The Project Gutenberg EBook of La Maison, by Henry Bordeaux This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: La Maison Author: Henry Bordeaux Release Date: June 19, 2004 [EBook #12646] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON *** Produced by Walter Debeuf LA MAISON Henry Bordeaux. _eorum memoriae qui domum et aedificaverunt et salvam servaverunt sacrum_ LIVRE PREMIER I LE ROYAUME --Ou vas-tu? --A la maison. Ainsi repondent les petits garcons et les petites filles qu'on rencontre sur les chemins, sortant de l'ecole ou revenant des champs. Ils ont des yeux clairs et luisants comme l'herbe apres la pluie, et leur parole, s'ils ne sont pas effarouches, pousse toute droite, a la maniere des plantes qui disposent de l'espace et ne sont pas genees dans leur croissance. --Ou vas-tu? Ils ne disent pas "Nous rentrons chez nous." Et pas davantage "Nous allons a notre maison." Ils disent la maison. Quelquefois, c'est une mauvaise bicoque a moitie par terre. Mais tout de meme c'est la maison. Il n'y en a qu'une au monde. Plus tard, il y en aura d'autres, et encore n'est-ce pas bien sur. Et meme de jeunes hommes et de jeunes femmes, et des personnes d'age, et des gens maries, s'il vous plait, se servent encore de cette expression. A la maison, on faisait comme ci, a la maison, il y avait cela. On croirait qu'ils designent leur propre foyer. Pas du tout: ils parlent de la maison de leur enfance, de la maison de leurs pere et mere qu'ils n'ont pas toujours su garder ou dont ils ont change les habitudes, et c'est tout comme, mais qui est immuable dans leur souvenir. Vous voyez bien qu'il n'y en a pas deux... J'etais alors un collegien, oh! rien qu'un debutant de college, sept ou huit ans peut-etre, sept ou huit ans je crois. Et je disais la maison, comme on dit au lieu de la France la patrie. Cependant je n'ignorais pas qu'on lui donnait d'autres noms qui pouvaient retentir avec un son plus riche aux oreilles d'un enfant. Une nourrice italienne, engagee pour le dernier-ne, l'appelait il palazzio, en arrondissant la bouche sur le second a pour susurrer ensuite avec une douceur mourante la derniere syllabe. Le fermier qui apportait le cens, ou seulement un acompte, ou seulement quelque volaille pour inviter le maitre a etre patient, prononcait le chateau, avec plusieurs accents circonflexes. Une dame, venue en visite, et qui etait de Paris, --on reconnaissait bien qu'elle etait de Paris au face-a-main dont elle se servait, --avait solennellement proclame votre hotel. Et pendant la crise que je raconterai, quand on suspendit a la grille un ecriteau deshonorant, on pouvait lire sur l'inscription Villa a vendre. Villa, hotel, chateau, palais, comme tous ces termes majestueux, malgre leur prestige, sont incolores! A quoi bon emberlificoter la verite? La maison, cela suffit. La maison, cela dit tout. Elle vit toujours: elle en a une longue habitude. Vous n'auriez pas de peine a la trouver: dans tout le pays on l'appelle la maison Rambert, parce que notre famille l'a toujours habitee. Et meme on l'a reparee avec soin, avec trop de soin, de la cave au grenier, rajustee et rafistolee, recrepie et revernie a l'interieur et a l'exterieur. Sans doute on ne peut pas les laisser eternellement s'effriter, et la vetuste des habitations ne se revet de poesie que pour les visiteurs de passage. Le train ordinaire des jours a ses exigences. Mais on ne tient guere a la jeunesse de sa maison, pas plus, en somme, qu'on ne tient a celle de ses parents. Jeunes, ils sont moins a nous, ils sont encore a eux-memes, ils ont droit a une existence particuliere, tandis que, plus tard, notre vie est leur vie, et c'est tout ce que nous demandons, car nous ne sommes pas difficiles. Avant qu'on ne l'eut restauree, je l'ai montree a une dame, a une dame de Paris comme celle du face-a-main. Il est probable, il est vraisemblable, il est certain que je la lui avais excessivement vantee. Ni les accents circonflexes du fermier, ni l'eclat et la douceur mourante de la nourrice italienne n'avaient du manquer a ma description. Elle pouvait s'attendre a Versailles ou tout au moins a Chantilly. Or, quand je la conduisis, dument stylee, exaltee et mise au point, devant l'immeuble incomparable, elle osa me demander sur un ton de surprise "Est-ce bien ca?" Je compris son desappointement. Je l'ai raccompagnee avec politesse jusqu'a sa voiture, --meme dans la colere on a des egards pour les femmes, --mais je ne l'ai pas revue depuis lors, je n'ai jamais supporte de la revoir. On n'est pas d'accord avec les etrangers sur les lieux ni sur les choses de son enfance. Il y a des differences de dimensions. Leurs yeux ne savent pas regarder, et il faut les plaindre. A la place de la maison, ils n'apercoivent, eux, qu'une maison. Comment, donc, pourrait-on s'entendre? Vous arrivez devant un portail de fer entre deux colonnes carrees de pierre dure. C'est un portail peint a neuf, en trois parties, que des battants fixes au sol retiennent pour ne laisser jouer que la porte du milieu. On n'ouvre les trois que dans les grandes occasions, pour les landaus et les limousines. Autrefois, c'etait pour les chars de foin. Autrefois, d'ailleurs, il n'y avait qu'a pousser un peu et l'on entrait comme on voulait. La serrure ne fonctionnait pas. Toutes sortes de gens imprevus penetraient dans la cour, et ces intrusions m'etaient fort desagreables. Les enfants sont des proprietaires intransigeants. --Qu'est-ce que ca fait? me disait mon grand-pere. Mon grand-pere avait horreur des clotures. Les colonnes de pierre etaient recouvertes de mousse, tandis qu'on les a revetues de plantes grimpantes, disposees comme des draperies. On a taille les arbres, dont les branches trop rapprochees avaient l'air de benir le toit ou de frapper aux vitres des fenetres. On ne devine jamais la puissance des arbres; les quelques metres qu'on leur accorde, ils les ont bientot mis a l'ombre, et peu a peu ils se rapprochent comme des amis qui ont acquis le droit d'entrer. Aujourd'hui qu'on les a ecartes, momentanement, le soleil caresse les murailles, et pour l'hygiene, c'est meilleur. L'humidite est malsaine, surtout a l'automne. Mais voila qui ne se comprend plus de mon temps, je veux dire du temps que j'etais petit, il y avait un cadran solaire qui se decoupait en carre sur le mur. En haut se pouvait lire cette inscription, deja ternie et a demi effacee, dont je refusais de penetrer le secret: _me lux, vos umbra_. Mon pere me l'avait traduite et je me hatais d'oublier son sens, pour lui garder la force de ses mysterieuses syllabes. Au-dessous, la tige de fer dont la mince projection devait le long du jour marquer l'heure, et tout autour des noms de villes inconnues, Londres, Boston, Pekin, etc., destines a indiquer les differentes heures du monde, comme si le monde entier n'etait qu'une dependance de la maison qui lui dictait les lois du temps. Or, un tilleul, par inadvertance, avait rendu inutile le travail de la lumiere. On a elague le tilleul, mais par une erreur regrettable on a fait disparaitre le cadran sous une couche de badigeon en recrepissant la facade. O facheuse restauration! Mais n'en suis-je pas responsable et ne l'ai-je pas ordonnee? Quand on est grand, on accomplit des choses sacrileges. On les fait sans penser a mal. J'aurai dit, negligemment sans doute: "Ce pauvre cadran ne sert plus a rien." C'etait avant la taille des arbres. On a tort de laisser tomber sa pensee, car elle se ramasse. Un macon qui m'avait entendu crut m'obliger avec son pinceau, et quand je voulus l'arreter dans son zele, il etait trop tard. Et puis ces changements, que je me contrains a enumerer, je vous le confesse, ne m'affectent guere. Ne me croyez pas insensible pour autant. Je ne vois pas la maison telle qu'elle est. On la barbouillerait du haut en bas que je ne m'en apercevrais point. Je continue a la voir telle qu'elle fut de mon temps, du temps, vous savez bien, que j'etais petit. Je l'ai dans les yeux pour le restant de mes jours. De bonnes vieilles lezardes, qui ressemblaient a des sourires et non pas a des rides, ont ete bouchees hermetiquement. Un corps de batiment a ete ajoute pour la commodite de l'amenagement interieur. Et, comme les tuiles tombaient, on les a remplacees par des ardoises. Je ne dis pas de mal des ardoises. Il en est d'un gris presque mauve pareil au plumage des tourterelles, et sous le soleil elles miroitent. Mais les toits d'ardoises sont plats et monotones, uniformes et indifferents, tandis que les tuiles inegales, arrondies, bossuees ont l'air de bouger, de remuer, de s'etirer comme de bonnes tortues de jardin qui soupirent apres le beau temps ou font le gros dos pour protester contre le vent et la pluie. Les teintes vont du rouge au noir, en passant, avec lenteur ou brusquerie, par tous les tons degrades. Et si l'on a des yeux pour voir, on peut, rien qu'a leur patine, deviner l'age de la maison. Mais cet age est inscrit avec precision sur la plaque noircie de la grande cheminee qui est la gloire de la cuisine. Des que j'avais su epeler mes lettres et mes chiffres, mon pere m'avait donne a lire la date dont je comprenais bien qu'il tirait de l'orgueil, tandis que mon grand-pere ricanait de la petite ceremonie et murmurait par derriere, a mi-voix pour ne pas trop attirer l'attention et assez distinctement pour que je l'entendisse neanmoins: "Laissez donc cet enfant tranquille!" Est-ce 1610 ou 1670, on ne peut pas trancher la difficulte avec certitude. Il faudrait convoquer toutes nos academies locales. Le trait qui rejoint la barre est trop horizontal pour un 1, et ne l'est pas assez pour un 7. --Ca n'a aucune importance, m'expliqua mon grand-pere a qui j'en referai. Cependant je ne doutai plus que ce fut 1810, lorsque mon manuel d'histoire m'apprit que cette annee-la fut assassine Henri IV. Mon imagination exigeait la rencontre d'un evenement historique. "_Le roi sortit du Louvre en carrosse. Il etait au fond de sa voiture, dont les panneaux se trouvaient ouverts. Un embarras de deux charrettes a l'entree de la rue de la Ferronnerie, qui etait fort etroite, forca le carrosse royal de s'arreter. Au meme moment, un homme de trente-deux ans, de physionomie sinistre, de grande taille et de forte corpulence, barbe rouge et cheveux noirs, Francois Ravaillac, met un pied sur une borne, l'autre sur l'un des rayons de la roue, et frappe le roi de deux coups de couteau dont le second coupe la veine pulmonaire. Henri s'ecria: "Je suis blesse" et expira presque a l'instant._" J'ai retenu mot pour mot le recit du manuel que je n'ai pas retrouve. Le terrible portrait qu'il trace du meurtrier a sans doute aide ma memoire. Et je pouvais mesurer l'importance des dates a ce trait significatif que la figure du coquin accusait infailliblement trente- deux ans. Trente-deux, et non pas trente et un ni trente-trois. La rapidite du drame n'empechait point de noter ce detail avec exactitude. Et quand l'historien ajoutait qu'en hate on ramenait au Louvre le roi tout perce du poignard de Ravaillac, je me representais le cortege a la porte de la maison. La maison, c'etait notre Louvre. La cuisine etait peut-etre, etait surement la plus belle piece, la plus vaste, la plus confortable, la plus honorable: on aurait pu y donner des banquets et des bals. C'etait la mode autrefois et je ne suis pas de ceux qui la blament, croyez-le, bien que j'aie ose transformer cette cuisine en un hall dalle de marbre blanc et noir, bien encadre de panneaux boises, bien eclaire par une baie vitree qui occupe tout le cote du couchant. Je continue d'y chercher des marmites et des casseroles, surtout la broche qu'on tournait, et d'y humer le fumet des ragouts et des rotis, et chaque fois que j'y vois entrer des invites, je suis tente de maudire la sottise des domestiques et de m'ecrier: "Quelle drole d'idee de les faire passer par la!" La gouvernait alors Mariette la cuisiniere. Son pouvoir etait absolu. Meubles et gens, tout tremblait sous son despotisme. L'espace, heureusement, permettait d'echapper a sa surveillance. Il y avait des coins d'ombre ou l'on parvenait tant bien que mal a se dissimuler, et notamment sous le vaste manteau de la cheminee. Cette cheminee avait ete mise a la retraite comme un vieux serviteur: je ne savais pas pourquoi, mais je devine que c'etait pour des raisons d'economie. Elle eut consomme des forets. On pouvait s'installer commodement a son abri et s'asseoir sur des chenets de pierre qui etaient scelles. En levant la tete, on voyait le jour tout en haut. Quand la nuit vient plus vite en automne, je me penchais pour apercevoir une etoile. Et meme, un soir que je passais a contre-coeur dans la cuisine deserte et obscure, je fus effraye par un carre blanc qui gisait comme un drap bien deplie juste sur la pierre du foyer. C'etait la defroque d'un fantome: ils la rejettent peut-etre ainsi au moment de s'evanouir et la laissent comme un temoignage indeniable de leur visite. La lune jouait au-dessus du toit. Plus les allees et venues etaient nombreuses, plus Mariette se rejouissait. Sa langue la demangeait dans la solitude. En temps ordinaire, le facteur, le fermier, les ouvriers du jardin se succedaient a intervalles reguliers. Ils buvaient du vin rouge sans jamais omettre d'observer les rites. On leve le coude et l'on dit: " A votre sante", apres quoi il est permis de vider un verre; mais si l'on veut en ingurgiter un autre, meme sans desemparer, il faut repeter la meme formule. Aucun d'eux n'hesitait a la repeter. J'ai bu quelquefois en leur compagnie, et sans doute dans le meme verre. Des villages on descendait aussi pour chercher mon pere quand le cas etait grave. Mon pere qui etait medecin ne reculait pas devant le derangement. J'entends encore sa phrase d'accueil, a la fois misericordieuse et decidee, quand il traversait l'empire de Mariette et le trouvait occupe: --Qu'est-ce qui ne va pas, mon ami? Mariette devisageait les nouveaux venus d'un coup d'oeil hostile et perspicace, qui demasquait les simulateurs et glacait les malheureux dont la presence importune coincidait avec l'heure sacree des repas. J'ai assiste a bien des deballages de miseres paysannes: elles ne s'avouent que peu a peu et gardent la pudeur des plaintes, comme si la maladie etait une honte. Mais je ne comprenais pas cette reserve ou je ne voyais qu'une difficulte de parole. Octobre qui est la saison des vendanges marquait le triomphe de la cuisiniere. C'etaient alors les entrees et sorties continuelles des vignerons qui occupaient le pressoir et qu'il fallait nourrir grand renfort de choux et de jambon, de boeuf bouilli et de pommes de terre dont le melange repandait une buee chaude et savoureuse. Nous profitions de cette agitation, mes freres et soeurs et moi, pour nous etablir sur les chenets, les poches pleines de noix que le vent avait secouees la-bas sur le chemin de la ferme, ou que nous avions sans permission abattues avec des gaules. Un caillou nous servait de marteau pour les ecraser sur la pierre. Si la coque verte leur etait restee, il en jaillissait un jus qui tachait les mains et les habits, et dont les meilleurs savons ne parvenaient pas a chasser les signes revelateurs. Mais le fruit bien pele, bien blanc, pareil a un poulet a la broche pour diner de poupee, craquait sous la dent delicieusement. Ou bien nous faisions _brisoler_ des chataignes, sournoisement, sur un coin du fourneau. Et nous goutions le plaisir d'avoir chaud par tout le corps, apres avoir subi au dehors, en trainant nos pieds dans les feuilles seches, les bises d'automne qui dans mon pays sont apres et rudes. Plus d'une fois aussi, j'ai suivi avec curiosite les mouvements de Mariette quand elle etouffait la volaille. Sa dexterite, comme son indifference, etait extreme. Tel le bourreau le plus exerce, elle decapitait les canards qui continuaient de courir sans leur tete, ce qui me frappait d'admiration. Un jour, elle me demanda de maintenir pendant l'operation un de ces volatiles recalcitrants. Comme je refusais mon concours d'une voix indignee, elle me dit avec la brusquerie qui lui etait familiere: --Eh! faites le degoute vous en mangez bien! Je ne vais pas vous conduire a travers toute la maison. Ce serait trop long, car elle a deux etages, dont le second est beaucoup moins age que le premier, plus un grenier et la tour. La tour, au sommet de l'escalier en colimacon, commande les quatre horizons de ses quatre fenetres. Cette vue multipliee, trop etendue a mon gre, ne m'interessait pas beaucoup. Je suppose que les enfants detestent ce qui se perd, ce qui ne sert pas, les nuages, les paysages brouilles. Les jours de gros temps, on entendait de la le vent qui menait un vacarme infernal: on l'aurait pris pour un etre vivant, puissant et incivil qui insultait les murailles avant de les jeter bas. L'escalier n'etait pas trop clair, a la tombee de la nuit, on y prenait peur facilement et, a cause des marches qui s'amincissaient en s'encastrant dans la colonne de support, on risquait, si l'on allait vite, de se _carabosser_. Carabosser est un verbe que tante Dine avait invente pour les chutes violentes obtenues par precipitation et d'ou l'on se relevait meurtri, eclope et enfle: il doit venir de la mauvaise fee Carabosse. Quant au grenier, nul de nous n'y aurait penetre sans compagnie. Une seule lucarne lui accordait avec parcimonie une lumiere insuffisante, de sorte que les tas de bois, les fascines et tous les objets mis au rancart, qui peu a peu venaient a prolonger indefiniment leur existence inutile, prenaient des aspects bizarres d'instruments de torture ou de personnages menacants. En outre, les rats s'y livraient des batailles rangees, et des pieces qui etaient au-dessous on aurait cru assister a des courses organisees, avec sauts d'obstacles. De temps a autre on y mettait le chat, un superbe angora faineant, gourmand et peu guerrier, qui sans doute craignait pour sa fourrure et miaulait de frayeur jusqu'a ce que tante Dine, qui en avait soin, le delivrat de sa corvee militaire, ce qui ne tardait jamais. Le salon, dont les volets, d'habitude, etaient fermes et qu'on n'ouvrait que pour les jours de reception ou de ceremonie, nous etait formellement interdit, et de meme le cabinet de mon pere, encombre de livres, d'appareils et de fioles, ou l'on ne s'aventurait qu'au cours d'explorations rapides, ou je voyais entrer toutes sortes de tristes figures qui, pour la plupart, se detendaient a la sortie. Mais, en revanche, on nous abandonnait la salle a manger. Elle fut le theatre de scenes tumultueuses, et plus d'une fois les chaises durent etre rempaillees ou leur dossier remplace. Nous envahissions en desordre la chambre de ma mere qui etait tres grande, et disposee de telle sorte, au centre de l'appartement, que tous les bruits y venaient. Ainsi ma mere, doucement, sans qu'on le sut, veillait sur la maison; il ne s'y passait rien qu'elle n'en fut aussitot avertie. Et meme, dans notre avidite de conquete, nous nous emparions de la salle de musique, petit salon octogone, d'une sonorite merveilleuse, qui donnait sur un balcon oriente au sud. Les soirs d'ete, les veillees se faisaient la, a cause du balcon. Il me reste a parler du jardin. Mais si j'en parle honnetement, vous croirez, comme la dame de Paris, qu'il s'agit de l'un de ces vastes domaines qui entourent les chateaux historiques. Je n'arrive plus a comprendre, quand je m'y promene, comment il a pu me paraitre si grand, et des que je n'y suis plus, il reprend dans mon souvenir sa veritable importance. C'est peut-etre qu'il etait alors si mal entretenu qu'on avait l'impression de s'y perdre. Sauf le potager dont les plates-bandes s'alignaient en bon ordre, tout y poussait a l'aventure. Dans le verger, ou les poires et les peches que palpaient nos doigts insinuants ne parvenaient pas a murir avant d'etre cueillies, montait une herbe drue et haute, aussi haute que moi, ma parole! Et je songeais tout de suite aux forets vierges que traversaient _les enfants du capitaine Grant_. Une roseraie, chef- d'oeuvre d'un aieul ami des fleurs, s'epanouissait dans un coin lorsque bon lui semblait, et sans le secours des tailles ni des arrosoirs. Ma mere, quand elle avait des loisirs, bien rarement, lui donnait ses soins, mais il aurait fallu un homme de l'art. Les allees etaient envahies par la mauvaise herbe, et il fallait les chercher pour les trouver. En revanche, d'autres qui n'avaient pas ete tracees surgissaient au milieu des pelouses. Et juste sous les fenetres de la chambre de ma mere coulait une fontaine: le jour, on ne l'entendait pas, a cause de l'habitude, mais la nuit, quand tout se tait, sa plainte monotone remplissait le silence et me predisposait, sans que je susse pourquoi, a la tristesse. Je neglige une vigne qui aboutissait aux batiments de ferme, et dont nous n'etions occupes que pour la soulager de ses raisins, et je viens enfin au plus beau fouillis de buissons, de ronces, d'orties, de toutes plantes sauvages, qui nous appartenait en propre. La nous etions les maitres et seigneurs souverains. Il n'y avait plus, avant le mur d'enceinte, qu'une chataigneraie qui n'etait que la prolongation de notre territoire reserve. Quand je dis: une chataigneraie, c'est quatre ou cinq chataigniers. Mais un seul fait deja une grande ombre. Il y en avait un dont les racines avaient descelle un pan de muraille. Par cette breche ouverte, dont je ne m'approchais pas sans inquietude, je m'imaginais que des voleurs penetraient. Il est vrai que j'etais arme. Mon pere m'avait raconte _l'Iliade_ et _l'Odyssee_, la _Chanson de Roland_ et diverses autres epopees d'ou je sortais bouillant, impetueux et heroique. J'etais tour a tour Roland furieux ou le magnanime Hector. Avec une epee de bois je livrais aux Grecs ou aux Sarrasins, que figuraient les buissons, des combats meurtriers, dont patissaient quelquefois de paisibles choux et d'inoffensives betteraves que je taillais en pieces. Mes armes m'etaient fournies par un des singuliers ouvriers qu'on employait au jardin ou a la vigne. Il y en avait jusqu'a trois qui travaillaient isolement, chacun dans son coin, avec des attributions speciales, mais avec une besogne indeterminee. On evitait de les reunir, car ils se detestaient. Ou les avait-on recrutes? Leur choix provenait sans doute de la memorable incurie de mon grand- pere qui laissait tout le monde tranquille, et la terre pareillement, ou de la bonte de ma mere bien capable d'avoir repeche ces tristes debris. Le premier en date, le plus ancien dans mon souvenir, mon armurier par surcroit, s'appelait Tem Bossette. Nom et prenom etaient, je pense, des surnoms. L'origine n'en est pas malaisee a decouvrir. Tem devait venir d'Anthelme qui est un saint venere dans ma province. Quant au sobriquet de Bossette, j'ai cru longtemps que c'etait une allusion indelicate a la voute qu'il portait sur le dos a force de se pencher sur sa pioche. Mais j'ai trouve une etymologie plus conforme a sa paresse et a son caractere, et je la soumets humblement MM. les philologues qui sauront lui consacrer, selon leur habitude, plusieurs volumes in-folio. Chez nous, la bosse a plus d'un sens: elle designe notamment la futaille ou l'on depose la vendange pour la ramener commodement des vignobles, et je vois encore l'effarement peint sur le visage d'un ami a qui je faisais les honneurs de ma ville natale et qui lisait une affiche, une simple petite affiche composee de ces quelques mots: _A vendre une bosse ovale_. "Heureux pays, me dit-il, ou les bossus font commerce de leur gibbosite!" Et il se crut malin en ajoutant: "Mais trouvent-ils acquereurs? " Je lui expliquai sa meprise. Or notre Tem etait un ivrogne celebre. Notre cave surtout le savait. _Bossette, petite bosse_: lui aussi devait contenir la vendange. Et, meme, a la fin de sa vie, aurait-on pu supprimer le diminutif. Il me fabriquait des sabres avec les echalas de la vigne. En recompense je lui portais des bouteilles supplementaires que j'obtenais de tante Dine, plus specialement chargee de l'office, en lui representant la splendeur de mon armement. On se plaignait bien de temps a autre que les ceps fussent depourvus de tuteurs. Les sarments sans attache se resignaient a ramper. Ils pompaient toute l'humidite du sol. Mais grand-pere, indifferent, ne blamait personne, et veuillez compter tous les echalas qui etaient indispensables a mon equipage. Il m'en fallait pour mes panoplies, et il m'en fallait pour mes ecuries. Le nombre de mes chevaux attestait ma magnificence. Avec un baton entre les jambes, j'acquerais une etonnante velocite, et pour chaque bataille je changeais de monture. Tem Bossette eut ete grand s'il se fut tenu droit, mais il etait gros a n'en pas douter et sa tete ronde ressemblait assez a une courge. " Grosse tete a rare esprit ", disait de lui, en pincant les levres, Mimi Pachoux qui etait jardinier, pepinieriste, lampiste, fumiste, serrurier, menuisier, reparateur d'horloges et de faiences, frotteur de parquets, scieur de bois, commissionnaire et je ne sais quoi encore. Ah! si! quand la saison etait mauvaise, il portait les morts. Se presentait-il une difficulte, avait-on besoin d'une aide?-- Appelez Mimi! proclamait grand-pere. Et l'on appelait Mimi, ce qui demandait plusieurs heures, car on ne le trouvait jamais, de sorte que, lorsqu'il arrivait enfin, le travail etait fait, mais on lui en attribuait le merite: --Ce Mimi, pas plus tot venu, tout s'arrange! Representez-vous un petit bout d'homme mince, maigre, net, prompt, vif et, par surcroit, invisible. Invisible, c'est comme je vous l'affirme, a moins que vous ne preferiez lui accorder le don d'ubiquite. Il entamait le matin plusieurs journees, a six heures chez l'un et quelquefois en avance --oh! ce Mimi, quel zele! --A six heures cinq chez l'autre, et avant le quart chez un troisieme, s'annoncait bruyamment au premier, courait chez le second, volait chez le dernier, se glissait en tapinois, sortait en secret, rentrait en catimini, repondait ici, expliquait la, reclamait ailleurs, apparaissait, disparaissait, reparaissait, commencait en hate, continuait precipitamment, n'achevait rien, et le soir touchait sa paie de trois cotes a la fois. Mon grand-pere rapportait que plusieurs personnes de ses relations voyaient leur double. Mon pere disait que c'etait une maladie bien connue et qu'il suffisait de boire. J'essayai, mais je vis tout bouger. C'etait Tem Bossette qui buvait, mais notre Mimi Pachoux voyait son triple. Quant au dernier ouvrier de notre equipe, il ne fallait pas le perdre de vue une minute parce qu'il voulait absolument se pendre. Il avait fait plusieurs tentatives qui avaient echoue. On se relayait pour sa surveillance. Mariette lui refusait la moindre ficelle, meme s'il en avait le plus pressant besoin, et on l'utilisait specialement dans les espaces decouverts. Les premiers temps on l'appelait Dante, mais son nom etait Beatrix. Son surnom lui venait du spirituel archiviste departemental. Avec sa figure longue et malchanceuse il brulait d'aller aux Enfers, et sans cesse on lui coupait la corde. Peu a peu il fut le Pendu et on ne le designa plus autrement. Tres peu de gens consentaient a l'employer, a cause de la police qu'il exigeait pour eviter une catastrophe. Ma mere fut sa providence. On lui confiait les gros travaux, mais il les abandonnait genereusement a tante Dine qui etait forte, active et capable de remuer jusqu'aux tonneaux, ce qu'il considerait avec admiration, les bras ballants et la bouche ouverte. Cette bouche ne contenait que deux dents qui, par un hasard merveilleux, se juxtaposaient avec exactitude, de sorte que, lorsqu'elles s'appuyaient l'une contre l'autre dans ce desert, on pouvait croire que c'etait la meme qui unissait les deux machoires. Vous comprenez maintenant a quel point notre jardin etait inculte. L'aurais-je mieux aime couvert de fleurs et de fruits que dans cet etat lamentable ou il me semblait immense, profond et mysterieux? Cher vieux jardin aux herbes folles, toujours un peu humide a cause de l'ombre excessive des branches abandonnees a leurs caprices, ou j'ai tant joue et tant invente de jeux, ou j'ai connu la gloire des combats, la curiosite des explorations, l'orgueil des conquetes, l'ivresse de la liberte, sans omettre l'amitie des arbres et la saveur des fruits cueillis en cachette, vous etes aujourd'hui meconnaissable. Ratisse, peigne, taille, arrose, du sable fin dans les allees, un gazon ras autour des corbeilles, ne pensez pas avec vos beautes nouvelles m'eblouir... Quand je m'y promene, c'est a l'aventure. J'ecrase les plates-bandes, je pietine les pelouses, je menace les fleurs jusqu'a ce que le nouveau jardinier, qui a remplace a lui seul, et trop bien, Tem Bossette, Mimi Pachoux et le Pendu, me crie d'une voix alteree par l'emotion: --Faites donc attention, monsieur! Il faut l'excuser. Il ne sait pas que je rends visite a mon jardin d'autrefois. Mais, pour completer ce portrait de la maison, il manque... oh! presque rien! Presque rien et presque tout, une ombre et un pas. Le pas de mon pere, personne ne s'y est jamais trompe. Rapide, egal, sonore, il ne pouvait se confondre avec nul autre. Des qu'on l'entendait retentir, tout changeait comme par enchantement. Tem Bossette enfoncait sa pioche avec une vigueur insoupconnee; Mimi Pachoux, qu'on avait cesse de voir, surgissait comme un diable d'une botte; le Pendu se mesurait avec un fut important; Mariette activait son feu, nous rentrions dans le rang, et grand-pere, je ne sais pourquoi, s'en allait. Y avait-il une question a trancher, un ennui a supporter, une menace a craindre? Quand on avait annonce: Il est la, c'etait fini, toute inquietude se dissipait aussitot, chacun respirait comme apres une victoire. Tante Dine surtout avait une maniere de proclamer: _Il est la!_ qui eut mis en fuite l'agresseur le plus resolu. Cela signifiait: _Attendez donc vous allez voir ce qui va se passer. Ce ne sera pas long! En un instant, justice sera rendue!_ Avertis de cette presence, nous nous sentions une force invincible. C'etait une impression de securite, de protection, de paix armee. Et c'etait aussi une impression de commandement. Chacun occupait son poste. Mais grand-pere n'aimait ni a commander ni a etre commande. L'ombre, c'est, derriere le volet a demi clos de sa fenetre, celle de ma mere qui n'a pas tout son monde rassemble autour d'elle. Elle attend mon pere, ou notre retour du college. Quelqu'un est absent. Elle craint pour lui. Ou bien le temps est orageux, elle interroge le ciel pour savoir s'il faut allumer la chandelle benite. Une autre paix emanait d'elle, une paix, comment dirais-je? qui s'etendait au dela des choses de la vie, qu'on recevait en dedans, qui calmait les nerfs et les coeurs, une paix de priere et d'amour. Cette ombre, que je guettais chaque fois que je rentrais, que je guette encore quand meme je sais bien qu'elle n'est plus la, qu'elle est ailleurs, c'etait l'ame de la maison qui transparaissait comme la pensee sur un visage. Ainsi nous etions gardes. Au dela de la maison il y avait la ville, en contre-bas comme il convient, et plus loin un grand lac et des montagnes, et plus loin encore, sans doute, le reste du monde. Ce n'etaient que des annexes. II LA DYNASTIE En ce temps-la regnait mon grand-pere. Avant lui une longue suite d'ancetres avait du exercer le pouvoir, a en juger par les portraits qu'on avait rassembles au salon. De ces portraits la plupart avaient beaucoup noirci, de sorte que, si l'on ne laissait pas la lumiere penetrer a flots, il devenait assez difficile de deviner le contenu des cadres. L'un des plus abimes etait celui qui m'etonnait davantage. On ne voyait guere que le visage et la main, un visage et une main de femme or, on m'avait appris son role important aux armees, et je me demandais comment un homme si jeune et si joli avant tant pu se battre. La dame a la rose me retenait aussi: j'avais beau tourner autour d'elle, je recevais de tous les cotes sa fleur et son sourire. Je passe sur d'autres bustes plus rebarbatifs, engonces dans de hauts cols et des foulards comme on en voit aux gens enrhumes, et j'arrive aux deux tableaux qui occupaient la place d'honneur a droite et a gauche de la cheminee: l'un portait l'habit bleu a galon d'argent, le gilet ecarlate, la culotte blanche et le tricorne noir des gardes-francaises, l'autre le bonnet a poil et la capote bleue boutons dores et passepoils rouges aux manches et au col de grenadier de la vieille garde. Le soldat du roi et le soldat de l'empereur se faisaient pendant. Tous deux avaient bien servi la France, a en croire leurs decorations. Mon pere, avec orgueil, m'avait raconte leurs exploits et revele leur grade. Je ne les regardais pas sans une certaine crainte reverencielle. Ils n'etaient pas beaux, ayant plus d'os que de chair et des traits tailles a la diable. Mais je n'aurais pas ose les declarer vilains. Leurs yeux se fixaient sur moi lourdement et m'inspiraient de la gene. Ils me reprochaient de n'avoir pas encore remporte de victoires extraordinaires comme le grenadier a la Moskova, ou tout au moins subi d'heroiques defaites comme le garde- francaise a Malplaquet. Longtemps, je n'ai su que ces deux noms de batailles. Et je rougissais des sabres de bois de Tem Bossette et des echalas que j'enfourchais. Je comprenais que mes chevauchees dans le jardin, ce n'etait pas serieux, ce n'etait pas vrai. Ces deux portraits redoutables, tantot m'exaltaient d'orgueil et tantot m'accablaient de leur importance. Un jour que je les considerais sans plaisir, mon grand-pere s'approcha de moi et me jeta negligemment avec son petit rire sec et sa moue la plus impertinente: --Peuh! ce n'est que de la mauvaise peinture. Il est dangereux d'apprendre trop tot l'esthetique aux enfants. Je me rejouis que ce fut de la mauvaise peinture. Du coup, le soldat du roi avec son tricorne et le soldat de l'Empire sous son bonnet a poil perdirent tout prestige. Leur biographie ne me fut plus rien. J'etais libere de cette servitude a quoi oblige l'admiration. Je reprenais l'avantage sur ce passe qui etait mal peint et je pouvais mesurer avec insolence la galerie des ancetres. Un jour il fut question de les exiler au galetas. Grand-pere desirait les remplacer par des gravures. --Elles sont du dix-huitieme siecle, expliquait-il pour mieux convaincre. Il formula sa proposition avec simplicite et politesse, comme la chose la plus naturelle du monde. Mais tante Dine poussa des cris indignes, et mon pere deploya cette calme autorite qui brisait toute resistance. Grand-pere n'insista pas; il n'insistait jamais. Cependant je le comprenais, puisque c'etait de la mauvaise peinture. Le gouvernement de mon grand-pere etait irregulier et indifferent. Autant dire qu'il n'y en avait pas. Quand je lus dans mon manuel d'histoire, ou dans celui de mes freres aines, le chapitre consacre aux rois faineants, je pensai immediatement a mon grand-pere. Il ne tenait point du tout a ses prerogatives. Cependant il s'appelait Auguste. Je le savais parce que ma grand'tante Bernardine; celle que nous designions sous le nom de tante Dine et qui etait sa soeur, l'appelait ainsi le plus rarement possible, car son prenom l'agacait. --Oui, declara-t-il un jour, on m'a appele Auguste, je ne sais fichtre pas pourquoi. C'est encore un coup des ancetres. On vous colle pour le restant de vos jours une etiquette ridicule. Bien que de taille moyenne, il donnait au premier abord une impression de grandeur, a cause de sa belle tete dont il ne tirait point vanite et qu'il portait avec nonchalance. Son nez fin se busquait legerement. Ses cheveux blancs, qu'il n'eut jamais fait tailler sans les brusques interventions de tante Dine, bouclaient un peu, et sans cesse il plongeait les mains dans sa longue barbe annelee, pareille a celle de l'empereur Charlemagne sur les images, par crainte des grains de tabac qu'elle pouvait receler, car il fumait et prisait. De plus pres, cette impression de prophete s'attenuait, se volatilisait. Il regardait trop souvent a terre, ou levait sur vous des yeux vagues qui ne consentaient pas a vous voir. On sentait qu'on n'existait pas pour lui, et rien n'est plus vexant. Il ne se souciait de rien, ni de personne; ses vetements lui tenaient au corps par la grace de Dieu et de tante Dine. Que leur coupe fut bonne ou mauvaise, il n'en a jamais rien su. Volontiers, il eut attendu, pour en changer, qu'ils le quittassent les premiers. Leur usure le mettait a l'aise. Il a toujours ignore, je pense, l'usage des bretelles, et celui des cravates lui paraissait une concession miserable a la mode. Il detestait tout ce qui le genait et se serait accommode pour la journee entiere d'une robe de chambre verte et d'un bonnet grec en velours noir dont il se trouvait bien et qu'il lui arriva d'apporter au dejeuner de midi. Quand nous le voyons apparaitre dans cet accoutrement, mes freres et moi, nous etouffions nos rires qu'un regard de mon pere suspendait, mais ce regard meme contenait un blame pour la fameuse robe de chambre. On avait beaucoup de peine a obtenir son exactitude aux repas. --Eh! declarait-il avec bonhomie, on mange quand on a faim. Cette reglementation est absurde. --Cependant, objectait mon pere qui, visiblement, n'etait pas content et qui essayait de parler avec douceur, --mais de la douceur de mon pere se degageait encore une impression d'autorite, --il faut de l'ordre dans une maison. --L'ordre, l'ordre, oh! oh! Il fallait entendre ces _oh! oh!_ discrets, sourds, lances a la cantonade, qui atteignaient toute la regularite etablie, et qu'accompagnait un petit rire sec. Ce petit rire placait immediatement grand-pere au-dessus de ses interlocuteurs. Je n'ai rien rencontre, dans les expressions humaines, de plus inquietant, de plus moqueur, de plus ironique que ce petit rire. Il vous donnait aussitot l'idee que vous etiez une bete. Il me faisait l'effet de ces secateurs bien tranchants avec lesquels on elague les rosiers: ric, rac, les fleurs tombent; ric, rac, il n'y a plus rien. Or grand-pere en faisait l'injure, involontaire sans doute, a tout le monde. Sa presidence a table etait honorifique et non effective. Non seulement il ne dirigeait pas la conversation, mais il ne la suivait que par hasard et quand ca lui chantait. Du reste, il ne s'occupait de rien. Se promenait-il dans le jardin, poussait-il jusqu'a la vigne, Tem, Mimi et Pendu reunis ne parvenaient pas a obtenir de lui une indication. Il esquissait un geste vague qui signifiait: "Laissez- moi en repos." Le trio n'insistait pas outre mesure, car ce silence le favorisait et les choses n'en marchaient pas mieux. Une autre superiorite qu'il avait, outre son rire, c'etait son violon. Ne figurait-il pas dans la galerie des portraits, tout jeune et tout frise, avec une guitare dans les mains? --De ma vie, je n'ai pince de cette affreuse machine, protesta-t-il un jour. Mais un Italien de passage a eprouve le besoin de me barbouiller. --Tu etais si joli, proclama tante Dine. L'artiste fut enthousiasme. --Oh! l'artiste! Il passait de longues heures dans sa chambre a jouer de son instrument, mais demeurait plus longtemps encore a l'examiner avec amour, a le palper, a tendre ou a detendre les cordes, a frotter l'archet avec la colophane. Ainsi les faucheurs dans les champs passent plus de temps a affuter leurs faux qu'a faucher; ils peuvent taper dessus avec un caillou indefiniment. Quand il jouait, il exigeait qu'on s'en allat. Il jouait pour lui seul, et un peu toujours les memes airs, car je l'ecoutais de la porte, assez souvent, et plus tard j'ai reconnu dans le _Freischuetz_ et dans _Euryanthe_, dans _la Flute enchantee_ et le _Mariage de Figaro_, des passages qu'il affectionnait. Les rythmes clairs de Mozart prenaient la forme de cette joie de respirer que l'on goute sans le savoir dans l'enfance, comme une eau limpide se soumet aux contours d'une vase; mais Weber me donnait le desir imprecis de choses que je ne pouvais definir: j'etais au choeur d'une foret dont les allees se perdaient. C'etait une heureuse initiation. Cependant tous les morceaux n'avaient pas ce merite. Comment l'aurais- je su? Tout est bon a une sensibilite qui s'elance. Je ne puis aujourd'hui encore entendre l'ouverture de _Poete et Paysan_ sans etre secoue d'emotion. Un soir, a Lucerne, au bord du lac, le plus banal des orchestres dans le plus banal des hotels preluda a cette ouverture. Autour de moi les convives en smoking et en robe decolletee continuaient de causer et de rire, comme s'ils ne s'apercevaient de rien, comme s'ils etaient sourds. Alors je sentis que j'etais seul, et mon coeur se fondit, et je crus que j'allais pleurer. L'orchestre ne jouait pas pour le public, il ne s'adressait qu'a moi. Ce n'etait plus l'art mediocre du compositeur autrichien, c'etait le souvenir de mon entree enfantine dans l'empire mysterieux des sons et des reves, dans la foret dont les allees se perdent. A la meme epoque le chant d'un de mes camarades, au college, acheva de me bouleverser. Ce fut a une ceremonie de premiere communion. Je n'etais pas encore admis a la Table Sainte et j'avais tout le loisir de l'ecouter. Il chanta cette melodie de Gounod: _le Ciel a visite la terre_, et c'etait vrai que le ciel me visitait, m'envahissait, m'emportait. Tout mon etre vibrant faisait partie de ce chant. La voix montait, montait, et bien sur elle allait se briser. Elle n'etait pas assez forte pour resister a des notes aussi puissantes et qui remplissaient toute la chapelle. Elle etait pareille a ces jets d'eau si minces que le vent les coupe et qu'on ne les voit plus retomber. Elle s'est brisee en effet a l'age de l'adolescence; la mort a pris mon camarade a seize ans. Il y avait aussi une boite a musique que mon pere m'avait apportee de Milan ou il avait ete appele en consultation. Quand la vis se declenchait, il en sortait de freles notes felees, voilees, un peu tremblantes, et une petite danseuse tournait sur le couvercle. Elle posait gravement et en cadence ses pieds pointus, comme si elle accomplissait un rite sacre. Cela composait un spectacle doux et triste. Combien je fus desenchante, plus tard, quand je constatai la frivolite des danseuses au bal ou je cherchais cette tendre douceur et cette chere tristesse! Les rois faineants, dans mon abrege d'histoire, etaient accompagnes des maires du palais qui, de simples officiers d'abord charges du gouvernement interieur, devinrent premiers ministres et les maitres memes de leur maitre. Au college, on nous citait avec eloge Pepin d'Heristal et Pepin le Bref qui fut le pere de Charlemagne. Grand-pere n'etant pas un roi tres serieux, je m'attendais a ce que mon pere s'emparat du pouvoir. Mais pourquoi temoignait-il tant de respect a grand-pere, au lieu de le deposseder? L'histoire m'enseignait une attitude differente. Grand-pere, c'etait, pour les fermiers, ouvriers et gens de service, _Monsieur_ tout court, ou _Monsieur Rambert_, et pere, c'etait _Monsieur Michel_. Il ne serait venu a l'idee de personne d'appeler Monsieur, de consulter Monsieur, de demander un ordre a Monsieur. C'est Monsieur qui aurait proteste: --Qu'est-ce que vous me voulez encore? Laissez-moi tranquille. Je n'ai pas le temps (je n'ai jamais su pourquoi il n'avait pas le temps). Adressez- vous a Monsieur Michel... Lui-meme, ainsi, donnait l'exemple. J'en avais conclu, comme tout le monde, qu'il n'etait bon a rien. Et de temps a autre, sans qu'on sut pourquoi, ne reclamait-il pas contre l'oubli ou l'on le mettait des affaires du palais, je veux dire de la maison? Tandis que des qu'il s'agissait d'une determination grave, d'un ordre important, on entendait de tous cotes ce cri de ralliement: --Ou est Monsieur Michel? Appelez Monsieur Michel... J'ai parle du pas de mon pere. Il y avait aussi sa voix. Elle sonnait, secouait, ragaillardissait. Il ne l'elevait jamais et il savait que c'etait inutile. Elle ouvrait les portes, penetrait jusqu'aux chambres les plus retirees, et en meme temps versait aux coeurs une force nouvelle comme en donne un bon verre de vin rouge, a ce que pretendent les gens qui s'y connaissent. Quand il arrivait en retard pour le diner a cause de tous les clients qui se pendaient apres lui, on n'avait pas besoin d'agiter la cloche. De l'antichambre il proclamait comme un edit: --A table! Et les habitants disperses se rassemblaient en hate. --Quelle voix! protestait grand-pere qui sursautait. Je ne puis lire des phrases comme celles-ci qui reviennent, plus ou moins, dans tous les manuels d'histoire, sauf dans ceux d'aujourd'hui ou les batailles sont escamotees comme si elles se gagnaient toutes seules: --_A la voix de leur chef, les soldats s'elancerent a l'assaut... A la voix de leur general, les troupes se reformerent_... sans entendre cette voix de mon pere dont toute la maison vibrait. Tem Bossette, qui en avait une peur effroyable, l'entendait du fond de la vigne. Le pas annoncait la presence, mais la voix ordonnait. Cependant les ouvriers ne dependaient pas de mon pere; mais pour eux, mais pour tous, il etait le chef. Tout, chez lui, contribuait a donner cette impression la taille, le visage aux traits droits, barre d'une moustache dure et courte, les yeux percants dont on ne supportait pas volontiers le regard. De sa personne se degageait une sorte de fascination. Tante Dine, qui avait le sens populaire, l'exprimait rien qu'en disant: _Mon neveu_. Elle en eclatait d'orgueil. Le grenadier du salon ne devait pas arrondir autrement la bouche pour parler de l'Empereur. A cette fascination je n'avais pas echappe, et meme dans ma revolte je ne cessai pas de lui rendre un culte secret. Mais l'esprit de liberte nous porte a contredire nos plus surs instincts sous pretexte d'affranchissement. Ne croyez pas