elle ne possede de lignes
telegraphiques que dans les ports, de postes que dans quelques villes du
centre et du sud; on compte les routes carrossables, la plupart des
voies de communication n'etant que des sentiers a la merci des
intemperies; les ports sont laisses dans la plus complete incurie; ceux
qui ont besoin d'etre dragues ne le sont pas et les depots des rivieres
ensablent San Giovanni di Medua et Durazzo; la fievre paludeenne rend
dangereux le sejour sur les cotes, notamment a Vallona, ou rien n'a ete
tente pour assainir la region, ou pas meme un eucalyptus n'a ete plante;
le systeme monetaire legue par la Turquie est le plus imparfait, le plus
complique, le plus anti-commercial qu'on puisse rever; l'organisation du
credit est presque inexistante et les operations de banque et de
paiement sont faites par les changeurs ou sarafs qui speculent sur
l'ignorance generale et l'insuffisance de la monnaie; c'est a peine si,
depuis deux ou trois ans, quelques tentatives d'organisation d'ecoles
primaires ont ete commencees et, en dehors de celles-ci, il n'existe que
des ecoles etrangeres dans les ports, de telle sorte que la masse de
cette population intelligente est completement illettree. Au point de
vue de l'organisation economique tout est donc a creer.

Pour cette oeuvre de longue haleine: construction de routes et de ports,
creation d'ecoles, etablissement de ponts et de telegraphes,
organisation d'une gendarmerie, institutions monetaires et bancaires,
l'Albanie a besoin d'un gouvernement qui sache administrer et en
detienne le moyen, c'est-a-dire l'argent.

La question financiere est la premiere a resoudre, et elle est insoluble
si l'on ne vient pas au secours de l'Albanie. La justice aurait voulu
qu'un emprunt fut contracte par la Turquie, qui en aurait conserve la
charge pendant un certain nombre d'annees, pour compenser ce qu'elle
n'avait pas fait pour l'Albanie pendant une si longue periode; cette
solution aurait ete possible, si un prince de la famille du Sultan
avait ete appele en Albanie et surtout si un lien de vassalite avait ete
maintenu entre la Porte et le gouvernement albanais.

On en est reduit a envisager un emprunt avec garantie internationale et
paiement des arrerages par les revenus de la douane. La possession de
ressources immediates va etre, en tout cas, la pierre d'achoppement du
nouveau regime en Albanie; pour y etablir la paix et organiser sa vie
economique, il faut de suite engager des depenses importantes; le pays,
incapable actuellement de les assurer, ne supporterait de les payer que
si on l'y contraignait par la force; ce n'est que du developpement de la
securite et des echanges qu'on peut attendre sa mise en valeur; celle-ci
amenera comme consequence l'aisance, la faculte de payer des impots et
surtout un nouvel etat d'esprit: lorsque l'Albanais verra les benefices
qu'il retire de l'organisation economique du pays, il ne croira plus que
l'impot qu'on exige de lui est percu injustement du seul droit de la
force et pour l'enrichissement d'etrangers.

Il supportera les charges de la civilisation quand il en sentira les
bienfaits materiels; or, ces avantages, il les ignore, du moins dans
l'interieur du pays; c'est en commencant par les lui offrir, qu'on
reussira peut-etre a l'y interesser; c'est, en tout cas, la seule
methode de penetration durable; une autre peut s'imposer, mais que de
mecomptes n'est-elle pas susceptible d'engendrer! Pour implanter
vraiment les progres materiels de notre civilisation en Albanie et pour
assurer l'avenir, ce n'est pas une victoire des armes qui importe, mais
le changement de l'etat d'ame d'un peuple.

       *       *       *       *       *

Tel est cet Etat nouveau, surgi au debut du XXe siecle des dernieres
convulsions de la Turquie agonisante en Europe. Du fond de l'histoire,
ou il a peut-etre joue jadis le premier role, l'Albanais ressuscite par
la force des sentiments imperissables. Saura-t-il s'adapter au milieu ou
il renait, ou, venu trop tard dans un monde trop vieux, ne reparait-il,
comme une vision ephemere d'un passe aboli, que pour disparaitre a
nouveau au milieu des peuples qui l'enserrent?

Disparaitre, il ne saurait. Quelque soit son sort, la race et le
sentiment national survivront; on ne peut rayer du nombre des nations
celle qui, plus de cinq siecles durant, a resiste, avec une si
merveilleuse vigueur, a la conquete turque et a l'assimilation
musulmane.

Mais, ce qui peut advenir, c'est qu'au lieu de donner naissance a une
petite Gaule, elle subisse le sort de la malheureuse Pologne, toujours
vivante et cependant disparue. Pologne aux qualites si brillantes, mais
divisee contre elle-meme; Pologne qui, avec un sentiment national si
vif, ne sut pas se gouverner et paya de son independance son gout de la
liberte individuelle; Pologne depecee par la politique des voisins a
l'affut, sera-ce ton histoire qui va revivre aux bords de la mer
Adriatique, si un nouveau Scanderbeg n'en vient point arreter le cours?