qu'il fut severe avec nous. Il ne tirait sur la bride que si nous prenions une fausse direction. Seulement, je n'ai jamais rencontre chez personne une telle aptitude a commander. Malgre sa profession absorbante, il trouvait le loisir de s'occuper de nos etudes et de nos jeux, et meme il les elargissait par les recits d'epopee qu'il nous faisait avec un art accompli. Ma memoire les a des lors retenus pour toujours. On voyait bien qu'il honorait les portraits de famille. Il nous transmettait oralement le passe des ancetres, mais je ne pouvais oublier que ce n'etait que de la mauvaise peinture. Quand nous nous sentions observes par lui, nous devinions qu'il y avait dans cet enveloppement de notre faiblesse par sa force autre chose que de la tendresse et peut-etre de la fierte, mais quoi? Je sais maintenant qu'il cherchait sur nous les signes de notre avenir. Son amour de la duree ne se contentait pas de l'anciennete de sa race, il voulait suivre celle-ci jusque dans l'obscur travail du temps et consolider son destin. Notre bonheur meme lui etait moins cher que la soumission de notre volonte a la tache commune. Ce que contient le regard paternel, l'enfant sait bien que c'est son image, et cette certitude lui suffit. Il nous enseigna tout petits le respect de ce qu'il appelait deja notre vocation. Nous en comprimes des lors l'importance. Ma soeur Melanie qui etait l'ainee de tous, mes freres Bernard et Etienne avaient de tres bonne heure annonces leur choix qui etait l'armee pour Bernard, et les missions pour les deux autres. Il ne songeait pas a les contrarier, bien qu'il dut renoncer peut-etre a d'autres vues qu'il avait sur eux. La rieuse Louise se marierait; ce n'etait pas presse. Quant a Nicole et a Jacques, ils etaient tout de meme trop minuscules pour qu'on s'occupat de leur avenir. --Et toi? m'avait demande mon pere. Comme je n'avais rien trouve a repondre, il avait exprime tout haut son desir: --Tu nous resteras. Ainsi etait-il admis que je resterais pour garder la maison. Ce role, que j'estimais peu seduisant, ne m'emballait pas, tandis que les autres etaient pares de la poesie du depart. Je ne confirmais ni n'infirmais l'opinion qu'on se faisait de mon sort. Mais j'eprouvais une folle envie de me soustraire a ces arrangements, a ce pouvoir qui me dominait. De sournois desirs de rebellion germaient en moi contre cela meme que j'aimais. Ils leveraient plus tard, sous une influence imprevue. Je devrais maintenant parler de la reine. N'est-ce pas son tour?... En verite je ne le puis et il ne faut pas me le demander. L'ombre que je cherche en rentrant, derriere la fenetre, et dont notre absence suffisait provoquer l'inquietude... oui, je consens encore a l'evoquer ainsi. C'est bien elle, mais lointaine et cachee. Si je veux m'approcher, je ne trouve plus mes mots. Avez-vous remarque, aux beaux jours d'ete, la buee bleue qui flotte sur les pentes? Elle permet de mieux fixer les claires beautes de la terre. Si je pouvais poser ce voile transparent sur le visage maternel, il me semble que j'oserais mieux dire sa suavite et la limpidite des yeux qui ne pouvaient croire au mal. Quelle force inconnue recelait donc cette douceur? Mon grand-pere, qui se gardait de toute influence rien que par son petit rire si vexant, et qui meme devant son fils ne perdait pas ce moyen de defense, l'abandonnait habituellement devant ma mere. Et mon pere, dont l'autorite semblait inebranlable et infaillible, se tournait vers elle comme s'il lui reconnaissait une puissance mysterieuse. Cette puissance, je le sais maintenant, c'etait Dieu qui habitait en elle, soit qu'elle fut allee Le chercher a la premiere messe avant que personne fut reveille, soit qu'elle Lui offrit ses travaux quotidiens dans la maison... Mes freres et soeurs et moi, nous composions le peuple. Dans tout royaume il faut un peuple. Il est vrai que, dans la plupart des maisons d'aujourd'hui, on cherche ou le peuple a passe. Le roi et la reine, tristes comme des saules pleureurs, se regardent vieillir avec ennui. Ils n'ont rien a gouverner et ils n'emporteront pas leur couronne. Chez nous, le peuple etait nombreux et bruyant. Si vous savez compter, vous n'ignorez deja plus que nous etions sept, de Melanie qui me devancait de sept ans jusqu'a Jacques le dernier qui me suivait a six ans de distance. Tout ce bataillon, avant d'etre conduit a la manoeuvre, recevait une premiere inspection de tante Dine qui etait preposee aux revues de detail. Elle etait d'une activite que les annees ne ralentissaient pas et que les servantes, sauf Mariette, exploitaient sans vergogne toujours allant et venant, de la cave au galetas, par les escaliers, car elle oubliait la moitie des travaux qu'elle comptait entreprendre, ou suspendait brusquement ceux qu'elle avait entrepris, commencant un nettoyage, l'abandonnant pour chasser la poussiere d'un meuble, menant la guerre contre les toiles d'araignees au moyen d'une tete de loup, sorte de brosse fixee au bout d'une perche, ou bondissant sur l'un de nous qui avait crie. Elle nous a berces, laves, habilles, pouponnes, pomponnes, gardes, amuses, occupes, soignes, caresses tous les sept, et meme un huitieme qui est mort sans que je l'aie connu. Encore conviendrait-il d'ajouter a ce chiffre imposant mon grand-pere a qui elle epargnait tout souci. Il n'etait pas exigeant pourvu qu'il eut immediatement sous la main ce qu'il desirait, il ne reclamait rien a personne. Et il fallait respecter le desordre de sa chambre qu'il entretenait scrupuleusement, pretendant qu'on ne retrouve pas ce qui est range. Il se laissait dorloter avec negligence et n'y pretait pas d'attention, sauf quand on l'agacait par quelque exageration de soins. Pour notre education et notre instruction, pour la direction morale, tante Dine se mettait, malgre la difference d'age, a la devotion de ma mere, pour qui elle professait un attachement, une admiration sans bornes. Jusque dans la vieillesse, elle n'accepta que des fonctions subalternes. Quand elle avait declare: "Valentine veut ceci, Valentine a dit cela" (Valentine, c'etait ma mere), il n'y avait pas a discuter. Elle obeissait a la lettre sans meme chercher a penetrer l'esprit. Aucune de ses pensees ne lui restait pour elle-meme elle les distribuait aux autres sans exception. A la gronderie elle n'entendait rien et baissait la tete quand nous recevions une reprimande, en maniere de protestation contre la durete du pouvoir. Non seulement elle ne nous denoncait pas, mais elle trouvait a nos pires fautes des excuses inattendues, et si merveilleuses qu'elles desarmaient quelquefois, rien que par l'etonnement qu'elles provoquaient. --Cet enfant a pris des poires. --C'etait pour soulager l'arbre qui ne pouvait plus les porter. --Cet enfant mange salement. Il a mis les mains dans son assiette d'epinards. --C'est dans la joie de voir de la verdure. Nos etudes ne l'interessaient pas. Mais elle avait cette culture de l'ame qui communique a l'esprit sa fleur de delicatesse. On en savait toujours assez si l'on etait honnete et bon catholique. Et meme elle estimait qu'on remplissait de trop bonne heure notre cervelle, et d'un tas de sciences inutiles. L'histoire des paiens ne lui disait rien qui vaille, et pour l'arithmetique, elle n'avait jamais su compter. En revanche, notre sante, notre proprete, notre gaiete, etaient son affaire. Elle chantait pour nous endormir, elle chantait pour nous distraire, elle chantait pour nous faire marcher. Ses chansons tintinnabulent dans mes souvenirs. Il y avait une berceuse ou nous devenions tour a tour general, cardinal, empereur, et dont le refrain etait destine a nous inspirer de la patience par un avenir si reluisant: En attendant, sur mes genoux, Beau cherubin, endormez-vous. Mais le beau cherubin ne se pressait pas de s'endormir. Il y avait aussi le _Nid charmant_ que de _mechants petits lutins a la mine eveillee_ voulaient detruire et qu'il fallait respecter, car C'est l'espoir du printemps, C'est l'amour d'une mere. Ou bien c'etait Silvio Pellico prisonnier qui, d'une voix percante, reclamait sa brise d'Italie. Un de mes premiers jeux fut l'evasion de Silvio Pellico, mais je ne savais pas qui c'etait. Mes chansons preferees etaient peut-etre _l'Etang_ et _Venise_. Je les nomme ainsi, faute d'en savoir davantage. _L'Etang_ racontait un effroyable drame de noyade: Petits enfants, n'approchez pas, Quand vous courez par la vallee, Du grand etang qu'on voit la-bas, Qu'on voit la-bas sous la feuillee. Ecoutez ce qu'il arriva D'un enfant blond qui s'esquiva Des bras de sa me-e-e-ere. L'enfant blond poursuivait une libellule et la _demoiselle aux ailes d'or_ l'entrainait dans l'eau froide. Ca lui apprenait a s'esquiver des bras maternels. Quant a _Venise_, j'en ai retenu pareillement les premiers vers, y compris leur faute de francais: Si Dieu favorise Ma noble entreprise J'irai-z-a Venise Couler d'heureux jours. Est-ce la magie de ce nom de ville inconnue ou la melancolie de la ritournelle: je n'imaginais pas de plus beau voyage que de s'en aller dans cette Venise dont on m'avait montre les gondoles au stereoscope. J'ai longtemps hesite, crainte d'une deconvenue, a realiser ce projet qui me venait d'une si lointaine musique, une de ces musiques que nous continuons d'entendre en nous bien apres les jours d'enfance. Faut-il que ce soit l'une des plus sures gardiennes du foyer qui, par l'effet d'une simple romance chantee pour nous calmer, soit la premiere a nous enflammer la cervelle? Et quand, plus tard, j'ai vu enfin la cite aux rues mouvantes et aux palais roses, je l'ai abordee avec respect, me souvenant que cette visite representait une _noble entreprise_, comme si, deja, la puissance de son charme etait contenue tout entiere par avance dans la naive berceuse de tante Dine. De ses innombrables chansons, quelques-unes, je le crois, etaient de son invention. Ou, du moins, faute de se souvenir exactement de leur texte, je suppose qu'elle les recomposait a sa maniere. Certain _Pere Gregoire_, notamment, mi-parle, mi-chante, ne saurait figurer dans aucun recueil. Une charmante vieille dame a qui j'en faisais part un jour m'assura que le pere Gregoire existait aussi dans le Berry, du cote de la Chatre, sous le nom de pere Christophe. C'est deja de la prose rythmee, et cela se declame sur un ton de melopee qui eclate brusquement aux finales. Toute une petite comedie de la vanite y tient en quelques phrases. Jugez plutot, car je vais essayer de citer de memoire. _Le pere Gregoire est sorti de chez lui ce matin_. Jusque-la rien que de naturel: le pere Gregoire va se promener, c'est son droit, mais attendez le detail qui caracterisera cette sortie: _Un beau bouquet de coquelicots a son chapeau_. Il faut enfler la voix sur les coquelicots. Cette fleur des champs devient un symbole de faste et d'ostentation. Ah! eh! le pere Gregoire n'est plus l'honnete homme qui va respirer l'air de la campagne, c'est un vieux beau qui fait fantaisie: il parade, il piaffe, il caracole, il entend qu'on le regarde et qu'on l'admire. Mais vous serez puni, pere Gregoire; un mauvais destin vous guette! _Chemin faisant, son chien se prit de querelle avec le mien_. On donne cette nouvelle simplement. Elle semble au premier abord de mince importance. Facheuse affaire cependant: une bataille de chiens dans une petite ville, --comment! vous ne le savez pas? vous n'avez donc jamais vecu en province? -- une bataille de chiens presente une gravite exceptionnelle. Les maitres interviennent, ils prennent parti, et le vaincu jure que ca ne se passera pas de la sorte! Des familles se sont brouillees pour des batailles de chiens. Quelle est l'origine de la haine des Capulets et des Montaigus? peut-etre une bataille de chiens. Et precisement notre pere Gregoire veut intervenir: son chien a le dessous, il est roule dans la poussiere comme une quenelle dans la farine. _Le pere Gregoire, voulant les separer, tomba le nez dans le corttin_. Il s'est precipite, la canne haute, son pied a glisse, et le voila par terre, en triste posture, surtout le nez, car il n'a pas eu de chance dans l'emplacement de sa chute. Ici, il convient de prendre un ton lamentable, l'apostrophe qui suit doit revetir une ampleur de desolation infinie: _Pauvre pere Gregoire!_ Un point de suspension. On le plaint, car sa mesaventure est grande. Mais la plainte devient tout a coup ironique et c'est l'orgueil qu'elle vise: _voila son bouquet de coquelicots bien loin de son chapeau_. Les insignes de sa vanite sont souilles. Il peut rentrer chez lui se laver et se brosser. Il ne rapportera pas les coquelicots. Sans les coquelicots, rien ne lui serait arrive. J'attribue le _Pere Gregoire_ a tante Dine a cause de la fertilite de son imagination qui chaque jour lui fournissait de nouveaux contes pour notre enchantement. Les grandes personnes ne sont pas volontiers de plain-pied avec les enfants. Elles veulent trop se baisser. Tante Dine trouvait d'instinct ce qui nous convenait. Ses histoires nous tenaient haletants. Quand je cherche a les arracher au passe pour m'en faire honneur, elles s'enfuient avec des sourires: "Non, non, me disent-elles (car je les approche de tout pres, mais nous sommes de chaque cote d'un grand trou qui est profond s'il n'est pas bien large et qui est la fosse commune de toutes mes annees ecoulees), a quoi bon ? tu ne saurais pas te servir de nous. Regarde: nous avons pris la couleur du temps; comment la decrirais-tu?" Lorsque le grand-pere nous surprenait assis en rond autour de notre conteuse, il secouait la tete en signe de desapprobation. --Balivernes, murmurait-il, balivernes! On doit la verite aux enfants. Nous demandions a tante Dine ce que c'etaient que des balivernes. --C'est, nous expliquait-elle par maniere de vengeance, quand on joue du violon. Entre ses chants et le violon de grand-pere, c'etait quelquefois un vacarme assourdissant. Tante Dine possedait une autre faculte merveilleuse: celle de creer des mots. Je vous ai cite _Carabosser_, mais elle en inventait par centaines, et si bien adaptes aux objets qu'on les comprenait aussitot. Je ne puis davantage les transcrire. Transcrits, ils perdent leur valeur. Ou bien je ne sais pas les orthographier: la langue parlee n'est pas la langue ecrite, et cette langue imagee avait la verdeur et la saveur populaires. Tante Dine employait aussi des mots rares --ou diable les avait-elle decouverts? car elle lisait peu -- qui etaient singuliers et sonores tout comme s'ils lui appartenaient en propre, et que, plus tard, un peu surpris et bien amuse, j'ai releves dans le dictionnaire ou je ne les eusse pas cherches. Ainsi, pour abaisser ma superbe, elle me qualifia un jour d'_hospodar_, et un autre, de _premier moutardier du pape_. J'ignorais que les hospodars etaient des tyrans de Valachie et que c'est avoir une haute opinion de soi-meme que de se croire le premier moutardier du pape. Mais ces titres inconnus dont elle m'affublait me representaient un gros homme habille de rouge, qui commandait avec de grands cris, et je ne voulais pas lui etre compare. Laissez-moi, chere grand'tante Bernardine, vous apostropher a la facon du pauvre pere Gregoire. Si mon enfance fait dans mon souvenir un grand tintamarre, comme si elle etait montee sur une de ces mules toutes harnachees de grelots qui ne sauraient marcher sans musique et qui, de loin, donnent l'impression d'un important convoi, je le dois a vos histoires et a vos chansons. La voici qui s'avance joyeusement et bruyamment des que ma pensee l'appelle, c'est-a-dire tous les jours. A cause d'elle, je ne pourrai jamais me plaindre du sort. Je l'entends avant de la voir, mais quand elle surgit au detour du chemin qui vient a moi du passe, elle porte dans ses bras toutes les fleurs du printemps. Vous meritez bien que je vous en offre un bouquet, et meme un bouquet de coquelicots, pour toutes vos romances qui s'ajoutaient a vos soins et a vos prieres. Car vous priiez tout fort, sur l'escalier comme a l'eglise, et meme quand vous brandissiez la tete de loup. Le silence vous etait desagreable. C'est pourquoi, chere tante Dine, je le romps ce soir et vous parle... Tante Dine menait une garde serieuse autour de la maison. Pour s'en approcher, il fallait montrer patte blanche. Elle designait sous le nom de _ils_ les ennemis invisibles qui etaient censes nous investir. Longtemps ces _ils_ mysterieux nous effrayerent. Nous les cherchions autour de nous des qu'elle en parlait. A force de ne pas les rencontrer, nous finimes par en rire, sans savoir que ce rire nous desarmait et que plus tard nous devions les retrouver en chair et en os. Sa partialite ne fut jamais en defaut. Des que la famille etait en cause, elle exigeait qu'on lui adressat des louanges immediates, sans quoi elle se rebiffait, prete au combat. Quelqu'un ayant hasarde un blame anodin se vit toiser de pied en cap et, pour masquer sa defaite, voulut manier l'ironie. --J'oubliais, declara-t-il, que votre maison, c'est l'arche sainte. --Et la votre l'arche de Noe, repliqua-t-elle du tac au tac, sachant que son interlocuteur recevait toutes sortes de gens heteroclites. On petrissait alors le pain a l'office, dans un petrin quasi seculaire, avant de le porter au four banal. Tante Dine, qui aimait les gros ouvrages, surveillait cette operation et meme, volontiers, y mettait les mains. Un jour que j'y assistais, au moment ou la servante allait melanger la farine, l'eau et le levain, ma tante la secoua avec vivacite. --A quoi pensez-vous, ma fille? --A petrir, mademoiselle. --Vous oubliez le signe de la croix. Car, dans les bonnes maisons on n'omet pas le signe de la croix sur la farine blanche qui va se changer en pain. A table, mon pere, avant d'entamer la miche, ne manquait point de tracer une croix avec deux entailles du couteau. Quand c'etait grand-pere qui remplissait l'office de panetier, j'avais bien remarque qu'il n'en faisait rien. Ce fut l'un de mes premiers etonnements. Des le debut de la vie, je compris l'importance des dissentiments religieux. Grand-pere jouait de son violon quand il lui plaisait. Mais lui-meme n'aimait pas a etre derange. Nous en fimes l'experience. Ma soeur Melanie et mon frere Etienne, qui de leur premiere communion conservaient une piete ardente et meme un peu agressive, avaient edifie une petite chapelle dans une armoire de ce salon octogone que nous appelions la salle de musique parce que, jadis, on y donnait des concerts et qu'on y avait laisse un vieux piano a queue. Etienne et Melanie, c'etait decide, quand ils seraient grands, evangeliseraient les sauvages, comme Bernard l'aine serait officier et reprendrait l'Alsace-Lorraine, et Louise la cadette, toujours genereuse, epouserait un fabricant de champagne, afin que nous puissions boire librement de ce vin dore et vivant ou nous n'avions jamais fait que tremper nos levres les jours de fetes de famille. Ainsi, l'avenir s'organisait a merveille, sauf mon sort personnel qui demeurait incertain. Melanie tenait son nom de la petite bergere dauphinoise qui jouissait alors d'une vogue considerable: on parlait a mots couverts du secret de la Salette. Quelquefois je lui demandais si elle ne demandait pas d'etre mangee par les anthropophages dont ma geographie illustree m'avait revele l'existence. Loin de ralentir son zele, cette affreuse perspective ne reussissait qu'a l'exalter. Etienne n'aspirait pas moins violemment au martyre, bien qu'une mesaventure lui fut arrivee au college: ses camarades, admirant sa devotion, avaient compte qu'il accomplirait un miracle le jour de sa premiere communion et, le miracle n'ayant pas eu lieu, ils l'en avaient un peu meprise. Je n'ai jamais su quelle sorte de vepres ou de complies nous disions devant l'armoire. Les ceremonies consistaient en cantiques vociferes en choeur. J'etais, malgre mon jeune age, convie a ces manifestations clericales. Ce jour-la nous deployions precisement une energie de catechumenes. Melanie surtout lancait eperdument ses notes sur le diapason le plus eleve. Sa piete etait en raison du bruit qu'elle faisait. La salle de musique etait malheureusement proche la chambre du grand-pere. Tout a coup, au beau milieu de notre ferveur, la porte s'ouvrit et grand-pere apparut. Il ne s'occupait jamais de nous, mais quand nous entrions par hasard dans son rayon visuel, il nous traitait avec bienveillance. Or, il semblait fort irrite: sa robe de chambre degrafee, son bonnet grec rejete en arriere, sa barbe en desordre lui donnaient un aspect terrible qui contrastait avec ses manieres habituelles. D'une voix aigre il nous interpella: --Il n'y a pas moyen de reposer tranquillement dans cette maison! Fermez-moi cette armoire, et tout de suite! Nous avions trouble sa sieste, et son egalite d'humeur s'en ressentait. Aussitot nous fermames l'armoire. Et nous connumes d'avance l'horreur des decrets et des lois d'exception. La devotion de Melanie et d'Etienne en fut augmentee, comme il arrive en temps de persecution, mais la mienne, moins vive ou moins ancienne, je crains qu'elle ne fut attiedie. Elle subit peu apres une autre atteinte. La Fete-Dieu se celebrait dans notre ville avec une pompe et un eclat incomparables. On venait de loin pour y assister. Qui nous rendra de si magnifiques, de si imposants, de si nobles spectacles? On les a remplaces par des reunions de gymnastes ou de societes de secours mutuels dont la vulgarite est navrante. Je plains les enfants d'aujourd'hui qui n'ont jamais eu l'occasion de sentir, parmi les acclamations populaires et dans l'emotion generale, la presence de Dieu. La rivalite des reposoirs divisait les quartiers; chacun luttait pour sa bonne renommee. On les composait avec de la mousse et des fleurs, que l'on disposait en forme de croix de lis, d'hortensias, de geraniums ou de violettes, ou bien l'on combinait ingenieusement d'autres dessins pieux plus compliques. Pour eux l'on depouillait impitoyablement les jardins et les bois. Le plus beau etait eleve sur une terrasse plantee de vieux arbres, qui dominait le lac. Le matin, toutes les fenetres guettaient le jour, imploraient le ciel pour obtenir un temps favorable. Les rues etaient bordees de sapins et de melezes que les paysans, la veille ou l'avant-veille, apportaient de la montagne dans leurs chars a boeufs. Les rubans, jetes d'un cote a l'autre comme des cables legers au-dessus d'un fleuve, supportaient des couronnes, de sorte que l'on circulait sous des centaines d'arcs de triomphe improvises. Et de-ci, de-la, pour mieux orner sa facade, chacun installait, sur une table recouverte d'une nappe immaculee, des images, des vases, des statues avec un luminaire, et disposait des corbeilles de roses pour ravitailler le bataillon des anges. Dans les plus pauvres ruelles, des bonnes femmes etalaient au dehors tout ce qu'elles avaient de precieux et jusqu'a des daguerreotypes de parents ou des bonnets bien festonnes, afin de mieux honorer le passage du Saint-Sacrement. Ainsi la ville entiere se parait comme une jeune mariee pour la ceremonie nuptiale. Devant l'eglise on se rassemblait, les confreries en costumes avec leurs bannieres, les fanfares dont les cuivres frottes avec soin reluisaient, les enfants des ecoles, celles des filles et celles des garcons dont les plus petits agitaient des oriflammes, et la population massee derriere ces compagnies officielles qui etaient rangees en bon ordre. Alors sur le parvis s'avancait avec lenteur le cortege sacre, tandis que sonnaient toutes les cloches a la volee: anges aux ailes de papier d'argent, qui puisaient dans un petit panier suspendu a leur cou les petales de fleurs dont ils jonchaient le parcours; sacristains et clercs aux soutanes rouges, brandissant a tour de bras les encensoirs d'ou montaient la fumee bleue et l'odeur poivree; pretres en surplis, chanoines en rochet d'hermine, et enfin sous le dais couleur d'or pale ou de froment mur, surmonte aux quatre angles d'aigrettes de plumes blanches, et escorte par quatre notables en habit noir qui tenaient ses cordons, Monseigneur enveloppe dans une chasuble d'or et tenant sur sa poitrine le grand ostensoir d'or. C'etait un instant solennel, et pourtant il y en avait un autre plus impressionnant. Apres avoir parcouru toute la ville, la procession defilait pour une derniere benediction sur cette place qui forme terrasse au-dessus du lac et que soutiennent les murs d'un ancien chateau fort. Il etait pres de midi. Les rayons du soleil, tombant d'aplomb sur l'eau du lac, s'en servaient comme d'un miroir pour doubler leur lumiere. Ils exaltaient toutes les couleurs et principalement les ors ou ils allumaient des etincelles. Autour du reposoir s'etaient groupes les differents corps, etendards deployes. Les soldats qui les encadraient --en ce temps-la, pour la derniere fois, la troupe participait a la pompe religieuse --se rassemblerent, et l'on entendit commander: _Genou, terre!_ A ce commandement, tout le monde s'agenouilla, les officiers saluerent de leurs epees nues et les clairons sonnerent aux champs. Bien des vieilles femmes pleuraient de bonheur en se prosternant, n'ayant plus besoin de rien voir pour connaitre que Dieu etait la. Cependant un des pretres, monte sur un escabeau, retira l'ostensoir de sa niche fleurie et le remit a Monseigneur, et l'auguste officiant, l'elevant en l'air, traca au- dessus des fideles le signe de la croix. Le frisson qui m'agita a cette minute avait secoue toute la foule. C'etait un des de ces frissons collectifs qui revelent a un peuple sa foi commune. Quand je rentrai dans mon uniforme de collegien, j'etais encore tout vibrant. Ma mere m'attendait. Elle comprit ce que je venais d'eprouver, et je vis ses yeux se remplir de larmes tandis qu'elle m'embrassait avec orgueil. Elle-meme, se sacrifiant, n'avait pas suivi la ceremonie, parce qu'il fallait garder la maison et la preparer pour les invites que nous devions recevoir ce jour-la. Mais elle etait allee s'agenouiller devant le portail, cachee par les sapins, quand la procession avait passe. A travers les branches je l'avais bien vue. Elle avait joint, pour un court moment, la part de Marie a celle de Marthe. A son tour mon pere revint. Il avait chaud, il etait fatigue, car on lui avait fait l'honneur de lui offrir un des cordons du dais, et bien qu'il fut chauve, il etait reste decouvert, au risque d'une insolation. --Chere femme! dit-il simplement. Et il serra ma mere sur son coeur. Jamais, devant moi, il n'avait montre sa tendresse, et c'est pourquoi j'en ai garde memoire. Lui aussi, un grand enthousiasme l'animait. Puis ce fut grand-pere, tout souriant, tout pimpant, se redingote boutonnee de travers et son chapeau noir un peu de cote, mais, a part ces details, d'un correction de tenue presque irreprochable. --Eh bien! lui demanda ma mere avec une douceur triomphante, cette fois vous y avez assiste? Il parait que les autres annees il s'en allait et ne reparaissait que le soir. Je comprenais a mille nuances que sur le terrain religieux il n'y avait pas, chez moi, une entente absolue et que d'ordinaire on evitait ce sujet de discussion. Mon grand-pere ne put retenir son petit rire impertinent que d'habitude il epargnait a ma mere: --Superbe, superbe! On se serait cru a la fete du soleil. Les paiens n'auraient pas fait mieux. Le visage de ma mere s'empourpra. Elle se pencha vers moi et m'envoya au dehors sous un pretexte de commission. Au moment de sortir, j'entendis la voix nette de mon pere: --Je vous en prie, ne plaisantez pas sur ce chapitre devant les enfants. Et l'ironique voix repondit: --Mais je ne plaisante pas. Dans la rue le reposoir le plus voisin gisait deja comme une carcasse de feu d'artifice apres qu'on l'a tire. Il n'en restait que les echafaudages. En hate on avait remise la croix de fleurs, la mousse, les candelabres, par crainte de la pluie, car le ciel se couvrait brusquement, et aussi pour s'en aller diner. Mon enthousiasme etait pareillement tombe sous une parole de doute. A la fete de l'Epiphanie, chacun doit imiter les gestes du roi d'occasion que la feve a designe. S'il boit, on crie: "Le roi boit! " et l'on se precipite sur son verre. Et si le roi se met a rire, tout le monde rit aux eclats. Un roi ne doit-il pas savoir quand il faut rire et quand il faut garder son serieux? III LES ENNEMIS Ce soir-la, c'etait un samedi... Je ne saurais fixer la date exacte, mais ce ne pouvait etre qu'un samedi, puisque je rencontrai devant le portail, en rentrant, Oui-oui qui hochait la tete et la Zize Million qui verifiait sur sa paume ouverte le chiffre de sa rente. Le samedi etait le jour des pauvres. D'habitude nous regardions, l'abri d'une vitre, leur defile, car tante Dine, qui tenait pour la difference des classes, nous mettait prudemment a l'ecart de leur vermineux contact. La Zize ou la Louise etait une folle a qui l'on versait regulierement chaque semaine un modeste subside de cinquante centimes qu'elle appelait sa rente. Sa folie ne diminuait pas ses exigences: une nouvelle servante, mal informee, lui ayant fait grief en ne lui octroyant que deux sous, recut dans la figure cette monnaie insuffisante. La tete lui avait tourne en attendant un gros lot. Elle ne parlait que de millions et le nom lui en etait reste. Quant a Oui-oui, il devait ce sobriquet a son chef branlant dont il soutenait le poids assez mal et qui remuait sans cesse de haut en bas a la facon de ces animaux articules qui sont l'ornement des bazars et dont un marchand astucieux vante le mouvement pour augmenter leur prix. Nous avions encouru sa colere, ma soeur Melanie et moi, dans une circonstance memorable. Melanie, ayant lu dans l'Evangile qu'un verre d'eau donne a un pauvre nous serait rendu au centuple, s'avisa d'en offrir un a Oui-oui. Elle voulut meme, dans sa bonte, que je participasse a son aumone. Je portais la carafe, pret a proposer une seconde tournee. Mais il considera notre present comme une injure. Grand-pere, quand il connut cette malheureuse tentative, acheva notre deroute: --Offrir de l'eau a cet ivrogne! Plutot que d'en toucher, il prefere ne pas se laver. Et, devant nous, il tendit a Oui-oui un verre de vin rouge qui fut englouti d'un trait, puis un second, puis un troisieme. Toute la bouteille y passa. Grand-pere, s'il recevait cent fois son offrande, serait copieusement abreuve dans le royaume celeste. Grand-pere, quand il croisait des mendiants au moment de sa promenade quotidienne, reclamait qu'on leur distribuat du pain et non pas de l'argent. --L'argent est immoral, declarait-il. Partageons nos miches avec ces braves gens. Je ne comprenais pas pourquoi l'argent etait immoral. Cependant on retrouvait, emiette, devant la grille, au pied des colonnes de pierre, tout le pain qu'on avait donne et que les pauvres avaient meprise. Ce devait etre un samedi de juin. Il faisait grand jour encore, bien qu'il fut plus de sept heures du soir quand je rentrai a la maison, et au bord du jardin s'elevait une motte de foin que Tem Bossette avait du faucher, en prenant son temps. A peine marmonnai-je un: _Bonjour Oui-oui, bonjour la Zize_, sans meme attendre la reponse. Je ne refermai pas le portail qu'ils avaient laisse ouvert, et je me glissai dans le corridor qui conduisait a la cuisine, car je m'etais attarde, au retour du college, jouer avec des camarades dans un petit chemin qu'on appelait _derriere les murs_, parce qu'il longeait des proprietes fermees comme des forteresses. Je ne blamais pas cette farouche facon de se clore, bien que j'esse prefere ces barrieres ou ces haies qui permettent de satisfaire la curiosite et n'arretent pas brusquement le regard; mais grand-pere, quand il passait par la, ne cachait pas son degout: --La terre est a tout le monde, et on la ligote comme si elle voulait se sauver! Il en parlait comme d'une personne vivante. Hors de chez nous, j'aurais bien admis que rien ne fut clos. La terre ne m'appartenait- elle pas? _Derriere les murs_, nous organisions de grandes parties de billes au beau milieu de la route, certains de n'etre pas deranges. Si quelque char s'y engageait, le conducteur, arrete par nos protestations, attendait patiemment que nous eussions fini, et parfois meme s'interessait aux peripeties du jeu, apres quoi il continuait son chemin. Personne, alors, n'etait presse. Aujourd'hui, c'est le boulevard de la Constitution, et il faut s'y garer des automobiles. Je ne sais ou s'en vont jouer les petits enfants d'aujourd'hui. Ma hate ne provenait pas de la crainte d'etre gronde pour mon retard. J'etais sur qu'on n'y songerait meme point. Mais rien qu'en approchant de la grille, j'avais retrouve l'inquietude particuliere qui habitait alors la maison, comme une invitee ceremonieuse dont la presence inspire de la gene a tout le monde. Les drames domestiques s'annoncent longtemps a l'avance, par des signes comparables ceux de l'orage: une atmosphere penible, presque irrespirable, des pluies de larmes intermittentes, le murmure lointain des recriminations et des plaintes. Or, il y avait de l'electricite dans l'air. Ma mere, qui ne manquait pas d'allumer sa chandelle benite des que le tonnerre commencait de rouler, multipliait ses prieres, et je voyais bien qu'elle avait du souci, car ses yeux clairs ne savaient rien dissimuler. Tante Dine promenait dans les escaliers une febrile ardeur guerriere. La colere qui l'echauffait lui communiquait des forces invincibles, dont le Pendu s'emerveillait et dont patirent des araignees qui pouvaient se croire hors d'atteinte et que delogea sans pitie la tete de loup vengeresse. Elle adressait des menaces a des ennemis invisibles. Ah! les miserables, ils connaitraient a qui ils avaient affaire! Les _Ils_ recevaient d'avance de vigoureuses raclees. Mon pere meme, d'habitude maitre de lui, se montrait absorbe. A table il lui fallait rejeter la tete en arriere pour chasser les preoccupations qui le suivaient. Et plus d'une fois je l'apercus qui s'entretenait a voix basse avec ma mere, en lui donnant lecture de papiers bleus dont je ne comprenais pas les termes. On attendait un evenement considerable, peut-etre un bulletin de victoire ou quelque malheur, comme il arrive dans un pays quand les armees sont a la frontiere. Seul, au milieu de ces conciliabules secrets, de ces angoisses visibles, mon grand-pere gardait la plus parfaite indifference. Evidemment l'evenement qui se preparait ne le concernait pas. Il jouait du violon, il fumait sa pipe, il consultait son barometre, il inspectait le ciel, il predisait le temps, comme s'il ne pouvait y avoir de nouvelles plus importantes, et il allait se promener. Rien ne changeait, rien ne pouvait changer que les nuages sur le soleil. Quant aux choses de la terre, elles etaient denuees de gravite. Une fois mon pere tenta de lui demander avis ou de lui representer le peril d'une situation que je ne pouvais guere soupconner. Son discours fut suppliant, emouvant, pathetique, et plein d'un respect qui ne reussissait pas a en diminuer l'autorite. Etendu sur le plancher, je n'en perdais rien, au lieu de lire mon livre de classe. Mais je ne retenais que des mots qui peu a peu me remplissaient d'epouvante: _Gestion irreguliere, responsabilite, hypotheque, condamnation, ruine totale, vente aux encheres_. Enfin je recus cette affreuse conclusion comme un coup de canne sur la tete: --Alors il nous faudra quitter la maison? Quitter la maison! Grand-pere, je le vois encore, leva un peu le bras d'un geste fatigue, comme s'il ecartait une mouche, le laissa retomber le long de son corps et repliqua avec une grande douceur qui, tout d'abord, me trompa sur ses intentions: --Oh! moi, qu'on habite cette maison ou une autre, ca m'est completement egal. Puis, s'accompagnant de son eternel petit rire, il ajouta: --Eh! eh! quand on est locataire, on reclame des reparations. Chez soi on n'en fait jamais. Ce fut a ce moment que mon pere m'apercut. Ses yeux etaient si terribles que j'eus peur et fus pris de la chair de poule. Il se contenta de me dire, sans hausser la voix: --Va-t'en d'ici, mon petit. Ce n'est pas ta place. Je me sauvai, stupefait de cette mansuetude qui contrastait si etrangement avec son regard. Maintenant j'y trouve un temoignage du prodigieux empire qu'il exercait sur lui-meme. Je m'elancai au jardin, emportant, comme une bombe sous le bras, cette declaration formidable : _Qu'on habile une maison ou une autre..._ L'idee ne m'etait jamais venue, ne me serait jamais venue, qu'on put habiter une autre maison. J'avais l'impression d'avoir assiste a un sacrilege, et en meme temps ce sacrilege s'acclimatait dans mon cerveau parce qu'il n'avait pas eu de sanction immediate, et qu'il s'etait accompli sans aucune solennite comme un acte de rien du tout. Etait-il possible qu'une telle phrase eut ete prononcee a la cantonade, negligemment et du bout des levres? Pour la premiere fois mes notions de la vie etaient bouleversees. Je fis part de mon desarroi a Tem Bossette qui ruminait appuye sur sa pioche. Il me preta une oreille complaisante, mais en profita pour me confier cette histoire personnelle: --J'avais un fils a l'hopital. Quand j'ai vu qu'il allait mourir, je l'ai plie dans une couverture et je suis parti avec mon paquet. Il a passe chez nous. Je ne saisissais pas l'actualite de son recit qu'il me debita fierement, comme s'il rappelait un trait d'heroisme. Puis il condescendit a des explications: --C'est votre proces qui les travaille. Notre proces? Nous avions un proces? Je ne savais pas ce que c'etait, et bien que j'eusse vergogne de mon ignorance, j'interrogeai le vigneron: --Qu'est-ce que c'est, un proces? Il se gratta le nez, sans doute pour chercher une definition: --C'est une affaire de justice. On gagne, on perd au petit bonheur. Mais pour celui qui perd, c'est tres embetant. A cause des huissiers qui entrent chez vous comme dans un moulin. Les huissiers entreraient chez nous comme dans un moulin! Aussitot je les imaginai sous la forme d'insectes geants, d'enormes courtilieres qui penetraient dans le jardin par la breche du chataignier et s'avancaient en rangs serres pour investir la maison. J'avais une peur speciale des courtilieres qui ont un corps long et gluant et deux antennes sur la tete, et qui jouissent dans le monde agricole d'une reputation detestable: on leur attribue toutes sortes de mefaits, elles ravagent des plates-bandes entieres. J'en avais vu, precisement, qui franchissaient la breche et, devant leur invasion, les armes fabriquees par Tem Bossette n'avaient pas suffi a me rassurer: j'avais tourne bride, si je puis dire, sur mon echalas. --C'est la faute a Monsieur, acheva l'ouvrier qui en avait lourd sur le coeur. Qu'est-ce que vous voulez? Il se fiche de tout, et quand on se fiche de tout, ca n'arrange rien. Heureusement il y a M. Michel. Ainsi, d'un cote il y avait les courtilieres et mon pere de l'autre. Un combat terrible allait se livrer dont la maison serait l'enjeu. Et pendant la bataille, grand-pere, indifferent, regarderait en l'air, selon son habitude, pour savoir d'ou venait le vent. Jusqu'alors je pensais qu'il ne jouait aucun role, a la facon des rois faineants, mais voila qu'il provoquait des catastrophes. D'un mot il fermait les chapelles, supprimait les portraits des ancetres, et surtout ca lui etait parfaitement egal d'habiter une maison ou une autre. Pourquoi pas une de ces roulottes bourrees de bohemiens bronzes comme j'en avais vu passer devant la grille, a la grande peur de tante Dine, qui nous faisait precipitamment rentrer en recommandant de boucher toutes les issues et de surveiller les legumes et les fruits? Je revenais tout endolori de cette conversation quand je me heurtai a tante Dine, dont le Pendu quetait l'assistance pour quelque besogne ardue qui reclamait du nerf et du muscle. --Le proces? lui criai-je pour me soulager. Elle s'arreta net dans sa marche: --Qui t'a parle? --Tem Bossette. --Il faudra renvoyer cet individu. Beatrix et Pachoux suffiront. Elle ne se comptait pas elle-meme. Seule elle distribuait a Beatrix son veritable nom. Comprit-elle a mon accent ou a ma figure le drame interieur que je traversais? Elle me secoua en riant: --Mon petit, quand ton pere est la, il n'y a jamais rien a craindre, entends-tu? Et je fus immediatement console. Deja elle emboitait le pas de l'ouvrier, avec, dans la main, un peloton de ficelle rouge que Mariette, sans doute, avait refuse de confier a celui-ci. En s'eloignant elle agitait la tete avec orgueil comme un cheval qui encense, et je l'entendais qui _gongonnait_: --Ah! bien, par exemple, il ne manquerait plus que ca! ...Par quels signes, ce samedi soir, fus-je averti que le combat etait livre et qu'on en attendait le resultat? Dans la cuisine, Mariette n'etait pas a son fourneau. Elle discutait violemment avec Philomene, la femme de chambre, qui portait la soupiere au risque d'en repandre le contenu, et avec mon vieil ami Tem, plus rouge encore que de coutume, qui s'efforcait de rassurer l'office en prophetisant: --Mais non, mais non, ca ira. D'abord, moi, je ne veux pas quitter le jardin. Des qu'on m'apercut, le silence se fit et, reprenant bientot son sang- froid, Mariette me gourmanda: --Vous etes en retard, monsieur Francois. Le second coup de cloche est sonne. Vous serez gronde. Et se tournant vers Philomene: --Pourquoi restes-tu la, plantee comme un poteau? Nous fumes ainsi disperses. Je comptais bien rencontrer, dans le vestibule qui precedait la salle a manger, tante Dine qui arrivait toujours a table la derniere, parce qu'elle decouvrait, le long de l'escalier, trente-six operations a commencer ou terminer qui l'obligeaient a remonter et redescendre indefiniment. Ma tactique reussit. Afin d'eviter la gene d'un interrogatoire, je pris l'offensive: --Et le proces? --Tais-toi: on attend la nouvelle. --Quelle nouvelle? --C'est aujourd'hui qu'on le juge a la Cour. Elle avait prononce: la Cour, avec une inconsciente pompe. Et je pensai a la cour de l'empereur Charlemagne que celebrait mon manuel d'histoire. Un grand personnage, un roi avec une couronne d'or sur la tete, et revetu d'une chasuble d'or comme Mgr l'eveque a la procession, s'occupait de notre affaire. C'etait impressionnant, mais flatteur. Je gagnai rapidement ma place, dans l'ombre de tante Dine. Mes freres et soeurs, par esprit de solidarite, eviterent de signaler mon arrivee, de sorte que je pus avaler ma soupe sans etre remarque. D'ordinaire, ma mere venait dans la salle a manger avant nous, pour servir le potage. La loquacite de Philomene avait empeche cette operation preliminaire, et j'en beneficiai. Mes parents, d'ailleurs, ne prenaient pas la moindre attention a ma personne: j'en pouvais conclure qu'il se passait quelque chose. Je mis les bouchees doubles et, mon assiette vide, je jetai sur l'assistance un regard circulaire. A la place d'honneur, le roi regnant, mon grand-pere, se penchait sur la nappe afin de ne pas laisser tomber de la soupe sur sa barbe, et cette precaution l'absorbait visiblement tout entier. Je n'apprendrais rien de lui, et pas davantage de mon pere qui, de l'un des angles, commandait la table et dont le regard me fit baisser les yeux, car j'y lus distinctement la connaissance de ma faute. Apres avoir interroge l'un ou l'autre de nous sur l'emploi de sa journee, il s'efforca de donner a la conversation un tour general. Mais il parlait presque seul. Son calme, sa bonne humeur meme acheverent de me rendre la confiance que deux ou trois cuillerees bien chaudes avaient deja commence de me communiquer. Tante Dine, qui ne pouvait rester inactive pendant les intervalles du service, s'occupait a l'avance de battre la salade dont elle conservait la specialite, bien qu'il eut ete souvent question de lui retirer cet office a cause du vinaigre qu'elle repandait sans menagement. Tout en fatiguant les feuilles vertes, elle baragouinait de vagues exorcismes contre les mauvais sorts. Ma soeur Louise taquinait Etienne --le petit cure --qui etait distrait et a qui on aurait pu repasser indefiniment le meme plat. Cependant Bernard et Melanie, les deux aines, levaient souvent les yeux dans la meme direction que je suivis. Ils regardaient ma mere, et ma mere regardait mon pere. De lui, a cette heure, semblait dependre notre securite. On avait allume la suspension, mais il ne faisait pas encore nuit au dehors. Seulement les arbres paraissaient se rapprocher, epaissir leurs branches, verser une ombre plus profonde. Par les fenetres ouvertes, le jardin nous envoyait, pele-mele, l'air frais, une odeur de fleurs et des phalenes qui, attirees par la lumiere, s'en venaient tourner dans l'abat-jour de la lampe. Je m'interessais a leur course, par instants, plus attentivement qu'a l'expression trop deconcertante des visages. Le repas touchait a son terme et deja l'on servait le dessert. J'avais fini par croire qu'il n'arriverait rien du tout. Soudain Mariette se precipita dans la salle a manger, tenant a la main un telegramme. Elle n'avait pas pris la peine de le poser sur un plateau, elle ne l'avait pas remis a la femme de chambre qui etait chargee de la table. Tel qu'elle l'avait recu du facteur, elle l'apportait en personne. Elle aussi flairait quelque nouvelle d'importance et voulait sans delai en etre instruite. --C'est pour M. Rambert, dit-elle. Elle depassa la place de mon grand-pere et traversa la piece dans toute sa longueur, comme si elle accomplissait son devoir en allant tendre le papier bleu a mon pere qui etait du cote des croisees. Mon pere le recut, mais il le tendit au destinataire veritable. --Le voulez-vous? --Oh! non, merci, refusa grand-pere avec son petit rire. Ouvre-le toi- meme. Neanmoins il jeta un coup d'oeil rapide et vif, que j'attrapai au passage, sur le telegramme. Son petit rire me rappela instantanement une crecelle qu'on m'avait retiree parce qu'elle importunait tout le monde. Ce fut le dernier bruit. Il se fit un silence presque solennel, si complet que j'entendais la dechirure du papier. Comment mon pere pouvait-il l'ouvrir avec si peu d'impatience? Je m'imaginais l'ouvrant a sa place crr... crrr... ca y etait. Tous nos regards convergeaient sur le travail prudent de ses deux mains, sauf ceux de grand-pere qui, tout aussi paisiblement, debarrassait de sa croute un morceau de fromage et se complaisait dans cette tache mesquine. Mon pere sentit notre anxiete et voulut sans doute la secouer a tout hasard au lieu de lire, il releva les yeux sur nous: --Continuez de manger, dit-il. Ce n'est pas votre affaire. Et se tournant vers la cuisiniere qui etait restee penchee derriere le dossier de sa chaise en point d'interrogation: --Vous pouvez aller, Mariette, je vous remercie. Elle s'en fut, vexee, sans rien savoir, mais envoya bien vite Philomene qui ne devait pas en apprendre davantage. Mon pere lut enfin. Autant il s'etait montre lent dans les preliminaires, autant il fut bref dans sa lecture. Il dut absorber le texte d'un trait. Deja il mettait le telegramme dans sa poche sans un mot, sans meme un jeu des muscles. Puis il fit des yeux le tour de la table, et sous son regard nous replongeames le nez dans notre assiette : --Allons, allons! les enfants! declara-t-il presque gaiment. Le jour dure encore. Depechez-vous d'avaler votre dessert, et vous irez jouer au jardin. Il avait parle de son ton habituel qui ragaillardissait et commandait ensemble. C'etait si simple que ma mere, un instant, en fut toute rechauffee et illuminee. Je le constatai en relevant la tete, mais ce ne fut qu'un instant fugitif, comme ce retour de la lumiere sur les cimes apres le coucher du soleil. Tout de suite la brume recouvrit le visage maternel, et meme je surpris dans ses yeux deux gouttes d'eau qui brillerent et disparurent sans tomber. Elle avait compris. Je compris apres elle et par elle. La mysterieuse Cour avait juge contre nous. Le proces, le terrible proces etait perdu. Nous etions tous consternes sans connaitre au juste pourquoi, mais nous avions senti passer sur nous le vent de la defaite. Mon pere, cependant, ne manifestait aucune gene, aucune tristesse, et mon grand-pere, apres son gruyere, trempait un biscuit dans son vin, ce qu'il aimait particulierement a cause de ses dents qui etaient mauvaises. Il semblait n'avoir prete aucune attention a cette histoire de telegramme. L'assurance de l'un me stupefiait autant que le detachement de l'autre. Ils atteignaient au meme calme par des voies differentes. Quant a tante Dine, elle mordait avec rage dans une peche qui n'etait pas mure et craquait. Nous quittames la table pour gagner le jardin que la nuit envahissait a pas de loup. Je tentai de demeurer en arriere, mais je fus entraine par ma soeur Melanie; elle devinait que mes parents desiraient causer hors de notre presence. Je ne pouvais prendre gout a aucun jeu et je fis bientot bande a part. Mon imagination bondissait sur un monceau de ruines. _Ils_ nous chassaient de ta maison, comme l'ange avait expulse Adam et Eve du paradis terrestre. _Ils_ entraient chez nous comme dans un moulin. _Ils_ se partageaient nos tresors, comme avaient fait les Grecs avec les depouilles des Troyens. Qui, _ils_? Les _Ils_ de tante Dine; je n'en savais pas davantage. Et dans cette catastrophe une parole me revenait, incomprehensible, effroyable et cependant obsedante: _Qu'on habite une maison ou une autre, qu'est-ce que ca peut bien faire?