APPENDICE

_OUVRAGES SUR L'ALBANIE_


Il n'existe pas d'ouvrage d'ensemble sur l'Albanie actuelle, qui soit au
courant des faits recents. La plupart de ceux qui ecrivent sur ce pays
n'en ont vu par eux-memes tout au plus que les cotes et reproduisent ce
qu'ont publie divers auteurs en petit nombre, dont quelques-uns sont
deja anciens.

Les ouvrages en francais sont rares et datent au moins d'un quart de
siecle: ce sont ceux d'HECQUARD, _Description de la Haute-Albanie a
Guegarie_ (1859), de DOZON, qui a publie en 1878 un _Manuel de la langue
chkipe_ et en 1881 des _Contes albanais_, enfin de DEGRAND, qui a ete
consul de France a Scutari et a publie chez Walter (1893) ses _Souvenirs
de la Haute-Albanie_. Les autres ouvrages ou brochures sont des livres
d'histoire ou de polemique, ou sont faits de seconde main.

En Autriche et en Italie, les etudes sont plus recentes et, notamment en
Autriche, elles constituent une suite ininterrompue depuis la moitie du
siecle dernier jusqu'a nos jours; il faut surtout citer les ouvrages du
meilleur connaisseur de l'Albanie, le consul general Dr. V. HAHN, qui
reste l'ecrivain repute des _Albanesische Studien_ et de _Reise Durch
die Gebiete des Drin und Vardar_; le premier de ces ouvrages, qui a paru
a Vienne en 1853, est encore celui qui peut servir de base a une etude
scientifique du pays. Apres lui, un autre consul autrichien, THEODOR V.
IPPEN, qui a ete adjoint comme technicien a la conference de Londres, a
fait paraitre chez Hartleben _Scutari und Nordalbanesische Kuestenebene_
(1907); chez le meme editeur, KARL STEINMETZ, a publie _Eine Reise Durch
die Hochlaendergasse Oberalbaniens_ (1904) et _Ein Vorslosz in die
Nordalbanien Alpen_ (1905); un Hongrois, qui a eu plusieurs incidents
dans le pays, le DR. FRANZ BAOON NOPCSA, a etudie les Albanais
catholiques: _Im Katholischen Nordalbanien_, Gerold, Vienne, 1907; de
meme PAUL SIEBERTZ dans son livre au titre trop general: _Albanien und
die Albanesen_, paru chez Manz, a Vienne, en 1910. Une bibliographie
complete devrait citer encore les publications de Hassert, Liebert,
Karl Oestreich, Szamatolski, etc. La litterature sur l'Albanie est donc
particulierement florissante a Vienne, mais elle se limite en general a
l'etude de l'Albanie du Nord, des tribus catholiques et de la region de
Scutari a Durazzo.

En Italie, deux ouvrages recents ont montre l'interet que le royaume
attache a ce pays; en 1905, EUGENIO BARBARICH a publie a Rome, chez
Voghera, un ouvrage tres serieux: _Albania_, et en 1912 VICO MANTEGAZZA
a fait paraitre _l'Albania_, chez Bontempelli; le professeur Baldacci,
de l'Universite de Bologne, a ecrit egalement plusieurs etudes sur la
question albanaise, dispersees dans des revues et memoires.

On peut egalement ajouter a ces ouvrages celui de GOPCEVIC,
_Oberalbanien und seine Liga_, paru chez Duncker, a Leipsig, en 1881.
Enfin, on doit citer ici les noms d'autres voyageurs ou ecrivains qui se
sont specialises dans les etudes albanaises: Baschamakoff, les
professeur Cvijic de Belgrade, Traeger de Berlin, _etc_.

Il n'existe aucune carte rigoureusement exacte de l'interieur de
l'Albanie; dans les montagnes de l'arriere-pays, un grand nombre de
leves restent a faire; la carte francaise du service geographique de
l'armee au 1 000 000me est beaucoup trop sommaire et d'ailleurs pleine
d'inexactitudes. Pour un voyage a l'interieur, on doit se servir de la
carte autrichienne au 200 000me; elle est claire et detaillee, mais des
etendues assez grandes de territoires ont ete dessinees de loin et par a
peu pres; c'est un guide precieux et unique pour un voyage dans le pays,
mais il faut avoir soin de ne pas s'y fier aveuglement.

En resume, il reste a ecrire sur l'Albanie un ouvrage d'ensemble actuel
et a dresser une carte exacte a petite echelle.