_ Ce propos de mon grand-pere me revoltait et en meme temps me stupefiait, m'attirait presque par son audace. Il me donnait une sorte de vertige. Comment acceptait-on d'abandonner sa maison, sans la defendre jusqu'a la limite de ses forces? Interieurement je criais aux armes. Et pour realiser ce qui se passait en moi, je saisis une des epees fabriquees par Tem Bossette, j'enfourchai mon echalas favori et, malgre la brusque venue des tenebres qui eteignaient les dernieres lueurs crepusculaires et que je redoutais beaucoup, je montai au galop jusqu'au sommet du jardin, jusqu'au bois de chataigniers, jusqu'a la breche. L'ombre de la nuit etait deja entree par la, et apres elle toutes les ombres. Elles rampaient, elles grimpaient aux arbres, elles se trainaient par les chemins, elles remplissaient les bosquets. Il y en avait une armee. C'etaient les courtilieres, les courtilieres geantes, c'etaient les ennemis de la maison. J'essayai bien de distribuer a droite et a gauche de grands coups d'estoc. Mais je ne rencontrais rien, et c'etait pire. Alors, desesperement, je me sauvai. J'etais un vaincu. Ce fut un soulagement pour moi d'entendre, en me rapprochant, la voix de ma mere qui appelait: --Francois! Francois! Cet appel me sauva l'honneur; mon retour precipite cessait d'etre une fuite. Ma chambre a coucher, dont les vastes proportions m'inquietaient, mais que je partageais heureusement avec Etienne et Bernard, etait voisine de la chambre maternelle. Je fus longtemps avant de m'endormir. Sous la porte de communication, j'apercevais une raie de lumiere. Cette lumiere dut briller tres tard, et j'entendais le son alterne de deux voix assourdies volontairement, celle de mon pere et celle de ma mere. Le sort de la famille se debattait a cote de moi avec calme. IV LE TRAITE Quand on est enfant, on s'imagine que les evenements vont se precipiter les uns sur les autres comme les deux camps opposes dans une partie de barres. Le lendemain, je m'attendais a des peripeties extraordinaires qui se traduiraient en premier lieu par un conge. Surement on ne travaillait pas lorsque la maison etait menacee. Je fus etonne d'etre reveille a l'heure accoutumee, alors que je pensais rattraper le retard de mon sommeil, et conduit au college tres regulierement. Etienne, distrait et d'ailleurs occupe de ses prieres, n'avait rien remarque. Mais Bernard, l'aine, me parut manquer de son entrain habituel; sans doute il me jugea trop petit pour me faire part de sa tristesse. Et nous n'echangeames en chemin aucune confidence tous les trois. Ce silence etait le commencement de l'oubli. Je me remis promptement de l'alerte de la veille, et bientot, puisque nous continuions d'habiter la maison, je crus a une retraite inopinee de nos ennemis. --_Ils_ n'oseront pas, avait declare tante Dine. Cependant, a quelques jours de la, je me trouvais dans la chambre de ma mere quand elle recut la visite de sa couturiere, une demoiselle entre deux ages, avec des cheveux acajou comme je n'en avais jamais vu a personne. Ma mere s'excusa de la deranger pour peu de chose, seulement une reparation et non pas la commande d'une robe neuve. --Quand on a sept enfants, ajouta-t-elle gentiment, il faut etre raisonnable. Et puis je ne suis plus assez jeune. --Madame est toujours jeune et belle, protesta l'artiste. Dans mon coin j'estimais cette protestation deplacee. Ni l'age, ni la figure de ma mere n'appartenaient a cette dame aux cheveux acajou, mais bien et dument a moi et a mes freres et soeurs. Qu'elle fut jolie ou laide, jeune ou vieille, cela ne concernait que nous. --Alors, conclut ma mere, voici une toilette que vous pourriez facilement arranger un peu; vous etes si adroite. --Madame l'a deja beaucoup portee. --Justement, on s'y attache. Cette fois, je donnai raison a la couturiere qui prit un air pince pour accepter cet ouvrage indigne d'elle. Incontestablement la robe dont il s'agissait avait ete beaucoup portee. Sur le moment je n'operai aucun rapprochement entre cet episode et notre drame de famille. Ma mere serait toujours assez belle, et les toilettes n'y changeraient rien. Mais les conciliabules se tenaient generalement dans le salon octogone, ou l'on ne penetrait qu'en traversant notre chambre a coucher. Il etait fort isole, et l'on pouvait etre sur de n'y pas etre derange. Nous n'y entrions plus guere que pour nos lecons de musique, depuis que la chapelle de l'armoire avait ete desaffectee. La j'avais perdu ma foi au miracle de Noel. Il est vrai que le rire sec de mon grand-pere, toutes les fois qu'il etait question de la descente du petit Jesus, m'avait prepare l'incredulite. Le matin de ce jour de fete que tous les enfants appellent et attendent, nous trouvions dans cette piece un sapin dont les branches pendaient sous le poids des jouets et qu'illuminaient des bougies bleues et roses. Au pied de l'arbre, un enfant de cire reposait sur la paille et tendait vers nous ses petits bras. L'ane et le boeuf n'etaient pas oublies, mais l'enfant etait plus gros qu'eux. Ce manque de proportions les remettait a leur rang subalterne. Je supposais, sans en approfondir le mystere, que ce sapin poussait tout seul, pendant la nuit, avec ses fruits etranges qui suffisaient a detourner ma curiosite. Or, un soir du 24 decembre, comme la curiosite me tenait eveille, je vis passer mon pere et ma mere. Ils marchaient sur la pointe des pieds: seulement, dans les vieilles maisons, il y a toujours des planches qui crient et trahissent la presence. Il leur arrive meme de crier quand personne ne passe, comme si elles supportaient des pas invisibles, les pas de tous les morts qui les ont foulees. Mes parents etaient charges de toutes sortes de paquets. Je compris des lors leur collaboration avec le petit Jesus. Maintenant, de nouveau, je crois au miracle, bien qu'il soit descendu, comme Jesus lui-meme, du ciel sur la terre. C'etait un miracle d'amour. Comment faisaient mon pere et ma mere pour realiser a la fois les reves de nos sept imaginations exaltees, et distribuer a chacun de nous les objets de paradis qu'il avait desires? Comment, surtout, ont- ils fait pour ne rien diminuer de la generosite divine qu'ils representaient pendant la periode douloureuse que nous devions connaitre? Je ne cesse pas de m'emerveiller quand je vois, le jour de Noel, dans les quartiers pauvres, les enfants courir les mains pleines. Ce sont des joujoux de quatre sous: ils portent en eux la vertu du miracle... Des conciliabules secrets de la salle de musique, malgre la sonorite merveilleuse du lieu, je n'entendais rien. Ni l'un ni l'autre des deux interlocuteurs ne haussait la voix; ils etaient toujours d'accord. Cependant je devinais qu'ils parlaient du proces. Quelque chose de grave se tramait dans l'ombre. On se preparait a repousser l'ennemi. Et je me demandais pourquoi cet ennemi ne se montrait pas. Un matin, --un jeudi matin, --comme nous rentrions, mes freres et moi, pour le dejeuner de midi, quelle ne fut pas notre stupefaction, notre horreur, en apercevant, sur une des colonnes de pierre ou s'encastrait la grille du portail, un ecriteau enorme ou nous pouvions lire cette inscription scandaleuse: VILLA A VENDRE Nous nous regardames, egalement indignes. --C'est un affront, declara Bernard qui avait deja le sens militaire. --Mais non, c'est une erreur, assura Etienne dont l'etonnement etait sans bornes. D'esprit abstrait et distrait, et meme un peu mystique, il n'avait pas exerce une minute sa reflexion sur les faits terre a terre que nous avions pu observer, Bernard et moi, et qui, en nous inspirant une crainte sacree, nous avaient prepares a cette catastrophe. On nous eut souffletes tous les trois que nous n'eussions pas ressenti plus de honte. Bernard, plus hardi, tenta d'arracher l'affiche, mais elle etait solidement fixee et resista. Nous nous precipitames, comme une troupe de renfort, dans la maison assiegee que je m'attendais a trouver pleine de courtilieres. La premiere personne que nous rencontrames fut tante Dine qui gesticulait et parlait toute seule. A peine avions-nous ouvert la bouche qu'elle comprit notre emotion, et sa fureur aussitot depassa de beaucoup la notre: --Oui, _ils_ veulent tout nous prendre. _Ils_ pretendent emparer de notre propriete. J'aurais du mourir plutot que de voir ca. Le mot _propriete_ prenait sur ses levres une grandeur solennelle. Ainsi donc, _ils_ avaient passe la breche; en rangs serres _ils_ avancaient. Hors cette constatation, il ne fallait pas attendre de tante Dine des explications plus claires. Grand-pere, qui rentrait de sa promenade, fut aussitot interroge. Il nous ecarta d'un geste de superbe indifference, et il nous parut planer bien au-dessus de nos inquietudes. N'avait-il pas declare qu'il lui etait indifferent d'habiter cette maison ou une autre? Il avait marche au grand air par cette belle matinee de juillet ou tout le pays ensoleille semblait remuer dans la lumiere, il avait bonne mine, il etait radieux; comment eut-il tolere que nous lui gations son plaisir par quelque facheux commentaire? Il souhaita, au contraire, de nous en communiquer une parcelle. --J'aime, nous dit-il, ce bon soleil d'ete. Et personne ne peut nous le prendre. Cette reponse ne pouvait calmer nos alarmes. Dans sa singularite, elle me frappa jusque dans un moment pareil, ou nous n'avions pas trop de toutes nos energies combatives pour resister a la menace qui pesait sur nous, elle attirait notre attention sur un bonheur tout simple qui n'avait pas de proprietaire attitre et qui etait hors d'atteinte. C'etait une remarque que nous n'avions jamais faite. On ne songe pas, quand on est enfant, qu'on puisse jouir du soleil. Ma mere tenait mes deux soeurs ainees serrees contre elle. Elle tachait a les consoler et n'y parvenait pas, car elle partageait leur peine. A ses pieds, les deux derniers, Nicole et Jacquot, trepignaient au hasard. Qu'on juge de l'effet que nous produisit ce groupe de pleureuses! Louise elle-meme, la rieuse Louise, s'abandonnait a ses larmes. --Voici votre pere, s'ecria maman tout a coup. Ne pleurez plus, je vous en prie. Il a deja bien assez de mal. La premiere elle avait reconnu son pas. L'effet de ce bref discours fut instantane. Chacun de nous se domina rapidement, et nous descendimes a la salle a manger avec des figures convenables. A table, _le pere_ commenca de s'absorber dans ses pensees dont nous suivions le cours. Nous l'appelions entre nous: _le pere_, comme nous disions _la maison_. Surprit-il l'angoisse de tous ces visages tendus vers lui? Lut-il dans tous nos yeux l'inscription fletrissante: _Villa a vendre?_ Il nous regarda bien en face tour a tour, et d'un sourire franc il nous rassura. Allons! il gardait son air de chef qui commande. Nous eumes la sensation qu'il ne pouvait accepter une pareille decheance. L'appetit et la paix nous revinrent ensemble, et rarement dejeuner fut plus gai que celui-la. Nous goutions le bien- etre de nos nerfs detendus, a l'abri de cette force qui nous protegeait. Apres le repas, tandis que mes freres, dont les etudes etaient deja importantes, terminaient un devoir, je courus au jardin: mon apres- midi m'appartenait. La silhouette de Tem Bossette emergeait de la vigne. Je m'approchai de lui. Il attachait les sarments trop libres aux echalas avec des liens de paille, mais il ne demandait qu'a interrompre ses travaux qui, si l'on en jugeait par le nombre de ceps deja noues, n'avancaient guere. A ses pieds, une bouteille vide prouvait la lutte obstinee qu'il soutenait contre la chaleur. Visiblement, il me voyait venir avec satisfaction. J'entendais a distance le son enrhume de sa voix. Il marronnait dans sa solitude a la facon de tante Dine. Plus tard, j'ai mieux compris le motif secret de son indignation. Il se rendait compte, n'etant pas si sot que le pretendait Mimi Pachoux son rival, que sa fantaisie et son ivrognerie le rendaient partout ailleurs inutilisable; son sort etait lie etroitement au sort de la maison. Aussi ne decolerait-il pas et ne cessait-il de se monter la tete, sa bonne grosse tete en forme de courge, contre le roi regnant, dont il deplorait l'inertie, la politique interieure et exterieure et surtout les finances. Des que je fus en etat de l'ecouter, il precisa ses griefs qu'il debattait en lui-meme obscurement: --Vous avez lu l'ecriteau, monsieur Francois? --Bien sur, je l'ai lu. Et par esprit de famille j'ajoutai aigrement: --Qu'est-ce que ca peut vous faire, a vous? Cette apostrophe le suffoqua. Les yeux lui sortirent de la tete, et la fureur de la bouche: --A moi? A moi! De vieilles habitudes de respect le retinrent, et il se contenta d'etaler melancoliquement ses merites. --Je buche ici depuis quarante ans (de toutes manieres il exagerait). C'est moi qui ai plante cette vigne et ce jardin. A la verite, il n'y avait pas de quoi en tirer de l'orgueil. Notre jardin ressemblait tantot a un pre et tantot a un bois, et les feuilles prematurement jaunies de la vigne temoignaient d'un etat chlorotique dont une medication energique aurait sans doute eu raison. Mais, d'accord avec son ouvrier, grand-pere se mefiait des remedes, aussi bien pour les plantes que pour les gens. --Ou voulez-vous que j'aille en vous quittant? avoua Tem avec franchise. Autant me jeter a l'eau. Ce serait la seule occasion qu'il rencontrerait jamais d'en boire un bon coup. Faudrait-il donc le surveiller aussi et n'etait-ce pas assez de la fatigante manie du Pendu? Je confesse pourtant que je ne pris pas cette menace au serieux et que je n'eus pas la peine de representer a Tem les avantages de la vie. Deja sa lamentation suivait un autre cours: --Monsieur (c'etait grand-pere) avait bien besoin de se lancer dans toutes ces manigances! Et le pavage de la ville, et l'exploitation des ardoises, et le credit agricole. Le credit agricole! Comme si l'on payait jamais quand on vous faisait credit! A quoi ca servirait, alors, le credit, s'il fallait ensuite payer comme tout le monde? Sans compter d'autres bricoles, ici et la, quand il n'a besoin que du soleil et du grand air. Faut pas se meler de diriger, quand on se moque du tiers et du quart. On reste tranquille, avec sa rente, dans son coin, et on laisse les autres travailler pour vous. M. Michel, c'est une autre paire de manches. M. Michel, a la bonne heure en voila un qui s'entend au gouvernement. Avec lui, rien a craindre ca marche comme sur des roulettes. Mais qu'est-ce que vous voulez qu'il fasse quand l'autre ne veut rien savoir? J'apprenais confusement les entreprises philanthropiques de mon grand- pere et les facheux effets de son administration qui aboutissait a notre ruine. La longue harangue de Tem, debitee sans interruption, l'avait soulage et altere ensemble. Il considera la bouteille vide qui gisait au pied d'un cep et qui etait son unique provision jusqu'au soir. Profitant de ce repit, j'essayai de voir plus clair dans notre deconfiture: --Mais pourquoi vendre la maison? --Ben! c'est le proces. Quand on a perdu, on vous prend, on vous saisit, on vous etrangle, on vous met a la porte, on s'installe chez vous, et vous etes bon a jeter aux chiens. Ce tableau epouvantable ne devait pas me rassurer. Et loin de nous plaindre, Tem, apercevant mon grand-pere qui descendait l'allee majestueusement, la canne a la main, le nez au vent, l'air gaillard, redoubla d'irritation contre celui qui etait la enlise de tous ces degats: --C'est bien fait. C'est bien fait. Quand on a mal conduit les affaires, on est poursuivi, pince, condamne. Faut pas vouloir embrasser tous les hommes comme des freres, quand on a de la bonne terre a garder. Avec de la terre on a deja suffisamment de tracas: il y a assez de monde pour roder autour. Non, regardez-le passer. Il ne nous a meme pas vus. Ca lui est egal, tout lui est egal. En temps ordinaire, Tem ne tenait pas a etre remarque. Cette fois, il menait un grand vacarme pour attirer l'attention et n'y reussit point. Cet echec acheva de le degouter, et aussi, je pense, la perspective de finir cette apres-midi sans boire. Il lacha deliberement la paille qui servait a ses ligatures et, desertant son poste, il m'abandonna par surcroit. --Je ne veux pas voir ca! Je ne veux pas voir ca! proferait-il en s'en allant, ecoeure et colerique. Voir quoi? L'invasion des courtilieres? Moi non plus, je ne voulais pas la voir. De loin j'accompagnai le fuyard jusqu'a la grille ou je relus trois ou quatre fois l'ecriteau pour mieux me penetrer de l'etendue de notre desastre. Puis, je revins lentement en arriere. Qu'allais-je devenir? Mes chevaux, --les echalas, --mes epees de bois, mes jeux ne m'etaient plus rien. Je laissais, pour la premiere fois de ma vie peut-etre, mes bras pendre inutilement le long de mon corps. Par ce sentiment de la vanite universelle, je naissais a la douleur. J'apprenais a me separer de quelque chose. La cruaute des separations, je l'ai toujours ressentie depuis lors a l'instant ou je les entrevoyais et bien avant qu'elles ne s'accomplissent. J'allai me coucher dans les hautes herbes du jardin que Tem avait neglige de faucher et, le visage rapproche de la terre, je demeurai la un temps que je ne puis evaluer. Tout le jardin m'enveloppait d'odeurs et je respirais le jardin. La maison, de ses fenetres ouvertes, me regardait par-dessus les herbes, et je pleurais la maison. La force de mon amour pour elle m'etait inconnue comme mon coeur. C'etait une chaude et calme apres-midi d'ete, pleine de bourdonnements d'insectes dans la lumiere. Peu a peu, je me trouvai baigne dans une douceur molle, comme une mouche s'englue dans le miel. Et peu a peu, je devenais heureux malgre ma peine. J'ai connu aussi, plus tard, cette injurieuse consolation qui nous vient de la beaute des jours quand la mort a passe. Je m'endormis comme un bebe dans ses larmes. Lorsque je me reveillai, le soir etait entre dans le jardin sans bruit et se tenait cache sous les arbres. Je me levai et j'allai a sa poursuite dans la chataigneraie. On sonna la cloche du diner, et je revins en arriere. Je remarquais un tas de details auxquels je n'avais jamais pris garde encore: le son de la cloche, la couleur rose du ciel entre les branches, la guirlande de clematites qui pendait au balcon, le manque de symetrie des fenetres et jusqu'au grincement de la porte que je poussai et qui avait toujours du grincer pareillement. Je decouvrais avec une ardeur sauvage tout ce que j'allais perdre... Nous ne pumes jamais nous habituer a retrouver sans revolte, quand nous rentrions du college, la nefaste inscription qui deshonorait le portail. Tem Bossette n'avait pas reparu: nous apprimes qu'il se grisait dans tous les cabarets. Mimi Pachoux operait ailleurs: le navire prenait l'eau de toutes parts, l'equipage se sauvait. Seule, la longue figure malchanceuse du Pendu se montrait parfois, ici ou la, comme un signal de detresse ou comme le symbole agacant de la malchance qui nous poursuivait. --Il est fidele, declarait tante Dine qui le couvrait de sa protection et lui facilitait la besogne. Plus fidele encore et faisant bonne garde autour du foyer menace, elle vint un jour a notre rencontre jusqu'a la grille dans un etat d'agitation anormale. --Je vous guette, mes petits1 nous dit-elle, pour vous avertir. Que se passait-il encore? Nous ne l'ignorames pas longtemps. --Il est venu un miserable, un miserable de Paris (c'etait une circonstance aggravante, car il ne pouvait rien venir de fameux de cette Babylone corrompue et bonne a bruler), qui se permet de visiter la maison de fond en comble, du grenier a la cave. Votre pere l'accompagne. Je ne sais pas comment il ne l'a pas encore precipite par une fenetre. Il faut qu'il ait une patience dont je suis bien incapable. Nous etions atterres. Un inconnu osait penetrer chez nous! Et notre pere --le pere --consentait a lui servir de guide! Tante Dine avait raison de s'epouvanter: les lois de l'univers etaient renversees. Comme nous entrions piteusement a notre tour, la tete basse et le feu de la honte aux joues, nous croisames ce visiteur qui redescendait et pretendait revoir la cuisine. Tout haut il critiquait, dressait des plans, evaluait les dimensions des chambres, tout en multipliant les gestes comme s'il construisait deja de ses propres mains un edifice sur les ruines du notre. --L'escalier est trop etroit. La cuisine est hors de proportions avec les autres pieces: je la transformerai en salon. Mon pere le conduisait sans empressement, mais avec politesse. Il avait son air calme et distant, et la loquacite de l'autre s'en ressentit quand il voulut se tourner de son cote pour mieux lui expliquer ses projets. Nous montames tout droit a la chambre de ma mere, comme a notre refuge naturel. Ma mere, qui etait agenouillee sur son prie-Dieu, se leva en nous entendant. Son emotion transparaissait sur son visage: --Dieu nous protegera, dit-elle. Quand elle prononcait le nom de Dieu, elle en etait comme illuminee. Je connus a cet instant la haine de l'etranger, de l'envahisseur. La subordination de mon pere, les larmes maternelles et la maison pietinee, jugee, evaluee en argent, ce sont la des spectacles que je ne puis oublier. Plus tard, dans mon histoire de France, quand j'ai lu que les allies avaient envahi les frontieres en 1814 et en 1815 et avaient pu venir cantonner dans notre capitale, quand j'ai su que les Prussiens nous avaient arrache, comme un quartier de notre chair, la Lorraine et l'Alsace, je n'ai pas eu de peine a donner a ces douleurs passees une representation materielle: j'ai revu tres nettement ce monsieur qui se promenait chez nous du haut en bas de la maison, comme s'il etait chez lui. --Pourquoi l'as-tu salue? demanda tante Dine a grand-pere qui revenait de son pas lent et nonchalant. --Je suis poli avec tout le monde. --On ne pactise pas avec l'ennemi. Gomment mon pere, qui ne passait pas pour commode, avait-il supporte sans broncher cet outrage? Il avait la charge de notre securite, et l'exercice du pouvoir impose des obligations que les irresponsables negligent volontiers. Sa bonne humeur nous stupefia meme dans une autre circonstance. Un jour, a table, il dit tout a coup a maman: --Sais-tu la grande nouvelle qui se colporte en ville? --Je n'ai vu personne. --On annonce notre depart. La maison vendue, nous filons. Notre orgueil bien connu n'accepterait pas une diminution de facade. Et qui a repandu ce bruit? je te le donne en mille. Mais non, tu ne devineras jamais, tu as trop d'illusions sur la bonte humaine. Mes chers confreres. Ils ont decouvert ce moyen pratique de se partager ma clientele. Tour a tour mes malades m'en informent: --Est-ce vrai que vous partez? Restez avec nous. Qu'allons-nous devenir?... C'est tres touchant. Mais je les ai rassures. Il riait d'un grand rire d'homme de guerre accoutume a la bataille. Nous etions trop jeunes pour comprendre ce que contenait de mepris et de force ce rire vainqueur, dont nous nous serions volontiers scandalises dans notre indignation. Bernard et Louise, surtout, vifs et susceptibles, protesterent avec vehemence contre une si odieuse manoeuvre, bien qu'ils ne fussent pas convies a donner leur avis. Ma mere, elle, avait rougi de tout le mal qu'on voulait nous faire et qu'elle n'eut pas imagine en effet. Quant a tante Dine, elle montrait le poing a ces _ils_ enfin decouverts: --Ah! les monstres! ca ne m'etonne pas. Ils meriteraient qu'on leur introduise de force toutes leurs drogues dans le corps. Souhait qui suscita l'hilarite de grand-pere, jusque-la impassible, mais trop ennemi des medecins pour ne pas savourer la formule de vengeance employee par sa soeur. Ce fut encore elle qui nous apprit, quelques jours plus tard, la delivrance. Comme une sentinelle avancee, elle s'etait portee en dehors de la grille et nous adressait de loin des signaux auxquels nous ne pouvions rien entendre et que nous interpretames de plus pres dans un sens defavorable. Surement l'envahisseur s'etait empare de la place, la maison etait vendue. Nous n'avions plus de toit pour nous abriter. Selon la prophetie de Tem, nous etions bons a jeter aux chiens. Lorsque nous fumes a portee, elle nous hela: --Venez vite, venez vite. La maison est a nous. La maison est a nous. D'un elan fou, nous accourumes. --L'ecriteau n'y est plus, observa Bernard qui nous devancait. Il ne restait sur la colonne que les traces des clous. --Ah! ah! continuait la voix qui eclatait en sonnerie de triomphe. _Ils_ ont cru l'avoir. _Ils_ ne l'auront pas. _Ils_ ne visait plus les medecins, mais le monsieur de Paris et d'autres acquereurs qui s'etaient presentes pendant que nous travaillions au college. De son bras leve, elle nous montrait la fuite de cette troupe dispersee. Elle nous conduisit, d'un pas rapide malgre l'age, dans la salle de musique ou la famille s'etait reunie, sauf grand-pere qui sans doute n'avait rien change a ses habitudes de promenade et qui probablement ignorait notre salut. Mariette nous suivit a une distance respectueuse : son anciennete lui donnait droit a un rang dans le cortege. Ma mere, tres emue, caressait les cheveux de mes deux soeurs ainees, que la joie, comme le chagrin, faisait pleurer. Mais je n'attachais pas d'importance aux larmes de mes soeurs qui en repandaient pour des riens. Mon pere, debout, appuye au dossier de la chaise ou ma mere etait assise, souriait. Je ne lui avais jamais vu le visage aussi rayonnant. Et par la fenetre, en arriere du groupe, le soleil entrait comme un invite de marque. --L'ecriteau n'y est plus, repeta Bernard sans saluer personne. --Oui, dit mon pere, nous gardons la maison. Et comme notre enthousiasme allait deborder, il ajouta: --Vous le devez a votre mere, et aussi a votre tante Bernardine. Celle-ci, dont les joues parcheminees s'empourprerent rien que parce qu'on avait parle d'elle quand elle-meme ne gardait ni ses pensees ni ses biens et se depouillait ainsi naturellement tous les jours, refusa l'eloge avec une male energie: --Quelle plaisanterie, Michel! Pour une signature de rien du tout! Il ne faut pas egarer ces enfants. Ma mere l'approuva sans retard: --Elle a raison c'est votre pere qui nous a tous sauves. Et plus bas, tournee vers lui, elle murmura, mais je l'entendis: --Tout ce que j'ai, n'est-ce pas a toi? Je ne m'arretai guere, je l'avoue, a ce debat. Evidemment le salut de la maison ne dependait que de mon pere. En quoi ma mere et tante Dine auraient-elles pu intervenir? Il fallait jeter dehors le monsieur de Paris en les autres envahisseurs, comme Ulysse rentrant a Ithaque avait chasse les pretendants. C'etait un exercice de force qui ne convenait qu'a un homme. Mes notions de la vie etaient simples: l'homme gouvernait, et la femme n'avait charge que des choses domestiques. Que tante Dine eut sa part, meme reduite, dans l'immeuble dont on voulait nous exproprier, je ne l'aurais pas compris, et pas davantage ce que c'etait qu'une dot et comment le consentement de la femme etait necessaire pour que le mari en disposat. Cependant je me rappelai la scene de la couturiere. Ma mere avait sans doute realise des economies sur ses toilettes et les avait apportees. Chacun ne devait-il pas sa contribution de guerre? Aussitot je m'esquivai de la chambre et, quand j'y revins, je tenais a la main la tirelire ou l'on m'invitait a placer les petits sous que je recevais. Je m'attendais a une ovation pour la magnanimite de mon sacrifice. Sans un mot, je tendis l'objet a mon pere. --Que veux-tu que j'en fasse? fut toute sa reponse. Un peu interloque, mais devisage par tous les regards, je declarai en rougissant: --C'est pour la maison. Cette fois, mon pere m'attira et me donna publiquement l'accolade avec un ordre du jour reluisant: --Ce petit sera notre joie. Ainsi l'Empereur recompensait sur le champ de bataille ses marechaux: on ne s'etonne plus de rien dans l'histoire quand on a vecu mon enfance. Comme il rentrait au son de la cloche, grand-pere fut informe le dernier de ce qui s'etait passe par tante Dine qui le mit au courant dans une harangue enflammee. Il ecouta avec interet, mais sans passion. Sa serenite ne fut point troublee. Et quand le recit heroique fut termine, il dodelina de la tete et se contenta de cette approbation bien maigre: --Allons, tant mieux! Les choses s'arrangeaient sans qu'il s'en melat. V L'ABDICATION Je compris les jours suivants, a toutes sortes de petits signes, sans compter les propos de l'office, que la maison n'appartenait plus a grand-pere, mais a mes parents, et qu'une simple formalite marquait pour que ce traite fut definitif. Grand-pere n'en ayant plus la charge, bien que cette charge ne l'incommodat guere, n'en desirait pas garder l'honneur. J'entendis plus d'une fois mon pere luit tenir des discours de ce genre: --Je veux que rien ne soit change ici. Je veux que tout demeure comme par le passe. Je ne veux vous oter que les soucis. --Eh! eh! repliquait grand-pere avec son petit rire, tu as bien de la chance de savoir tout ce que tu veux. Et il lissat sa barbe blanche nonchalamment, comme si rien ne valait la peine de rien. Cependant il mijotait un projet dont nous fumes bientot avertis. Quand il avait une idee, on ne pouvait l'en faire demordre, ni par supplications, ni par protestations. Il recevait tout pele-mele, algarades de tante Dine, raisonnements brefs, nets, sans replique de mon pere, prieres de ma mere, avec la meme tranquillite d'humeur, et il n'ecoutait personne. A son air aimable et detache on l'aurait cru persuade aisement, quand le mauvais rire apparaissait et ruinait toutes les esperances. Nous sumes un beau matin sa decision d'abandonner la piece a deux fenetres qu'il occupait au coeur meme de la maison et qui etait vaste, confortable et facile a chauffer, pour s'en aller ou? Nul ne l'aurait devine: dans la chambre de la tour. Cette chambre etait des longtemps deserte, et il y soufflait un vent du diable. Il n'eut pas plus tot signifie sa volonte que tout le monde, apres d'infructueuses tentatives pour obtenir son desistement, dut courir au plus presse afin de l'aider sur l'heure dans son installation. Lui-meme, sans plus attendre, prenait deja l'escalier avec son materiel le plus precieux. --Laisse-nous au moins balayer, nettoyer et epousseter, lui notifia tante Dine, armee de la tete de loup. --Ce n'est pas la peine, assura-t-il. On vit tres bien avec les araignees et la poussiere. Ce scandale fut evite. On le devanca et il dut patienter quelques minutes, ce qu'il n'aimait guere; apres quoi, resolument, il s'empara de la rampe, muni de son barometre, de sa caisse a violon et de ses pipes. Il redescendit pour remonter avec sa lunette d'approche. Le reste de son demenagement ne l'interessait pas. Ses vetements, son linge, ses meubles le suivraient ou ne le suivraient pas, au petit bonheur. Il me temoigna sa confiance en m'invitant a porter un traite d'astronomie, un volume sur les cryptogames dont je connaissais les illustrations en couleur representant les principales especes de champignons, et un autre ouvrage que je pris a son titre pour un livre de piete: les _Confessions de Jean-Jacques Rousseau_. J'allais oublier les _Propheties de Michel Nostradamus_ et une collection du _Veritable Messager boiteux de Berne et Vevey_, almanach fameux et precieux a tous egards, mais principalement pour ses bulletins meteorologiques. Or grand-pere s'occupait beaucoup de l'etat de l'atmosphere. Il le reniflait, pour ainsi dire, a sa fenetre, le matin et le soir, au risque d'attraper un rhume, et il observait le mouvement des nuages et l'eclat des etoiles. Volontiers il citait l'autorite d'un certain Mathieu de la Drome, avec qui il etait en correspondance et que nous avions pris l'habitude de considerer comme un sorcier ou un rebouteur du temps. Lui-meme faisait des pronostics et, si l'on voulait le flatter, on l'invitait a predire. Il ne se trompait guere, soit que la chance le favorisat, soit qu'il eut bien interprete la direction des vents. Et cette petite reputation qui lui etait agreable le melait aux lois mysterieuses de la nature dont il rendait les oracles. Des qu'il eut transporte sa bibliotheque et ses instruments, il se trouva chez lui dans la chambre de la tour et se declara satisfait. Elle donnait sur le ciel et la terre de quatre cotes a la fois: le moindre rayon de soleil, d'ou qu'il vint, serait capte. Et quant a la direction des vents, elle serait facile a determiner. Un grand vacarme lui apprit que son mobilier grimpait apres lui. Tante Dine presidait en personne a l'emmenagement, non sans bougonner et ronchonner. Sous un bras une descente de lit et, sous l'autre, un traversin, dans chaque main un candelabre, elle precedait, en l'animant de la voix, une escouade rangee en file indienne qui manoeuvrait sans beaucoup d'ensemble. Le premier, surgit Tem Bossette avec un fauteuil sur la tete: il avait consenti a une reconciliation scellee par l'octroi d'une bouteille de vin rouge. Puis ce fut une oscillante armoire portee par quatre jambes qui appartenaient --on le sut plus tard, au sommet des marches --moitie a Pendu, et moitie (la petite moitie) a Mimi Pachoux ramene au logis par la victoire. --Franchement, declara tante Dine a son frere pendant le defile de ses troupes, tu n'aurais pas pu rester en bas! Il faudra qu'on te hisse chaque chose par cet escalier qui est etroit. Comme grand-pere, indifferent, esquissait un geste vague, elle lui decocha des sarcasmes: --Naturellement, cela ne trouble point Monsieur! Monsieur ne se derangera pas pour si peu. Bien assis dans le bon fauteuil que Tem a inonde de sa sueur, Monsieur verra venir les evenements. Et moi, pendant ce temps-la, je monterai et descendrai cent fois par jour. Et les servantes pareillement. Mais tu n'as cure de notre peine tu trouveras toujours ici tout ce qu'il te faut. L'attaque etait directe et rude. Avant d'y repondre, grand-pere jeta un coup d'oeil effraye sur le siege transporte par Tem, a cause de l'inondation annoncee. Quand il le vit intact et sec, il se rasserena et put riposter en toute tranquillite d'esprit: --Je ne demande rien a personne. --Parce qu'il ne te manque jamais rien: tu vis comme un coq en pate. Ils avaient raison tous les deux. Grand-pere n'elevait aucune reclamation, mais on s'ingeniait a prevenir ses moindres voeux. Ainsi ne formula-t-il aucune plainte contre les vents coulis qui assiegeaient la tour: le lendemain de son installation, on calfeutrait soigneusement la porte et les fenetres. La mauvaise humeur de tante Dine exprimait tout haut le sentiment general. Cet exode imprevu, que rien ne motivait, assombrissait mon pere et ma mere qui en cherchaient vainement la raison: --Pourquoi se loger si haut? Et grand-pere d'expliquer avec son mauvais petit rire: --L'altitude m'a toujours reussi. J'avoue que, dans cette circonstance, je tenais le parti de grand- pere. La chambre de la tour avec ses quatre horizons, son isolement, son odeur speciale --on ne l'ouvrait que pour y chercher les pommes qui pendant tout l'hiver y murissaient --exercait des longtemps sur moi un attrait irresistible. Puisqu'elle etait habitee desormais, je me proposai de lui rendre des visites. Cet episode fut bientot eclipse par un autre, beaucoup plus grave et qui devait frapper davantage encore mon imagination. A mon retour du college un matin, je fus avise par mon informateur habituel, tante Dine, que cette fois c'etait definitif. Elle me donnait cette nouvelle en grand mystere, mais le mystere meme, chez elle, se manifestait bruyamment. Le mot _definitif_ prenait sur ses levres une importance formidable. Qu'est-ce qui etait definitif? --L'acte est signe. Tout a l'heure. Je suis bien contente. Quel acte? Je n'y comprenais goutte. --Eh bien! nous restons chez nous. _Ils_ ne peuvent plus rien. Ne savais-je pas deja qu'_ils_ etaient en pleine deroute, disperses, chaties, vaincus, battus, reduits a neant, comme les Perses de mon histoire ancienne qu'une poignee de Grecs precipita dans la mer? Comment pensait-elle m'eblouir en me communiquant un secret vieux de plusieurs jours, peut-etre meme de plusieurs semaines, et dont tout le monde avait pu s'entretenir librement? Un enfant n'entre pas dans le pays des preparations, des lenteurs, des formalites et des paperasses judiciaires. Mais un evenement capital allait illustrer la declaration de tante Dine. Grand-pere etait rentre de sa promenade plus tot qu'a l'ordinaire et, comme l'un de nous remarquait cette ponctualite anormale, il s'etait eloigne sans souffler mot. Quand nous penetrames, apres le second coup de cloche, l'estomac creux et les dents longues, dans la salle a manger, notre surprise fut grande de l'y trouver deja, assis devant la table, et non pas a sa place officielle qui etait la place d'honneur, au centre, en face de ma mere, ainsi qu'il convient au chef de famille, au roi regnant. Sans prevenir personne de ses intentions, il avait change les ronds de serviettes et s'etait alle mettre au bout, en face de la fenetre. C'est vrai qu'il avait choisi une assez bonne place, d'ou il pouvait voir les arbres du jardin et meme un peu de ciel entre leurs branches. Pour un amateur de soleil, ce spectacle n'etait pas indifferent. Mais tout de meme, c'etait la une revolution dans la vie de famille et dans toute l'economie domestique. Ou plutot, je ne m'y trompais pas, c'etait une abdication. Je me connaissais en abdications. N'avais-je pas du apprendre dans mon manuel celle des rois faineants, a qui l'on coupait la chevelure avant de les enfermer dans un cloitre, et, malgre moi, je considerai les jolis cheveux blancs de grand-pere qui bouclaient legerement. Surtout, j'avais entendu reciter, par mon frere Bernard, l'histoire de Charles- Quint dont j'avais ete fort impressionne. Ce maitre du monde, detache de la grandeur, se retira dans un monastere d'Estramadure dont il reparait les pendules, et pour se donner un avant-gout de la mort, il fit celebrer, vivant, ses funerailles. Des historiens affoles de verite m'ont affirme, depuis lors, que ces details etaient fictifs. Je le regrette, car je ne les ai pas oublies, tandis qu'une innombrable quantite de faits demontres me sont sortis de la memoire. Mais en ce temps-la je croyais, dur comme fer, a la retraite de Charles-Quint, aux obseques truquees et meme aux pendules. Grand-pere, lui aussi, s'entendait a raccommoder les horloges et j'operai aussitot entre eux un rapprochement. Tante Dine, par hasard exacte, et ma mere, qui nous suivaient a peu de distance, partagerent notre etonnement. Puis, tous les regards se fixerent sur mon pere qui entrait. D'un coup d'oeil il jugea la situation, et la decision, chez lui, ne se faisait guere attendre. Il s'avanca d'un pas rapide: --Non, non, dit-il, je ne veux pas. Rien ne doit etre change ici. Pere, reprenez votre place, je vous en prie. Certes, aucun de nous n'aurait resiste a cette priere qui ordonnait. Mais la force agissante et organisatrice de mon pere se heurtait devant nous a une autre force, dont je ne soupconnais pas la puissance et qui etait l'immobilite. Grand-pere ne bougea pas. Il avait resolu de ne pas bouger. Mon pere, n'ayant pas obtenu de reponse, repeta plus doucement sa demande. Je ne puis pas ecrire plus humblement, car il gardait en toute occasion, malgre lui, un air de fierte. Il recut au visage un eclat de l'eternel petit rire et cette phrase par surcroit: --Oh! oh! que de bruit pour rien! --Pere, donnez-moi cette preuve de votre affection. --Une place ou une autre, qu'est-ce que ca signifie? Je suis tres bien ici, j'y reste. Et, avec un supreme dedain, grand-pere ajouta: --Si tu savais, mon pauvre Michel, comme cela m'est egal! Tout lui etait egal, Tem Bossette m'en avait averti: une place ou une autre, une maison ou une autre. Ces phrases-la, prononcees devant nous, avaient le don d'exasperer mon pere, mais il se contenait. --Il faut, reprit-il, une hierarchie dans les familles. --Bah! nous sommes en Republique, et je tiens pour la liberte. Mon pere comprit qu'il etait parfaitement inutile d'insister. Il se contenta de conclure: --Alors, vraiment, vous refusez de revenir? --Je ne bouge plus. Philomene, la femme de chambre, presentait le plat. Mon pere lui fit signe de l'offrir a grand-pere, apres quoi il dut se soumettre et prendre la place d'honneur. Ce fut un soulagement pour tous chacun sentait que cette place lui revenait de droit, et que lui seul meritait de l'occuper. Le chef, c'etait lui, des longtemps, et pas un autre. A la moindre difficulte ou contrariete, on s'adressait a lui, on se tournait vers lui. Ce serait fini de cette anxiete qui pesait sur la maison depuis tant de jours. Maintenant on serait dirige. Plus de rois faineants! Les renes du gouvernement, comme s'exprimait mon manuel, seraient tenues par des mains fermes. Or, il etait juste que le chef eut les insignes de l'autorite. Un roi ne reste pas au second rang. Mon pere, evidemment, ne se fut pas lui-meme couronne. Ainsi, en notre presence, s'opera la translation des pouvoirs. Je ne m'attendais pas au revirement qui se fit alors en moi, presque subitement. Le gouvernement de grand-pere m'avait toujours paru precaire et derisoire. Des qu'il eut refuse de l'exercer, j'admirai son desinteressement et je decouvris la poesie de l'abdication. Ce mepris souverain des resultats materiels me parut plein de grandeur, et j'allai meme jusqu'a m'expliquer le propos que j'avais estime sacrilege: _Qu'on habite une maison ou une autre..._ S'il n'avait rien accompli pour proteger la notre, c'est peut-etre qu'il considerait les choses de plus haut et de plus loin que nous. De la chambre de la tour, il se mettait en communication avec les vents et les astres et il predisait l'avenir. Le temps et l'univers l'absorbaient. Il ne pouvait plus se consacrer a des taches communes. Il y avait la une autre facon de comprendre la vie que je soupconnais sans me l'expliquer, et qui deja m'attirait par sa singularite et son enigme. Le roi dechu, pare du mystere qu'il recevait d'une science inconnue, recouvrait son prestige et meme reprenait, sans qu'il s'en doutat, un peu d'empire sur mon esprit. Je regardai tour a tour mon pere et mon grand-pere: mon pere a sa place normale, occupe de nous tous, repandant autour de lui la paix et l'ordre, et portant sur le visage accentue et surtout dans les yeux percants le reflet de sa merveilleuse aptitude a commander; mon grand-pere aux traits fins, presque feminins, malgre la grande barbe blanche, aux yeux toujours un peu noyes de brume, frequemment distrait, indifferent a son entourage, et plus volontiers interesse par les arbres du jardin ou le morceau de ciel qu'il apercevait par la fenetre. Et pour la premiere fois, je m'etonnai de les reconnaitre si differents. Cette remarque, je ne l'avais jamais faite ou je ne m'en etais pas inquiete. Elle me frappa si fort que je faillis l'exprimer tout haut. Elle m'eut sans doute echappe si je n'avais redoute son inconvenance. Un fils devait ressembler a son pere: aucun doute ne pouvait exister a ce sujet. Ou bien, alors, ce n'etait pas la peine d'etre le fils de quelqu'un. Et moi, a qui donc ressemblais-je?... LIVRE II I LES IMAGES Ces evenements, que je retrouve si frais dans mon imagination, flotterent bientot et meme se perdirent momentanement dans le cours de mes jours qui, pendant les vacances ou nous entrions, se mit a couler a pleins bords comme un beau fleuve. Mon pere, d'habitude, prenait ses vacances avec nous et en profitait pour se rapprocher de nous davantage. Nous le vimes beaucoup moins cette annee-la et nous fumes un peu sevres des recits heroiques dont il nous regalait dans nos promenades, et qui nous agitaient d'un furieux desir de livres des batailles et de remporter des victoires: en l'ecoutant, nous relevions la tete, nos yeux brillaient, nous marchions plus vite et d'un pas cadence. Pour faire face aux nouvelles charges qu'il avait acceptees, il avait renonce a son repos annuel. Parfois il s'emparait d'une apres-midi et tachait hativement de retablir le contact avec nous. Ses malades le venaient relancer a toute heure ou s'embusquaient sur son passage. Tout conspirait pour nous l'arracher. Cependant on devinait que sa direction s'exercait partout. La facade de la maison se lezardait: on y posa des supports de fer avant de la recrepir. Les chambres furent retapissees, la mienne avec de plaisantes scenes de chats et de chiens, et l'on changea les parquets dont les planches se disjoignaient. La cuisine meme, pour laquelle Mariette s'obstinait a reclamer depuis des annees et des annees, sans rien obtenir de grand-pere qui lui repondait invariablement par un vieux proverbe: _A blanchir la tete d'un negre on perd sa lessive_, la cuisine fut remise a neuf et pavee de monumentales briques rouges. La grille du portail qui ne fermait plus fut reparee, et meme il y eut une cle, et une cle qui tournait dans la serrure. Le tilleul degage permit au cadran solaire de recommencer a marquer les heures. La breche du mur par ou les courtilieres penetraient, par ou j'avais vu, un soir fameux, nos ennemis s'introduire dans la place, recut une balustrade qui s'encastra dans le tronc du chataignier. Et l'on vit ce qu'on n'avait jamais vu: les trois ouvriers a leur poste et, spectacle plus merveilleux encore, travaillant tous les trois. Peu a peu le jardin, mon vieux jardin, pareil a une foret de mauvaise herbe ou l'on n'avait jamais fini de decouvrir des arbres ou des plantes, tant ils etaient caches, se transforma et s'ordonna. Les allees furent tracees et sablees, les parterres dessines et les rosiers tailles. Les arbres contenus verserent une ombre reguliere. Une prairie inutile devint un verger. Au coeur d'une pelouse, un jet d'eau monta et, retombant en pluie fine, egrena des notes claires sur le bassin. Il y eut des fleurs et des fruits a cueillir, des bouquets et du dessert. Cependant nous n'osions plus tater les poires ou les peches, et moins encore imprimer a leur manche le leger mouvement de bascule qui les detachait. Dans l'espace decouvert, on se serait apercu de notre larcin. Et je cherchais vainement, pour les mettre en pieces, les taillis qui jadis foisonnaient au bord de la chataigneraie. D'ailleurs Tem Bossette refusait de me sculpter le moindre sabre de bois, et il veillait sur ses echalas comme s'il les avait payes. Ces changements ne se firent pas d'un seul coup, et je mele sans nul doute leur chronologie. A peine les remarque-t-on pendant qu'ils s'accomplissent lentement et progressivement, et, quand ils sont termines, voila que deja l'on ne se souvient plus de l'etat des lieux qui les preceda. Ils ne s'accomplirent pas sans perturbations. Tem s'epongeait sans cesse le front et suait tout son vin. Mimi Pachoux ne s'en allait plus: il menait grand bruit pour attester la continuite de sa presence, et le Pendu penchait son triste profil dantesque sur des besognes obscures et utiles. La communaute de leur sort n'avait pas reussi a les reconcilier. Ils s'observaient et se surveillaient les uns les autres, mais tous trois observaient et surveillaient davantage encore la maison. Que craignaient-ils d'en voir sortir? Je le compris un jour. Mon pere, qui etait devenu leur patron, s'approchait d'un pas rapide. Il leur distribua de bonnes paroles d'encouragement, mais il examina leur ouvrage en connaisseur. --Tout de meme il s'y entend, confessa Mimi avec admiration. Je sus par Tem qu'apres les avoir sermonnes durement, il avait augmente leur paie. Seulement il exigeait du bon travail. D'un mot, il les ramenait a lui, s'ils renaclaient ou rechignaient devant la peine. Mais, sans doute, il bouleversait toutes les vieilles habitudes d'un pays ou l'on aimait a se laisser vivre et a baguenauder en buvant du vin frais. C'est pourquoi Tem Bossette, principalement, regrettait l'ancien regne des rois faineants ou il vivait, tranquille et oublie, dans sa vigne. Il avait bien essaye, devant moi, d'apitoyer grand-pere sur son sort: --Mon ami, lui fut-il repondu, je ne suis plus rien ici: adressez- vous ailleurs. Jamais grand-pere ne se montra aussi gai que depuis son abdication. Non, certes, il ne regrettait pas le pouvoir et il ignorait volontairement tous les actes du nouveau regime. Parcourait-il le royaume? Il ne semblait pas se douter qu'on y faisait fleurir les cailloux. Et puis, un jour qu'il se promenait au jardin, je le vis qui se lissait la barbe et se grattait le sourcil, temoignage de mecontentement: il lanca en signe de mepris un jet de salive, et le rire impertinent accompagna ces paroles incomprehensibles pour moi: --Oh! oh! on met de l'ordre partout. Ce n'est pas un jardinier qu'il faudrait, mais un geometre. Que trouvait-il a blamer? Les parterres, les arbres, obeissant a la main de l'homme, composaient un dessin d'une riche ordonnance. Mes petites idees sur la vie s'y assemblaient et s'y disposaient avec plus de bonheur. Et j'en voulais a grand-pere de son manque d'enthousiasme. --Regardez, lui dis-je au hasard, ces beaux cannas rouges autour du bassin. Mais il me prit le bras avec une rudesse inattendue. --Prends garde, mon petit, tu vas salir le gazon. Je posais le pied, en effet, sur l'herbe qui bordait l'allee. Et je vis bien que grand-pere se moquait de mon admiration en meme temps que du nouveau jardin. Je me rappelai l'ancien instantanement, sous l'influence de cette ironie, l'ancien pareil a un fouillis sauvage, ou je pouvais fouler jusqu'aux plates-bandes, ou de rares fleurs poussaient a la debandade, ou j'avais connu l'ivresse de la liberte. Devant mon pere, jamais grand-pere ne se fut permis cette critique. L'esprit attire sur leurs dissemblances, j'avais remarque la gene de leurs rapports. Toujours mon pere faisait les avances. Il traitait grand-pere avec une deference extreme, ne manquait point de s'informer de sa sante, de ses promenades et meme, pour flatter sa petite manie de meteorologie, il l'interrogeait sur le temps a venir. Grand-pere repondait brievement, sans tenir le moins du monde a prolonger la conversation qui ne tardait pas a tomber, ou bien il se servait de son petit rire blessant, des qu'on abordait un sujet ou l'accord n'etait plus certain. Un jour, mon pere lui demanda en communication son livre de comptes pour verifier, expliquait-il, certains memoires sur l'administration de la propriete qui n'avaient pas encore ete regles et qui lui paraissaient exageres. Grand-pere ouvrit de grands yeux: --Mes livres de comptes? --Sans doute. --Je n'en ai jamais tenu. Mon pere hesita une seconde. --Bien, conclut-il simplement. Et il s'en alla. Grand-pere se complaisait dans sa tour, ou il s'arrangeait, pour sa toilette, de la fameuse robe de chambre verte et du bonnet grec en velours noir orne d'un gland de soie. Avec son telescope fixe sur un trepied, il suivait, le jour, les bateaux qui sillonnaient les eaux du lac, et le soir il rapprochait les etoiles, mais seulement celles qui evoluent du cote du sud, parce que, des fenetres de sa chambre precedente, il n'apercevait que cette partie du ciel et la connaissait mieux. Bien plus souvent qu'autrefois, il descendait vers nous dans ce costume d'astrologue, un monarque dechu ne tenant plus a la majeste. Tante Dine obtenait a grand'peine qu'il s'accoutrat autrement pour se promener en ville ou dans la campagne. --Ca ne fait de mal a personne, observait-il. Il consentait cependant, a force d'instances, a remplacer le bonnet par un chapeau de feutre aux larges bords, et la robe par une redingote qu'on frottait de benzine presque tous les jours pour la tenir, malgre lui, en etat. De ses promenades il rapportait des plantes aromatiques, dont il composait des tisanes ou qu'il introduisait dans des flacons d'eau-de-vie, et des champignons qui excitaient la mefiance de tante Dine. Je les considerais, je les flairais, mais pour rien au monde je n'en aurais goute. Je ne pensais pas alors qu'on put rien trouver de bon a manger hors des magasins de comestibles et, a la rigueur, de notre jardin. Le regne de mon pere durait depuis trois bonnes annees, et meme plutot quatre que trois, lorsqu'il advint dans mon existence d'enfant un evenement considerable: je tombai malade. L'annee precedente, j'avais fait ma premiere communion avec une si grande ferveur que ma mere confiait a tante Dine: --Va-t-il imiter Melanie et Etienne? Dieu nous demanderait-il un troisieme enfant? Que sa volonte s'accomplisse! Mon aventure fut a peu pres celle de _l'enfant blond qui s'esquiva des bras de sa mere_. Au cours d'une promenade de ma division, j'avais glisse dans un ruisseau dont il nous etait defendu de nous approcher, et, plutot que d'encourir un reproche, bien que trempe jusqu'a la poitrine, j'avais prefere me taire. Le lendemain ou le surlendemain, la fievre se declara. Je sus plus tard que c'etait une bonne fluxion de poitrine qui degenera en pleuresie. On crut mes jours en danger, et mon mal devait etre l'occasion de la crise interieure qui faillit desorienter ma jeunesse. Dans un demi-sommeil, j'entendais autour de moi des chuchotements que j'interpretai sans retard: --Est-ce que je vais mourir? demandai-je a ma mere et a tante Dine qui se tenaient au bord de mon lit. --Tais-toi, mechant! murmura tante Dine qui, aussitot, se moucha en sanglotant et poussant des soupirs que sans doute elle croyait etouffer. Ma mere, de sa voix douce et persuasive, me dit en me touchant le front, et ce contact me rafraichit: --Ne t'inquiete pas nous sommes la. Je savais tres bien ce que c'etait que la mort. Le portier du college etant decede, une bizarre fantaisie de notre directeur nous avait contraints a defiler, classe par classe, devant la biere ou le corps etait depose, avant qu'on vissat le couvercle. Or, ce portier etait un gros homme court, dont la depouille exigeait une boite cubique ou il nous parut si cocasse et grimacant, que nous eclatames de rire. Il nous fut impossible de reprimer ce rire scandaleux. Indigne, le professeur qui conduisait notre pelerinage manque nous accabla des plus durs reproches et ne craignit pas d'y joindre sans delai un sermon sur nos fins dernieres. Il nous annonca, sans aucun menagement, que nous mourrions tous, et peut-etre bientot, et que nos parents mourraient, et que nous perdrions tout ce que nous aimions. Nos rires cesserent peu a peu. Une vague peur nous envahit a cause de la repetition monotone de cette mort qu'on nous jetait a la tete. Quand je rentrai a la maison ce matin-la, tres emu, malgre moi, par un si furieux discours, je regardai mon pere et ma mere comme je ne les avais encore jamais regardes. Ils allaient et venaient, comme a l'ordinaire, sans deviner que je les observais. Ils rirent meme d'une reflexion de Bernard: je les entendis rire, d'un bon rire tout pareil a celui que nous avait inspire le malencontreux portier dans sa boite. Ah! ce rire, surtout celui de mon pere qui etait puissant et sonore et donnait une magnifique impression de sante, quel soulagement pour moi, et comme il chassa ma curiosite deja pleine d'epouvante! "Allons donc, pensai-je dans mon petit cerveau, mon professeur a menti comme un arracheur de dents. Ils ne mourront pas, c'est certain. Ils ne pourront pas mourir. D'abord, quand on rit, c'est qu'on ne meurt pas." Cette constatation me suffit. Pour moi-meme, la question ne se posait pas. Ils etaient devant et moi derriere. Et, puisque eux-memes ne risquaient rien, comment la mort aurait-elle pu me prendre en passant par-dessus? Mon interrogation: _Est-ce que je vais mourir?_ etait donc simplement destinee a me rendre interessant. Leur presence me preservait. Ma mere et tante Dine, m'evitant toute figure etrangere, me veillaient a tour de role, ma mere deux nuits sur trois, et je la preferais. Elle glissait dans la chambre comme une voile sur le lac, sans aucun bruit. Je ne m'apercevais pas de ses mouvements. Ses soins se confondaient avec ses caresses, tandis que tante Dine, la chere femme, au prix d'un effort considerable, me secouait et me tarabustait. Le role important que je jouais ne me deplaisait pas. Il me semblait que j'etais redevenu plus petit que mon frere Jacques et ma soeur Nicole, et qu'on pouvait bien me bercer avec des chansons. Je reclamais _Venise_ ou _l'Etang_, surtout _l'Etang_, a cause de ma propre noyade; et l'on croyait que je delirais. Je revois distinctement dans ma memoire ces deux visages penches, et beaucoup plus nettement encore celui de mon pere, qui me rendait continuellement visite et a qui je ne connaissais pas cette expression attentive, immobile, presque durcie qu'il montrait en suivant sur mon corps le travail de la maladie. C'etait son visage professionnel apres l'examen, il se detendait, car la paternite l'eclairait. Un jour, mon pere amena un autre medecin, mais je compris tres bien que ce petit homme tremblait devant lui et repetait invariablement ce qu'on lui disait. Avec une implacable logique, j'avertis mes fideles gardiennes: --Pourquoi deranger ce monsieur? Pere en sait plus long que lui. Pere n'a besoin de personne. Je dus emettre a voix basse cet avis ou quelque chose d'approchant. Aussitot tante Dine d'approuver: --Cet enfant a raison. Il parle si bien qu'il est deja gueri. Et elle repeta le propos a mon pere, qui se tourmentait et qui sourit, ce qui ne lui arrivait plus guere. --Oui, declara-t-il, nous le sauverons. Je n'avais pas besoin de cette assurance. Je le sentais si fort que cela me suffisait. Il ne prevoyait pas que ce mal meme, dont il triomphait par son art et sa volonte, serait plus tard l'origine du drame familial ou je m'ecarterais de lui. On amenait dans ma chambre, successivement, ou deux par deux, mes freres et soeurs munis de toutes sortes de recommandations: ne pas rester longtemps, ne pas faire de bruit, ne pas toucher aux fioles, de sorte qu'ils s'ennuyaient tres vite. Chacun d'eux s'attribuait une part de merite dans ma guerison, que je devais aux prieres d'Etienne et de Melanie, aux martiales exhortations de Bernard et a la gaiete reconfortante de Louise. Quant aux deux petits, on les tenait prudemment a l'ecart, depuis que Jacques, repetant sans doute un propos de l'office, avait crie en trepignant d'enthousiasme: --Fancois (car il prononcait difficilement les _r_), il est bientot mort. Grand-pere ne parut pas a mon chevet. Peut-etre ne s'etait-il doute de rien. Je crois plutot qu'il avait une peur invincible de la maladie et de ce qui peut la suivre. Preoccupe de sa sante, il tenait un compte rigoureux de ses visites a la garde-robe et, avec cette parfaite politesse dont il ne se departait point et qui contrastait avec son mepris de la mode et de la toilette, il ne manquait pas d'informer la maison entiere de l'accueil qu'il y avait recu. Quand il etait econduit, il se lamentait, et tante Dine sortait d'une armoire, afin de le reparer et frotter, un clysopompe venerable, encore bon pour le service. --Rien n'est plus important, declarait-il devant nous en considerant l'instrument d'un oeil satisfait. Ma convalescence fut un enchantement, non pour la nouveaute qu'elle rend a notre vie et dont on ne peut gouter la saveur que si l'on s'est cru menace, mais parce qu'elle m'ouvrit veritablement le mysterieux royaume des livres. Je n'ignorais ni la _Bibliotheque rose_, ni le chanoine Schmid, ni les romans de Jules Verne, ni meme les contes de Perrault et d'Andersen, mais je n'y avais pas rencontre ce mouvement du coeur qui, le soir, vous tient au lit reveille dans l'attente et la crainte d'on ne sait quoi d'agreable et d'un peu dangereux, tel que me l'avaient donne les histoires stupefiantes de tante Dine et surtout les recits epiques de mon pere. Pour ne pas me fatiguer, on commenca par m'apporter des ouvrages illustres. Bernard me laissa feuilleter les albums d'Epinal qu'il collectionnait pour les costumes militaires et qu'il ne pretait pas sans merite. Je reclamai la Bible de Gustave Dore, dont on m'avait montre une fois, par faveur speciale, les gravures au salon sans me permettre d'y toucher. On installa sur une table, en grande pompe, les deux pesants volumes relies en rouge et je passai de longues heures a tourner les feuillets. Ma mere allait et venait dans la chambre, un peu etonnee de ma sagesse, et meme inquiete de mon silence. Elle s'approchait et sans bruit regardait par-dessus mon epaule: --Tu ne te fatigues pas? --Oh! non. --Tu ne t'ennuies pas? --Oh! maman. --C'est beau? --Je ne sais pas. On ne sait pas ce qui est beau quand on est enfant. Ce qui est beau, c'est d'avoir le coeur plein. Quel elan recevait d'un seul coup tout mon etre sensible! Les contours de la terre, sans cadre, ne m'avaient pas frappe. Maintenant que, transcrits, ils tenaient sur un carre de papier, voici que je les voyais, non seulement sur la page immobile, mais en plein air, et vivants. La maison avec ses grosses pierres, le jardin clos de murs, je les touchais, je les comprenais, je les possedais, et d'ailleurs, ils m'appartenaient. Mais, au dela, commencait l'univers dont le manque de limites m'avait rebute, de sorte que je ne lui attribuais pas de formes precises. Et ces formes, elles etaient la, devant moi a travers la Bible ouverte je les decouvrais. A trente ans de distance, dans mes souvenirs qui n'ont pas besoin de controle, je retrouve les images de Gustave Dore. Les pages se tournent toutes seules, et mes chers fantomes apparaissent. Voici les visions d'epouvante: le Leviathan qui souleve la mer, l'Ange exterminateur qui detruit l'armee de Sennacherib, la rangee des elephants de Nicanor que Judas Macchabee va traverser, et la Mort de l'Apocalypse sur son cheval pale. Elles n'etaient pas mes preferees et meme, le soir, je les evitais. Mes preferees, c'etaient ces paysages d'Orient reposes, apaises, a peine estompes, comme si la lumiere d'ete y soulevait des vapeurs, ou croissaient des plantes etranges qui me forcaient a leur comparer nos chataigniers et nos chenes, ou passaient, dans le fond, des ombres de boeufs ou de chameaux, lointaines comme ces bateaux que j'avais vus se profiler sur le lac dans le brouillard. La naissance d'Eve me fut douce. Tandis que dort Adam parmi les fleurs du paradis terrestre, elle surgit droite et nue, les cheveux denoues. Un de ses genoux, --regardez, j'en suis sur, --inflechi a peine, est caresse par le jour. Par elle, par cette clarte de son genou, j'ai pressenti la perfection pure de la nudite bien avant d'en soupconner le desir. Abraham conduit son troupeau dans la terre de Chanaan, et les dos des moutons presses ondulent comme les vagues que j'avais pu observer de la greve. Le berceau de Moise derive sur le Nil: la fille de Pharaon est sortie de son palais qu'on apercoit dans le soleil: elle s'avance vers le fleuve; une de ses suivantes arrete la petite nacelle. Rebecca, aux longs voiles blancs, appuie sa cruche a la margelle du puits et cause avec Eliezer, vieillard respectable, mais je ne la distingue pas de la Samaritaine qui a pris la meme pose. Ruth agenouillee glane les epis. Les grands cedres du Liban, abattus, gisent sur le sol que recouvrait leur ombre: ils attendent de servir a la construction du temple de Jerusalem. L'ange de l'Annonciation flotte dans l'air, comme une feuille qui tombe et que le vent maintient. Jesus, chez Lazare, est assis au bord de la fenetre ou le clair de lune se glisse entre des palmiers: Marie, couchee a ses pieds, l'ecoute; Marthe, debout, s'occupe aux soins du menage. Images d'ou la paix coule ainsi qu'une eau limpide, et qui ne sont que la transposition de scenes quotidiennes, presque pareilles a celles que j'avais pu voir a la maison et a la campagne, tableaux de vies obscures ou Dieu passe. Un jour que je ne me souciais pas d'assister au retour de l'enfant prodigue dans la maison paternelle, ma mere, qui aimait cette parabole, me demanda la raison de ce dedain: --Et cette page, pourquoi ne la regardes-tu pas? Je fis le degoute. Elle me paraissait banale. Un pere qui pardonne a son fils, quoi d'etonnant? Athalie qui accroche ses mains desesperees a la paroi du temple, tandis que les soldats accourent qui vont la massacrer, rappela son couvent a ma mere. Elle avait elle-meme pris part aux choeurs de cette tragedie que Racine ecrivit pour les jeunes Saint-Cyriennes et que, par une heureuse tradition, representaient jadis tous les pensionnats de jeunes filles: les vers lui en revenaient en foule: Tout l'univers est plein de sa magnificence: Qu'on l'adore, ce Dieu! qu'on l'invoque a jamais... Elle les recitait avec cette emotion qu'elle apportait aux choses religieuses, et son accent me touchait plus directement que cet art savant qui me depassait. Un autre petit livre devait m'ouvrir a la poesie: c'etait un livre de ballades. Un chevalier ravissait dans une foret, a Titania, reine des elfes et des sylphes, la coupe du bonheur et l'emportait dans son chateau au galop de son cheval. Une petite fille, au bord d'un torrent, chantait la romance du nid de cygne cache parmi les roseaux et revait d'un chevalier qui viendrait sur un cheval rouan. Le lord de Burleigh epousait une bergere qui, dans le palais ou il l'emmenait, languissait et mourait du regret de son village et de sa chaumiere. Comme je partageais leurs desirs et leurs melancolies! Leurs peines de coeur me versaient un mal delicieux que je ne savais pas approfondir. Cependant, je commencais a discerner que nous avons en nous-meme une source jaillissante de jouissances infiniment delicates. Mon pere se mefiat-il de ces excitations comme de la musique de grand- pere? Il m'apporta de courtes et claires biographies de grands hommes. Ce n'est jamais trop tot pour se colleter avec elles. On prend l'habitude de se comparer a des heros et l'on ne manque pas de se dire : "J'ai le temps devant moi. Je veux, a leur age, les avoir enfonces..." Peu a peu on recherche ceux dont les exploits furent tardifs. J'avais lu, sur je ne sais plus lequel de ces personnages exemplaires, qu'il etait entre a l'ecole de l'adversite. Et cette ecole, que j'imaginais pour le moins aussi difficile que Polytechnique ou Saint-Cyr, a quoi se destinait mon frere Bernard, je brulais de m'y presenter. Je ne savais pas que c'est la seule qui n'exige aucun examen, aucune demarche, surtout aucune recommandation. Je confiai mon desir a ma mere. Elle sourit, ce qui me contraria, et m'assura que je m'y presenterais en effet, niais qu'elle souhaitait que ce fut le plus tard possible. Ces lectures se traduisaient chez moi par un etat d'enthousiasme et de gloire. Je n'eusse pas compris l'ironie. Dans ma famille, personne ne s'en servait. Il n'y avait que le petit rire de grand~pere. Mes parents aimaient la gaiete, se plaisaient meme au bruit que nous faisions, mais ils ne se moquaient jamais. Ils prenaient la vie serieusement, comme une occasion de bien agir, et ils estimaient qu'elle merite les plus grands egards. A la premiere visite qu'il daigna me faire apres s'etre assure de ma guerison, grand-pere, feuilletant ma bibliotheque, laissa echapper des exclamations: --Oh! oh! la Bible et les Hommes illustres! Pauvre petit! Attends, attends, je t'en apporterai, moi, des livres. Et il m'apporta, en effet, les _Scenes de la vie privee et publique des animaux_ et les _Aventures de trois vieux marins_, tous deux ornes d'illustrations. Ce dernier volume etait dans un piteux etat: deficelees, les feuilles s'en allaient, et la fin manquait ainsi que la couverture. Il devait etre traduit de l'anglais et son humour me deconcerta. Ces trois marins, echappes d'un naufrage, abordaient dans une ile deserte ou ils etaient poursuivis par un tigre. Ils grimpaient sur un arbre pour echapper a cette bete feroce, et on les voyait, sur la gravure, agrippes au tronc, juches les uns sur les autres, les cheveux herisses, les yeux hagards, les doigts de pieds crispes. Le fauve bondissait pour les atteindre. On pouvait prevoir qu'avec un peu d'entrainement il les atteindrait. Alors, dans une resolution farouche, inspiree de la necessite la plus imperieuse, les deux plus haut perches pesaient de tout leur poids sur celui du bas, afin de le forcer a lacher prise, esperant que cette proie suffirait a assouvir la rage de l'assaillant. Et tout en s'alourdissant de leur mieux, ils adressaient a leur malheureux compagnon des paroles funebres et touchantes: --Adieu, Jeremie (c'etait son triste nom), nous irons consoler votre pauvre pere et votre fiancee... Mais Jeremie, comme Rachel, ne tenait pas aux consolations et se raidissait pour ne pas lacher prise. Accoutume aux recits heroiques, je me fachai contre ces traitres. Les _Scenes de la vie des animaux_ me parurent plus chargees de sens. C'etait un recueil bigarre, que toutes les bibliotheques d'autrefois s'enorgueillissaient de contenir. Les vignettes de Grandville me revelaient chez les hommes, ou je n'avais vu jusqu'alors que l'image de Dieu, les traces de l'animalite. Les animaux du livre etaient costumes en hommes et en femmes, et leur ressemblaient. Je me familiarisai vite avec ce procede: les deguisements etaient si naturels! Voici l'hirondelle en facteur, le chien en laquais, le lapin en petit employe subalterne, et voila le vautour en proprietaire, le lion en vieux beau, le dindon en banquier, l'ane en academicien. Le mille-pattes joue du piano et la demoiselle danse sur la corde pendant que le criquet se fait une trompette de la corolle d'un liseron. Le cameleon, depute, monte a la tribune pour affirmer qu'il est heureux et fier d'etre comme toujours de l'avis de tout le monde. Le requin et la scie revetent des blouses de chirurgiens et declarent honnetement: "Nous allons inciser les muscles, trancher les os, en un mot guerir les malades." Le loup, meurtrier d'une brebis, lit dans sa prison les _Idylles_ de Mme Deshoulieres, tandis que la celebrite lui vient sous la forme d'une complainte que vendent les camelots et qui se chante sur l'air de _Fualdes_: Ecoutez, Canards et Pies, Geais, Dindons, Corbeaux et Freux, Le recit d'un crime affreux Et bien digne des Harpies. L'auteur de cet attentat Fut un loup peu delicat. L'ours se plait dans la solitude familiale: on le voit qui chauffe son dernier-ne en le tenant par les pattes devant le feu; sa femme etend du linge a secher, et un jeune ourson, dans un coin, retrousse sa petite chemise pour prendre une precaution avant de s'aller coucher ; cependant on sonne a la porte, et la legende explique: "Nous vivons entre nous, nous detestons les importuns et les visites." Un perroquet qui agite les ailes sans reussir a voler represente l'illustre poete Kacatogan. Et la merlette, avec la pie et la corneille, compose un trio de femmes de lettres. J'ignorais ce que pouvait etre une femme de lettres, mais le merle blanc, qui est poete comme le perroquet, me l'apprit dans ses memoires: _Tandis que je composais mes poemes, elle barbouillait des rames de papier. Je lui recitais mes vers a haute voix, et cela ne la genait nullement pour ecrire pendant ce temps-la. Elle pondait ses romans avec une facilite presque egale a la mienne, choisissant toujours les sujets les plus dramatiques: des parricides, des rapts, des meurtres, et meme jusqu'a des filouteries, ayant toujours soin, en passant, d'attaquer le gouvernement et de precher l'emancipation des Merlettes. En un mot, aucun effort ne coutait a son esprit, aucun tour de force a sa pudeur; il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne, ni de faire un plan avant de se mettre a l'oeuvre. C'etait le type de la Merlette lettree_. Tante Dine aussi pondait ses histoires avec une facilite merveilleuse : elle preferait les sujets terribles et volontiers attaquait le gouvernement. Je la soupconnais meme de ne pas savoir, en commencant, comment elle finirait et d'inventer au fur et a mesure la trame de ses recits. Alors, pourquoi ne barbouillait-elle pas du papier? Le plus simple etait de le lui demander. --Tante Dine, etes-vous une femme de lettres? Elle me pria de repeter deux fois ma question, comme si les femmes de lettres appartenaient reellement au regne zoologique, dans la categorie des monstres. Apres quoi, elle haussa les epaules et ne daigna meme pas me repondre directement: --Cet enfant est completement fou. Les bouquins d'Auguste lui ont detraque la cervelle. Il fut question de me retirer les _Scenes de la vie des animaux_, dont les caricatures parvinrent a rassurer et derider mon pere. L'incident eut pour effet de m'attacher davantage au Merle blanc qui avait failli etre la cause de cette mise a l'index. Et je compris bientot ce qui separait indubitablement tante Dine de la Merlette lettree. Celle-ci, d'un plumage immacule, etait toute peinte et enduite d'une couche de farine qui lui donnait cet air de tomber du ciel. Le Merle blanc, qui ne s'en doutait pas et croyait avoir decouvert en elle un etre unique au monde, se mefiant d'un pot de colle dont il n'apercevait pas l'usage, tenta une experience qui fut desastreuse. Par le moyen de sa poesie, il s'excita a la tendresse et versa d'abondantes larmes sur sa compagne, ce qui fondit le badigeon, de sorte qu'il reconnut en elle la plus banale des merlettes. Bien souvent j'avais pleure dans les bras de tante Dine: elle compatissait a mes maux sans rien perdre de ses couleurs. Elle ne se servait ni de colle ni de farine non, decidement, elle aurait beau imaginer les plus belles histoires, elle ne serait jamais une femme de lettres. Une autre science me vint du Merle blanc. J'appris de lui a subir le charme des mots pour eux-memes, independamment de ce qu'ils signifient. Apres sa deconvenue conjugale, il s'en allait dans une foret conter ses peines au Rossignol et il lui confiait cette plainte : _J'ai coordonne des fadaises pendant que vous etiez dans les bois_. Je n'en saisissais pas bien le sens a cause de la coordination des fadaises qui m'echappait, et cependant j'aimais a me bercer de cette phrase que je me repetais a moi-meme a l'infini. La reponse du Rossignol, plus chargee encore de mystere, me bouleversait: _Je suis amoureux de la Rose_, soupirait-il, _Sadi, le Persan, en a parle; je m'egosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas. Son calice est ferme a l'heure qu'il est, elle y berce un vieux Scarabee; et demain matin, quand je regagnerai mon lit, epuise de souffrance et de fatigue, c'est alors qu'elle s'epanouira pour qu'une abeille lui mange le coeur_. Je ne me souciais ni du vieux Scarabee ni de Sadi le Persan: le Rossignol epuise et cette Rose au coeur devore me communiquaient, par la magie des syllabes, une sorte de pressentiment lointain de la douleur amoureuse, ou je trouvais de vagues et ineffables melancolies. Ces melancolies etaient fort passageres. Bien plutot j'empruntai a mes nouveaux amis, les animaux, un art de la moquerie dont je tirais un vif agrement. Je ne pouvais voir personne sans trouver son double parmi les betes. Avec sa face plate et ses yeux ronds, Tem Bossette devint une grenouille, celle-la meme qui veut se faire aussi grosse que le boeuf; Mimi Pachoux, au pas fugitif et aux promptes disparitions, fut compare a un rat, et le Pendu, qui semblait toujours gene dans l'exercice de ses bras, au kangourou, dont les membres anterieurs sont tres courts. Mon tour d'esprit choquait et meme affligeait ma mere. Elle recut, un jour, en ma presence, une personne hors d'age qui dirigeait un ouvroir, fondait un orphelinat, batissait une ecole, en un mot dirigeait dans la paroisse plus d'oeuvres qu'il n'y en avait. Elle s'appelait Mlle Tapinois. Elle etait longue et seche, avec un nez pointu, des epaules tombantes et un air gele. Elle roucoulait a voix basse sans interruption. Quand elle fut sortie, je montrai a ma mere, sur mon livre, une vieille colombe en camisole de nuit, un bougeoir a la patte: --Mlle Tapinois, dis-je triomphalement. Ma mere protesta contre mon inconvenante comparaison: --C'est une sainte fille, conclut-elle pour m'emouvoir. Mais je compris, sans en recevoir l'aveu, qu'elle avait apprecie la ressemblance. Encourage par le demi-succes que me valut Mlle Tapinois, je guettai desormais les visites pour leur infliger le meme traitement, et la facilite de ce jeu me surprit. Je trouvai sans peine un gros rentier pour l'elephant, un triste conservateur des hypotheques pour le hibou, un pianiste pour le mille-pattes. Un vieux noble au nez busque me rappela le faucon que les revolutions avaient ruine. Ma collection, en peu de temps, s'enrichit de l'ours, du cameleon et de plusieurs lapins sortis de l'enregistrement ou des contributions. Mais le pays manquait alors de muses departementales dignes d'etre cataloguees parmi les merlettes. On m'assure qu'elles foisonnent aujourd'hui. Grand-pere, a qui je fis part de mes observations, m'approuva entierement: --Tu sais maintenant, m'assura-t-il, que les animaux et les hommes sont freres. Mais les animaux valent mieux que nous. Cependant un secret instinct m'avertissait de ne pas consulter mes parents a ce sujet. II LE DESIR Les beaux jours etaient revenus. Trois mois nous separaient encore des vacances. Mon pere, d'accord avec le petit collegue craintif qu'il avait a nouveau consulte pour appuyer son propre avis, declara que je ne retournerais pas au college avant la rentree d'octobre: --Cet enfant a besoin de grand air. Il faut, avant tout, lui refaire une sante. Je fus peine de cette decision qui m'atteignait dans mon amour-propre. Mis en conge pendant tout le dernier trimestre, je ne pouvais plus songer a obtenir des couronnes a la distribution des prix. Or, l'emulation me stimulait, et la premiere place m'etait agreable, de quoi grand-pere se moquait: --Ces classements ne signifient rien. Premier ou dernier, c'est tout pareil. Le programme de vie que mon pere me tracait etait bien simple: des promenades matin et soir, loin des microbes de la ville, dans la campagne ou l'on respire un vent frais que les poitrines humaines n'ont pas contamine. Ainsi je reprendrais des forces et de l'appetit. Mais qui m'accompagnerait et me conduirait? Qui assumerait ce preceptorat ambulant? Mon pere, deja retarde par ma longue maladie, appartenait son absorbante profession. Ma mere, dont la presence etait constamment requise par toute la famille, et surtout par les plus petits, ne quittait guere la maison que pour l'eglise. Tante Dine manquait de jambes au dehors, ce qui ne l'empechait pas de monter et descendre les escaliers cent fois par jour, de la cuisine a la tour et de la tour a la cuisine. Restait grand-pere. Il se promenait deja matin et soir pour son propre compte que lui couterait-il de m'emmener avec lui? Les choses s'arrangeaient a merveille, et cette solution s'imposait. Je compris cependant qu'elle rencontrait de vives resistances; car j'entendis de contrebande que mes parents la discutaient, sur ce ton calme et confiant qu'ils avaient accoutume de prendre pour regler, d'un commun accord, les questions qui nous concernaient. --Je ne voudrais pas, disait mon pere, qu'il le detournat de la maison. --Oh! repondait-elle comme si l'on etait coupable de s'arreter a cette pensee, il ne ferait pas cela. Tu ne le crois pas de ton pere, n'est- ce pas? Sans doute il a ses lubies, et ses idees ne sont pas souvent les notres. C'est Dieu qui lui manque. Mais il est bon, il te sera reconnaissant de ta confiance. Et nous ne pouvons pas nous adresser a un etranger. --Je ne suis pas sans inquietude, conclut mon pere. Et, un peu plus tard, il reprit: --Je lui parlerai. C'est indispensable. Grand-pere, quand on lui proposa cette mission dont j'etais l'objet, l'accueillit sans enthousiasme et sans hostilite, avec une indifference qui me vexa: --Moi, je veux bien. Que je me promene seul ou avec quelqu'un, ca m'est egal. (Naturellement!) Les enfants, il faut qu'ils vivent dehors. Les etudes ne servent a rien. C'est comme les remedes. Mon pere dut avoir avec lui un entretien auquel je n'assistai pas, et ce fut une affaire decidee. Comment se comporterait vis-a-vis de moi ce nouveau compagnon? Il nous traitait, mes freres et soeurs et moi, et jusqu'aux deux plus jeunes, en personnes raisonnables, seulement un peu plus amusantes que les autres, et il attachait autant de consideration a nos paroles qu'a celles des adultes; mais nous avions l'impression qu'il nous confondait les uns avec les autres et qu'il se passait de nous volontiers, ce qui nous semblait injurieux. Pourquoi mon pere avait-il avoue a ma mere qu'il n'etait pas sans inquietude? Le matin de notre premiere sortie, je le revois sur le seuil de la porte. Il m'inspecte, il m'enveloppe tout entier de son regard, puis, d'un geste resolu, il me prend la main et la met dans celle de grand-pere avec une certaine solennite, convenable au roi regnant, dont je fis la remarque: --Voici mon fils, ajouta-t-il. Je vous le confie. C'est l'avenir de la maison. Grand-pere recut le precieux depot sans embarras et repliqua d'une voix un peu bourrue, qui reduisait immediatement l'incident a des proportions familieres: --Sois tranquille, Michel. On ne te le prendra pas. Entre les deux je souris. Comment grand-pere m'aurait-il pris a mon pere? Les moindres details de cette promenade me demeurent presents. Rien n'est plus equitable: elle a tant d'importance dans ma vie. Apres la pluie, les paysages mouilles ont l'air de se rapprocher, et, par toutes leurs gouttes d'eau, les plantes refletent la clarte du soleil. Mes yeux, laves par la maladie, devaient ainsi rayonner. --Ou irons-nous, grand-pere? Je penchais pour la direction de la ville, ou nous rencontrerions des attractions de toutes sortes, boutiques, bazars, etalages, et beaucoup de visages, de bruit, de mouvement. Nous commencames par nous heurter a la grille fermee dont nous avions oublie d'emporter la cle. --Va la chercher, me dit-il. Mais pourquoi diable barricader cette porte? C'etait une des mille precautions de tante Dine, qui, la veille ou l'avant-veille, avait apercu de loin une roulotte et menait, des lors, autour de l'immeuble, une garde prudente. Je courus, un peu scandalise par cette reflexion. Ne fallait-il pas proteger la maison contre les ennemis? Un royaume a des frontieres dont il doit exiger le respect, et n'etait-ce pas assez des tenebres qui, le soir, penetrent partout sans permission malgre les barrieres? Enfin nous voila partis, et tout de suite grand-pere tourne le dos a la ville: --Mon petit, je n'aime pas les villes. Adieu, boutiques et visages! Nous n'avions pas marche dix minutes, qu'il imagine de quitter la grand'route ou nous cheminions a l'aise, bien gentiment, sans nous presser, pour prendre un sentier de traverse qui s'en allait a l'aventure parmi les champs. --Vous vous trompez, grand-pere. --Pas du tout. Mon petit, je deteste les routes. Ah! mais, il commencait de me surprendre beaucoup plus que lorsqu'il descendait a la salle a manger avec son bonnet grec et sa robe de chambre. J'avais toujours pense que les routes etaient faites pour qu'on s'en servit, et il les meprisait. Pourtant on ne pouvait pas s'en passer quand on sortait. Le sentier a peine trace que nous suivions nous obligea a nous dedoubler. Je passai devant, en eclaireur. D'un cote, poussait du froment deja haut, et de l'autre, des avoines legeres qui tremblaient sur leurs minces tiges. Je connaissais, par l'enseignement du fermier, les cultures de la terre. Avoine et ble se rejoignirent bientot fraternellement devant moi. --Grand-pere, il n'y a plus de chemin. C'etait a prevoir. Notre sentier se perdait. Grand-pere, tranquillement, me devanca, parut s'orienter, huma le vent, ecrasa quelques graminees et parvint a une haie qu'il franchit avec une aisance etonnante pour son age. --Mon petit, me declara-t-il en m'aidant a traverser a mon tour, j'ai horreur des clotures. Notre association commencait bien. Point de routes, point de barrieres. Nous entrames bientot dans un bois de chataigniers qui ne ressemblait pas a l'assemblee de quatre ou cinq arbres dont s'enorgueillissait notre enclos. C'etait, sur nous, une voute epaisse que les troncs et le jet des branches supportaient comme des piliers colossaux. Je vis grand-pere se pencher et cueillir dans la mousse un champignon pareil a une petite ombrelle blanche grande ouverte. --C'est, me dit-il, une espece d'amanite. On la croit dangereuse quand elle est comestible (pour me le prouver, il la gouta). Ce n'est pas encore la saison. Je t'apprendrai a connaitre tous ces cryptogames. Il y en a tres peu de mauvais. La nature est bonne et ne nous veut aucun mal. Ce sont les hommes qui la gatent. Je connais un cure qui vit de bolets Satan et n'en est pas incommode. Et il rit tout seul de son cure qui absorbait le diable sans indigestion. Nous parvinmes enfin dans un espace decouvert d'ou l'on n'apercevait aucune maison, et pas meme des champs cultives. Toute trace humaine en etait absente. Le bois nous separait de la ville et du lac toujours sillonne par quelques voiles. Nous etions adosses a une colline rocheuse dont la pierre etait a demi recouverte de bruyeres et de ronces. De la paroi tombait une mince cascade qui se changeait, a nos pieds, en un ruisseau paisible et transparent. Nous foulions des fougeres et une herbe epaisse semee de toutes les fleurs du printemps. L'eau donnait a cette vegetation une puissance exuberante. Le bruit monotone de la chute ne reussissait pas a rompre la solitude de ce lieu apre et doux ensemble, et si bien cache. On aurait pu s'y croire a l'extremite du monde ou a son origine. Je m'y sentais a la fois heureux et abandonne. Certes, j'avais fait bien d'autres expeditions avec mon pere. Mais il nous menait sur des hauteurs qui commandaient la plaine: il nous designait par leurs noms les montagnes qui servaient a l'horizon de limites, les villages que nous dominions, les ports qui occupaient les deux rives. Il nous donnait l'impression d'une terre habitee, et qui etait belle et interessante parce qu'elle etait habitee. Et voici que je decouvrais l'attrait de la sauvagerie. --Commuent cela s'appelle-t-il? demandai-je a grand-pere, afin de me rassurer. --Et quoi donc? repondit-il sans comprendre. --L'endroit ou nous sommes. Ma question l'etonna et me valut un petit rire assez desagreable: --Cela n'a pas de nom. --A qui est-ce? --Mais a personne. A personne! c'etait bien etrange. De meme que la maison avait toujours du nous appartenir, je pensais que la terre avait toujours ete divisee en proprietes. --A nous, si tu veux, reprit grand-pere. Et son rire, son terrible petit rire commenca de ruiner mes idees sur la vie, mes croyances. Cela me faisait l'effet du coup de doigt que je donnais quand je batissais des monuments avec mon jeu de constructions. L'edifice montait, je touchais a peine une des colonnes de base, et tout croulait. --Oh! a nous! protestai-je. On ne s'emparait pas, comme ca, du bien d'autrui, sous pretexte qu'on ignorait le nom du proprietaire. Toutes les notions que j'avais recues s'y opposaient. --Mais oui, petit nigaud, reprit-il. Chacun trouve son bien sur la terre. Ce coin te plait? il est a toi. Il est a toi comme le soleil qui nous chauffe, l'air que nous respirons, la douceur de ces premiers jours printaniers. Je n'etais pas convaincu. Des resistances confuses se levaient en moi, fremissantes: je ne parvenais pas a leur donner une expression et je dus me contenter de cette objection piteuse: --Oui, mais je n'y pourrais rien prendre. --Tu y prends ton plaisir, c'est le principal. Et, sur de sa victoire, il l'acheva en invoquant le temoignage d'une tierce personne. --Jean-Jacques, mieux que moi, t'expliquerait que la nature contient le bonheur de l'homme. Jean-Jacques aurait aime cette retraite. Il prononcait: _Jean-Jacques_, en arrondissant la bouche, onctueusement et devotement. Il en parlait comme tante Dine des saints les plus notoires et les plus utiles, saint Christophe, par exemple, qui protege contre les accidents, ou saint Antoine qui aide a decouvrir les objets perdus. Intrigue, je le questionnai sans retard: --Qui ca, Jean-Jacques? --Un ami: un ami que tu ne connais pas. Mais si, je connaissais ou je croyais connaitre les amis de grand- pere. Il recevait peu de visites. C'etaient d'autres vieillards qui paraissaient