TABLE DES MATIERES


INTRODUCTION


_CHAP. I_: VALLONA

En pays "maghzen" albanais; la baie de Vallona.--L'organisation
feodale.--Les relations entre l'Italie et Vallona; l'action
autrichienne; le commerce exterieur de l'Albanie et la part de
l'Autriche et de l'Italie.--L'importance de Vallona dans l'Adriatique;
la Triple Alliance et le _statu quo_ en Albanie; le Gibraltar de
l'Adriatique.


_CHAP. II_: DURAZZO, CENTRE COMMERCIAL DE L'ALBANIE

Durazzo et son importance economique.--Les projets de voie ferree; le
projet Durazzo-Monastir et son trace; les centres de population de
l'Albanie independante; les routes.--La question de la monnaie et du
change; l'urgence et l'interet d'une reforme monetaire.


_CHAP. III_: TIRANA LA VERTE

De Durazzo a Tirana; Tirana.--Essad Pacha et les Toptan; au tchiflick
d'Essad; Jeunes-Turcs et Albanais; les ambitions des Toptan.--Refik bey
Toptan; ses fermiers et ses terres; les cultures; les metayers et les
paysans; la propagande pour la langue turque; le retour d'Essad.


_CHAP. IV_: EL-BASSAM ET SON CONGRES ALBANAIS

La demeure de Derwisch bey et ses serviteurs.--Le Congres albanais; les
delegues; la presse albanaise; la question politique; la question
religieuse; les orthodoxes; la situation des catholiques en Albanie et
leur hierarchie religieuse; la necessite d'un accord entre catholiques
et musulmans.


_CHAP. V_: A LA TEKIE DES BECKTACHI D'EL-BASSAM

La situation du monastere; d'El-Bassam a la tekie; le cimetiere; l'ordre
des Becktachi; son action politique et nationale.--Sur la terrasse de la
tekie; les souvenirs et l'histoire de Scanderbeg; le chant national
albanais; le sentiment commun; le depart de la tekie.


_CHAP. VI_: D'EL-BASSAM AU LAC D'OKRIDA

Le depart d'El-Bassam; Babia Han; Kouks et le pont sur le Scoumbi; de
Kouks a Prienze.--Chez l'habitant; la chaumiere du paysan et son
hospitalite; de Prienze au lac d'Okrida.--Les paysans du centre de
l'Albanie: beys et tenanciers; petits proprietaires libres; leurs
rapports avec le pouvoir; moeurs et sentiments.


_CHAP. VII_: LES MARCHES ALBANAISES DE L'EST: STRUGA, OKRIDA, RESNA ET
MONASTIR

Albanais et Bulgares; les colonies bulgares urbaines; Struga; les
monasteres bulgares et Sveti Naoum; Okrida et sa situation; le premier
village bulgare, Kussly; d'Okrida a Resna; la ville de Resna; de Resna a
Monastir.--Monastir et son role dans les Balkans; la rivalite des races;
les Albanais a Monastir.--La colonie juive; les Sephardims des Balkans
et leur rivalite avec les juifs allemands; leurs rapports avec la
France.


_CHAP. VIII_: LES MARCHES ALBANAISES DE L'EST: DE MONASTIR A USKUB

La route de la montagne; de Monastir a Krchevo; l'organisation bulgare a
Krchevo et les partis politiques.--De Krchevo a Gostivar; l'infiltration
albanaise; la montagne Bukova et son plateau; les villages albanais; la
ville de Gostivar.--De Gostivar a Kalkandelem; la grande tekie de
Becktachi; les derviches; le marche de Kalkandelem.--De Kalkandelem a
Uskub; Ussincha et la plaine d'Uskub; les tchiflick albanais de
Bardoftza et de Tatalidza; Albanais et Bulgares; Uskub et son histoire
recente; la tragedie balkanique et les Albanais.


_CHAP. IX_: CONCLUSION: L'ALBANIE AUTONOME ET L'EUROPE

La question d'Orient et la question albanaise.--La force du sentiment
national albanais; les nationalismes des Balkans; la politique
d'Abdul-Hamid et l'expansion de la nationalite albanaise; leur methode
d'expansion.--L'Albanie et l'Autriche; la liquidation balkanique et la
paix boiteuse de Bucarest.--La vie politique internationale de
l'Albanie: son importance dans l'equilibre diplomatique du vieux monde;
l'Albanie et la Triple Alliance; la politique francaise.--La vie
politique interieure de l'Albanie: l'Albanie est-elle ingouvernable?
Son organisation sociale actuelle et la possibilite d'une organisation
nationale.--La vie economique de l'Albanie: ses produits et leur mise en
valeur.--La resurrection de l'Albanie et son avenir: Gaule ou Pologne?


APPENDICE: Les ouvrages sur l'Albanie







End of Project Gutenberg's Au jeune royaume d'Albanie, by Gabriel Louis-Jaray

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AU JEUNE ROYAUME D'ALBANIE ***

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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


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