plus ages, qui etaient tristes et qui l'ennuyaient tres vite. Il y en avait un qui s'asseyait sans un mot et demeurait ainsi longtemps, immobile et muet. Un jour, grand-pere l'oublia dans sa chambre. A son retour, il le trouva a la meme place, endormi. Il se plaignait ouvertement de la venue de tous ces vieux, comme il les appelait, dont aucun, j'en avais la certitude, ne repondait au nom de Jean-Jacques. Au contraire il descendait volontiers au salon quand il pensait y rencontrer des dames. L'heure nous pressant, nous retraversames le bois de chataigniers, mais pour sortir d'un autre cote, en trouant une seconde haie de jeunes acacias. Je revis avec un plaisir manifeste des champs et des maisons. --Tiens, voila des proprietes! fit grand-pere devant ces cultures. Et ses levres se chargerent de mepris. Sans me deconcerter, je reclamai une orientation: --Ou est la notre? --Je n'en sais rien. Cherche la-bas, sur la gauche. Tu la verras bien en rentrant. Moi, quand je me promene, c'est au hasard. On se retrouve toujours. Quand nous rejoignimes le grand chemin, je me serrai contre mon nouveau precepteur, a cause d'un spectacle bizarre et inquietant que j'apercevais: --Grand-pere, regardez la route. Au dela d'un talus, elle semblait venir a nous, d'un mouvement lent et uniforme. Tout a l'heure, elle serait la. Grand-pere mit ses mains en abat-jour pour mieux circonscrire sa vue et il me donna l'explication du phenomene: --Ce sont les moutons qui, au printemps, quittent la Provence pour gagner les liants paturages. On les conduit ainsi par petites etapes. Rangeons-nous sur le bord, a l'abri de ce tas de cailloux, et nous les verrons defiler. Ainsi averti, je separai bientot du chemin presque blanc le troupeau d'un ton gris-jaune et brun qui composait une masse unique et grouillante, continuee au-dessus de tous ces dos balances regulierement par un mince nuage de poussiere qui, de chaque cote, debordait sur les champs. Instantanement je revis l'image de ma Bible qui representait Abraham s'en allant dans la terre de Chanaan. Au-devant marchait un berger enveloppe dans une grande cape qui avait du supporter le vent et la pluie bien des fois, car elle etait de la couleur verdatre de ces toits de chaume sur lesquels de nombreux hivers ont pese. Malgre le soleil, il ne semblait pas gene d'une si ample couverture. Sans doute notre soleil n'etait pas celui qu'il avait quitte. Son chapeau rabattu noircissait d'ombre tout le haut du visage dont ne ressortait nettement que la barbe qui etait grise. C'etait deja un vieil homme. Il avancait lentement avec un leger dandinement de tout le corps. On aurait pu le confondre avec un mendiant sans une involontaire majeste qui le recouvrait comme son manteau, celle du capitaine qui dirige sa compagnie, celle du semeur qui jette les grains. Il ne faisait pas plus vite un pas que l'autre. Et le rythme de cette allure egale devait se transmettre jusqu'au bout de la colonne. Il donnait l'impression que toute la campagne le suivait, obeissait en cadence a la loi qu'il fixait, et les boeufs qui tracent les sillons, et les faucheurs qui devetent les prairies, et le matin et le soir dociles au retour, et meme, la nuit, les etoiles qui parcourent sans hate une partie du ciel et que j'avais cru voir remuer dans la lunette de grand-pere. Il me parut si important que je le saluai, mais il ne me rendit pas mon salut et ne daigna pas se detourner de sa tache absorbante. Grand- pere commenca une phrase: --Dites-moi, berger... Et il jugea inutile de l'achever a cause de tant de gravite qu'il avait reconnue. Derriere l'homme qui avait un chien noir dans les jambes, venaient, en triangle, trois bourriques pelees et efflanquees, chargees d'objets qu'on ne voyait pas, car une bache les cachait. Elles baissaient la tete vers le sol, comme si elles voulaient le renifler ou le brouter. Ensuite, c'etait le gros de l'armee, le peuple des moutons presses les uns contre les autres, par huit ou dix de front quand on pouvait les compter: la plupart du temps, les rangs etaient incertains et soumis a des flux et a des reflux. Toute cette laine oscillait comme si elle appartenait a une bete unique, interminable et rampante, secouee de frissons continuels. Je ne distinguai rien tout d'abord dans ce tas qu'un meme mouvement agitait. Puis, je remarquai les petites taches sombres que faisaient les oreilles. Peu a peu, je m'habituai, et du groupe compact et monotone quelques personnalites surgirent. Il y avait des beliers, generalement plus hauts de taille, avec de longues cornes roulees et des sonnailles pendues au cou par un collier de bois en forme de fer a cheval. Il y avait des brebis d'une robe plus soignee que le commun, blanches ou noires avec une certaine ostentation. Il y en avait aussi de vagabondes, capricieuses comme des chevres, qui auraient aime a sortir de la voie ordinaire, sans la vigilance des chiens qui operaient sur les flancs, chiens gris a longs poils, avec des yeux luisants au fond d'une caverne de sourcils, attentifs et actifs, et que rien ne pouvait distraire de leur travail de sergents. L'une d'elles monta sur les pierres qui nous abritaient et fut imitee aussitot par quelques-unes de ses compagnes. Un des gardiens coupa court a cette fantaisie et, gueule ouverte, les obligea a regagner leur place. Il en passa, il en passa. Je crus que cela ne finirait plus, et j'estimai leur nombre a plusieurs milliers. Peut-etre, en realite, en passa-t-il bien trois ou quatre cents. Le flot se ralentit. Les rangs se desserrerent. Sept ou huit moutons debandes cloturerent le defile. Et ce fut enfin l'arriere-garde, composee de quatre bourricots bates et d'un second berger, moins auguste et solennel que le premier. Quand celui-ci fut a notre hauteur, grand-pere, enhardi, posa la question que l'autre n'avait pas ecoutee: --Eh! berger, comme ca, ou allez-vous? C'etait un homme jeune, souple, maigre et muscle, le couvre-chef en arriere, le veston court, une ceinture rouge autour des reins, et qui ne devait se soucier ni du chaud ni du froid. Il montrait en pleine lumiere sa figure bronzee. Pour se distraire, il sifflait et, en sifflant, il souriait comme s'il s'amusait de sa musique, ou peut-etre le pli des levres lui donnait-il l'air de sourire. A la question de grand-pere, il eclata de rire franchement; et dans sa bouche les dents brillerent, des dents comme j'en avais vu a des loups ou a des fauves dans une menagerie ou l'on m'avait mene. Et, avec simplicite, il repondit: --A la montagne. Quelle etrange resonance ont en nous certaines syllabes! Il aurait designe par son nom la montagne ou son troupeau allait paitre, que ce renseignement ne m'aurait pas frappe. Tandis que son imprecision inattendue me communiqua, par quel sortilege, la nostalgie de l'altitude. Ce fut un choc inexplique et fulgurant. Du lieu desert et sauvage dont je revenais avec grand-pere je n'avais pas compris le charme. Non seulement j'y fus initie instantanement, j'en elargis encore l'isolement et la sauvagerie. Je sentis sur mon front un souffle plus froid et plus rude, le vent des sommets que je ne connaissais pas. Plus tard, des poemes, des symphonies m'ont rendu cette sensation imaginaire, mais en l'attenuant. Dans chaque decouverte qu'il fait, le coeur donne, comme un vierge, sa nouveaute. Avant le passage des moutons, je m'etais oriente tant bien que mal. La maison, en contre-bas de la route, au bord de la ville, au-dessus du lac, je l'avais fierement devisagee, malgre les arbres qui l'entourent. Elle qui m'avait toujours paru si grande, vaste comme un royaume, voici que je commencais de la trouver petite et mesquine, parce que j'entendais chanter en moi ces trois mots: --A la montagne. Je devais, quelques annees plus tard, approcher et escalader nos montagnes, celles qu'assiegent les pins et les melezes et celles dont les glaces sont l'unique vegetation, celles que l'herbe tapisse et qui sont douces comme une chair fleurie, celles qui sont tout en muscles et en os comme des personnages de Michel-Ange, celles dont la blancheur perfide ne sort de son immobilite qu'aux embrasements du soleil couchant. Elles m'ont appris la patience, le calme et, peut- etre aussi, le mepris, bien qu'un des plus durs preceptes chretiens nous oblige a ne mepriser personne. La, j'ai rencontre et goute tour a tour la guerre et la paix, la lutte et la serenite, l'enivrement de la solitude et la gloire de la conquete dans l'aveuglante splendeur des neiges. Elles ne m'ont rien donne qui ne fut contenu en germe dans la reponse du patre... A l'arrivee, quand nous ouvrimes le portail, Tem Bossette et ses deux acolytes piochaient, le nez penche vers la terre. L'un d'eux nous ayant signales, ils se reposerent d'un commun accord. Notre complicite leur etait acquise. Tante Dine me felicita de mes joues rouges, ma mere remercia grand- pere de ses attentions. Mon pere me demanda: --Es-tu content? Et sur mon affirmation, il se rejouit. Personne ne soupconnait, et moi-meme pas davantage, que ce petit garcon, jusqu'alors comble et qui n'imaginait rien au dela de la maison, rapportait de sa promenade le desir. III LA DECOUVERTE DE LA TERRE Cette periode de ma vie est toute lumineuse dans mon souvenir. Il semble plus tard que le soleil se soit un peu use. Je me promenais matin et soir avec grand-pere, j'affermissais mes rapports avec la nature et j'inaugurais un costume neuf. C'etait le premier; jusqu'alors, je portais ceux de mes freres aines, qu'on rafistolait pour moi. Une couturiere ajustait et raccommodait sur place les vetements que l'on me destinait. Elle etait laide a souhait et recommandee par Mlle Tapinois qui pensait l'avoir formee a son ouvroir. Pendant ma maladie, j'avais grandi excessivement. Quelle ne fut donc pas ma surprise quand je fus informe qu'un tailleur, un vrai tailleur, viendrait prendre mes mesures, les miennes et non pas celles d'Etienne ou de Bernard! Ce tailleur se nommait Plumeau. Tout en hauteur comme un piquet, il flottait dans une immense redingote. Voulut-il, comme Dieu lorsqu'il crea l'homme, me faire a son image et a sa ressemblance? Il me composa un complet vert olive qui accentuait ma maigreur et pour lequel il n'avait rien neglige. Le veston, rivalisant avec un pardessus, descendait jusqu'aux genoux, l'etoffe defiait le temps par sa solidite. J'en avais, de toute evidence, pour m'habiller jusqu'au baccalaureat. J'eus l'impression qu'on m'avantageait trop et ma coquetterie regimba. Toute ma famille avait ete reunie pour me contempler et ratifier la livraison. On me contraignait a me tourner et a me retourner comme un cheval sur le marche, et je montrais une figure hostile, presque aussi longue que mon veston. --Ca ira, declara mon pere. Ca irait? Oui, dans deux ou trois ans, quand j'aurais beaucoup grandi encore. Ma mere n'osait pas trop donner son approbation. Mes freres se contenaient, mais je devinais qu'ils etouffaient une envie de rire, ce dont Louise ne se privait pas. Tante Dine sauva la situation qui se gatait. Elle arriva en retard, car elle ravaudait dans la chambre de la tour quand on lui avait signale le debarquement de M. Plumeau. On l'entendit dans l'escalier avant de la voir. L'espoir, deja, revint. Et ce fut l'entree de troupes fraiches sur le champ de bataille. Elle decida du sort de la journee. A peine m'eut-elle decouvert dans le vetement ou je me perdais, qu'elle s'ecria: --C'est admirable, Francois. Je ne vous le tairai pas plus longtemps: je n'ai jamais vu personne aussi bien habille. Chacun respira et je fus reconforte. Je le fus meme tant et si bien que, ne voulant plus me separer du fameux costume, je le revetis pour ma prochaine promenade. Grand-pere n'y preta aucune attention. Mais je fus rejoint a la grille par tante Dine, essoufflee: --Mauvais garnement, me dit-elle, sortir avec un habit de ceremonie! Pour un peu, elle m'eut deshabille dans la rue de ses propres mains. Je dus rentrer sous sa garde pour echanger ma livree contre une defroque moins reluisante, et cette promenade-la fut gatee. Mais les suivantes me dedommagerent. Ce fut la foret et ce fut le lac. Cette foret faisait partie, avec des vignes et des fermes, d'un domaine historique, dont le chateau, a demi croulant, avait subi des sieges, recu de grands personnages de guerre ou d'Eglise, et n'etait plus habitable. Le tout appartenait a un colonel de cavalerie en retraite, fils d'un baron de l'Empire, qui n'avait pas de quoi l'entretenir decemment et le laissait pericliter: il vivait seul et montait du matin au soir l'un ou l'autre de ses vieux chevaux sans sortir de ses proprietes. Nous y penetrames, grand-pere et moi, bien qu'elles fussent closes de murs, par des breches que nous avions reperees. Il m'entrainait sous les arbres, m'apprenait a ne pas confondre leurs essences, et m'invitait a m'asseoir a leur ombre, mais sur la mousse et non sur les bancs fallacieux que nous apercevions de loin en loin, et dont les planches, travaillees par l'humidite, etaient pourries. L'herbe poussait dans les allees. Pareilles a des voutes sous les branches, ces allees conduisaient le regard a des portes de lumiere qui, d'un cote, paraissaient bleues a cause de l'eau qui s'y encadrait. On etait au mois de juin. Mille nuances de vert s'enchevetraient, se mariaient autour de nous, depuis le vert clair du gui parasite jusqu'au vert presque noir du lierre qui grimpait aux chenes. Toutes les gammes du printemps chantaient. Et il y avait encore, sous bois, des amas de feuilles rousses, vestiges de la saison precedente. J'eprouvais une vague peur a nous sentir seuls tous les deux parmi une assemblee si imposante et silencieuse, et je voulus parler afin de rendre plus reelle notre presence. --Tais-toi, me dit grand-pere, tais-toi et ecoute. Ecouter quoi? Et voici que peu a peu je percus une multitude de rumeurs. Nous n'etions plus seuls, comme je l'avais cru: d'innombrables etres vivants nous environnaient. A de grandes distances, deux pinsons se repondaient regulierement. Le plus eloigne reprenait en sourdine le couplet que l'autre lancait a plein gosier. D'arbre en arbre, celui-ci se rapprocha de nous. Je le vis, et mon oeil rencontra le sien, tout petit et tout rond. Comme je ne bougeais pas, il resta. Mais que pouvaient etre ces coups sourds et repetes? Les piverts aiguisaient leur bec contre les troncs. De longues bandes de clarte se glissaient ca et la, a travers les intervalles des branches, jusqu'au sol: dans leur rayonnement ou le decoupage des feuilles s'accusait, des toiles d'araignees se balancaient, dont je distinguais les moindres fils, et des guepes bourdonnaient en dansant. Je finissais par entendre remuer l'herbe. C'etait le travail secret de la terre sous l'action de la chaleur. Je decouvrais une vie que je n'avais pas soupconnee. --Grand-pere, quel est ce cri? demandai-je a voix basse. --Ce doit etre un lievre. Cachons-nous et peut-etre, si tu es sage, ne tarderons-nous pas a le voir. Sur ce dialogue, nous nous coulames tous les deux derriere un buisson. Je ne connaissais les lievres que pour en avoir mange en de rares et fastueuses occasions, bien que tante Dine deplorat qu'on donnat du civet aux enfants, a cause des serviettes et des joues maculees. De nouveau le cri retentit, et cette fois plus pres de nous. --Il appelle sa hase, m'expliqua grand-pere. --Sa hase? --Oui, sa femme. Tais-toi. C'etait un doux appel, langoureux et tendre infiniment. De tres loin nous parvint un appel semblable, a peine distinct. D'un bout a l'autre du bois, le duo s'engageait. Et je pressentais que les betes, comme les hommes, desirent de se voir et de se parler. Tout a coup, la, devant moi, traversant l'allee, je vis deux longues oreilles et une petite boule de corps brun qui semblait vouloir passer par-dessus. Sur la lisiere le lievre s'arreta, attendit la voix lointaine qui le guidait, poussa de nouveau sa plainte dechirante et se perdit dans les taillis voisins. Il courait rejoindre sa compagne, mais j'avais eu le temps de le bien examiner. Une autre fois, ce fut un renard. De son museau pointu il dut nous flairer, car il s'enfuit la queue dans les jambes, a toute allure. Instruit par les fables de La Fontaine et par les _Scenes de la vie des animaux_, je previns grand-pere que c'etait une ruse et qu'il serait prudent de deguerpir. --Tu es stupide, assura-t-il. Le renard est inoffensif. De quoi je fus un peu scandalise. Mais nos promenades ne jouissaient pas toujours d'un tel calme. De notre coin prefere, il nous arriva d'entendre, comme une pluie d'orage, le galop d'un cheval, et nous venions a peine de nous dissimuler savamment derriere le tronc d'un fayard, que le colonel debucha sur sa monture. Il avait le nez court, une moustache rude, des joues creuses. Il se tenait le buste droit, le genou saillant, et ses yeux ne regardaient rien. Au passage, il me fit l'effet d'un terrible homme. Grand-pere s'empressa de me rassurer: --C'est une vieille bete, me dit-il, et son carcan ne sait plus trotter. L'un et l'autre, je l'ai su depuis, s'etaient battus a Reichsoffen. Mais, dans une circonstance plus grave, grand-pere donna le signal de la deroute. Je le vis tendre l'oreille a la maniere du lievre, puis se lever en hate de l'herbe ou nous etions assis: --Des chiens, murmura-t-il effraye. Allons-nous-en. Nous gagnames le mur aussi vite que nous le permettaient ses jambes vieillies et mes jambes trop neuves. Deja les chiens se ruaient sur nous, aboyant et menacant, lorsque grand-pere, qui m'avait pousse devant lui, terminait son escalade. Cette alerte l'avait exaspere, et notre securite ne l'apaisa nullement: --Voila bien les proprietaires! deblaterait-il. Ils nous feraient devorer par leurs molosses. Et tant de ferocite lui fournissant une occasion d'enseigner, il se tourna vers moi. --Vois-tu, mon petit les hommes deviennent mechants dans les villes. Ils sont comme les pommes qui pourrissent quand on les entasse. Et ne faut-il pas qu'a leur tour ils pervertissent les animaux! A la verite, j'aurais pu soulever deux objections l'isolement du domaine et la malfaisance naturelle des betes. Il ne me preta que la seconde et l'ecrasa sans desemparer: --Tu as vu le pinson et le lievre, et meme le renard. A l'etat de nature, ils sont incapables de nuire. Apprivoisees, les betes sont toutes dangereuses, tot ou tard, et perfides, feroces et fausses. Eh bien! pour les hommes, c'est tout pareil. Libres, ils sont bons et genereux. Abrutis par la discipline, comme ce vieux militaire, ils deviennent effroyables. Jamais encore il n'avait prononce un si long discours, ni si mysterieux pour moi. L'emotion de la poursuite le portait sans doute a oublier pour la premiere fois, de facon directe, la promesse que mon pere avait exigee. Je m'etonnai de son eloquence a quoi rien ne m'avait prepare, et j'en tirai aussitot des conclusions pratiques. On m'avait eleve a croire au bienfait de l'autorite: celle des parents, celle des professeurs du college. Et voila que, pour etre bon, il ne fallait obeir a personne. Cette aventure nous degouta de _notre_ foret, et nous frequentames des bois plus modestes et moins troubles, de preference situes sur les fonds communaux, ce qui rejouissait grand-pere dans sa haine des proprietes privees. La propriete, pour lui, etait un grand obstacle au bonheur des hommes, mais j'hesitais a me ranger a cet avis; j'aimais assez a posseder, de quoi il se moquait. Ainsi qu'il s'y etait engage lors de ma premiere promenade, il me communiqua sa science des champignons. Le bolet charnu, au pied rebondi, au dome couleur de la chataigne un peu avant sa maturite, l'oronge pareille a un oeuf dont on vient de briser la coquille, la jaune chanterelle en forme de corolle, obtenaient ses faveurs. Il en goutait bien d'autres especes qu'il declarait volontiers inoffensives. Je le vis mordre, comme le cure dont il m'avait conte l'histoire, dans un de ces bolets Satan qui deviennent bleus quand on les coupe et dont l'entaille prend aussitot l'apparence d'une affreuse plaie. Dresse par les craintes contagieuses de tante Dine, j'etais persuade que ses levres ne tarderaient pas, elles aussi, a bleuir. Je le regardai avec terreur et curiosite, pour suivre les facheux symptomes. Mais il digera son poison a merveille: --Tu vois, me dit-il, triomphant, ce brave homme de cure, pour une fois, avait raison. La nature est une mere pour nous. Fort de cette experience, je cueillis aux buissons des baies rouges qui etaient fort plaisantes a l'oeil, et j'eus de fortes coliques. Grand-pere devait etre un peu sorcier. Quand nous rapportions de notre chasse un plein mouchoir de ces cryptogames, tante Dine, mefiante, ne manquait pas de s'ecrier: --Encore ces horreurs! Elle les triait avec soin et ne conservait que les notoirement comestibles, qu'elle excellait a faire sauter au beurre ou a preparer, en hors-d'oeuvre, au court-bouillon, releves d'un filet de vinaigre. Ainsi accommodes, les petits bolets, frais, blancs et craquants, embaumaient la bouche. Maintenant que j'en ramassais, je m'etais mis a en manger. De mes injurieuses baies je me rattrapai sur les airelles et les fraises que je cueillais parmi la mousse. J'aimais a les brouter dans la main pleine, comme les chevres font du sel qu'on leur presente. Il est vrai qu'on m'avait defendu les crudites: la notion du devoir commencait de s'alterer en moi, et je preferais m'en tenir a la nature maternelle que vantait mon grand-pere et qu'il suffit d'invoquer pour etre servi a souhait. Grand-pere la celebrait sans cesse. Il lui adressait des litanies de louanges. Cependant il se moquait du chapelet que recitait tante Dine et ma mere. Et il profitait de toutes les occasions pour me precher l'aversion des villes et la douceur des champs. Les cites, comme il disait, regorgeaient de gens feroces et cupides qui s'entre-tuaient pour une piece de monnaie, tandis qu'au village tout le monde vivait heureux et paisible, et l'on s'aidait les uns les autres d'un coeur fraternel. Un jour, nous fumes invites par un paysan qui nous offrit sa tonnelle a demi defoncee pour y manger un de ces fromages blancs qu'on arrose avec la creme du lait. Un bol de fraises des bois accompagnait ce mets frugal et innocent. Nous en fimes un melange si savoureux que je fus incline a croire aveuglement desormais au bonheur universel, pourvu, toutefois, que l'on consentit a abandonner les cites infectees de pestes et de lepres. A la campagne, tous les hommes etaient bons, obligeants et libres par surcroit. Nous n'avions plus d'ennemis. Les _ils_ de tante Dine n'existaient que dans son imagination de vieille femme. Elle avait des idees etroites, elle ne s'elevait pas, comme grand-pere, au-dessus des petits details quotidiens. J'etais pacifique, j'etais beat, j'etais desarme. Et je connaissais la fleur des plaisirs champetres, dont je n'ai jamais perdu le gout. --Bourrez-vous, nous persuada notre hote familierement. Le docteur m'a gueri d'un chaud et froid. Nous devions a mon pere cet accueil, mais nos preferions le supposer habituel, pour la verification de nos theories. M'etant trop bourre en effet, j'eus, au retour, une indigestion, que grand-pere aggrava par sa mauvaise humeur. --Tu n'iras pas t'en vanter, me dit-il, quand je fus debarrasse. Je compris ce que signifiait le conseil et resolus de garder prudemment un silence qui protegeait la fantaisie de nos excursions a venir. Nous rentrames en retard: l'inexactitude me paraissait d'une desinvolture elegante. Pourquoi diner a une heure plutot qu'a un autre ? Et meme on peut ne pas diner du tout, si l'on s'est rempli l'estomac de creme et de fromage blanc. Grand-pere expliqua d'ou nous venions et vanta en termes parfaits l'hospitalite paysanne. --Ah! s'ecria mon pere, vous etes tombes chez cette fripouille de Barbeau. Je crois bien que je l'ai tire de la mort. Il vit surtout de braconnage et de contrebande, et il me doit encore sa note. J'aime autant qu'il ne me la paie pas. La couleur de son argent n'est pas nette. J'estimai qu'il traitait bien severement un homme si poli et si genereux. Nous retournames chez Barbeau, et nous y fumes recus par sa femme. C'etait une vieille, noueuse et grise, aux yeux chassieux, qui ne trouva a nous offrir qu'une mechante croute de gruyere, de quoi nous fumes depites. Elle se tut sur les occupations de son mari, mais, pour parler des belles places de ses fils, elle arrondit la bouche en cul de poule avant de nous en faire confidence. L'aine etait facteur a la ville, le second employe a la gare, et quant au troisieme, oh! oh ! il gagnait des mille et des cents: --Garcon d'hotel a Paris, monsieur Rambert, garcon d'hotel meuble. Il nous envoie de l'argent. --Vilain metier, observa grand-pere. --Il n'y a pas de vilain metier, affirma la vieille. Le tout est de ramasser de la monnaie. --Et comme ca, il ne vous en reste point? --Bien sur que non qu'il n'en reste point! Pour manger des chataignes et boire du cidre, y a plus personne, monsieur Rambert. La terre, voyez-vous, je crache dessus. Et la megere, en effet, cracha sur le ble deja haut et d'un vert decolore pret a se muer en or, qui touchait a sa masure. On eut dit qu'elle maudissait toute la campagne avoisinante. Je ne pensais pas que ces epis, c'etait la farine qu'on benit avant de la petrir, le pain dont mon pere n'entamait pas une miche sans y tracer le signe de la croix. Je vis la surtout une geste malpropre, et du coup je laissai ma part de fromage que je rongeais sans plaisir. --Allons-nous-en, me dit grand-pere brusquement. Le discours de la mere Barbeau le contrariait. Du moins, je n'eus pas mal au coeur cette fois-la. A la suite de cette conversation, il abandonna pendant quelque temps la vie agricole et consentit a me conduire vers le lac que nous n'avions pas encore explore. Il m'y conduisit sans enthousiasme. --C'est une eau fermee, prononca-t-il avec mepris. Il y avait donc des eaux ouvertes? Sans doute: il y avait la mer. Ce mot, jusqu'alors, ne m'avait pas frappe et je ne lui attribuais aucun sens. Lorsque la brume recouvrait la rive opposee, le lac semblait ne plus finir, et j'avais entendu dire autour de moi: c'est la mer. Je n'y avais pas pris garde. La dedaigneuse definition de grand-pere me fit imaginer par contraste une immensite libre. Plus tard, quand j'ai vu enfin la mer, --c'etait a Dieppe, du haut des falaises, --je n'ai pas eu de surprise: ce n'etait qu'une eau ouverte. --Veux-tu naviguer? me proposa grand-pere un jour. Si je le voulais! Je le desirais d'autant plus que cette expedition representait en quelque sorte pour moi la vie individuelle substituee a la vie de famille. Mes parents m'avaient interdit les promenades en bateau a la suite de la chute qui avait provoque ma pleuresie. Ils craignaient a la fois l'humidite et ma maladresse. J'etais, une fois de plus, _l'enfant blond qui s'esquiva des bras de sa mere_. La _demoiselle aux ailes d'or_ qui m'entrainait, c'etait deja mon bon plaisir. Nous primes un canot et sortimes du port. Grand-pere, qui se servait des rames avec irregularite, ce qui ne me rassurait guere, ne tarda pas a les lacher et nous laissa deriver. --Ou allons-nous? demandai-je un peu inquiet. --Je n'en sais rien. L'incertitude ajoutait au mystere de l'eau. Je m'amusai a tremper mes mains en me penchant sur le rebord. La caresse froide que je recevais et le petit danger que je courais ou pensais courir me causaient une sensation melangee, mais tres excitante. Que pouvaient signifier ces brefs eclairs d'argent qui s'allumaient a la surface pour s'eteindre aussitot? Autour de leur etincelle morte un cercle naissait, qui s'elargissait en finissait par se perdre. C'etaient les poissons qui venaient respirer. L'un d'eux, plus rapproche, montra sa petite bouche et les ecailles luisantes de sa tete. Je prenais contact avec un monde nouveau, le monde sous-marin. Quand il soufflait un peu de vent, grand-pere me faisait asseoir au fond du bateau, sur les planches qui etaient bien un peu mouillees. De la, comme je n'etais pas haut, je n'apercevais plus guere que le ciel. Je decouvrais mieux sa coupole et la vibration continue de l'ether aux beaux jours. Immobile, tandis que grand-pere revait, j'etais heureux. Je m'habituais a etre heureux excessivement, sans savoir pourquoi, comme si l'existence n'avait pas de limites et pas de but. Grand-pere se liait aussi avec des pecheurs qui posaient leurs filets. --Ce sont de braves gens, m'assurait-il. Le lac, c'est comme la campagne. En retirant l'homme des cites, ca le rapproche de l'heureux etat de nature. Par eux, nous connumes les moeurs de la truite, de la perche, du vorace brochet et de l'ombre-chevalier dont la chair est savoureuse a l'egal de la chair rose du saumon. --Eh! eh! lui confia l'un de ces braves gens avec allegresse, tout mon ombre est retenu par l'hotel Bellevue. On y bamboche le jour et la nuit. Parlez-moi de ces clients-la. Ainsi j'etais initie a la vie de la terre et de l'eau. Grand-pere commencait de s'interesser a mes progres dans l'amitie de la nature. Il tenait un disciple qu'il n'avait point cherche. Le premier, maintenant, je tournais le dos a la ville, franchissais les barrieres, traversais les champs, sans aucun soin des cultures. Il me traitait en heritier, en infant digne d'etre un de ces rois faineants qui possedent le monde. Et comme nous avions gravi peniblement, sous la chaleur de juillet, un monticule d'ou l'on dominait la plaine, et la foret et le lac, il se mit a rire du bon tour qu'il preparait: --Tu sais, mon petit, on croit que je n'ai rien, et que je suis tout pareil aux claque-patins qui se tortillent sur les routes avec un baluchon dans le dos. Quelle plaisanterie! Il n'y a pas de proprietaire plus riche que moi, entends-tu. Ce langage ne m'etonnait pas. J'avais perdu la notion du tien et du mien qui separe la richesse de la pauvrete. --Cette eau, ces bois, ces pres, continuait-il, tout cela est a moi. Je ne m'en occupe jamais, et c'est a moi tout de meme. Et, pour m'investir, me couronnant la tete de sa main, il acheva: --C'est a moi, et je te le donne. Ce fut un sacre gai et sans ceremonie. Tous les deux nous nous amusions de cette idee. Malgre nos rires, cependant, j'avais l'impression tres nette que le monde m'appartenait en effet. D'un petit destin borne je ne voulais plus. Comme nous redescendions de notre belvedere, nous croisames sur le chemin une jeune femme qui habitait une villa du voisinage. Elle portait une robe blanche, qui laissait nus les avant-bras et le cou, et sur la tete un chapeau orne de cerises rouges. Son ombrelle un peu penchee en arriere servait d'aureole ou de fond au visage qui etait delicat et uni comme ces fleurs de magnolia dont j'aimais au jardin la nuance, l'odeur et la forme d'oiseaux blancs aux ailes deployees. Cependant je ne l'eusse pas remarquee, si grand-pere ne s'etait arrete, cloue par l'admiration, et n'avait dit tout haut: --Oh! ce qu'elle est belle! Le visage clair s'empourpra. Mais la jeune femme sourit a cet hommage trop direct. Je la regardais alors, et tellement que je n'ai rien oublie de cette vision, pas meme les cerises. Je faisais d'ailleurs mes reserves: elle me paraissait deja agee, peut-etre trente ans. C'est un age avance aux yeux impitoyables d'un enfant. A cause de son teint de fleur, je pensais a l'aveu du Rossignol dont m'etait venue, un jour que je lisais les _Scenes de la vie des animaux_, tant d'instable melancolie: _Je suis amoureux de la Rose... Je m'egosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas_. Et pour la premiere fois j'associai, non sans un secret pressentiment, une femme inconnue a l'amour plus inconnu encore. A la suite de cette rencontre, grand-pere m'emmena sur un coteau boise ou nous n'etions jamais alles, et qu'il m'avait represente comme denue d'agrement lorsque j'y voyais un but de promenade. Il fallait traverser une riviere avant d'en atteindre la base. Pendant la marche, il s'absorba en lui-meme et ne m'adressa pas la parole. Au sommet, il s'orienta et se dirigea tout droit vers un pavillon a l'ecart, proche une maison de ferme et dissimule dans une clairiere. --C'est la, dit-il. Je comprenais qu'il ne s'adressait pas a moi. Ce pavillon a un etage me parut dans un piteux etat. Le toit manquait d'ardoise, une galerie circulaire pourrissait. On avait du l'abandonner depuis longtemps. Grand-pere se rejouit de cet aspect delabre et inhabitable, ce qui m'eut davantage etonne s'il ne m'avait pas accoutume a ses bizarreries. --Tant mieux, murmura-t-il: il n'y a personne. Et, revenant vers la ferme, il avisa un vieillard qui se chauffait au soleil, sur un banc, et qui puisait avec une cuiller de bois dans un pot de soupe. Il engagea avec lui une interminable conversation qui m'ennuya et qui aboutit a un petit interrogatoire sur le pavillon. --C'est bon a bruler, declara le paysan. --Autrefois, insinua grand-pere, il y avait du monde. --Autrefois, il y a bien des annees. Grand pere eut l'air d'hesiter a continuer l'entretien, puis il reprit : --Oui, il y a bien des annees. Mais vous et moi, nous ne sommes pas de ce matin. Et dites-moi, vous ne vous souvenez pas d'une dame? Je songeai aussitot a la dame en blanc au chapeau de cerises et je l'evoquai dans cette clairiere a la porte du pavillon. Deja mon imagination travaillait sur un nouveau theme. --Oh! moi, fit le vieux avant d'avaler la cuilleree qu'il tenait a la main, les femmes, je m'en f... Les yeux de grand-pere s'injecterent de fureur, et je crus qu'il allait bousculer le bonhomme et son pot. Il leva la seance incontinent sans un mot de plus. Mais, en s'en allant, il me prit a temoin de la grace du lieu: --Tout de meme, ici, comme c'est doux et sauvage! Les arbres n'ont pas change. Il n'y a qu'eux. Je n'ai jamais su l'aventure du pavillon. Mais, un jour que nous passions devant le chateau branlant du colonel, un autre souvenir, moins direct sans doute, lui revint a la memoire, et, sans preparation, il me raconta: --On l'appelait la belle Alix. --Qui ca, grand-pere? --Elle a demeure la. C'etait sous l'Empire. --Vous l'avez vue, grand-pere? --Oh! moi, non. C'est trop ancien. Je parle de l'Empereur premier. Ceux qui l'ont vue, c'etaient des vieux quand j'etais jeune. Ceux qui l'ont vue, rien qu'a dire son nom, eclataient d'orgueil. Et ces breves evocations disposaient pour moi un beau voile romanesque sur nos promenades qui etaient _arrivees_ comme des histoires. Il ne s'etendit jamais sur l'une ou sur l'autre, comme je m'y attendais. Il ne supposait pas que je guettais ces moindres paroles-la pour en exagerer l'importance. Sauf la dame blanche au chapeau de cerises, qui ressemblait peut-etre, qui ressemblait sans doute a quelque lointaine image de son passe, il saluait les femmes le plus honnetement du monde et ne se permettait sur elles aucune reflexion. Quand je lus, quelques annees plus tard, un soir de college, le fameux passage de _l'Iliade_ sur les vieillards troyens disposes a pardonner a Helene a cause de sa beaute, semblable a celle des deesses immortelles, tandis que mes camarades sommeillaient sur leur Homere, je me revoyais aux cotes de mon grand-pere sur le chemin par ou venait a nous la dame en blanc. Et, depuis lors, j'ai donne le nom d'Helene a cette inconnue. Grand-pere, qui prenait gout a notre amitie, consentit a m'accueillir dans la chambre de la tour. Il ne s'y occupait d'ailleurs point de ma presence, tantot m'enveloppant de la fumee de sa pipe, et tantot jouant de son violon dont les sons se melaient pour moi a la foret, au lac, aux retraites perdues que nous connaissions. La je continuais ma vie libre du dehors. Les jours de mauvais temps, bien rares au cours de ce lumineux ete predit par Mathieu de la Drome, je regardais la pluie tomber et l'horizon se desagreger, berce et amolli par ce spectacle de l'inutilite des choses. Quand le couchant etait pur, je voyais le soleil se projeter dans l'eau du lac en colonne de feu qui, peu a peu, se changeait en glaive, puis se reduisait a un point d'or, reflet de la petite etoile, posee sur l'epaule de la montagne, que le soleil etait devenu une seconde avant de disparaitre. Le soir, apres diner, j'obtenais la faveur de suivre les constellations dans le telescope. A cause de l'orientation de sa chambre precedente qui etait tournee vers le sud, grand-pere, je l'ai dit, ne connaissait qu'une moitie du ciel et se refusait a dechiffrer l'autre. C'est pourquoi je ne suis familier, la nuit, qu'avec Altair et Vega, Arcturus et l'Epi de la Vierge, qu'on apercoit au sud en juillet. Il fallait me pencher pour distinguer Antares au bord du toit. Les autres mois, tout se brouille a mes yeux, et de meme si je fixe le nord. La maison applaudissait a mon nouveau regime. Plus d'une fois mon pere avait demande a grand-pere: --Vraiment, le petit ne vous gene pas? --Oh! pas du tout, repondait invariablement grand-pere. Et mon pere lui exprimait sa gratitude pour ma sante recouvree. Tante Dine declarait que je n'avais plus ma figure de papier mache et me frottait les joues pour qu'elles devinssent plus rouges. Ma mere voyait dans l'affection de mon grand-pere un gage de paix et de reconciliation. Pour moi, la vie s'etait modifiee insensiblement. Le college, les devoirs, l'emulation, la regularite, le travail, tout cela n'existait plus. Il n'y avait qu'a tourner le dos a la ville et a s'abandonner a la belle nature. Je sentais cela, que je ne saurais expliquer, a la fois nettement et confusement, confusement dans mon esprit et nettement pour la pratique. Cependant, au retour de nos promenades, grand-pere, assez souvent, se contentait de me ramener jusqu'au portail, puis s'esquivait du cote de la cite maudite. IV LE CAFE DES NAVIGATEURS Ou donc s'en allait grand-pere apres m'avoir reconduit a la maison? Au cafe, et un jour, il m'y emmena. Je ne savais pas au juste ce que c'etait qu'un cafe, et j'en eprouvais une peur secrete. Mon pere en parlait sur un ton meprisant qui ne souffrait aucune contradiction, aucune reserve. Quand il disait de quelqu'un: _Il passe son temps au cafe_, ou: _C'est un pilier de cafe_, ce quelqu'un-la etait juge et condamne: il ne valait meme pas la corde pour le pendre. Je n'eusse pas imagine que mon pere y penetrat. De grand-pere, cette audace m'etonnait moins; j'avais remarque deja qu'en toutes choses il prenait le contre-pied des opinions de mon pere. Nous y entrames, au lieu de nos promener, un matin qu'il faisait tres chaud, de sorte que se fut pour moi un petit scandale: nous manquions doublement a notre programme. Il s'intitulait en lettres d'or: _Cafe des Navigateurs_, et l'inscription etait encadree de queues de billard. Bien situe au bord du lac, il se composait d'une tonnelle d'ou l'on voyait le port et d'une grande salle d'ou l'on ne voyait rien. Nous choisimes cette salle. A cause de ses banquettes rouges, de ses tables de marbre blanc et des glaces qui refletaient le jour tant bien que mal, je l'estimai extremement luxueuse. Deux ou trois groupes causaient, fumaient, buvaient, et je fus immediatement saisi a la gorge par une acre odeur de tabac melee de parfum d'anisette. Si vif etait l'attrait du lieu, qu'apres avoir tousse, je trouvai ce melange agreable. Nous rejoignimes le groupe le plus bruyant, et l'on y accueillit avec des transports grand-pere, qu'on appelait familierement: _le pere Rambert_. --Pere Rambert par ici! Pere Rambert par la! On l'installa sur la banquette, a la place du milieu, et l'on commenca par lui demander des nouvelles de Mathieu de la Drome. Grand-pere repondit qu'il etait au beau fixe, avec une tendance a monter, et que les vents favorables le maintiendraient vraisemblablement dans cette posture, de quoi chacun se rejouit a cause de la vigne; le vin serait fameux si Mathieu continuait a se bien tenir. Je compris enfin qu'il s'agissait du barometre et que l'on consultait grand-pere sur le temps, a cause de ses propheties. Ces messieurs se servaient entre eux d'un langage convenu qu'il importait de mettre au point, ce qui, pour moi, compliquait la conversation. Personne ne s'occupait de ma presence, et je restais debout, vexe de cet oubli, lorsque je fus interpelle brusquement. --Eh! le miochard, qu'est-ce que tu prends? Ce surnom et ce tutoiement acheverent de me deconcerter. Je me redressai, la figure hargneuse, mais pour tout le monde je fus baptise _le miochard_. Grand-pere, detache, commanda avec majeste: --Une verte. --Au vin blanc? questionna quelqu'un. --Je ne suis pas, comme vous, un sac a vin, riposta grand-pere. Cette replique fut recue avec enthousiasme. A la maison on raffinait sur la politesse a l'egard des hotes, tandis que ces messieurs depouillaient toute ceremonie dans leurs relations. Cependant la servante disposait devant grand-pere un materiel qu'elle retirait piece a piece d'un plateau: un verre a pied haut et profond, une petite pelle de fer percee de trous, un sucrier, une carafe d'eau et, enfin, une bouteille dont je devinais pas le contenu. Le silence ce fit, et j'eus l'impression d'assister a un rite solennel que personne n'avait le droit de troubler. Decidement les habitudes etaient toutes renversees: on se traitait avec sans-gene, mais l'on venerait la boisson. Grand-pere, sans se laisser impressionner par tous ces regards braques sur lui, versa jusqu'au quart du verre le liquide de la mysterieuse bouteille, puis il disposa sur la pelle trouee mise en travers du recipient deux morceaux de sucre en equilibre, les arrosa d'eau goutte a goutte, jusqu'a ce qu'ils fondissent, apres quoi il inclina brusquement la carafe. Une bonne odeur d'anis caressa mes narines. Le melange s'epaississait a mesure que l'eau tombait, comme ces beaux nuages opaques qui bordent l'horizon avant la pluie, et prit enfin une couleur vert pale que je n'avais point rencontree dans nos promenades. Aussitot l'on recommenca de parler, l'operation etait terminee. Au _miochard_ on apporta, sur l'ordre de mon nouveau parrain, une grenadine avec un flacon d'eau de seltz. Le rite observe fut plus court et ne parvint pas a triompher de l'inattention generale. La _verte_ rivale jouissait d'un credit particulier. Une decharge dans le sirop qui s'ennuyait au fond du verre, et ma mixture monta, mousseuse, bouillonnante, tourbillonnante, d'un rose tendre, puis d'un rose dore apres que les gaz furent dissipes. Ce qui me toucha le plus, ce fut la paille qu'on me remit pour boire a distance: il suffisait de pencher un peu la tete et d'aspirer. J'etais initie, rien qu'en aspirant, a une forme superieure de l'existence. Parfaitement heureux, je desirais en faire part a mes voisins. Ils sucaient des composes divers. La plupart montraient de bonnes figures rubicondes et des yeux un peu humides. Ils etaient tous parfaitement heureux. Pourquoi grand-pere m'enseignait-il que dans les villes on ne l'etait pas? Il n'y avait, pour l'etre, qu'a entrer au cafe. Parmi ces tetes que j'examinais a loisir et avec une entiere sympathie, j'en remarquai une que je crus reconnaitre. Elle appartenait au voisin de grand-pere, celui-la meme qu'il avait qualifie de sac a vin. Elle etait piquee de taches de rousseur, qui, d'ailleurs, se distinguaient a peine de la peau injectee de sang. La chevelure, la barbe, les poils, de la meme teinte rousse, l'envahissaient de partout et menacaient jusqu'au nez qui, point central du spectacle, rutilait, magnifique. Malgre moi, je pensai a la gravure de ma Bible ou l'on voit le prophete Elie enleve sur un char de feu dans la gloire du soleil couchant, mais je repoussai cette comparaison comme inconvenante. Ou donc avais-je deja vu ce chef incandescent? Mes souvenirs se fixerent peu a peu. Cela se passait chez nous: du cabinet de consultation sortit un homme, non pas fier et flambant comme celui du cafe, mais tout penaud, marmiteux, deconfit. C'etait bien le meme, pourtant: ce tas de poils hirsutes, ces taches de rousseur, je ne pouvais m'y tromper. Mon pere le reconduisait et s'efforcait de le reconforter en lui tapant sur l'epaule: --Gardez votre argent, mon ami. Vous etes un peu de la maison. Vos parents et les miens se tutoyaient. Mais il faut cesser de boire, a tout prix. Si vous recommencez, vous etes perdu. Promettez-moi de ne plus fourrer les pieds au cafe. --Je vous le jure, docteur. --Ne jurez pas, mais tenez bon. --Si, si, je vous le jure. De ma vie, on ne me reverra dans les cabarets. Cependant il etait la, et il buvait, et il riait, et il se portait a merveille. Mon pere exagerait la severite. Oubliant qu'il m'avait gueri, je le blamai tout bas de l'effroi qu'il repandait et je lui decouvris une certaine durete de coeur. Pourquoi vouloir priver ce brave homme de son plaisir? Mon rouge protege repondait au nom de Cassenave, mais on le designait de preference sous un sobriquet symbolique: on l'appelait Verse-a- boire, ce qui pouvait servir a double fin. Tout de suite Verse-a-boire me captiva par les extraordinaires aventures qu'il avait courues et dont il composait des recits sans pretention. Il aurait pu figurer dans le recueil des _Trois vieux marins_, ou son poids eut sans doute determine la chute de Jeremie offert au tigre en holocauste. Dans sa jeunesse, ayant oui vanter par les journaux l'oisivete et la bonne chere qui sont attachees a l'etat de moine, il resolut d'en tater et frappa a la porte d'une capuciniere, ou promptement il dut rabattre de ses esperances. Reveille la nuit par un frere barbare pour aller chanter l'office, nourri de legumes insuffisamment bouillis sur le fourneau d'un cuisinier pourvu d'un incurable coryza, il maigrissait et deperissait. Son industrie seule le sauva d'un plus grand desastre. Quand les moines, ranges en cercle, etaient invites a se donner pieusement la discipline en recitant les psaumes de la penitence, il enroulait par malice sa corde a celle de son collegue le plus proche, et pendant qu'ils les deroulaient sans hate, expliquait- il, "_le miserere_ coulait". Cependant un prieur borne refusait de le garder et le restituait a la societe civile. Il y nouait les plus brillantes relations et, pour en fournir la preuve, racontait que de belles dames, chaque soir, lui rendaient visite dans son modeste appartement. Elles descendaient du plafond, sans qu'on put distinguer par quelle ouverture. A l'instant il n'y avait personne, et tout a coup elles etaient la, en crinoline et robes de soie, car elles en etaient restees aux modes du second Empire. Loin de demeurer inactives, elles lui mettaient dans la main une coupe de dimensions raisonnables ou, de leur bras incline, elles vidaient -- _ziou_ --plusieurs bouteilles de champagne. Ce _ziou_ qui exprimait la descente du vin dans le verre, avait, sur ses levres, un son chantant et caressant. On croyait entendre sauter le bouchon et se precipiter la mousse. Mais il donnait des details biographiques plus surprenants encore. Une nuit, confondant son bougeoir avec le bec de gaz qui, de la rue, eclairait sa chambre, il s'etait precipite par la fenetre pour le souffler, et on l'avait ramasse, en chemise, un peu moulu, mais sain et sauf. Ne lui arrivait-il pas de se promener avec lui-meme? La veille, precisement, il avait engage avec son double une longue conversation tres interessante et ne l'avait quitte qu'aux abords de la ville en lui disant: "Au revoir." On l'ecoutait sans l'interrompre, ou bien on lui donnait des signes d'approbation en le pressant de continuer. Comment ne me serais-je pas rendu a toutes ces merveilles qui ne rencontraient autour de moi aucune incredulite? J'ignorais la profession qu'exercait Cassenave, car il tranchait sur tout avec competence, et l'on pouvait supposer qu'il avait passe par les metiers les plus divers, tandis que je discernai bien vite que deux autres membres du groupe, Gallus et Merinos, etaient des artistes de genie. Gallus, musicien, s'adressait specialement a grand-pere comme s'ils pouvaient seuls tous les deux, au milieu de l'imbecillite generale, se comprendre et fraterniser dans la musique. Ils affectaient de s'isoler et se contenaient d'ailleurs, pour leurs apartes, de quelques breves indications algebriques: le courant aussitot s'etablissait et les voila roulant des yeux blancs parce que l'un ou l'autre avait fait allusion a l'allegro de la symphonie en _ut_ mineur, a l'andante de la quatorzieme sonate, ou au scherzo en _si_ bemol du septieme trio, qu'ils appelaient en se pressant les mains, comme pour se feliciter, le divin trio de l'archiduc Rodolphe. On ne les derangeait point dans leur exaltation qu'un chiffre suffisait a dechainer, et meme on les considerait avec respect. De temps a autre, quelqu'un interrogeait Gallus, non sans une certaine crainte d'etre pris en pitie pour n'avoir pas employe les termes exacts: --Et votre drame lyrique sur la _Mort de l'Olympe_? --Il avance, repondait imperturbablement le compositeur. --Ou en etes-vous? --Toujours au prelude. Je ne suis pas presse. Une vie est a peine suffisante pour achever un tel ouvrage, et je n'y travaille que depuis une dizaine d'annees. Ce devait etre un opera prodigieux pour exiger tant d'efforts. Du reste, rien qu'a regarder Glus, on devinait qu'il succombait sous le poids d'une si vaste entreprise. Son corps etait chetif, malingre, rabougri comme un poirier que mon pere avait ordonne d'arracher de la cour. Une meche barrait son front orageux. La chevelure qu'il negligeait laissait echapper force pellicules des qu'il passait la main. Il portait, malgre la saison, un veston de velours noir et il nouait autour du col une enorme lavalliere violette. Les taches y etaient innombrables. Toute la benzine de ma tante n'eut pas suffi au nettoyage. Mais je me figurais qu'un artiste ne peut pas etre habille comme tout le monde, sans quoi on eut ete expose a ne pas le reconnaitre. Ce petit homme malpropre, qui paraissait paisible, soufflait brusquement la tempete. Alors il trainait dans la boue, par la peau du cou, jusqu'a ce qu'ils fussent barbouilles d'ordures, d'abominables criminels tels que les nommes Ambroise Thomas et Gounod, coupables d'avoir soustrait frauduleusement l'admiration des foules et corrompu irremediablement le gout public. Il accusait aussi les bourgeois de la ville, dont il enumerait les complots et les trahisons. Je me rendais compte que le terme de bourgeois etait par lui-meme fletrissant et je tremblais d'en etre un, et pareillement mon pere. Seul, grand-pere, rebelle au classement, devait etre epargne. Cependant Glus, de son metier, je l'ai su depuis, etait verificateur des poids et mesures. La societe enfin recut a son tour un blame severe; mais qu'elle le meritat, je ne l'ignorais plus a la suite de mes promenades. En sorte que mes nouveaux amis du cafe, que j'imaginais plus heureux meme que les paysans avec leurs fromages blancs et leur creme de lait, etaient, en realite, des persecutes, des martyrs. Comment garder le moindre doute a cet egard devant l'injustice qui frappait le second artiste, Merinos? Etait-ce son nom ou son surnom? A la verite, je ne l'ai jamais su. Le surnom s'appliquait a miracle a cette face de mouton, longue et pleine ensemble, rose comme les joues d'un enfant qui tete, et couronnee de cheveux boucles. Il ressemblait vaguement a Mariette notre cuisiniere, mais l'aspect de celle-ci etait plus martial. Or, ces apparences plutot avenantes etaient mensongeres. Merinos avait l'ame ravagee, et je saisis des allusions aux passions extraordinaires qu'il avait traversees. Les passions, pour moi, c'etait de montrer un visage lugubre et des yeux pleins de larmes. C'est vrai qu'il etait luisant et jovial, et l'on ne pouvait decouvrir la moindre trace d'humidite dans ses yeux a fleur de tete, tandis qu'on en decouvrait sans peine sous les cils de Cassenave, de Glus et de presque tous les autres. Ainsi mon observation enfantine demeurait- elle en defaut. Merinos, comme Glus, avait longtemps vecu a Paris, dans le quartier mysterieux de Montmartre, dont tous deux parlaient comme de la terre promise. Il etait peintre de portraits, mais il avait renonce a la peinture. Lui-meme en donnait des raisons probantes : --Vous comprenez: les gens d'aujourd'hui affichent des pretentions saugrenues. Ils exigent de la ressemblance. Comme si la ressemblance avait jamais compte pour un artiste! --C'est evident, ratifia le choeur. Aussitot je songeai a la collection d'ancetres qui remplissait le salon et qui etait de la mauvaise peinture. Surement ils devaient etre ressemblants. Ainsi ecarte de la gloire par la sottise des bourgeois, Merinos ne cessait pas pour autant de fournir des preuves de son genie. Il portait toujours sur lui du papier teinte et un fusain. Tout en causant et fumant, il ecrasait son fusain au hasard, puis rejoignait au moyen de quelques traits les taches qu'il avait obtenues. Chose curieuse, cela representait, quand on considerait ces chefs-d'oeuvre avec patience et bienveillance, des visages de travers, esquisses a peine, que le groupe qualifiait a l'envi de tourmentes, de pervers, de troublants. Quelques amateurs de la ville --il y en avait tout de meme --en achetaient a prix d'or, les declarant prodigieux, et une dame enthousiaste et delirante visitait regulierement --personne ne l'ignorait --l'atelier de Merinos qui etait, parait-il, un taudis, pour y recueillir humblement les moindres ebauches, meme en se trainant sur le plancher pour les chercher sous les meubles. J'admirais de confiance, moi aussi. Un jour que grand-pere, a la maison, celebrait cet artiste meconnu, il s'attira de mon pere cette reponse: --Oui, c'est la grande tromperie des oeuvres inachevees. Je n'aime pour ma part ni les echafaudages, ni les ruines. Qu'entendait-il par la? J'en connus simplement qu'il etait incapable de gouter comme nous l'art du Cafe des Navigateurs. Il convient de maintenir une certaine distance entre ces deux incompris et Galurin qui n'etait qu'un ancien photographe dechu. Celui-ci ne m'etait pas plus etranger que Cassenave. On l'employait de-ci de-la, a domicile, pour les besognes supplementaires et, notamment, comme extra pour servir a table. Comme il deplorait devant nous cette servitude, grand-pere lui rappela que Jean-Jacques l'avait subie. L'exemple de Jean-Jacques parut consoler sa fierte recalcitrante. Mais qui pouvait bien etre ce Jean-Jacques? Chez nous on avait renonce a utiliser les bons offices de Galurin a la suite d'un grand diner ou il recut la charge des vins. On lui avait recommande de les annoncer. Triomphalement il ouvrit la porte de la salle a manger, eleva la bouteille en l'air et cria d'une voix de stentor: --J'annonce le Moulin-a-vent. Sa nouvelle fut accueillie par un fou rire qui le vexa, car il etait fort susceptible. Il quitta la serviette pour devenir porteur de contraintes, titre coercitif un peu obscur et qui semble honorifique. Pour augmenter ses ressources, il consentait a distribuer en ville les billets de faire part quand un mariage ou un enterrement l'exigeait. Une veille d'importantes funerailles, il s'oublia au Cafe des Navigateurs, et tout le paquet de lettres de deuil demeura sur la banquette. Quand il s'en apercut, il etait trop tard pour entreprendre sa tournee. Adoptant aussitot la mesure radicale que les circonstances commandaient, il courut noyer le tas compromettant dans les eaux du lac. A la suite de cette immersion, le mort s'en alla presque seul s'emparer de son dernier gite. Jamais on ne vit de si piteuses obseques, et il y eut beaucoup de froissements parmi les parents et amis qui n'avaient pas ete convoques et s'empresserent d'admettre qu'on les avait omis sciemment et mechamment. Galurin maudissait la societe qui l'obligeait a de vils commerces et dont il transmettait les contraintes d'une facon fantaisiste et intermittente. Par surcroit, il reclamait le partage des biens, car il ne possedait rien en propre. Mais celui qui eteignait tous les autres des qu'il s'emparait de la tribune, celui qui excellait a imposer les contours arrondis de la forme oratoire aux plaintes desordonnees de Glus et de Merinos et aux revoltes incoherentes de Galurin, c'etait Martinod. Martinod, le plus jeune de tous, avait le don exceptionnel de la gravite. Naturellement solennel, il portait une longue barbe et ne riait jamais. On le voyait tres bien sur un mausolee, annoncant le jugement dernier dans un buccin. L'ennui qui emanait de toute sa personne le recouvrait du prestige des pompes funebres dont le serieux est indeniable. Au commencement, ce Martinod me deplaisait; il ne regardait jamais en face, et je le soupconnais de tenebreux desseins. Mais j'avais subi, comme tout le monde, la seduction de sa parole. Il debutait sur un ton pleurard qui apitoyait. On l'aurait cru echappe des plus recentes catastrophes. Quel mendiant il eut fait et que de pieces de cinquante centimes il eut extraites des mains les plus crochues! Puis la voix s'affermissait, ouvrant les coeurs et les cerveaux, et de la bouche intarissable sortaient les plus sonores harmonies. Il annoncait les temps futurs, un age d'or qui realiserait l'egalite, celle de la fortune et celle du bonheur. Rien ne serait a personne, et tout serait a tous. J'eprouvais quelque honte a ne pas tres bien comprendre, parce que, dans notre groupe, tous comprenaient et approuvaient. Et meme, aux tables voisines, on s'arretait de jouer et de boire pour l'ecouter mieux. Le spectacle qu'il depeignait etait d'une admirable simplicite : les hommes en habits de fete celebraient la nature et s'embrassaient comme des freres. Emerveille, je le comparais a ma boite a musique dont la ritournelle faisait tourner une danseuse sur le couvercle. D'autres fois, sombre, irrite et vindicatif, Martinod accablait la societe contemporaine de ses sarcasmes et de ses menaces, si elle ne consentait pas a s'amener immediatement selon ses conseils. Au nom de la liberte, il mettait l'Europe entiere a feu et a sang. J'etais epouvante, mais, au retour, grand-pere me rassurait: --Il etait de mauvaise humeur aujourd'hui. Demain le monde ira mieux. Ainsi l'humanite nouvelle et coloree que je frequentais m'apparaissait bien differente de celle ou j'avais jusqu'alors vecu en famille ou au college. Quand nous rentrions, j'avais les joues enluminees: on croyait que c'etait le bon air de la campagne. Grand-pere n'avait pas eu besoin de me recommander le silence sur nos seances au Cafe des Navigateurs. Un instinct sur m'avertissait de n'en point parler a la maison. C'etait un secret entre lui et moi. Nous etions complices. V LE CONFLIT RELIGIEUX --Tu as de la chance, m'assuraient mes freres aines qui s'appretaient a affronter les redoutables epreuves du baccalaureat et qui, malgre la penible chaleur de juillet, s'escrimaient du matin au soir sur leurs manuels, pour toi point de college, point d'examens, pas d'echec possible. --Et pas de piano, achevait Louise qui, montrant des dispositions pour la musique, etait vouee a d'innombrables exercices de doigte. Jusqu'au petit Jacques qui, rebelle aux premieres lecons de lecture et d'ecriture, expliquait a son inseparable Nicole que, lorsqu'il serait grand, il ferait comme Francois. --Et que fait-il, Francois? --Rien. Je voyais venir le mois d'aout sans l'impatience que son prochain retour me communiquait chaque annee, et meme j'en recevais quelque egoiste regret. Avec les vacances, je perdrais la superiorite que ma convalescence m'attribuait et je rentrerais dans la vie commune. Ou plutot je pensais y rentrer, mesurant assez mal moi-meme le fosse qui s'etait creuse entre le petit garcon que j'etais hier et celui que j'etais devenu. Quelqu'un l'avait mesure avant moi. Je me trouvais fort occupe entre mes promenades et mes stations au Cafe des Navigateurs, ou grand-pere, qui ne pouvait plus se passer de ma compagnie, m'emmenait regulierement. Bien que je fusse peu porte a observer les faits et gestes des miens, je surprenais de nouveau a la maison un etat d'inquietude et ces conciliabules secrets qui me rappelaient le temps ou se debattait le sort du domaine. La voix de mon pere s'entendait a distance, meme lorsqu'il la retenait et croyait parler bas: --Nous ne leur laisserons pas de fortune, disait-il. Ne negligeons rien dans leur education. Il faut les armer pour la vie. Nous armer? Pourquoi nous armer? Il n'y avait rien de plus facile que la vie. J'avais renonce aux epees de bois, aux biographies heroiques, aux recits d'epopee. Il me suffisait de quelques outils pour gratter la terre qui fournit abondamment aux hommes tout ce dont ils ont besoin. On recolte le necessaire, on se nourrit de fromage blanc, de creme de lait et de fraises des bois, et l'on ecoute Martinod qui preche la paix universelle et annonce l'age d'or. Que ce programme etait simple! Des lors, a quoi bon des armes? Et ma mere repondait a mon pere: --Tu as raison. Nous ne devons rien negliger. Leur fortune, ce sera leur foi et leur union. Loin d'etre touche par ces declarations de principes, j'imaginais le petit rire dont les accueillerait grand-pere et, en me peignant, le matin, devant la glace, je dressais mon visage a prendre des expressions moqueuses. Dans les conversations que je surprenais sans le vouloir, revenaient les noms des colleges ou lycees de Paris qui preparaient plus specialement les jeunes gens aux grandes ecoles, Stanislas ou la rue des Postes, Louis-le-Grand ou Saint-Louis. Mes parents preferaient un etablissement religieux, en quoi tante Dine les approuvait violemment : --Pas d'ecole sans Dieu, affirma-t-elle. Tous les coquins sortent des lycees. --Oh! oh! protesta grand-pere que cette vehemence divertissait, j'en suis bien sorti. Mais il recut son paquet sans retard: --Tu ne vaux deja pas si cher. Pour attenuer la rigueur de sa riposte, elle ajouta, il est vrai: --Au moins, depuis que tu promenes le petit, tu es devenu bon a quelque chose. Mon pere, comme s'il cherchait toutes les occasions de rapprochement, transforma en eloge cette constatation bourrue: --Oui, Francois vous devra la sante. Et toutes ces belles promenades ou vous le conduisez l'attacheront davantage au pays ou il vivra et qu'il connaitra mieux. Or, je me sentais parfaitement detache de mon pays et meme de la maison. Ce que j'aimais, c'etait la terre, la terre vaste et innommee, et non pas tel ou tel lieu, et surtout la terre libre de culture, la terre sauvage des bois, des taillis, des retraites perdues et, a la rigueur, des paturages, tout ce qui n'est pas laboure et ensemence. Sur les hommes j'admettais le nouvel evangile de grand-pere qui les cataloguait en paysans et citadins. A la campagne les braves gens, tandis que les villes etaient habitees par de mechants individus et notamment des bourgeois qui persecutent les hommes de genie, tels que mes amis du cafe. Et dans les villes, il y avait des colleges ou l'on vous mettait en esclavage. Le regard de ma mere, pendant que je me livrais a ces reflexions, se posa sur moi, et je crus qu'elle voyait mes pensees, car je rougis. C'est la preuve que je n'ignorais pas ma secrete independance. --Il s'est bien fortifie, dit-elle. Ne pourrait-il pas reprendre tout doucement sa classe? On l'installerait au jardin. Il respirerait le bon air et cependant ne demeurerait pas inactif. L'oisivete n'est jamais bien bonne. Je fus stupefait d'entendre ma mere emettre une si menacante proposition, ma mere si attentive a ecarter de moi toute fatigue, si experte a me soigner, si minutieuse dans sa surveillance. Decidement les roles etaient renverses: mon pere avait paru prendre ombrage de mes sorties avec grand-pere, et voila que maintenant il ne se contentait pas de les autoriser, il les encourageait: --Non, non, declara-t-il, une pleuresie est un mal trop grave. Il risquerait encore de palir et de s'etioler. Vois comme il a belle mine. Et, en aparte, il ajouta: --Mon pere est si content de son petit compagnon. Depuis qu'il en a la charge, il est tout change et rajeuni. N'as-tu pas remarque? Ma mere, qui d'habitude l'approuvait, ne manifesta pas son sentiment. Je devinai qu'elle s'inquietait a mon sujet, mais pourquoi? Ne se rejouissait-elle pas de ma gaiete et de mes joues pleines et roses? Grand-pere ne tentait nullement de m'accaparer: il m'emmenait et rendait service de la sorte, et par surcroit, en route, il m'instruisait de mille details sur les arbres, les champignons, la botanique: sa science etait bien plus interessante que l'histoire, la geographie ou le catechisme que m'enseignaient mes professeurs. Cette inquietude, une fois que mon instinct eveille m'en eut averti, je ne cessai plus de m'apercevoir qu'elle me suivait comme une ombre. Au fond, elle me flattait. Meme petit, on aime a inspirer de la crainte aux personnes qui nous aiment: c'est un avantage qu'on prend sur elles, on a deja l'impression d'etre un homme et de comprendre la vie autrement qu'une faible femme. Un jour ma mere causait dans sa chambre avec tante Dine. Je n'entendis que la reponse de celle-ci qui ne savait rien dissimuler: --Allons donc! ma pauvre Valentine, tu ne vas pas te mettre martel en tete pour ce garconnet de rien du tout. Il est sage comme une image. D'abord, je sais bien de quoi ils parlent tous deux ensemble. C'est des choses de la campagne, le bonheur des champs, la paix de la terre, la bonte des betes. Un tas de calembredaines, quoi! mais c'est comme les cataplasmes, ca ne fait pas de mal. Je n'hesitai pas a croire qu'il s'agissait de moi, et je ne fus pas fache de jouer mon role, car on s'agitait beaucoup autour de mes freres aines qui, bacheliers, prendraient a la rentree des classes le chemin de Paris, Bernard pour se preparer a Saint-Cyr, et Etienne, qui n'avait pas encore seize ans, pour terminer ses cours et s'orienter du cote des mathematiques, a moins qu'il ne persistat dans son desir de seminaire. Tante Dine se fachait contre le prix exorbitant de la pension et du trousseau, et nous vantait d'une voix emue le merite de nos parents qui ne reculaient devant aucun sacrifice financier pour achever notre education. --Ah! ah! ricanait grand-pere, ces grands etablissements religieux ne s'ouvrent pas pour rien. On y saigne les clients aux quatre veines pour l'amour de Dieu. Enfin il etait convenu que Louise irait passer deux ou trois annees au couvent des dames de la Retraite a Lyon. Elle y deviendrait plus serieuse, et, quand elle sortirait, elle serait une jeune fille accomplie, comme Melanie alors dans toute la fleur de sa jeunesse, Melanie qui, jadis, m'invitait a chanter les vepres devant une armoire ou a poursuivre, un verre d'eau a la main, Oui-oui l'ivrogne, et dont la persistante piete presageait une vocation qu'elle affirmait petite et qu'elle taisait maintenant, sauf peut-etre a ma mere. Ainsi, l'avenir de la famille reclamait, pour s'organiser, bien des reflexions et des decisions. Nous y restions, grand-pere et moi, fort etrangers. Le portail franchi, nous ne regardions pas en arriere, ou bien mon compagnon se moquait: --Et pour toi, petit, qu'est-ce qui se mijote? Veux-tu toujours entrer a l'ecole de l'adversite? On m'avait beaucoup plaisante sur ce chapitre, ce qui ne me divertissait guere. J'avais renonce a tout projet et ne songeais pas, comme mes freres, a conquerir quelque situation brillante. Il me suffisait de ces proprietes dont on jouit sans jamais s'en occuper, a la mode de grand-pere, le lac, la foret, la montagne, sans compter les etoiles pendant les belles nuits de juillet. Je ne sais meme si je ne leur preferais pas les banquettes rouges du Cafe des Navigateurs, ou j'avais l'impression d'etre un homme en assistant a l'echange de propos exceptionnels touchant la peinture, la musique et la politique. Cependant, je ne cessais pas de sentir peser sur moi le regard de ma mere. Pour ne pas me l'avouer, je prenais des allures de liberte. Avec les _Scenes de la vie des animaux_, j'improvisais des ressemblances blessantes pour toutes les personnes de nos relations; je tournais en ridicule les choses et les gens, et j'affectais meme, vis-a-vis de mes freres et soeurs, un ton degage, destine a leur montrer que j'etais fixe sur la vie et n'avais plus rien a apprendre. Par un bizarre phenomene, a mesure que l'on m'initiait a la simplicite des moeurs rurales et a la bienfaisance de la nature, je vois bien maintenant que je devenais plus complique. Et toujours, a travers mes attitudes nouvelles, comme s'il cherchait mon coeur, ce regard me suivait. Maman nous fit peur un jour que nous la croisames. Elle se rendait a l'eglise pour le salut du soir, et nous au cafe pour notre plaisir. Elle quittait si rarement la maison que nous ne songions pas a la rencontrer. Le nez au vent, nous reniflions d'avance l'odeur speciale de tabac et d'anis qui nous attendait. Cette femme qui venait a nous, si modeste, si grave qu'on ne songeait pas a la regarder, nous n'y pretames pas attention. Nous fumes bien surpris quand elle nous aborda et nous demanda: --Ou allez-vous? Que repondrait grand-pere? Nous avions affiche bien haut notre dedain de cette ville que nous traversions allegrement. Livrerait-il le secret que je savais si bien garder? Il ne fut pas embarrasse le moins du monde: --Acheter le journal, ma fille. Lui non plus n'avouait pas nos visites au Cafe des Navigateurs. Ma mere nous laissa continuer notre route. Quand elle eut tourne a gauche dans la direction de l'eglise, grand-pere se rejouit de la bonne farce qu'il avait jouee. Cependant elle n'avait pas voulu paraitre douter d'une reponse qui ne l'avait pas trompee. Je le sais, parce que je la vis rougir du mensonge que nous avions commis. Une autre circonstance devait reveler directement sa clairvoyance et ses alarmes. Un dimanche matin, comme je franchissais la porte de la maison avec grand-pere, elle nous recommanda de rentrer bien exactement pour l'heure de la messe. Elle m'y conduirait elle-meme, bien qu'elle eut deja rempli ce devoir a la pointe du jour, comme elle en avait l'habitude. Nous fumes abordes au retour par Glus et Merinos, couple aimable et altere qui nous entraina, malgre nous, a l'aperitif. Nous ne resterions que deux ou trois minutes, tout au plus, et nous etions en avance. Mais nous tombames sur Martinod qui perorait avec une verve abondante. Toutes les tables l'ecoutaient, le buvaient, l'applaudissaient. Une atmosphere d'enthousiasme l'environnait, et la fumee des pipes montait comme l'encens autour de lui: il decrivait avec des details si pittoresques et si colores l'ere prochaine de la Nature et de la Raison que l'on vivait par avance dans ces temps glorieux. Quelle fete, celle d'une humanite genereuse qui renoncait aux divisions de castes, de classes, de peuples, aux frontieres et aux guerres, aux gouvernements et aux lois et partageait fraternellement les richesses de la terre! L'orateur transfigure dechirait les voiles de l'avenir et montrait le soleil futur comme l'ostensoir d'or a la procession. Ce fut si beau que nous en oubliames la messe. Lorsque, rassasies d'eloquence, nous nous decidames a rentrer, l'heure de la derniere etait passee. A la grille, grand-pere, degrise, commenca de manifester quelque trouble. Moi, je n'eprouvais pas de remords. Une autre responsabilite couvrait la mienne. Pourtant, quand j'apercus, derriere la persienne a demi close, l'ombre qui s'inquietait si vite des absents, je me sentis moins fier et j'eus conscience d'une mauvaise action. Ma mere descendit a notre rencontre. Nous la trouvames deja sur le pas de la porte, et si pale que nous ne pouvions plus nous meprendre sur l'importance de notre retard. Sa voix livrait son anxiete quand elle s'informa: --Que vous est-il donc arrive? --Mais rien du tout, repliqua grand-pere. --Alors, pourquoi avoir fait manquer la messe a cet enfant? --Ah! nous avons oublie l'heure. Grand-pere, cette fois, se grattait le sourcil et s'excusait comme un coupable. Les yeux de ma mere se voilerent immediatement. Un instant plus tot ils etaient limpides. Leur rayon qui traversait cette humidite soudaine m'atteignit. Attenue par la brume des larmes, il ne pouvait pas etre bien redoutable, il n'aurait pas du me penetrer, et je n'en ai pas oublie la puissance. Les confesseurs de la foi devaient fixer les bourreaux avec ces yeux-la. Leur flamme divine, je crois bien l'avoir vue. Si petit que je fusse, je compris que ma mere tremblait de respect filial. Une obligation plus imperieuse la contraignait a parler, et elle parla: --Nous ne vous avons pas confie cet enfant, mon pere, pour le soustraire a ses devoirs religieux. Pour son ame et pour nous, vous ne deviez pas l'oublier. Elle avait parle avec fermete et douceur ensemble, et de l'effort qu'elle avait fait son visage deja pale a notre arrivee etait devenu si blanc que pas une goutte de sang n'y demeurait. ...Plus tard, bien plus tard, j'etais un jeune homme, et je me preparais a partir pour un rendez-vous. La femme que j'aimais --pour combien de temps? --avait promis sa trahison a mon plaisir, mais je ne songeais qu'a sa beaute. Ma mere entra dans ma chambre. Elle n'osait pas me parler; comme autrefois elle tremblait et d'un autre respect qui etait le respect d'elle-meme. Je ne savais pas ou elle voulait en venir, et j'eprouvais de la gene d'etre ainsi retenu. Elle me posa la main sur l'epaule: --Francois, me dit-elle, ecoute-moi, il ne faut jamais prendre ce qui est a autrui. Je protestai de mes intentions et je secouai, en partant, cette importune parole qui me rejoignit sur la route et m'accompagna. Par quel avertissement de sa tendresse ma mere avait-elle devine ou j'allais? Elle me regardait avec ces memes yeux voiles d'un peu de brume. C'etait deja presque une vieille femme a cause du malheur bien plutot qu'a cause des annees. Et dans cet amour leger, vers lequel je courais en chantant, j'apercus distinctement la faute... Grand-pere ne tenta pas de se defendre. Il n'appela pas a son aide le petit rire sec qui lui servait si commodement a se debarrasser de ses adversaires sans argumenter. Apres avoir murmure assez piteusement: " Oh! mon Dieu, la belle affaire!" il chercha a gagner l'escalier pour monter a sa tour. La, du moins, il serait a l'abri de tous reproches. Mon pere, qui descendait, se trouva lui barrer la route. Le conflit etait imminent. Et, par la pente naturelle de mon enfantine logique, voici que je me rappelais ce retour de la procession qui m'avait revele pour la premiere fois le meme antagonisme: mes parents, tout vibrants de la ceremonie que grand-pere compara a la fete du soleil, et mon enthousiasme fauche. Mais j'etais dispose a prendre ce souvenir a la legere: sans m'en douter, j'avais change de camp. Grand-pere, quand il entendit les pas sur les marches, me parut plus gene. Il ne pouvait eviter la rencontre. Or, elle se passa le plus tranquillement du monde. On causa du bon temps, de la promenade, des recoltes. Par generosite, par deference, pour eviter une scene de famille ou pour epargner un ennui a mon pere, ma mere garda le secret sur notre retard. Mais elle ne me vit plus sortir avec grand-pere sans poser sur moi ce regard dont je sens encore l'angoisse. Par une ingenieuse combinaison, elle nous adjoignit Louise ou meme la petite Nicole qui trottinait derriere nous et dont les jambes de sept ans avaient peine a nous suivre. Nous partions en bande, et grand-pere se montrait fort mecontent de ces nouvelles recrues: --Je ne vais pas, marmonnait-il, trainer apres moi toute la smala. Je ne suis pas une bonne d'enfants. --Allons donc, repliquait tante Dine, de si jolies jeunesses, tu es trop heureux de t'exhiber dans leur compagnie. Cependant j'estimais comme lui que la presence de mes soeurs nous gatait nos courses. Avec les femmes, on ne peut plus causer de rien, elles ne comprennent pas les choses de la terre, et elles se fachent des qu'il s'agit de religion. Je n'etais pas eloigne, moi qui avais montre tant de ferveur en premier communiant, de penser que ma mere exagerait l'importance de notre office manque. Je me croyais libre parce que j'avais l'esprit ferme a tout enseignement qui ne me venait pas de grand-pere. Libre, chacun pouvait agir a sa guise. Nous n'empechions pas les autres d'aller a la messe, et meme a la grand'messe, et aux vepres pardessus le marche. Les vacances acheverent de deranger nos tete-a-tete. Apres les vacances, ce serait la rentree, et je reprendrais ma place parmi les petits collegiens de mon age sans meme savoir que ces trois mois ecoules m'avaient change le coeur. LIVRE III I LA POLITIQUE Apres cette longue convalescence, je retournai, en effet, au college. C'etait un vieux college ou de bons religieux distribuaient une instruction emoussee. On y pouvait travailler quand les camarades n'y mettaient pas trop directement obstacle, mais il etait plus commode de s'y livrer a des industries clandestines, telles que l'elevage des mouches et des hannetons, la caricature, les lectures defendues et meme les explorations dans les corridors. La surveillance n'y depassait pas l'instruction. Jamais l'idee ne m'etait venue de considerer comme une prison ce batiment tout perce de portes et de fenetres, ou l'on entrait et d'ou l'on sortait a volonte sous l'oeil paterne d'un nouveau portier uniquement occupe de ses fleurs et d'une tortue dont il observait les moeurs. Mais j'etais ne au sentiment de la liberte, et partant a la notion de l'esclavage. Je m'exercai donc a me trouver malheureux. Les jours de sortie, je reprenais mes promenades avec grand-pere. Notre complicite, d'elle-meme, s'etablit. Si l'un ou l'autre de mes freres et soeurs nous etait adjoint, nous n'echangions que des propos rassurants. Quand nous etions seuls, nous nous exaltions sur le bonheur des champs et sur la fraternite des hommes, a quoi, seule, la propriete, avec toutes ses clotures, s'opposait. J'apprenais que l'argent est la cause de tous les maux, qu'il convient de le mepriser et supprimer, et que les seuls biens necessaires ne coutent rien, a savoir la sante, le soleil, l'air pur et la musique des oiseaux, et tout le plaisir des yeux. Mes professeurs, plus soucieux de latin que de philanthropie, negligeaient de me l'enseigner autrement que par leur exemple auquel je ne pretais pas attention. Plus de villes, plus d'armees (et Bernard qui preparait Saint-Cyr et qu'on avait oublie d'informer de ces verites!), plus de juges, plus de proces perdus, plus de maisons. J'estimais que grand-pere allait tout de meme un peu loin. Plus de maisons? et la notre? la notre qu'on avait reparee et toute remise a neuf. Peu m'importaient les autres, pourvu qu'on l'epargnat. --Mais non, petit nigaud, les peuples de pasteurs dormaient a la belle etoile. C'est plus hygienique. Abraham, quand il s'en allait dans la terre de Chanaan, devait dormir a la belle etoile, et de meme les bergers que nous avions rencontres menant leurs moutons a la montagne. Nous revinmes aussi en pelerinage au pavillon que je devais appeler le pavillon d'Helene, et l'on nous revit ensemble, de temps a autre, au Cafe des Navigateurs, de sorte que je ne perdis pas entierement contact avec mes amis. J'entrais dans ma quatorzieme annee, je crois, a moins que ce ne fut un peu plus tard, lorsque la ville fut le theatre de grands evenements. Par le moyen des elections, on entreprit le siege de la mairie, et le cirque Marinetti installa sa tente et ses roulottes sur la place du Marche. Je ne sais lequel de ces deux faits inegaux eut pour moi le plus d'importance. A la maison, avec les preoccupations nouvelles de notre avenir, le ton de la conversation devenait plus grave. Plus d'une fois je surpris mon pere et ma mere qui s'entretenaient mysterieusement de la majorite de Melanie: --Le moment approche, disait mon pere. J'ai promis. Je tiendrai ma promesse. Mais ce sera dur. Et ma mere de repondre: --Dieu le veut. Il nous donnera la force necessaire. Cependant elle montrait, moins que mon pere, de la tristesse quand elle parlait de ma soeur. De quelle promesse s'agissait-il et qu'est- ce que Dieu voulait? Je me souvenais bien de la gravure de la Bible qui representait le sacrifice d'Isaac, mais, depuis la messe manquee, j'etais moins credule aux exigences de Dieu. Melanie frequentait l'eglise, visitait les pauvres et repandait de l'eau sur sa brosse le matin afin d'aplatir plus vite ses cheveux blonds qui bouclaient naturellement et refusaient de se reduire en bandeaux. Je savais ces details par tante Dine, qui ne cessait de repeter: --Cette enfant est un ange. On ne pouvait plus se disputer avec elle. Mes parents ne lui donnaient plus d'ordres; ils s'adressaient a elle avec douceur, comme s'ils la consultaient. Moi-meme, sans savoir pourquoi, je n'osais pas la brusquer et, m'accoutumant peu a peu au respect, je me detachais d'elle et ne recherchais plus sa compagnie. Les autres aines ne reparaissaient qu'aux vacances. Louise, de son pensionnat de Lyon, ecrivait de tendres lettres que je trouvais un peu niaises, parce qu'il y etait souvent question de ceremonies religieuses et des visites de la superieure ou du passage de quelque missionnaire. Bernard, brievement, racontait sa vie a Saint-Cyr, ou il venait d'entrer. Et Etienne multipliait des allusions obscures a ses projets qui s'accordaient avec ceux de Melanie. Je ne pouvais m'abaisser jusqu'a jouer avec mes cadets, la delicate Nicole qui ne cessait de deranger ma mere pendant qu'elle ecrivait aux absents, et le tumultueux Jacquot pour qui j'eusse volontiers retabli les fortes disciplines dont je ne me souciais plus pour moi-meme. Je les traitais de mon haut: ils ne pouvaient me comprendre. De sorte que mon veritable camarade, c'etait grand-pere. Deux ou trois fois, mon pere, choque de mes silences ou de mes airs sucres, s'en plaignit dans ces conseils de famille dont les enfants ne manquent guere d'attraper des bribes: --Cet enfant est un cachottier. Ma mere, toujours un peu inquiete a mon egard, ne protestait pas; mais tante Dine, prete aux excuses, affirmait d'un ton doctoral que je m'epanouirais sous peu. Loin d'etre reconnaissant a cette inebranlable alliee, je me moquais de son fanatisme pour bien afficher la superiorite de mon intelligence. Le cirque et les elections troublerent donc la ville en meme temps. Chaque jour, en traversant la place du Marche, je m'interessais au lent dressage de la tente et a la pose des gradins, preliminaires des representations. A la maison, on causait plus volontiers de l'avenir du pays. Je n'etais pas aussi etranger qu'on pouvait le croire a la politique. Mes opinions seulement etaient incertaines. Je savais que certains jours, tels que le 4 septembre et le 16 mai, etaient des anniversaires inegalement celebres, qu'on avait expulse tous les religieux, sauf les notres, et qu'il y avait une expedition en Chine. Cette expedition, par hasard, ne rencontrait que des critiques. --Qu'on laisse donc ces gens-la tranquilles! reclamait grand-pere. Et mon pere de hocher la tete: --On oublie le passe. Un peuple vaincu ne doit pas disperser ses forces. Je n'ignorais pas qu'il avait pris part a la guerre, --pour celle-ci on disait simplement: la guerre, --et je l'imaginais tres bien a la tete d'une armee, tandis que grand-pere avait du toujours preferer son violon et son telescope aux sabre, fusils, pistolets et autres engins meurtriers. Le Cafe des Navigateurs avait beau mepriser tout entier la gloire militaire, elle gardait encore pour moi son prestige. Cependant, je ne comprenais pas tres bien comment le garde-francais et le grenadier du salon avaient pu mourir l'un pour le Roi, l'autre pour l'Empereur, et meriter neanmoins les memes eloges, alors que les partisans de l'Empereur echangeaient des injures avec ceux du Roi. --Pour les soldats, m'expliqua mon pere, il n'y a que la France. Il n'est pas de plus belle mort. Grand-pere, qui assistait a la scene, declara que la plus belle, a son avis, c'etait de mourir pour la liberte. Mais il n'insista pas et je vis qu'il avait fache mon pere, malgre le silence qui suivit. Cette idee le tarabustait, car il y revint lors de notre prochaine sortie et m'entretint, avec plus d'exaltation qu'a son ordinaire, d'une epoque resplendissante qu'il avait connu et aupres de laquelle la notre n'etait que tenebres. La notre me semblait supportable avec les promenades et le cafe. On avait alors, une seconde fois, delivre la liberte, comme sous la Revolution, et quand la liberte est delivree, une ere de paix et de concorde universelle commence. Deja les citoyens d'un meme elan fraternel, travaillaient en commun dans de vastes ateliers nationaux. Une remuneration modeste, mais egale pour tous, pour les faibles et pour les forts, pour les malingres et les robustes, apportait a chacun le contentement du pain quotidien desormais garanti. --C'est, dis-je, ce que reclame M. Martinod. --Martinod a raison, reprit mon compagnon, mais reussira-t-il ou nous avons echoue? --Vous avez echoue, grand-pere? --Nous avons echoue dans le sang des journees de Juin. _Nous avons echoue dans le sang des journees de Juin..._ Le sens de ces mots pouvait m'echapper: ils faisaient une musique pareille a un roulement de tambour. Autrefois, il y avait trois ou quatre ans, je m'etais excite sur d'autres paroles mysterieuses telles que la plainte du Merle blanc: _J'ai coordonne des fadaises pendant que vous etiez dans les bois_, et encore celle du Rossignol: _Je m'egosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas_. Maintenant, j'en trouvais la melancolie un peu fade, et je leur preferais ce nouveau rythme douloureux et guerrier. Touche au coeur, je reclamai la suite, comme pour les histoires de tante Dine quand j'etais petit: --Et alors, qu'est-il arrive? --Un tyran. Ah! cette fois, j'etais fixe. Un tyran, un hospodar, quoi! l'hospodar de tante Dine, le fameux homme habille de rouge qui commandait avec de grands cris. --Quel tyran? m'informai-je pour etre completement renseigne. --Badinguet. Napoleon III. D'ailleurs, tous les empereurs et tous les rois sont des tyrans. Non, decidement, je ne comprenais plus. La lueur de verite que j'entrevoyais s'eteignait. Mon pere, a table ou dans les conversations qu'il avait avec nous, ne manquait pas de nous enseigner le respect et l'amour pour la longue suite de rois qui avaient gouverne la France, et que presque toute la mauvaise peinture du salon, sauf le grenadier et les derniers portraits, avait servis. Il parlait de la puissance des nations aussi souvent que grand-pere de leur bonheur. Le grand Napoleon, dont tous les collegiens connaissent l'epopee, avait ruine le pays, mais tout de meme, c'etait le plus grand genie des temps modernes. Quant a Napoleon le petit, nous lui devions la defaite et l'amoindrissement. Chose curieuse: ces evenements dont il etait question a la maison ne me paraissaient avoir aucun lien avec ceux qui figuraient dans mon manuel d'histoire. On ne reconnait pas dans les plantes d'herbier celles qui poussent dans les champs. Or, quand mon pere celebrait les rois, jamais grand-pere ne soulevait une objection. Il n'approuvait ni ne desapprouvait. Et voici qu'il me declarait d'un ton peremptoire que tous les rois etaient des tyrans. Pourquoi se taisait-il a table quand il etait si sur de son opinion? Sans doute ne voulait-il contrecarrer personne, afin de ne pas soulever de disputes, et, des lors, je m'expliquai son effacement par sa delicatesse, ce qui m'incitait a lui donner raison. Il me reparla une autre fois de ces mysterieuses journees de Juin ou l'on s'etait battu pour briser les fers du proletariat. Le proletariat ne me representait pas quelque chose de bien net. Tem Bossette, Mimi Pachoux et le Pendu etaient-ils des proletaires? Je les imaginai charges de chaines et enfermes dans une cave aux tonneaux vides, parce que, si les tonneaux avaient ete pleins, ils n'en seraient pas sortis volontiers. Grand-pere s'elancait a leur secours. J'appris de sa propre bouche qu'a Paris il avait pris part a l'insurrection et tenu un fusil. --Vous avez tire, grand-pere? demandai-je avec surprise et peut-etre avec admiration, car je ne l'aurais pas cru capable d'un geste aussi vif. Il m'expliqua modestement qu'il n'en avait pas eu l'occasion. Tante Dine m'avait montre, dans une armoire, le sabre qui avait servi a mon pere pendant la guerre. Pourquoi ne m'avait-on jamais parle de ce fusil? N'etait-ce pas aussi un trophee de famille? Et grand-pere termina son recit un peu vague par cette reflexion familiere: --C'est papa qui n'etait pas content. Il me semblait si vieux, que je n'aurais jamais eu l'idee de songer a ses parents qui n'etaient plus au salon que de la peinture. Et voici qu'il disait _papa_ comme le petit Jacquot, pas meme _pere_, comme mes freres aines et moi. Amuse, je m'ecriai: --Votre papa, grand-pere? --Mais oui, l'homme des roses et des lois, le magistrat, le pepinieriste. Il le traitait sans aucun respect, et cette audace que j'estimais inouie m'attirait bien plus qu'elle ne me deconcertait. L'irreverence me semblait une chose prodigieuse qui suffisait a supprimer les rangs. Avec elle, on se placait immediatement au-dessus des autres hommes, avec elle on pouvait se moquer de tout impunement. Je me promis d'etre irrespectueux pour montrer mon esprit. Grand-pere me fournit quelques explications sur le mecontentement de son _papa_: --Eh! oui! Il pretendait qu'il fallait un roi dans la nation, comme un jardinier dans un jardin. Et toute la mauvaise peinture du salon pareillement. Toute la famille, quoi! Grand-pere se mettait deliberement en dehors des ancetres. Il pretendait faire bande a part, marcher tout seul, hors des routes, comme dans nos promenades. A quoi bon etre une grande personne, s'il faut encore dependre d'autrui, ne pas agir a sa guise, ecouter les conseils et les remontrances? Il avait joliment bien fait de prendre un fusil, puisque c'etait pour la liberte. Et, de son fameux rire impertinent, il cassa l'opinion paternelle en invoquant la nature: --C'est absurde. Comme s'il fallait tailler les arbres et les plantes ! Regarde s'ils savent pousser tout seuls, et si ca n'enfonce pas tous les jardins du monde. Nous arrivions devant un bois de fayards, de trembles, d'autres essences encore. Les petites feuilles de printemps, d'un vert tendre, ne suffisaient pas a recouvrir l'essor des branches. Avant ma convalescence, j'aurais donne tort a grand-pere. La transformation de notre jardin, depuis que mon pere avait pris les renes du gouvernement, l'arrangement des pelouses, le jet d'eau, le dessin des parterres, la forme des bosquets, tout cet ordre harmonieux me satisfaisait pleinement. Nos randonnees dans la campagne, peu a peu, m'avaient ouvert les yeux a des beautes plus sauvages. Un fouillis de fougeres et de ronces, l'enchevetrement des lianes aux buissons, des rochers couronnes de bruyeres roses, et les retraites les plus perdues avaient mes preferences. De sorte que j'approuvai cet argument sans hesitation. Mais je decouvrais avec une sorte de stupeur qu'on pouvait ne tenir aucun compte de l'avis de ses parents, et meme les juger, comme ca, avec tranquillite. Grand-pere ne craignait pas de condamner son pere devant moi. C'etait la plus forte lecon d'independance que j'eusse recue, et cette decouverte, loin de m'enivrer, m'inspirait de la crainte, et comme un retour de l'impression sacrilege qui m'etait venue de la mort. L'irreverence n'etait pas la liberte. On pouvait se moquer et se soumettre ensemble. Tandis qu'on avait veritablement le droit d'etre libre, de ne pas accepter les idees de son pere, de ne pas obeir a ses ordres. Je n'aurais pas ose formuler ces pensees qui m'assaillaient et je revins a la politique: --Alors, demandai-je, il n'y aura plus de rois? --A mesure que les peuples se civilisent, les rois disparaitront. --Et le comte de Chambord? --Oh! celui-la, il peut bien se tailler une chemise de nuit dans son drapeau blanc. Le comte de Chambord ainsi traite! Avant de me divertir, cette plaisanterie me suffoqua. Le comte de Chambord etait pour moi un personnage de legende, aussi lointain et prestigieux que les chevaliers de ces ballades qui avaient exalte ma convalescence. Sans doute il n'avait pas soustrait a Titania, la blonde reine des elfes, la coupe du bonheur; il ne rendait pas visite, sur un cheval rouan, a la jeune fille de la romance du nid de cygne; mais je savais qu'il vivait en exil, qu'il portait l'aureole des martyrs et qu'on l'attendait. Tante Dine ne l'appelait jamais que: _notre prince_, et hochait la tete avec orgueil des qu'on prononcait son nom, comme s'il lui appartenait. De temps a autre se tenaient au salon des conciliabules ou l'on s'entretenait de son prochain retour. Et il ne rentrerait pas seul: Dieu l'accompagnerait, et il ramenerait le drapeau blanc. Mon imagination l'evoquait sans peine a la tete d'une foule qui brandissait des bannieres, et je ne distinguais pas tres bien s'il conduisait une armee ou une procession. A ces confreres prenaient part Mlle Tapinois qui ressemblait a la vieille colombe de mon livre d'images, M. de Hurtin, vieux gentilhomme pareil au faucon que les revolutions avaient ruine, divers autres personnages tires, eux aussi, des _Scenes de la vie des animaux_, et que je confonds un peu dans ma memoire, et certain pretre fougueux, l'abbe Heurtevent, qui portait le nez en bataille, et dont les yeux ronds et sortant de la tete ne voyaient que de loin, car il se heurtait a tous les meubles, et, toujours en mouvement, menait la guerre contre les vases et les potiches. Renversait-il un bibelot? il ne s'excusait point: --Un de moins, declarait-il simplement. Ces menus et frivoles objets le contrariaient dans ses gestes, et il les detestait. Tante Dine lui pardonnait jusqu'a ses degats, a cause de son eloquence. Sa tete se trouvait si haut perchee, quand il restait debout, que je la cherchais comme une cime. Assis, au contraire, il disparaissait presque dans les fauteuils, et ses genoux pointaient sur le meme plan que le menton: on l'eut dit replie en trois morceaux de longueurs egales. Sa maigreur etait d'un ascete. Quoi d'etonnant? Il se nourrissait de racines, et c'etait lui qui, pendant la saison des cryptogames, vivait de bolets Satan. Il les digerait, mais cela ne l'engraissait point. Cette alimentation interessait grand-pere, qui le considerait comme un phenomene et pour ses excentricites supportait ses opinions. Il ne l'appelait jamais que : Nostradamus. Mon pere, bien au contraire, ne se souciait que mediocrement d'un tel allie et ne prisait pas beaucoup ces assemblees quasi mystiques. --Notre brave abbe, assurait-il, ne regarde qu'en l'air. Il interroge le ciel et ne sait plus ce qui se passe. Qu'avait-il besoin de le savoir, puisqu'il connaissait l'avenir? Il collectionnait, en effet, toutes les predictions qui se rapportaient a la restauration monarchique et il en citait par coeur les passages essentiels. A force de les avoir entendus, je les ai retenus assez bien. La plus celebre de ces propheties etait celle de l'abbaye d'Orval. Elle avait annonce la chute de Napoleon, le retour des Bourbons et meme le regne de Louis-Philippe et la guerre. Son authenticite etait ainsi garantie par tout un siecle. Comment, des lors, aurait-elle menti dans cette apostrophe que notre abbe Heurtevent susurrait d'une voix mouillee et qui arrachait des larmes aux dames: _Venez, jeune prince, quittez l'ile de la captivite... joignez le lion a la fleur blanche_. On parvenait subtilement a expliquer l'ile de la captivite et le lion qui, a la premiere investigation, demeuraient obscurs. Cependant, je n'etais pas presse de voir le jeune prince obeir a cette injonction, a cause des evenements qui devaient suivre, a savoir la conversion de l'Angleterre, celle des juifs et, pour finir, l'Antechrist. L'Antechrist m'epouvantait: lui aussi, comme la Mort de ma Bible, devait monter un cheval pale. --Oh! le jeune prince! ricanait grand-pere quand je lui racontais ces merveilles, car il refusait d'assister aux assemblees que presidait l'abbe Nostradamus, jeune prince de soixante printemps! Il y avait aussi les visions de certaine soeur Rose Colombe, religieuse dominicaine decedee sur la cote d'Italie. Une grande revolution eclaterait en Europe, les Russes et les Prussiens changeraient les eglises en ecuries, et la paix ne renaitrait que lorsqu'on verrait les lis, descendants de saint Louis, fleurir a nouveau le trone de France, ce qui arrivera. _Ce qui arrivera_ terminait le paragraphe, avertissait que ce n'etait pas la une simple hypothese, comme les savants en peuvent construire, mais une verite incontestable prouvee par des extases. --Oui, les lis refleuriront! aimait a repeter tante Dine, qui attribuait un credit particulier aux paroles de la soeur Rose Colombe. Avec cette certitude, elle se precipitait plus superbement dans l'escalier des qu'elle pouvait supposer qu'on avait besoin de ses services. Elle avait l'habitude d'accompagner d'interjections et d'exclamations les innombrables travaux auxquels elle se livrait sans repit. On l'entendait qui psalmodiait en balayant ou frottant, car elle mettait la main a tout: --Ils refleuriront pour le salut de la religion et de la France. L'abbe ne se contentait pas des predictions qui retablissaient les monarques chez nous. Sa sollicitude s'etendait jusqu'a la malheureuse Pologne, et un soir, triomphalement, il apporta un journal de Rome ou se trouvait consignee l'apparition du bienheureux Andre Bobola, qui informait un moine de la restauration de ce royaume apres une guerre qui mettrait aux prises toutes les nations. --La Pologne, cette fois, est sauvee, conclut-il, satisfait. --Pauvre Pologne, il etait grand temps! appuya tante Dine qui compatissait a toutes les infortunes. Il n'en fallait pas moins passer par des catastrophes avant de parvenir a ces miraculeuses renaissances. Notre abbe incendiait bravement l'Europe et consentait a la noyer dans un fleuve de sang, pourvu que les lis refleurissent. Les dames se plaisaient a l'entendre vaticiner. Ses narines se gonflaient comme des voiles sous les vents favorables, et ses yeux ronds se projetaient hors de la tete avec tant d'ardeur que l'on pouvait craindre de les recevoir tout brulants. Il rompait aussi des lances avec un parti qui admettait l'evasion de Louis XVII detenu a la prison du Temple et l'authenticite de Naundorff. Mlle Tapinois, notamment, prechait le naundorffisme, ce qui lui valut de vertes algarades. Elle avait failli entrainer tante Dine qu'un regard de l'abbe Heurtevent suffit a maintenir dans la bonne cause. N'invoquait- elle pas la Providence dont chacun savait qu'elle etait le bras droit, et qu'elle declarait, on ne savait pourquoi hostile au retour du comte de Chambord? Afin d'eclipser son adversaire, elle raconta que Jules Favre, avocat de son Naundorff, avait recu de lui, en temoignage de gratitude, le cachet des Bourbons et que, n'en portant pas d'autre ce jour-la, ce jour historique, il avait appose le sceau royal sur le traite de Paris apres la signature du comte de Bismarck, comme s'il n'agissait que par delegation de son prince? Cette anecdote ayant obtenu un succes de curiosite, malgre cette remarque de mon pere: " Aucun Bourbon n'aurait eu a signer un traite pareil', l'abbe Heurtevent, ecoeure d'etre interrompu dans ses predictions pour l'audition de telles balivernes, haussa les epaules en signe d'incredulite, et du coin ou je brouillais un jeu de cartes, je l'entendis qui marmonnait: --Quand l'ane de Balaam parla, le prophete se tut. Je connaissais, par une gravure de ma Bible, l'aventure de Balaam. Mais notre abbe eut aussi la sienne et il en fut pour sa courte honte. Le vieux M. de Hurtin, dont le profil d'oiseau de proie servait a abuser sur l'opiniatrete de son caractere, ebranle par les recits et les affirmations de Mlle Tapinois, commenca, lui aussi, de soulever des objections contre Monseigneur, car on ne manquait point, fut-ce pour le combattre, de lui donner son titre. Il alla jusqu'a lui reprocher de ne pas avoir d'enfants. --On lui en fera un, declara M. Heurtevent dans une subite illumination. Cette reponse, lancee avec une grande force, souleva un _tolle_ general. Ces dames manifesterent leur indignation par toutes sortes de petits cris, et Mlle Tapinois, se voilant la face, protesta contre le scandale qu'un homme de Dieu ne craignait pas de provoquer dans un milieu honnete et respectable, et devant des enfants. L'abbe, tout rouge et tout penaud, et plus accoutume a infliger des semonces qu'a en recevoir, levait les mains en l'air pendant cette harangue pour avertir qu'il desirait s'expliquer. On ne le lui permit pas immediatement, et il dut patienter jusqu'a ce que l'emeute se calmat. Il avait simplement voulu dire qu'on assurerait la continuite de la dynastie et que la race royale n'etait pas pres de s'eteindre. Un successeur legitime tient lieu d'enfant pour un roi. Ces explications furent assez mal accueillies, et Mlle Tapinois, qui etait ma voisine, se tourna vers M. de Hurtin qu'elle catechisait pour constater que le prophete etait bien mal embouche. Elle se vengeait de l'ane de Balaam qui n'avait pas echappe a la finesse de son oreille. Cet incident que j'ai retenu sans l'avoir bien compris, ainsi qu'il arrive parfois dans les souvenirs, avait mis une sourdine aux reunions royalistes quand la proximite des elections les vint ranimer. --Je ne crois pas au salut par les elections, objecta mon pere. Cependant il ne faut rien negliger pour le service du pays. On s'entretenait couramment d'un assaut a livrer a la mairie qui etait indignement occupee. Mais qui menerait la bataille? Il faudrait un homme de lutte, habile et decide. Je ne passe plus devant le batiment municipal en me rendant au college, sans y chercher, dans une grande confusion de tous les sieges de l'histoire, des machicoulis ou des canons. A tout instant on sonnait a la grille et ce n'etait pas au medecin qu'on en voulait. Des messieurs bien mis et qui se glissaient plutot a la tombee de la nuit, avec les ombres, des paysans, des ouvriers envahissaient la maison, et les memes paroles revenaient sans cesse: --Ne vous presenterez-vous pas, docteur? --Monsieur le docteur, il faut marcher. Et des vieux des faubourgs disaient plus familierement: --En route, monsieur Michel. Les ouvriers et les paysans, je le remarquai, le sollicitaient avec plus d'entrain et de conviction. Plus discrets, mieux eleves, les messieurs bien mis n'insistaient pas, et l'un d'entre eux, gros et digne, poussa le devouement jusqu'a se proposer: --Evidemment, nous comprenons vos scrupules, vos hesitations. C'est une lourde charge, et tres couteuse. S'il le faut, j'accepterai la candidature a votre place. Ce sera pour vous etre agreable. --Pas vous, prononca avec autorite un grand barbu qui portait une blouse bleue. Vous n'auriez pas quatre voix. M. Michel, c'est autre chose. Le monsieur, ainsi brusquement econduit, boutonna sa redingote avec majeste. Et quand ces intrus s'etaient retires, la discussion reprenait, paisible, grave, confiante, entre mon pere et ma mere. Ils s'y absorbaient au point de ne pas s'apercevoir que nous etions la. --Tu ne peux pas, disait ma mere doucement en se servant presque des memes mots que le gros monsieur. Compte les charges que nous supportons. Tu as du racheter le domaine pour epargner a ton pere des ennuis et je t'y encourage, rappelle-toi. Dans les familles on est solidaire les uns des autres. Les grandes Ecoles sont tres couteuses, car nous n'obtiendrons pas de bourses bien que nous ayons sept enfants. Tu es note comme hostile aux institutions qui nous regissent. D'ici quelques annees, il nous faudra etablir Louise, si Melanie n'a besoin que d'une toute petite dot. Et puis, songe a toi-meme. Tu travailles deja trop, et tes malades absorbent tes forces. J'ai peur que tu ne te fatigues. Nous ne sommes plus de la premiere jeunesse, mon ami. La famille nous suffit, la famille est notre premier devoir. Et mon pere, comme s'il pesait le pour et le contre, gardait un instant le silence, puis repondait: --Je n'oublie pas la famille. Ne sois pas inquiete, Valentine, sur ma sante. Je ne me suis jamais senti plus robuste ni plus resistant. Et je ne puis m'empecher de songer au role utile qui m'est offert, car la mairie aujourd'hui, c'est la deputation demain: denoncer au pays la bande qui le trompe et qui le gruge, preparer l'esprit public au retour du roi, a ce retour necessaire si nous voulons nous relever de la defaite. Tous ces gens du peuple, qui viennent a moi, me touchent et ebranlent ma resolution de me tenir a l'ecart de la vie publique. Je n'ai pas d'ambition personnelle. Mais la aussi peut-etre, la aussi sans doute, il y a un devoir a remplir. C'etait comme des strophes alternees, ou la famille et le pays, tour a tour, adressaient leurs pressants appels. Le tableau que mon pere tracait de la France restauree ne ressemblait pas tout de suite a celui de l'abbe Heurtevent qui s'en tenait aux miracles: il donnait des details circonstancies que je ne suivais pas, et a la fin, sans qu'on sut comment, on avait l'impression que les provinces ressuscitees marchaient au doigt et a l'oeil sous l'autorite du prince qui s'adressait a elles directement, et qui, toutefois, s'en remettait, pour les choses religieuses, au pape de Rome. A cause de son aptitude a commander, j'eusse trouve naturel qu'on lui confiat le gouvernement, puisque le royaume de la maison ne lui suffisait pas et qu'il en desirait un autre. Et puis, il n'aurait plus le loisir de surveiller mes etudes et mes pensees, dont je voyais bien qu'il s'inquietait le soir avec ma mere. Plus encore qu'a la maison, ou je ne surprenais qu'un faible echo des evenements qui se preparaient, la vie etait changee au Cafe des Navigateurs. J'y accompagnai grand-pere un jour de conge, sans prevenir personne. Cassenave, seul, prematurement vieilli, continuait de boire pour le plaisir, au milieu de l'inattention generale. Les autres membres du groupe apportaient des preoccupations plus relevees. La, on ne parlait pas du Roi, mais de la liberte. J'apprenais que l'hydre de la reaction, que l'on avait crue ecrasee apres le Seize- Mai, commencait de relever la tete. Galurin, c'etait son dada, reclamait ouvertement le partage des biens. Glus et Merinos repudiaient une Republique bourgeoise et la voulaient a la fois populaire et athenienne, assurant a chacun un salaire minimum pour une besogne indeterminee et, par surcroit, accessible a la beaute et protectrice des arts. D'avance, interrompant leurs oeuvres en cours, ils ebauchaient l'un une symphonie, l'autre un fusain ou l'ere nouvelle etait symbolisee. Mais je ne reconnaissais plus Martinod. Au lieu de peindre, comme autrefois, a nos yeux eblouis les noces du Peuple et de la Raison, voici qu'il abandonnait ses phrases aux deux artistes. Avec une precision imprevue, il enumerait des reformes urgentes, la diminution du service militaire en attendant sa suppression, l'independance des syndicats, le monopole de l'Etat en matiere d'enseignement, sans compter la revision de la Constitution sur quoi tout le monde etait d'accord. L'independance des syndicats me frappait tout specialement, parce que mon voisin avait beau m'expliquer en quoi elle consistait, je n'y comprenais goutte, de sorte que j'y attachais un prix exceptionnel. Et meme, lachant ces reformes malgre leur urgence, Martinod, qui amenait des recrues et les abreuvait en les enseignant, s'exaltait sur un but plus rapproche qui etait la mairie. Decidement j'etais fixe: la bataille se livrerait la et non ailleurs. Bientot il ne fut plus question que de noms propres. On oublia la republique populaire et athenienne, on oublia les reformes, et l'on cita des individus dont un tres petit nombre trouva grace devant la compagnie. La plupart furent consideres comme suspects: on ne les estimait pas assez purs et l'on relevait contre eux toutes sortes de tares accablantes, et notamment leur frequentation des cures et l'education clericale de leurs enfants. Puis on s'entretint a mi-voix --et je vis bien que Martinod coulait des regards furtifs tantot dans la direction de grand-pere et tantot dans la mienne, ce qui me flatta, car d'habitude je n'existais guere pour un homme aussi considerable, - - d'un chef redoutable qui serait le pire adversaire et qu'on ne reduirait pas facilement. --Il n'y a que lui, conclut Martinod. Les autres, tous des jean- foutre ou des fesse-mathieu. --Il n'y a que lui, approuva le choeur. Cependant on evitait de le nommer. Je n'eus pas de peine, neanmoins, a me le figurer enigmatique et formidable, conduisant ses troupes avec la certitude de la victoire. Grand-pere, distrait, ecoutait le dialogue de Cassenave avec son double. Martinod, qui l'observait depuis une minute ou deux, tantot a la derobee et tantot bien en face, se pencha tout a coup vers lui et lui dit brusquement: --Savez-vous une chose, pere Rambert? C'est vous qui devriez nous mener au combat. --Moi! fit grand-pere renverse. Oh! oh! Et il se gargarisa de son petit rire. On le laissa se divertir tout a son aise, apres quoi Martinod reprit son offre. --Sans doute, vous. Qui le merite davantage? En quarante-huit, vous avez failli mourir pour la liberte. --Mais pas du tout, je n'ai pas failli mourir. On n'insista pas davantage sur cette proposition. Et comme nous rentrions ensemble a l'heure du diner, il s'arreta pour me dire: --Il en a de bonnes, Martinod! Moi, leur candidat, c'est insense! Et il rit encore tout son saoul. Un peu plus loin, il repeta: --Leur candidat, moi! Et cette fois, il ne rit plus. Je compris que tout de meme il n'etait pas fache de l'invitation de Martinod. II LE CIRQUE De ces preparatifs electoraux j'etais distrait par le cirque installe sur la place du Marche. Son immense tente blanche, fixee enfin par de solides piquets, portait, au-dessus de la toile qu'on soulevait pour entrer, cette inscription en lettres d'or sur fond bleu: Cirque Marinetti. Un tambour agitait frenetiquement ses baguettes pour attirer l'attention du public, et de temps a autre, ecartant la portiere, une princesse a la robe eclatante et aux bas roses surgissait comme une apparition. Je passais par la en revenant du college, rien que pour entendre cet invariable tambour et apercevoir cette dame qui tantot etait vieille et tantot adolescente. Combien j'aurais voulu penetrer la dedans! J'entretenais du moins mon desir de ce paradis defendu et vite je m'enfuyais au pas de course pour ne pas me mettre en retard. Une fois j'entrepris le tour exterieur de la tente, et ce fut la decouverte des coulisses. En arriere, les roulottes etaient rassemblees. De leurs minces cheminees sortait une fumee epaisse: on y devait bruler du bois vert. A en juger par l'odeur, il se preparait d'inquietantes ratatouilles. Des chevaux etiques se trainaient en liberte, comme s'ils n'avaient pas la force d'aller bien loin, sous le regard des chiens indulgents dont la paresse me rassura. Un perroquet voletait d'un toit a l'autre. Assise sur un escalier, une femme vetue de haillons dont les larges trous revelaient sans pudeur la peau ambree, se peignait au soleil, et sa chevelure noire qu'elle ramenait en avant repandait de l'ombre sur tout son visage dont je ne pus rien savoir et qui, seul, m'interessait. Un vieux bonhomme bronze fumait sa pipe avec une majeste comparable a celle du vieux patre au manteau couleur de chaume qui marchait devant ses moutons et les emmenait a une allure reguliere vers la montagne. Des enfants demi-nus, bruns et frises, grouillaient entre les voitures, se bousculaient, echangeaient des horions, quand tout a coup une porte s'ouvrait, d'ou bondissait une megere, tenant une casserole de la main gauche: la droit lui suffisait pour ramener la paix au moyen de quelques bonnes claques. Ce spectacle ne refroidit point ma curiosite. L'envers du theatre a-t- il jamais ralenti l'empressement des amateurs ou le zele des comediens ? Quel ne fut pas mon contentement lorsque grand-pere, au retour d'une promenade, me proposa de penetrer a l'interieur! Je crois qu'il y allait pour son propre compte et ne soupconnait pas mes convoitises. Nous y entrames. L'orchestre, compose d'un cornet a piston, de deux petites flutes et d'un clavier qu'on frappait avec deux regles, --le tympanon m'etait inconnu, --faisait tant de vacarme qu'on n'entendait plus le fidele et monotone tambour du dehors. On s'habituait peu a peu et dans tout ce bruit je percus une sorte d'appel indiciblement triste, doux et autoritaire ensemble, et si insistant qu'on n'y pouvait resister. Plus tard, les danses hongroises m'ont permis de mieux comprendre la nostalgie que j'avais eprouvee. Cela m'evoquait de l'inconnu, des pays lointains, et aussi le plaisir d'une incertaine douleur. J'eprouvais l'envie de tendre les bras en avant pour presser l'avenir. C'etait comme une precision nouvelle de la sensation encore trop vague que m'avait apportee, tout petit, la berceuse de tante Dine : Si Dieu favorise Ma noble entreprise, J'irai-z-a Venise Couler d'heureux jours. Et je me rendais compte obscurement que jamais la maison ne comblerait mon reve. On n'y entendait pas de ces musiques-la. Des clowns enfarines, avec de petits bonnets pointus et des costumes mi-partie jaune et rouge, se jouerent des tours qui determinerent les rires de la foule et qui me degouterent. Je n'etais pas venu assister a des pantalonnades et j'attendais, sans trop savoir quoi, une representation emouvante et noble. Heureusement une danseuse de corde me rasserena, car elle gardait peniblement son equilibre et semblait se precipiter sur le sol a chaque instant. Mais le numero sensationnel fut le trapeze volant des deux freres Marinetti. Plus d'un genial acrobate a sans doute debute dans un de ces cirques forains. Les deux freres Marinetti sont devenus celebres: l'un s'est tue a Londres en tombant, et l'autre est aujourd'hui un des premiers mimes du monde. C'etaient alors deux tout jeunes gens, guere plus ages que moi. On eut dit qu'ils s'amusaient eux-memes et ne prenaient aucun souci des spectateurs. Ils s'entr'aidaient avec une sollicitude touchante et convenaient d'un bref signal pour l'execution de leurs tours d'ensemble, j'allais dire de leur duo, car il y avait tant de rythme dans les souples mouvements de leurs deux corps que, veritablement, cela chantait. Dans toute leur carriere, glorieuse ou tragique, ont-ils jamais rien execute de plus hardi que ces vols d'un trapeze a l'autre, sans la securite du filet et sous la surveillance de la mort dont ils ne se souciaient pas plus qu'un epervier d'un couteau. Un cri etouffe de femme dans l'assistance me revela la danger a quoi je ne songeais pas plus qu'eux, et dont j'eus brusquement la perception. Ainsi projetes en l'air, je les admirais et les enviais. Je ne concevais rien de plus heroique et ma notion du courage se modifiait. Jusqu'alors, a travers les epopees que m'avait racontees mon pere, je l'imaginais au service d'une cause. Hector defendait sa ville contre les Grecs, et Roland sa foi contre les Sarrasins. Mais n'etait-il pas bien plus beau de jongler avec soi-meme, pour rien, pour le plaisir, car le public cessait de compter? Dans ce cirque mal eclaire, au son de cet orchestre bizarre mais exaltant, j'ai pressenti l'attrait du danger qui ne sert a rien. Les clowns, la danseuse de corde et meme les freres Marinetti s'eclipserent comme par enchantement de mon imagination, lorsque sur la piste s'elanca la petite ecuyere, debout sur un cheval noir qui portait une selle large et plate comme une table. Je regardais a terre pendant l'entracte: c'est pourquoi je distinguai le cheval, sans quoi je n'aurais surement vu que la cavaliere. Elle etait vetue d'une robe d'or. Si les lampes avaient donne moins de fumee et plus de clarte, il est probable que cette robe fripee ne m'eut point communique une telle vision de luxe. Les bras etaient nus et les cheveux denoues. Seule de tous ces artistes basanes, elle etait blonde, comme toutes les heroines de mes ballades. Ce que nulle femme ne m'avait donne encore, et pas meme celle que j'avais rencontree avec grand-pere et que je surnommais la dame du pavillon en attendant de l'appeler Helene, cette jeune fille me le donna rien qu'en s'elancant: non plus le sens de la beaute auquel j'etais deja parvenu, mais la peur d'approcher d'elle et de ne la point tenir. Pourtant j'ai beau chercher ses traits dans ma memoire, je ne les retrouve pas. Je devais la rencontrer souvent, et je me demande a present si je l'ai jamais regardee, si jamais j'ai ose la regarder vraiment. Je lui attribue des yeux dores, un teint dore comme a une vierge de vitrail que le soleil traverse. Quel age avait- elle? Seize ou dix-sept ans, pas davantage, et peut-etre pas meme autant. Les fruits de son pays n'ont pas besoin de beaucoup de mois pour murir. Elle paraissait plus grande qu'elle n'etait a cause de sa sveltesse. On ne pouvait la dire maigre sans lui faire injure: mince, oui, mais d'une minceur pleine et musclee, et je m'etonnais des rondeurs naissantes de son torse. Elle sautait dans les cerceaux qu'on lui tendait et a chaque saut je craignais que le cheval ne se derobat ou qu'elle ne manquait la large selle. De trembler pour elle j'etais content. Rassure sur son adresse, je suivis le mouvement de ses cheveux qui, chaque fois qu'elle bondissait, se soulevaient et retombaient en cadence sur ses epaules. Si quelques-uns s'echappaient par devant, elle les rejetait d'un geste irrite. Par la gravite de son visage elle attestait qu'elle appartenait a son travail. Parfois elle entr'ouvrait les levres et poussait de petits hop, hop, destines a exciter sa monture qui tournait en rond sans conviction. Quand, pour se reposer, elle s'asseyait en amazone, les jambes pendantes, elle inclinait la tete sous les applaudissements avec indifference. Sa respiration plus breve relevait et abaissait alors tout a tour la poitrine libre dans la robe qui la moulait. Sa gravite, son indifference achevaient son isolement. Les jeunes filles que je connaissais, les amies de mes soeurs, parlaient, jacassaient, riaient, jouaient, se prenaient par la taille. Celle-la passait comme une idole. La representation se termina par une pantomime que je retins scene par scene. Rentre a la maison, je la reconstituai tant bien que mal en mobilisant ma soeur Nicole et jusqu'a Jacquot pour un role subalterne, plus deux petits camarades que j'amenais, et avec cette troupe improvisee j'en voulus offrir le regal a mes parents, pour celebrer la fete de l'un ou de l'autre. On nous interrompit au beau milieu sans aucun respect de l'art dramatique. Seul, grand-pere s'amusait bruyamment, de quoi tante Dine le tanca. En reflechissant a cet incident, j'ai compris dans la suite qu'il s'agissait d'un mari qu'on bernait. L'innocente Nicole etait chargee de ce soin et sur mes instructions s'en acquittait a merveille. Et le cirque me fut interdit. La petite reine foraine qui du haut de son cheval n'avait fait qu'un saut dans ma memoire etait sans doute destinee a demeurer pour moi un souvenir magnifique et lointain. Mais grand-pere aimait a frequenter les artistes, les irreguliers. Je le voyais bien au Cafe des Navigateurs. Avec tout le groupe de Martinod il se rangeait contre les bourgeois. Comme nous passions un jour sur la place du Marche, il contourna la tente pour aller rejoindre les roulottes. --Ou allons-nous, grand-pere? murmurai-je, car le coeur me battait. --Je veux voir ces gens-la de pres. Et il s'arreta, en effet, pour causer avec les hommes qui fumaient leurs pipes, tandis que les femmes preparaient la soupe ou raccommodaient les habits. Il leur parlait dans une langue inconnue qui devait etre l'italien. Sur ses levres, cette langue n'etait pour moi qu'incomprehensible. Il la prononcait a peu pres comme les mots dont nous nous servions. Tout au plus allongeait-il certaines syllabes pour escamoter les suivantes. Tandis que, dans la bouche de ces hommes bronzes, elle prenait un accent etrange, tantot bas et tantot aigu, comme une pimpante musique. Avions-nous affaire aux clowns ou aux acrobates? Les freres Marinetti etaient absents. Les voir la m'eut rempli d'orgueil. Le seul personnage important que je crus reconnaitre, ce fut la danseuse de corde. Encore etait-elle couronnee de cheveux gris un peu deconcertants. Elle ravaudait avec melancolie une jupe de gaze bouillonnante et sale. J'ignorais que cela s'appelle un tutu. Cependant je cherchais des yeux, craintivement, la petite ecuyere. J'eusse prefere qu'elle ne fut pas la. Je la cherchais trop loin: elle etait a cote de moi. Elle epluchait des pommes de terre avec un couteau ebreche. Au lieu de sa tunique d'or, elle portait de mauvaises hardes bariolees. Ses pieds nus, ses pieds dores, baignaient dans une couche de poussiere. Ainsi humiliee, je la trouvais aussi belle que dans sa gloire, sur le piedestal de sa large selle, franchissant les cerceaux et saluee des acclamations de la foule. Deja l'illusion m'illuminait. Je la trouvais aussi belle, et pourtant mon premier geste fut de m'ecarter, par timidite evidemment, et aussi, je le confesse, parce que tante Dine m'avait communique, vis-a-vis des bohemiens et des mendiants, sa peur de la vermine, qui, assurait-elle, se ramasse si vite. Explique qui pourra ces contradictions. Je reconnus en moi un obscur sentiment nouveau rien qu'a la honte que me donna ce recul instinctif, et, dans mon ardeur a meriter mon propre pardon, j'eusse immediatement partage avec elle jusqu'a ses insectes. J'admirais avec quelle noblesse elle pelait ses pommes et aussi avec quelle habilete, ne se reprenant point dans son operation et se contentant, chaque fois, d'une seule epluchure. Elle condescendait sans impatience a cette infime besogne, et je lui etais reconnaissant de s'abaisser. Comme la-bas, sur la piste, dans ses exercices hippiques, elle demeurait serieuse et impassible, toute a son travail. Remarqua-t-elle neanmoins mes yeux ecarquilles? Elle daigna me parler la premiere: --C'est long a peler, fit-elle. --Oh! oui, repondis-je au comble du bonheur, c'est long a peler. --J'aurais voulu, j'aurais du l'aider, mais je n'osais pas. Un scrupule pharisaique me retenait. Dans mon zele, je pouvais bien aller jusqu'a la vermine qui se prend sans que personne le remarque, tandis qu'eplucher des pommes de terre sur la place publique, devant des roulottes, c'etait un scandale exterieur qui m'epouvantait. Nous ne depassames pas ces confidences. Une voix gutturale appela tout a coup: --Nazzarena. Elle abandonna ses legumes et partit sans me dire adieu. J'en fus tres affecte; du moins je savais son nom. Je revins a la maison au galop, laissant derriere moi grand-pere qui agitait les bras et qui criait: --Hola! doucement! Je ne pouvais pas ne pas courir. Des ailes m'avaient pousse aux epaules, et pendant cette course affolee tout mon etre chantait comme la boite a musique lorsqu'on a declanche le ressort. Je penetrai au jardin en bousculant Tem Bossette qui ne s'etait pas range assez tot et qui vocifera: --Qu'est-ce que vous avez, monsieur Francois? Et je repliquai en riant, mais sans m'arreter: --Mais rien du tout. Je n'ai rien du tout. Je bondis par-dessus les cannas, et comme un poulain echappe, j'arrivai dans le verger. Au bout de souffle, j'allai m'appuyer brusquement contre un jeune pommier. Les arbres fleurissaient alors: c'etait le printemps. Sous le choc les branches tremblerent, et je fus asperge d'une pluie de petales roses. Je ne soupconnais pas que je cueillais pareillement l'amour en fleur, l'amour qui ne murira pas. Au college le cirque Marinetti etait devenu l'objet de nos preoccupations et conversations. Les grands s'entretenaient dans la cour, entre deux parties de barres, tantot du trapeze volant qui eblouissait les amateurs de sports, et tantot de l'ecuyere que preferait le clan des philosophes. Je saisissais au passage quelques fragments de ces appreciations et je brulais d'etonner mes aines en leur montrant la superiorite que j'avais acquise sur eux tous. Ainsi j'etais partage entre mon secret et ma vanite. Ce fut celle-ci qui l'emporta, et je convins un jour, avec une feinte modestie, que je lui avais parle. Mon but fut immediatement atteint et meme depasse: on m'entoura, on me congratula, on me pressa de questions. Je dus broder un peu afin de satisfaire tant de curiosite. --Tu as de la chance, m'assura Fernand de Montraut que je devinai jaloux. Fernand de Montraut etait la parure de la rhetorique en meme temps que le dernier de la classe. Il passait pour le plus elegant du college a cause de ses cravates, et l'on s'inclinait devant sa competence sur tout ce qui touchait au domaine du sentiment, car il se vantait de l'amitie de plusieurs jeunes filles. Malheureusement, il ajouta: --Alors, tu es amoureux? Ne sachant pas jusqu'alors ce que c'etait que d'etre amoureux, je l'appris immediatement par cette phrase et me livrai a une tristesse que j'estimai plus convenable. Grand-pere s'etant lie avec les roulants qu'il fournissait de tabac, je fus remis en presence de Nazzarena. J'etais tourmente du desir de lui donner quelque chose, d'autant plus que Fernand de Montraut, juge autorise, m'avait affirme qu'on fait toujours des cadeaux aux dames. Le choix seul m'embarrassait. Or, je cachais dans un tiroir une collection de billes en cornaline auxquelles j'etais attache comme a des bijoux. Il y en avait de rouges tachetees et de noires avec des cercles blancs. Je ne possedais rien qui me fut plus cher. Un instant, j'hesitai devant un sacrifice aussi considerable et pensai du moins y soustraire cette agate couleur de feu ou la lumiere transparaissait et qui etait ma favorite. Il m'apparut que si je conservais celle-la mon offrande ne valait plus rien. D'un geste plus resigne qu'enthousiaste, je pris le lot tout entier et courus le remettre gauchement a ma nouvelle amie sans un mot d'explication. Elle fut un peu surprise, et cependant n'hesita point a l'accepter: --C'est zoli, me dit-elle. Vous etes zentil. Elle se servait de mots usuels, que j'entendais prononcer d'habitude sans prendre garde a leur son, et c'etait comme si elle les transformait en un autre langage, tout fleuri et chantant. Je m'enhardis jusqu'a lui parler a mon tour, pousse peut-etre par une idee de justice: je me privais de mes billes, une compensation m'etait due. --Je sais, declarai-je avec un peu d'emphase, que vous vous appelez Nazzarena. Aussitot elle se rejouit de ma science: --Ah! ah! il sait mon nom. Mais ce n'est pas Nazzarena, c'est Nazarre- na. Repetez. Je dus apprendre son accent. Apres quoi elle m'interrogea: --Et vous? --Francois. --Comme le saint d'Assise. Et d'ou etes-vous? --Oh! d'ici, voyons. Comment aurais-je pu etre d'ailleurs? On habitait sa ville et sa maison. Comprit-elle sa bevue? Elle ne me demanda plus rien, et c'est moi qui repris, non sans timidite: --Et vous? --Je ne sais pas. Quelle drole de reponse! On sait toujours d'ou l'on est. Enfin! --Alors, vous n'avez pas de maison a vous? --C'est ca, notre maison. Elle me designa de la main une des roulottes dont la devanture etait peinte en vert. Je ne pus me meprendre a sa moue de mepris. Bien vite, elle se detourna pour regarder sur la place les bonnes grosses batisses en pierre de taille qui la bordaient de tous les cotes: ma ville est ancienne et rude, et l'on y construisait pour les siecles. Elle mesurait peut-etre la solidite de la vie sedentaire, j'imaginais l'attrait de la vie nomade que je resumai ainsi: --Ce doit etre bien amusant. --Quoi donc? --De changer tout le temps de localite. Le terme de localite etait employe a dessein, pour lui donner de moi une haute opinion. --C'est selon, repliqua-t-elle. Il y a des endroits ou la recette est mauvaise. Une fois, nous avons fait sept francs cinquante. Je ne m'arretai pas a ces details et je conclus par l'aveu d'une tendresse sans bornes pour ce genre d'existence. A cette declaration, elle ouvrit de grands yeux, bien etonnee sans doute qu'on put l'envier quand on habitait un de ces immeubles capables de braver toutes les intemperies: --Tout de meme vous ne viendriez pas avec nous. Cette hypothese suffit a la rejouir: elle l'ecarta sans retard comme une extravagance: --D'ailleurs, vous ne devez pas savoir grand'chose. Mais vous etes zentil. Toujours cette epithete que j'estimais malsonnante pour mon amour- propre. Je ne pouvais demeurer sous le coup d'une si meprisante condamnation et fierement je repliquai: --Je sais monter a cheval. On m'avait hisse quelquefois sur la jument aveugle du fermier, et meme j'avais ressenti une inquietude voisine de la frayeur quand de longs frissons lui parcouraient tout le corps. Mon amie parut enchantee et me promit de me preter son cheval noir. Notre coeur change-t-il depuis l'enfance? Je ne songeais nullement a partir, elle ne croyait point a mon depart; je ne possedais aucun talent equestre, elle ne disposait pas de sa monture: sans nous etre concertes nous nous leurrions de connivence. C'etait comme un avant-gout delicieux de tout le mensonge qui s'abrite sous les conversations d'amour. Il me vint alors, comme nous nous taisions tous les deux, un souvenir redoutable et obsedant. Du livre de ballades que j'avais lu et relu pendant ma convalescence au point qu'il continuait de composer avec quelques autres l'atmosphere de mes jours, une phrase, une toute petite phrase se detachait. Je l'entendais en moi, comme si un autre que moi la prononcait. Elle etait tiree de la legende du lord de Burleigh. Le lord de Burleigh s'adresse a une paysanne qui est la plus jolie fille du village et la plus modeste, et il lui dit: Il n'est personne au monde que j'aime comme toi. Certes, je n'aurais jamais articule tout haut cette phrase et meme j'aurais plutot serre les levres pour etre sur de ne pas l'articuler. Mais je la sentais vivre et elle m'exaltait. Et voici que j'en decouvrais le sens prodigieux. Comment pouvait-on dire une chose pareille a quelqu'un qui n'etait pas de sa famille et que l'on connaissait a peine? Personne au monde! Et mon pere, et ma mere? J'entrevoyais la puissance sacrilege de l'amour et, pendant que j'etais penche sur cet abime, Nazzarena, si grave d'habitude, riait et montrait ses dents. Un des hommes bronzes de la troupe passa devant nous et s'arreta pour nous devisager. Puis, brusquement, en maniere de jeu, il joignit nos deux tetes en proferant dans son jargon un mot ou deux que je ne saisis pas. Le contact de cette joue me brula et, me degageant avec violence, je me sentis devenir rouge jusqu'a la racine des cheveux. Elle se contenta de rire davantage. --Qu'a-t-il dit? balbutiai-je, partage entre la colere et une emotion toute nouvelle. --Oh! rien, fit-elle. Que vous etiez mon petit amoureux. --Moi! protestai-je, allons donc! Je ne voulais pas que ce fut possible. L'amour qu'on exprimait devait perdre toute importance. Et puis quoi? tout serait fini par la. Pour que l'amour fut l'amour, il fallait necessairement qu'on le gardat en soi en qu'il fit mal... III LE COMPLOT Comment personne ne s'apercut-il, quand je rentrai a la maison, que j'avais subitement change et grandi? J'en fus presque scandalise. --Te voila, toi! constata mon pere qui commencait a se mefier de mes absences. Et tante Dine me poursuivit pour m'obliger a revetir un autre veston d'un usage plus evident. J'avais enfile rapidement le plus beau pour ma visite a Nazzarena. C'etait peut-etre encore le fameux vert olive de ma convalescence, enfin convenable a ma taille apres trois ou quatre annees d'attente, a moins qu'on ne l'eut mis a la retraite, dans une armoire, sous le camphre et la naphtaline, jusqu'a la croissance de Jacquot. On ne me respectait nullement, alors que tout le monde aurait du etre frappe de ma nouvelle figure. Au lieu de ne penser qu'a mon aventure que, d'ailleurs, je ne parvenais pas a demeler, j'etais vexe de cette familiarite. Nous nous trouvions reunis dans la chambre de ma mere, a cause de la petite Nicole un peu grippee, qui exigeait une surveillance attentive, etant de sante delicate. Je compris, malgre le secret qui m'absorbait, qu'un evenement capital se preparait. On enjoignit a Jacquot, trop turbulent, de se tenir tranquille dans un coin. Melanie, toujours un peu dans la lune, --elle ecoute ses voix comme Jeanne d'Arc, assurait tante Dine, --s'occupa de distraire silencieusement sa soeur malade. Et mon pere enfin pu montrer a ma mere la lettre qu'il avait a la main : --C'est du secretaire de Monseigneur, declara-t-il en maniere d'avertissement. Je crus qu'il s'agissait de l'eveque. Une fois l'an, il dinait a la maison. Mais on prononca le nom du comte de Chambord. Quand il eut termine sa lecture que j'entendis assez mal, mon pere ajouta simplement: --C'est bien, je me presenterai, puisque le prince desire que rien ne soit neglige pour le bien du pays. --Oh! le prince! murmura grand-pere avec un tout petit rire etouffe. Mon pere fixa sur lui son regard droit, imperieux, qu'on soutenait difficilement. Et grand-pere, aussitot, prit son air le plus innocent, celui-la meme que je lui avais vu prendre quand nous avions rencontre maman dans la rue et qu'il avait dit: "Nous allons acheter un journal." Ce chef mysterieux et terrible, dont Martinod craignait, au cafe, l'intervention dans l'assaut donne a la mairie, je devinai instantanement que c'etait mon pere. Ce ne pouvait etre que lui, et comment n'aurait-il pas gagne la bataille? Il suffisait de le regarder. La victoire, il la portait sur lui. Les signes de la superiorite, mes yeux d'enfant, encore loyaux et clairs, les voyaient rayonner sur son front. Je ne crois pas les avoir ainsi distingues plus tard chez personne. Et comment me serais-je doute que la superiorite pour le succes ne signifie pas grand'chose, car on forge contre elle dans l'ombre toutes sortes d'armes suspectes? Je pouvais bien me glisser hors de l'influence de mon pere, du moins je ne songeais pas a le diminuer. La surveillance que d'habitude on exercait sur moi fut ralentie par la maladie de Nicole qui exigeait continuellement la presence maternelle. J'avais remarque aussi que mon pere profitait de ses rares loisirs pour causer avec Melanie, sortir avec Melanie, se promener avec Melanie. Il lui temoignait, plus qu'a l'ordinaire, une affection a la fois attendrie et reservee, presque respectueuse, et il la recouvrait de sa force comme si quelqu'un menacait sa fille ainee ou pretendait la lui prendre. Quant a tante Dine qui professait un culte pour ses neveux et nieces, chacun pris a part ou tous pris en bloc, elle affirmait a travers les marches de l'escalier que j'etais un enfant modele et un fils exemplaire, et meme attribuait a son frere une portion de cet heureux resultat. Je profitai de ce relachement, d'ailleurs relatif, pour retourner au cirque malgre la defense que j'en avais recue. Avec une hypocrisie deja perspicace, je m'etais persuade que je ne desobeissais pas en contournant la tente pour gagner les roulottes. Les coulisses ne sont pas le theatre. Puis, de raisonnement en raisonnement, je parvins a m'introduire a l'interieur. N'etait-ce pas grand-pere qui m'y avait conduit la premiere fois? Il etait le plus age, il connaissait, mieux que personne, ce qui devait me convenir. D'ailleurs, on ne le saurait pas: sauf grand-pere, mon complice, je ne risquais d'y rencontrer aucun membre de ma famille. Nazzarena monta a cheval pour moi seul, sauta dans les cerceaux pour moi seul, et quand elle saluait par politesse afin de repondre aux applaudissements, c'etait encore pour moi seul. Sans peine je supprimais l'existence du public qui m'entourait. Neanmoins, comme je ne me sentais pas la conscience parfaitement tranquille, je me serrais contre grand-pere qui detournerait les soupcons au besoin ou supporterait le poids des responsabilites. Je l'accompagnais meme au Cafe des Navigateurs, bien que j'en eusse epuise le plaisir et que je preferasse un autre commerce d'amitie. Martinod s'y montra plus empresse que de coutume: --Pere Rambert, quelle joie de vous revoir! Pere Rambert, asseyez- vous a cote de moi, a la place d'honneur. J'observai que, s'il excellait jadis a passer aux autres ses soucoupes, il soldait maintenant a bourse ouverte, non seulement ses consommations, mais encore celles d'autrui. Glus et Merinos s'en etaient apercus avant moi et ne reculaient plus devant aucune commande. Pour ce qui est de Cassenave et de Galurin, ils n'avaient jamais pris garde au reglement. J'avais deja remarque auparavant la volte-face de Martinod qui, de plus en plus, renoncait aux effets oratoires et cessait de nous eblouir avec ses descriptions de fetes ou fraternellement on s'embrassait. Il apportait des listes et des chiffres, il enumerait des noms propres, et avec un bout de crayon qu'il mouillait de sa salive il se livrait a des pointages. Un marchand de journaux ayant depose sur une table la gazette locale, il la reclama a la servante d'une voix si imperative, que celle-ci en fut bouleversee et faillit renverser un plateau qu'elle portait. A peine eut-il deplie la feuille, qu'il s'ecria: --Ca y est! J'en etais sur: il se presente. Il n'avait pas besoin d'etre designe davantage. Tout le cafe le reconnut sans hesitation, et moi pareillement. Notre groupe, qui, jusqu'alors, n'avait probablement pas la certitude de cette candidature, en parut tres impressionne et meme demoralise. Tous, ils allongeaient plus ou moins leurs figures sur leurs verres. Et en les devisageant un par un, sournoisement, je considerai leur bande, malgre le nombre, comme incapable de lutter contre mon pere. J'etais un spectateur impartial. Martinod laissait les autres, et surtout les neophytes dont il se composait une cour et qu'il abreuvait, se remuer, s'exclamer, toujours sans designer l'ennemi. Lui, distrait ou meditatif, enveloppait grand- pere du regard. Comme se manege se prolongeait, il me revint a la memoire un passage de mon histoire naturelle ou il etait question d'un serpent qui fascinait les oiseaux, et je ris tout seul de cette idee saugrenue. Il garda assez longtemps cette attitude; puis, apres avoir commande de nouvelles consommations pour tout le monde excepte pour moi qu'il oublia, il se pencha et, d'une voix caline, il glissa dans l'oreille de son voisin ces paroles qui me parvinrent: --Alors, pere Rambert, vous n'etes plus chez vous? --Comment ca? riposta grand-pere indifferent. --Eh! non! ce beau chateau que vous habitez n'est plus a vous, maintenant. Il prononcait chateau, comme le fermier, sauf qu'il omettait quelques- uns des accents circonflexes. Grand-pere le remarqua et s'en divertit : --Oh! oh! le chateau! pourquoi pas le palais? --Ma foi, continua Martinod, appelez-le comme vous voudrez. Toujours est-il que c'est le plus bel immeuble du pays. Et bien place: a la fois ville et campagne. Tout de meme, eh! eh! on vous a joue le tour et vous n'etes pas maitre au logis. Grand-pere se gratta le sourcil, puis se tira la barbe. Il ne parlait jamais a personne de son abdication, pas meme a moi dans nos promenades, et j'avais devine que les allusions a cette histoire deja si vieille, vieille de plusieurs annees, ne l'interessaient pas. Je savais qu'il meprisait la propriete et la tenait pour nuisible au bien general. Mais n'etait-ce pas la un dogme consacre au Cafe des Navigateurs? --Eh! oui! declara-t-il en se decidant a rire, je ne suis plus chez moi: en voila une decouverte! Mon pauvre Martinod, vos retardez. Il y a belle lurette que je ne suis plus chez moi, et vous m'en voyez bien aise. Plus de tracas, plus de soucis. Je ne suis plus le maitre, mais je suis mon maitre. Et le dialogue, sur cette replique, continua sans arret, de plus en plus gaiement: --Ta, ta, ta! a votre age, on ne s'habitue guere a camper chez autrui. --A mon age, on veut la tranquillite. --Oui, oui, on vous a relegue au bout de la table. --Je m'y suis bien mis tout seul et l'on y mange aussi bien qu'au milieu. --Ici, pere Rambert, on vous donne la place d'honneur. --Il n'y a point de place d'honneur au cafe. --Et votre chambre? chacun sait qu'on vous a hisse au galetas. --Chacun sait que j'aime la montagne. Tout cela se debitait en badinant. Ils s'amusaient a se lancer les questions et les reponses comme nous jouions au college avec des balles. En les ecoutant, je fus un instant distrait du sentiment qui m'occupait, et tout bas je me reprochai cette distraction comme une faute. Ce fut bientot un theme de plaisanteries faciles. On parlait couramment, au cafe, du bout de table du pere Rambert, du galetas du pere Rambert. Lui-meme en haussait les epaules et prenait joyeusement les choses. --Enfin, tout cela n'est-il pas vrai, pere Rambert? insista un jour Martinod. --Oh! sans doute, cela est vrai dans un sens. C'est vrai si vous y tenez. Mais qu'est-ce qui est vrai? Comme si l'on ne savait pas ce qui est vrai et ce qui ne l'est point? Grand-pere aimait assez a tenir des propos obscurs. Cette meme apres- midi, nous rentrions ensemble, lui vif et guilleret, moi la mine basse pour n'avoir pas apercu, fut-ce de loin (ce que je preferais), Nazzarena. Au sommet de l'escalier, nous trouvames mon pere qui nous attendait et paraissait fort en colere. Sa main froissait un journal et il le tendit sans preambule a grand-pere qui ne se souciait point de le prendre. --Savez-vous, demanda-t-il, qui a ecrit ca? Avec quel mepris il prononcait le mot: ca? Je sentais qu'il se contenait, mais que des evenements graves se passaient a la maison. --Comment le saurais-je? objecta grand-pere. Je ne lis jamais les journaux du pays. --Eh bien! lisez celui-ci. --Oh! non, merci, je ne m'en soucie pas. --Alors, c'est moi qui vous le lirai. --Si tu le veux absolument. Je le vis entrer tous les deux dans le cabinet de consultation dont la porte demeura ouverte, et je n'eus garde de m'en aller. Grand-pere s'assit docilement dans un fauteuil, et mon pere commenca de suite sa lecture. Je me crus mal recompense de la curiosite qui me maintenait en place, car je ne compris goutte sur le moment a cet article pateux, grisatre et filandreux, pareil a ce fromage rape qui se detrempe dans la bouillon d'oignon et devient une glu collante dont on ne peut debarrasser ses gencives. Il etait question des elections prochaines et d'un personnage omnipotent et despotique, avide de conduire le peuple a la baguette comme il avait conduit sa maison. Apres quoi, on parlait d'un grenier plein de rats, expose a tous vents, assez bon, neanmoins, pour recevoir le venerable vieillard qui s'y trouvait relegue et a qui l'on faisait expier sa charite sociale en le traitant avec mepris et en lui infligeant le dernier rang dans sa propre demeure. On terminait par un appel genereux a la justice et a la bonte. Pas de nom de personne, pas meme de nom de lieu. Comment aurais-je soupconne des allusions? C'etait, pour un enfant, d'une perfidie trop compliquee. --C'est tout? interrogea grand-pere quand la voix irritee se tut. --Il me semble que c'est assez. --Oh! il n'y a pas de quoi fouetter un chat. Ce sont de vagues generalites. --Ah! c'est votre avis! declara mon pere. Ne sentez-vous pas tout ce qu'il y a la dedans de venimeux et de deshonorant pour moi? N'avez- vous pas toujours ete bien traite ici? Qui a voulu prendre le bout de la table? Qui s'est installe, malgre nous, dans la chambre de la tour ? Qui de nous vous a manque de respect? Quand a-t-on neglige de vous temoigner les soins les plus tendres et les plus deferents? De qui, de quoi vous plaignez-vous? Pere, je vous en prie, l'heure est grave: dites-le-moi... Les adjurations se pressaient, se multipliaient, se precipitaient, et la voix leur communiquait je ne sais quel accent pathetique dont je tressaillis des pieds a la tete. Du coup, cet article obscur s'eclaira pour moi et j'en saisis toute la signification. On accusait mon pere de durete envers mon grand-pere. Et je revis la scene de l'abdication et le demenagement ou j'avais joue mon role en portant la collection du Messager boiteux de Berne et Vevey. --Je ne me plains de rien, expliquait grand-pere, et je ne me suis jamais plaint. --Et de quoi vous seriez-vous plaint? Cette maison a continue d'etre la votre. Je ne m'en suis reserve que les charges et la direction qui vous fatiguait. Cependant on n'a pas invente ces calomnies. --Oh! mon pauvre Michel, toutes ces histoires m'assomment. Je ne lis pas les journaux et je m'en trouve fort bien. C'est un conseil que je te donne. --Parce que vous n'y etes pas attaque. Parce que je ne permettrai a personne de vous y attaquer. Pour moi, le coup est parti du Cafe des Navigateurs. Vous le frequentez encore, j'en suis sur. Je vous ai pourtant informe que c'etait le rendez-vous de nos ennemis. Mais vous mettez dans ces gens-la toute la confiance que vous me refusez. --Oh! je vais ou je veux et je vois qui me plait. --Vous etes libre, pere, sans aucun doute. Mais, dans une famille, tous les membres sont solidaires. Celui qui vous vise m'atteint. Celui qui me diffame vous insulte. --Je n'ai pas de la famille cette idee etroite. Je ne t'ai jamais contrarie: fais-en autant. A ce moment precis, mon pere m'apercut dans l'embrasure de la porte et un soupcon dut lui traverser l'esprit, car il coupa net la discussion en me montrant du doigt: --J'espere que vous n'y conduisez pas cet enfant. --Ou donc? --Au Cafe des Navigateurs. Et se tournant vers moi, de ce ton qui ne supportait pas de replique, mon pere ajouta: --Va-t'en. De sorte que je n'entendis pas la reponse. Je n'ai rien perdu de toute la scene. Je suis certain de la reconstituer dans son integrite, et sinon dans les memes termes, du moins en termes equivalents. Comme j'etais ne successivement au mysterieux desir sur un mot du patre qui conduisait ses moutons a la montagne, a la liberte pour m'etre promene dans les bois sauvages avec grand-pere, a la beaute pour avoir rencontre la dame en blanc, au trouble de l'amour parce que Nazzarena m'avait appris en riant que j'etais son petit amoureux, je naissais a la mechancete humaine qui, de toute mon enfance, avait ete absente. Les fameux ils de tante Dine, dont je me moquais apres les avoir vainement cherches autour de moi, existaient donc, et Martinod en etait, et le doux et gai Cassenave que mon pere avait soigne, et l'ancien photographe Galurin, et les deux artistes. Cette revelation inattendue me renversait. On allait au cafe pour s'amuser et non pour comploter. On y buvait des consommations multicolores en tenant des propos comiques. Non, ce n'etait pas possible. Et il me vint un doute a cause du calme de grand-pere et aussi parce que le va-t'en qui me congediait avait ete un peu brusque et me predisposait a la contradiction. Peut-etre ce morceau de papier ne meritait-il pas la lecture. Le lendemain, j'etais dans la chambre de ma mere quand mon pere y entra, la canne a la main, le chapeau sur la tete, revenant tout droit du dehors sans s'etre arrete dans le vestibule. Il se decouvrit rapidement, et nous vimes mieux son visage qui etait colore et rayonnant. Il avait son grand air de bataille, il etait content, il riait: --J'ai soufflete Martinod, dit-il avec simplicite, comme il aurait annonce: j'ai visite tel malade. --O mon Dieu, murmura ma mere, que va-t-il inventer contre toi! Et j'entendis le pas de tante Dine accourant, qui ebranlait le corridor. Elle arriva en ouragan. La voix sonore de mon pere l'avait renseignee a distance. --Bravo, Michel, bravo! s'ecria-t-elle essoufflee. Ils sont battus: c'est bien fait. En voila une qui ne barguignait pas sur la defense de la maison! De cet insolite brouhaha je profitai sans retard pour m'eclipser. Que Martinod fut gifle, je n'y voyais pas d'inconvenient, pourvu que j'en profitasse en quelque maniere. Je me sentais surveille davantage et les occasions de sortir devenaient rares. A toutes jambes je gagnai la rue et m'elancai du cote de la ville. Mais, des que j'atteignis la place du Marche, je me remis au pas et meme je m'efforcai de prendre un air degage, indifferent, de flaneur qui n'a pas de but de promenade et ne sait pas au juste ou il va. Ainsi je m'acheminai vers le cirque dont j'entrepris le tour en ayant soin de lever le nez en l'air pour bien montrer que je marchais au hasard. Personne ne pouvait s'y tromper. Que de fois j'avais execute ce petit manege que le succes ne couronnait pas regulierement! Si Nazzarena etait la, occupee a quelque besogne de menage, ce n'etait pas une raison pour que je m'approchasse d'elle, ni meme pour la saluer. La plupart du temps, je defilais sans lui parler, raide comme un piquet. Notre premiere conversation avait epuise tout mon courage, et d'ailleurs je n'aurais pas su comment la reprendre. Tantot elle me regardait passer en se moquant, car pour jouer avec moi ou de moi elle abandonnait sa gravite professionnelle d'ecuyere; tantot elle m'appelait. Je me rendais a son appel, mais, pour rien au monde, je ne l'eusse abordee. Ce jour-la, elle menait boire son cheval a la fontaine publique, et ce cheval, prive de son harnachement et de l'eclat des torches qui eclairaient pendant les representations l'interieur de la tente, me parut singulierement pareil a la rosse aveugle de notre fermier qui j'avais enfourchee quelquefois: c'etait une longue bete osseuse, qui remuait aussi la peau d'un bout a l'autre du corps afin de chasser les mouches. Aussitot je chassai de mon cote une si penible vision pour lui substituer le coursier rouan de la romance du Nid de cygne qui, dans mon livre de ballades, conduit le chevalier aupres de la jeune fille assise dans l'herbe au bord de la riviere ou baignent ses pieds nus. Mon amie etait absorbee dans son travail ou faisait semblant. Elle ne daignait pas remarquer ma presence. J'etais force de continuer mon chemin puisqu'elle ne regardait pas dans ma direction. Et ce cheval qui n'en finissait pas de boire, qui etait bien capable d'absorber toute l'eau du bassin! Il y avait de quoi se desesperer. Enfin elle se retourna. Elle riait, la mauvaise: donc, elle m'avait vu. Et de sa voix la plus naturelle, comme si elle me decouvrait tout a coup, elle me souhaita le bonjour. Ne m'y attendant plus, je ne trouvai rien a dire. Ma figure deconfite la renseigna sans doute sur mes sentiments, car elle ne se facha point de mon silence et meme elle le souligna: --Alors, vous etes muet, aujourd'hui? Et, riant plus fort, elle ajouta: --Eh! eh! est-ce que vous n'etes plus mon amoureux? Je baissai la tete pour cacher ma honte. Si je ne l'aimais plus? J'estimai sa question insensee parce qu'on ne pouvait qu'aimer toujours. Et ce toujours qui ne me serait jamais venu aux levres faisait en moi une musique etrange, si douce que rien ne devait etre plus doux sur la terre. Tranquillement rassuree sur mon sort et sans doute sur l'effet qu'elle me produisait, elle tira sur la corde de son cheval qui ne buvait plus et dont les naseaux humides laissaient retomber des gouttes d'eau sur le bassin. IV MA TRAHISON Les jours qui suivirent, a cause de ce toujours qui chantait dans ma poitrine, furent a la fois delicieux et acides comme ces fruits que je cueillais trop tot dans le jardin. J'etais sur de l'avenir et meme de l'eternite. Je goutais la plenitude de la tendresse qui ne cherche rien encore au dela d'elle-meme. Car le trouble leger que j'avais ressenti au contact de la joue de Nazzarena poussee contre la mienne en maniere de jeu s'etait bientot dissipe. Il ne manquait veritablement a mon bonheur que de ne pas voir mon amie; avec nos rencontres commencait mon embarras. Si du moins je n'avais pas ete force de lui adresser la parole! Je n'aurais pu supporter de l'embrasser et jamais je ne lui ai touche la main. Chacun de nous -- j'y pense maintenant --croyait peut-etre a la superiorite de l'autre, elle pour la solidite de la maison, et moi pour son cheval, sa robe d'or, son talent d'ecuyere, sa vie nomade et je ne sais quoi encore qui lui venait de l'amour. Bientot elle admit que la partie n'etait pas egale: elle paraissait en public et recevait les applaudissements, je n'etais qu'un spectateur. Consciente de sa domination, elle ne craignit plus de m'asservir. Il lui arrivait de me reclamer de menus services, tels que lui acheter en ville un de a coudre ou du fil d'or et des aiguilles pour repriser sa toilette de ceremonie, et je rougissais dans les magasins en demandant ces objets qui sont en usage chez les filles et non chez les garcons. S'il fallait fournir des explications complementaires, je ne savais ou me cacher. Elle me fit peler des pommes de terre en sa compagnie et jouit de ma gene, ayant surpris les regards furtifs que je coulais du cote de la place et m'enlevant du coup tout le benefice de mon heroisme: --Rassurez-vous, mon petit homme, il ne passe personne. Quotidiennement, le matin ou le soir, je m'arrangeais pour revenir du college par cette place du Marche qu'elle habitait. A quelles ruses avais-je recours pour depister les soupcons? Quelquefois mes parents venaient me chercher, ou bien ils se contentaient, le parcours n'etant pas long, de faire quelques pas a ma rencontre. Comment ai-je reussi a ne pas leur donner l'eveil? L'un ou l'autre de mes camarades, ayant surpris mon manege, entreprit de me blaguer. L'intervention de Fernand de Montraut m'evita le desagrement des brimades. Comme on lui objectait que je refusais de parler de la petite ecuyere, il declara mon silence chevaleresque, et cette opinion d'un juge aussi autorise m'inspira beaucoup d'orgueil. Le meme jeune homme basane qui avait joint nos tetes avec ses mains, me retrouvant un jour en conversation avec Nazzarena, lui baragouina de nouveau une phrase dans leur jargon en me designant du doigt, et tous deux eclaterent de rire. Moi, j'aurais pleure. Cependant cette passion, plus grande que moi, et trop lourde pour mes quatorze ans, m'isolait peu a peu, me separait de ma famille a mon insu. J'oubliais les elections, et l'article du journal, et la gifle de Martinod qui n'avait pas eu de suites immediates comme le redoutait ma mere. Tandis que j'aurais volontiers pris grand-pere pour confident, a cause de nos visites au pavillon et aussi de la dame en blanc dont le souvenir, un peu incertain jusqu'alors, se fixait definitivement en moi. Je respirais sur moi, comme un bouquet de fleurs fraiches, le romanesque de nos promenades passees. Mysterieusement leur charme operait: ne leur devais-je pas l'emoi precoce de ma sensibilite exaltee? Sans elles je n'eusse peut-etre songe qu'a jouer quelques bonnes farces a mes professeurs. Tout au plus aurais-je soupire ces premiers soirs de printemps, sans savoir pourquoi. Une apres-midi de jeudi, --le jeudi nous avions conge, --comme je m'etais echappe, non sans peine, afin d'assister aux jeux du cirque et de guetter ensuite ma cavaliere qui, cette fois-la, ne daigna pas s'occuper de moi, ne sachant comment rentrer sans eveiller l'attention, je m'avisai d'aller rejoindre grand-pere au Cafe des Navigateurs ou j'avais quelque chance de le rencontrer. La discussion qu'il avait soutenue contre mon pere a ce sujet m'etait deja sortie de la tete et je ne pensais qu'a me tirer d'affaire, non a Martinod et a ses acolytes. J'entr'ouvris la porte avec un battement de coeur: pour la premiere fois je penetrais, seul, dans un pareil lieu. Grand-pere etait la: j'etais sauve. Du moment que je regagnerais le logis sous sa protection, personne ne m'interrogerait, et mon absence se justifierait d'elle-meme. Je m'assis dans un coin, attendant le signal du depart. Martinod, pres de moi, causait avec le patron de l'etablissement que je connaissais, car il se melait familierement aux consommateurs et meme, dans ses jours d'humeur prodigue, leur offrait des tournees. --Vous comprenez, expliquait celui-ci d'une voix larmoyante, c'est une note de plusieurs annees. --Presentez-la au fils, conseillait Martinod. --Ca ne le regarde pas. --Eh! vous verrez qu'il la paiera. Je vous le garantis. C'est un bon tour a lui jouer pour les elections. Et d'ailleurs, le petit a consomme. De qui s'agissait-il? je n'y pris pas garde. Tout a coup Martinod me devisagea, et sous son regard je me souvins instantanement du soufflet qu'il avait recu. J'eprouvai meme un vague remords de me trouver la en sa compagnie, mais grand-pere continuait bien de le frequenter. Apres tout, cette gifle, il l'avait recue et non pas donnee. Et le voila qui leve les bras au ciel, comme si l'on avait commis a mon egard un crime impardonnable: --Cet enfant qui n'a rien a boire! Jamais je n'aurais cru a tant de sollicitude. Des longtemps on me negligeait et meme, sans la passion qui m'absorbait et m'inclinait aux privations par gout de souffrir, j'eusse remarque la penurie des verres de sirop. Aussitot on repare l'oubli, on apporte devant moi le materiel reserve aux hommes murs: solennellement on m'offrira une verte, oh! une verte mitigee, noyee, inoffensive. Martinod declare: --Je la lui composerai moi-meme. --Je compte sur vous, precise grand-pere desinteresse qui s'exalte avec Glus sur l'andante de la deuxieme sonate de Bach pour piano et violon. Et pas de plaisanterie! --Pere Rambert, ne vous frappez pas. Decidement, ce Martinod est bon garcon, complaisant et pas susceptible. Sa joue est peut-etre encore chaude et il me soigne comme son propre moutard. Il ne compose pas la mixture de la meme facon que grand-pere. Les morceaux de sucre superposes ont fondu: on peut maintenant verser l'absinthe. Mazette! c'est qu'il me traite serieusement, et non pas en bebe gorge de lait! Quelle jolie couleur trouble! Ce breuvage doit etre extraordinaire. Je le goute et le declare aussitot delicieux, sans bien savoir, pour mieux jouer mon role, ce qui me vaut les suffrages de Cassenave et de Galurin. --C'est la premiere, declarent-ils, ce ne sera pas la derniere. Je suis presque l'objet d'une ovation, et par gratitude je tourne vers Martinod un oeil humide. Mais pourquoi me considere-t-il en silence, avec cet air apitoye? Ai-je donc une mine de papier mache? Enfin il se penche vers moi et murmure a mon oreille ces simples mots qui achevent de m'inquieter: --Pauvre petit! Pourquoi diable m'appelle-t-il pauvre petit? Suis-je donc malheureux a ce point? Sans doute il y a Nazzarena que je n'ai pas reussi a rejoindre de tout le jour. Oui, evidemment, je suis malheureux, puisque tout le monde le remarque. Seulement, on a tort de le remarquer. C'est un secret cache au fond de mon coeur, et personne n'a le droit de m'en parler, fut-ce pour me plaindre et m'adresser des consolations. Aussitot je montre un visage rebarbatif, destine a decourager les sympathies. Mais je ne puis soutenir cette attitude. Depuis que j'ai vide mon verre, je sens sur mes yeux comme un voile et, dans tout mon corps, une chaleur, une torpeur amollissante et comme un besoin d'affection et de confiance. D'ailleurs, je me suis mepris sur les intentions de Martinod. Il ne songe pas a mon amour ou ne sait rien de lui, et, sans crainte de me dejuger, maintenant je regrette de ne pas lui entendre prononcer le nom de Nazzarena. Il me fascine du regard, comme le serpent de mon histoire naturelle devait fasciner les oiseaux, et, de sa voix aux inflexions caressantes, insinuantes, calines, il me donne a comprendre que dans ma famille je suis meconnu. A mots couverts, avec toutes sortes de circonlocutions, d'hesitations, de reticences, il me revele la preference de mon pere pour un de mes freres aines. Lequel? Etienne ou Bernard? A distance, je ne me rappelle plus celui qu'il me designa. Bernard a cause de sa tournure militaire, de sa demarche decidee, de sa gaite, de son elan et de la ressemblance? Etienne pour sa nature egale et fine, pour ses bonnes notes, pour son application, pour ses distractions aussi? Ma foi, je ne puis aujourd'hui trancher la question. Mes parents nous traitaient sans aucune difference et chacun etait l'objet d'une attention speciale ou il etait libre de voir une faveur. Pourtant, je n'hesitai pas a croire cet etranger qui ne nous connaissait pas, qui n'avais jamais mis les pieds a la maison, et dont je n'ignorais pas que mon pere venait de chatier les perfides manoeuvres. Oui, j'etais meconnu dans ma famille. D'imperceptibles temoignages sortirent de l'ombre, grossirent comme des nuages que le vent rapproche. Sans cesse mon pere nous entretenait des absents, et quand il recevait de leurs nouvelles, il rayonnait. Leurs bulletins etaient des bulletins de victoire. Il portait sur son front l'orgueil paternel. Moi seul, j'etais tenu a l'ecart systematiquement. Je ne comptais pas. Avec quelle durete, l'autre semaine, il m'avait crie: va-t'en! Savait-il que je frequentais le cirque malgre sa defense et que je pelais des pommes de terre sur la place publique? Si Bernard ou Etienne avaient ete les coupables, il serait parvenu a le savoir et les aurait grondes, tandis qu'on m'accueillait avec un mepris outrageant. Moi qui portais le poids d'un si bel amour, je ne recoltais que des humiliations et des avanies. Surtout, surtout mon pere ne m'aimait pas, je n'etais aime de personne. Tout me predisposait a le croire, puisque de tout le jour je n'avais pas rencontre Nazzarena. Il n'y avait que grand-pere, et grand-pere s'absorbait dans ses conversations, dans sa musique, dans la fumee de sa pipe, dans son telescope et ses almanachs. Je l'implorai du regard : maintenant il s'enflammait avec Glus sur un quintette de Schumann. Le monde n'existait pas pour lui a cette heure: de l'existence du monde j'aurais consenti a me passer, pourvu qu'il s'occupat de moi. J'eus la sensation horrible que j'etais abandonne de tous, et que cet homme qui me glissait de tout pres, d'une voix emue et compatissante, ses condoleances, venait de m'annoncer un malheur irreparable. J'aurais voulu pleurer, et a cause de tant de visages curieux, je retins mes larmes. Mais, sur la banquette de ce cafe, je connus la tristesse d'etre incompris, la solitude au milieu de la foule, le desespoir. Une vie se compose de beaucoup de chagrins: en ai-je eprouve de plus intenses que ce desespoir imaginaire? Ainsi, desarme par la tendresse meme qui mettait a vif ma sensibilite, et fascine par le serpent, j'entrai, sans le savoir, dans le complot qui se machinait contre mon pere. Parvenu a son but, plus facilement peut-etre qu'il n'eut suppose, --car il ignorait qu'il avait l'amour pour allie, --Martinod repeta d'une voix a fendre l'ame: --Pauvre petit! Mes sanglots contenus me suffoquaient. Il pouvait triompher tout haut : il avait reussi au dela de ses esperances, la semence de ses suggestions devait lever plus tard et produire ses fruits empoisonnes. Mais ne jouait-il pas sur le velours? J'avais trop de candeur encore pour me douter que la haine sait flatter et sourire, prendre un visage aimable, protester de sa sympathie ou de sa pitie et serrer ses phrases comme des liens autour de celui qu'elle veut immobiliser. Cette haine-la, qui s'adresse, la bouche en coeur, aux amis, aux parents de l'homme qu'elle poursuit et qu'elle atteindra plus surement par ricochet, plus tard meme on ne saura pas toujours la denoncer. Il n'y a plus guere de sentinelles, comme tante Dine, pour veiller sur l'arche sainte de la famille. Il etait dit que les circonstances favorisaient le plan de Martinod. Un dimanche apres midi, comme je flanais a la fenetre au lieu de terminer un devoir, --c'etait dans la chambre de la tour ou je m'installais volontiers, mais grand-pere etait absent, --quel spectacle tout a coup me frappa d'etonnement et meme d'epouvante! La troupe du cirque envahissait notre jardin. Elle avait franchi la grille qui, sans doute, malgre la vigilance de tante Dine, etait demeuree ouverte a cause des allees et venues plus frequentes un jour de fete. Elle debordait sur les pelouses, elle pietinait les plates bandes sans vergogne. Il y avait des femmes toutes depenaillees, qui portaient des enfants dans les bras, il y avait les deux clowns que j'avais fini par identifier, il y avait la vieille danseuse de corde aux cheveux gris, et il y avait --o douleur! --Nazzarena elle-meme, Nazzarena sans chapeau, mal peignee et debraillee. Pour la premiere fois, je remarquai sa misere. Chez nous, dans l'allee bien ratissee, on l'eut prise pour une pauvre fille de la campagne. Muet de stupeur, je n'osais ni me cacher ni me pencher au dehors. La peur de ce qui arriverait infailliblement me paralysait. Mais pourquoi etaient-ils venus? que demandaient-ils? quel mauvais vent les amenait? Notre jardin ne pouvait convenir a des roulants, a des bohemiens, a des gens qui ne connaissent la terre que pour marcher dessus. Encore si c'etait le jardin d'autrefois ou la mauvaise herbe poussait a l'aventure et qu'on ne taillait ni n'arrosait jamais! Encore si grand- pere avait ete la pour recevoir ces hotes suspects! Nazzarena, Nazzarena, retournez vite a votre roulotte et a la tente blanche ou vous regnez! Ici, je vous jure que ce n'est pas votre place. Veritablement j'endurais le martyre a les voir s'ebattre sans retenue sur notre gazon et nos corbeilles. J'aurais du moins voulu crier, les prevenir, et je ne pouvais pas. A cette fenetre ouverte je me sentais prisonnier. Et dans une detresse infinie, je mesurais la distance qui separait de la maison mon amour. Deja l'un des clowns sonnait a la porte. Mon Dieu! qu'allait-il se passer? A peine avait-on commence de parlementer avec Mariette dont je savais pourtant l'humeur peu accommodante, que se produisit la catastrophe. Tante Dine accourut a la rescousse et fit tete a la troupe entiere de la belle facon. Distinctement, ce dialogue monta jusqu'a ma croisee: --Qu'est-ce que vous voulez, vous autres? Une voix gazouillante repondit: --C'est bien ici la maison au pere Rambert? --Que lui voulez-vous, au pere Rambert? Passez votre chemin. Allez- vous en. Abominable injustice! Les mendiants de la ville recevaient bon accueil, ils avaient meme leur jour comme les dames de la societe, et la Zize Million qui etait folle, et cet ivrogne de Oui-oui touchaient des rentes a la porte. Alors, pourquoi ne pas attendre que ces honorables acrobates s'expliquassent? Tante Dine, pourtant charitable et toujours prete a porter secours, les expulsait avec violence, rien que pour leur qualite d'etrangers. Ignominieusement chasses, ils se revolterent et criblerent d'invectives leur persecutrice qui, je dois en convenir, ne fut pas en reste. Cela fit un boucan infernal. La danseuse de corde surtout glapissait et se tapait les cuisses. Cette fois, je me decidai a intervenir en faveur de mes amis, des amis de Nazzarena. Soudain, au moment ou j'allais quitter mon observatoire pour voler au combat, mon pere, sans doute attire par le tumulte, apparut sur le seuil. Il ne daigna meme pas ouvrir la bouche. D'un seul geste, mais quel geste categorique! il montra le portail, et toute la bande rugissante recula, s'entassa entre les deux colonnes qui soutenaient la grille et s'enfuit. Ce fut immediat et extraordinaire. Je fus outre d'une si rapide et si complete debacle. Moi seul, puisqu'il en etait ainsi, je resisterais a cette autorite que nul ne bravait en face. Et dans mon enthousiasme enfin retrouve, je me precipitai dans l'escalier et degringolai les marches quatre a quatre, au risque de me carabosser, pour rejoindre mon cher amour. --Ou vas-tu? me dit mon pere qui n'avait pas encore quitte son poste et me barrait la route. Je gardai le silence. Deja mon exaltation tombait. --Remonte au plus vite, acheva-t-il, je te defends de sortir. Sans broncher, mais gonfle de colere et me rongeant les poings, je repris l'escalier. Personne donc ne lui resisterait jamais? Comme les autres j'etais vaincu immediatement, subjugue, meduse, rien que pour l'avoir affronte. On croit qu'il est facile de se revolter contre le pouvoir: j'apprenais que cela depend des gouvernements. Et je ressassai et remachai les insinuations de Martinod dont je constatais la sincerite. Celui-la voyait clair, celui-la se revelait un veritable ami. Cependant je ne cedai qu'en apparence. A peine avais-je reintegre la tour que je guettai sournoisement le bruit des portes. Lorsque je fus assure que mon pere avait regagne son cabinet et que la voie etait libre, je redescendis a pas de loup et me glissai hors de la maison. La grille franchie, anime d'un courage nouveau, je respirai mieux et me redressai. Cette fois, il ne s'agissait plus de biaiser, de ruser, de donner le change aux promeneurs. Je courus tout droit a la place du Marche. Devant la foule des dimanches qui s'amusait du demenagement, les bohemiens roulaient les toiles de la tente, empilaient les bancs les uns sur les autres. J'augurai mal de cette levee de camp. Enfin j'apercus Nazzarena qui ramassait des ustensiles epars. L'heure n'etait plus a la timidite, mais aux resolutions heroiques. Devant tant de spectateurs, dont un grand nombre, sans doute, connaissait le petit Rambert, tel un chevalier de mes ballades, je m'elancai vers mon amie. Quand elle m'apercut, elle me jeta un regard navre. --On nous a chasses de chez vous, m'expliqua-t-elle avant que j'eusse parle. Que repondre a cette douloureuse constatation? Sans doute elle me rangeait parmi ses persecuteurs. --Ce n'est pas moi, criai-je pour me separer des miens sans retard. --Oh! reprit-elle avec philosophie, c'est bien sur que ce n'est pas vous. Vous etes trop petit. On allait prevenir votre grand-papa qu'on s'en va demain. Demain matin. --Demain! repetai-je, comme si je n'avais pas entendu ou pas compris. --Oui, demain. Vous voyez bien. On charge le materiel sur les voitures. Les freres Marinetti nous ont laches: point de matinee aujourd'hui, une belle recette perdue. A ma profonde surprise, elle ne m'en voulait pas de son expulsion et meme, jusque dans mon chagrin, je remarquai l'interversion inopinee des roles: elle me temoignait une consideration nouvelle et je prenais un vague petit air protecteur. A mon insu le prestige de la force operait. Aussi ne me proposa-t-elle pas de l'aider quand, la veille encore, elle n'y eut pas manque. Une des megeres sortit de la plus prochaine roulotte sa longue tete jaune et l'accusa de perdre son temps. --On m'appelle, m'avertit Nazzarena. Ce qu'il y a d'ouvrage pour un depart! Adieu, adieu, mon petit amoureux, je te souhaite une autre bonne amie. Tu es zentil, tu la trouveras. Elle ne me tendit pas la main, et peut-etre n'osa-t-elle pas, a cause du respect qui lui etait venu depuis qu'elle avait vu la maison. Et moi, je ne trouvais rien a lui repondre. Niaisement je souris a ses etranges voeux qui me paraissaient abominables et sacrileges, et le tutoiement qu'elle avait employe me fut en meme temps doux comme une caresse. Son depart m'atterrait. Son depart me coupait bras et jambes et me vidait la cervelle. Je restais la, comme un paquet. Pour moi, le temps ni le lieu ne comptaient plus: elle partait. Je l'apercus qui, plus loin, portait peniblement le harnachement de son cheval. Elle m'adressa un petit signe avant de disparaitre derriere une des guimbardes. J'eus la sensation qu'elle etait deja loin de moi, et je reussis a m'en aller. Ou irais-je? Confondant la durete de ma famille et l'exil de Nazzarena, je ne songeais pas a rentrer chez nous. Quel appui, quelle consolation y aurais-je rencontres? Mon pere m'avait defendu de sortir : je pouvais prejuger l'accueil qui m'attendrait. J'errai dans la rue, parmi les promeneurs endimanches, heurtant dans ma distraction l'un ou l'autre qui me traitait de maladroit ou de malotru, ce qui m'etait presque agreable, tant j'avais besoin de changer le cours de ma peine. D'un pas automatique, et sans etre le maitre de ma direction, je parvins au Cafe des Navigateurs. Grand-pere me comprendrait, grand- pere me representait le salut auquel ce cher Martinod collaborerait. La salle etait bondee, et tout de suite cette atmosphere de tabac et d'anis, ce bruit de paroles, ce mouvement, cette agitation me reconforterent. Je perdis la notion directe de ma douleur, et meme je percus distinctement qu'il se passait quelque chose d'anormal et de solennel. Une decision de premier ordre avait ete prise et, a la facon dont on en parlait, je devinai que c'etait la un de ces evenements historiques que plus tard l'on apprend en classe. Grand-pere etait l'objet de mille temoignages d'honneur et de sympathie. On l'entourait, on le felicitait, on lui prenait les mains, bien qu'il resistat. Et, supreme faveur, on apporta du champagne. Du champagne, un jour comme celui-la! Je commencai d'en etre ecoeure, d'autant plus qu'on ne m'avait point donne de verre. --Une coupe, --ordonna Martinod, ce cher Martinod qui decidement me comblait, --une coupe au miochard. Et il leva la sienne en l'air, d'un geste large en proclamant: --A l'election du pere Rambert! a la victoire de la Republique! --Bravo! approuva le fidele Galurin. Glus et Merinos s'epanouissaient de bonheur: sans doute ils voyaient s'ouvrir l'ere de la Beaute dont ils s'etaient entretenus devant moi si souvent. Quant a Cassenave, il supportait des deux mains le poids de sa tete, et, les yeux vagues, fixait peut-etre quelque vision. La servante inclinant la bouteille sur son verre, il dut imaginer que l'une des belles dames en robe Empire qui descendaient par le plafond de sa mansarde pour lui donner a boire lui rendait publiquement visite : --Ziou, fit-il en se redressant. Et devant la mousse qui montait, suivie du vin d'or, il fut pris d'un frisson convulsif. Ses mains tremblantes ne reussirent pas a atteindre la coupe, et il hoquetait de convoitise et d'impuissance. Grand-pere, seul, manquait d'entrain et meme de gaiete. Sa mauvaise humeur etait evidente. Il ne tenait point a la popularite, ni aux acclamations. Tout ce monde qui ouvrait la bouche pour boire ou pour crier le genait, l'enervait, et je crois qu'il eut prefere se trouver ailleurs, a la campagne par exemple, a manger des fraises arrosees de creme de lait. Cependant on le contraignait a ceder a l'enthousiasme general. --Apres tout, peut-etre bien, concedait-il. Surtout pas de tyrans. La liberte. Oh! non, pas de tyrans! Et je revis instantanement mon pere, sur le seuil de la porte, chassant de son bras tendu ces pauvres diables de bohemiens. Et, par maniere de protestation, je vidai ma coupe. A ce moment precis, --je n'oublierai de ma vie ce spectacle, --mon pere, fait inoui, entra au Cafe des Navigateurs. Je tournais le dos a la porte: par consequent je ne pouvais l'apercevoir que dans la glace. Or, ce fut le visage de Martinod qui me signala sa presence. Martinod, tout a coup, devint bleme, et la main qui tenait le verre trembla comme celle de Cassenave, de sorte qu'un peu de champagne en gicla. Deja mon pere, devant qui l'on s'ecartait rapidement comme devant un personnage d'importance ou comme si l'on avait peur de lui, atteignait notre table. Il ota son chapeau, et dit tres poliment: --Je vous salue, messieurs, je viens chercher mon fils. Personne ne souffla mot. Il se fit un grand silence, non seulement dans notre groupe, mais dans toute la salle attentive a cet incident. L'apparition de Nazzarena sur son cheval noir dans le cirque ne provoquait meme pas tant de curiosite. On n'entendit qu'une exclamation: oh! poussee par le patron qui, la serviette en main, s'immobilisait devant son comptoir. Le premier, grand-pere se remit et repondit avec calme, presque avec impertinence: --Bonjour, Michel. Veux-tu prendre quelque chose avec nous? Cette offre fut accueillie dans l'assistance par de petits rires narquois et les langues se delierent. Mais la diversion ne dura pas. Deja mon pere reprenait: --Merci. Je viens chercher mon fils. Il est bientot l'heure du diner et nous vous attendons tous les deux. Par la, il invitait grand-pere a se retirer avec nous. Comprenant que son invitation n'etait pas agreee, il toisa Martinod qui, pour afficher son courage, ricanait maintenant: --Dites donc, monsieur Martinod, puisque je me suis decouvert, je vous prie de vous decouvrir. C'etait vrai que Martinod gardait son chapeau sur la tete, mais je savais que c'etait l'usage au cafe. Loin d'obtemperer a cet ordre, -- a cause du ton, personne ne s'y trompa malgre le je vous prie, --il s'empressa d'enfoncer davantage son couvre-chef. La salle entiere interessee et captivee, suivait les phases du dialogue, et dans un coin un loustic lanca: --Saluera. Saluera pas. Mon pere s'avanca et il me parut comparable a un geant. Seul contre tous, c'etait lui qui repandait la crainte. De sa voix nette que je connaissais bien, qui remuait Tem Bossette au fond de la vigne et rassemblait la maisonnee en un instant, il articula: --Voulez-vous que je fasse sauter votre chapeau avec ma canne, monsieur Martinod? Car ma main ne peut plus vous toucher. Cette fois, on cessa de plaisanter. Le cas devenait tragique: on aurait entendu tisser une araignee. Grand-pere sauva la situation: --Allons, Martinod, dit-il: il faut etre poli. --Pere Rambert, c'est bien pour vous, conceda Martinod. Tout de meme il se decouvrit. On vit mieux sa figure exsangue et sur sa defaite ne subsista aucun doute. Deja mon pere, vainqueur, se tournait vers Cassenave, perdu dans ses reves: --Vous aussi, mon ami, vous feriez mieux de rentrer chez vous. Et Cassenave terrifie, s'ecria en pleurant, ce qui detendit les nerfs de chacun et parut extremement drole: --Je vous jure que je n'ai pas bu, monsieur le docteur. La-dessus nous sortimes, mon pere et moi, lui devant, moi derriere, et bien que les tables deja serrees fussent toutes garnies de consommateurs, je circulai entre elles sans difficulte, a cause de la place qu'on laissait respectueusement a mon guide. Pour ne pas ressembler a Martinod, dont la lachete me degoutait, je m'efforcais de me tenir droit et de prendre un air degage. Au fond, j'eprouvais une peur indicible de ce qui se passerait dans la rue quand nous serions seuls tous les deux. Jamais, sauf peut-etre dans ma toute premiere enfance, mes parents ne m'avaient inflige de chatiment corporel: notre fierte faisait partie de notre education. Cette fois, je m'y attendais. Pourvu que ce ne fut pas un soufflet, comme a Martinod? Martinod etait un ennemi de la maison et j'avais bu son champagne. Mais je ne me souciais plus de la maison. Comme grand-pere, j'entendais etre libre. Grand-pere n'avait-il pas pris un fusil, lorsqu'il avait echoue dans le sang des journees de Juin, contre la defense de son propre pere, le magistrat, le pepinieriste dont il se moquait bien? On me frapperait, on me brutaliserait, on n'obtiendrait rien de moi. Et, contre l'epouvante qui me tordait, je me crispais jusqu'a atteindre enfin une sorte d'insensibilite, cette force de resistance qui permet de tout supporter sans plier et sans se plaindre. Je n'eus pas a me servir de cette provision d'energie que j'emmagasinais en vue du martyre. Dehors, mon pere se contenta de me demander sans hausser la voix: --Es-tu venu souvent dans ce cafe? --Quelquefois. --Tu n'y remettras jamais les pieds. Je compris qu'en effet je n'y pourrais jamais remettre les pieds. Mais serait-ce la toute ma punition? Nous marchions cote a cote, et tres vite. Bien qu'il ne manifestat plus rien de ses pensees, je ne saurais dire a quel signe je le sentais agite d'une grande tempete en dedans. Il pouvait me briser, me casser en deux, et il se taisait. Nous passames ainsi sur la place du Marche. Je me decouvrais semblable a ces malfaiteurs que j'avais vu conduire en prison par un gendarme. Pourvu que Nazzarena ne me reconnut pas? Elle me representait la vie libre, comme j'etais l'esclavage. Enfin nous arrivames devant la porte de la maison. Mon pere, avant de l'ouvrir, se retourna vers moi et, m'enveloppant tout entier de son regard sous lequel je baissai la tete, malgre moi, comme un coupable: --Pauvre petit! dit-il (c'etaient les expression memes de Martinod), qu'est-ce qu'on voulait faire de toi! J'etais dans un tel etat de tension que cette pitie soudaine eut raison de ma revolte et que je fus sur le point de me jeter dans ses bras en pleurant. Deja il s'etait repris et, de sa voix de commandement, declarait: --Il faudra bien que tu obeisses. Il le faudra bien. Du coup je me rebiffai de nouveau. Il affirmait son autorite dont il n'avait pas abuse pourtant: ce serait pour moi la guerre sacree de l'independance. Ma mere inquiete, dont j'avais deja distingue l'ombre derriere la fenetre, guettait notre retour et vint au-devant de nous jusqu'au sommet des marches. --Il y etait, expliquait simplement mon pere, je ne m'etais pas trompe. --Oh! mon Dieu! murmura-t-elle comme si elle apprenait un malheur qu'elle n'eut pas imagine. Et tante Dine qui la suivait leva les bras au ciel: --Ce n'est pas possible! Ce n'est pas possible! On ne me gronda pas davantage. Bon gre mal gre, on avait ramene l'enfant prodigue. Et moi, loin d'etre reconnaissant de cette indulgence que je m'explique mieux aujourd'hui par l'incertitude de mes parents sur les influences que j'avais subies et sur la facon de me reconquerir, j'appelais de toutes mes forces recuperees ma douleur d'amour que tous ces incidents avaient recouverte, en me repetant: "Nazzarena part demain. Nazzarena part demain." V LES DEUX VIES Je ne dormis guere de la nuit, et dans un demi-sommeil je confondais la guerre sacree de l'independance et la perte definitive de Nazzarena. Mon amour faisait partie de cette liberte que celebrait grand-pere et pour laquelle il avait pris un fusil. Au matin, j'etais fermement resolu a ne pas me rendre au college et a courir la supreme chance d'assister au depart des forains. Les adieux de la veille avaient ete manques: sans preparation, je n'avais rien trouve a dire. Non, non, cela ne pouvait finir ainsi. Je pretextai donc un mal de tete, auquel on voulut bien croire. Je compris qu'on me tenait pour ebranle par la scene du Cafe des Navigateurs. Et meme tante Dine m'apporta en cachette un lait de poule mousseux et digestif, favorable aux migraines, si savoureux que je m'en delectai malgre mon chagrin, ce qui m'occasionna une humiliation interieure. --Tu resteras au lit jusqu'a midi, conclut-elle en emportant la tasse. Elle aussi, elle ajouta: --Pauvre petit! Ce qui lui retira immediatement ma gratitude, car je n'entendais plus desormais etre traite en enfant, puisque j'aimais. Des qu'elle fut sortie, je m'habillai en hate, mais non sans quelque recherche, et grimpai dans la chambre de la tour, ou grand-pere m'accueillit avec etonnement et avec des signes de plaisir. --On t'as laisse monter? me demanda-t-il. Pourquoi cette question? Je n'avais demande la permission a personne. Il se contenta de hausser les epaules, deja revenu a sa philosophie. --Oh! moi, ca m'est bien egal. Des quatre fenetres de la tour, on commandait tous les chemins. Mon plan consistait a guetter de ce belvedere le defile des roulottes. Elles etaient chargees, elles avanceraient avec lenteur, je calculais que j'aurais le temps de les rattraper. Par ou s'en iraient-elles? Aucun indice ne me renseignait. J'imaginais qu'elles prendraient la route d'Italie, et je surveillai celle-la davantage. J'etais donc installe devant une des croisees, a demi dissimule par un meuble, quand on frappa a la porte, et mon pere entra. Je pensai qu'il venait me chercher, et je sus immediatement que, malgre mes resolutions, je ne lui resisterais pas; il avait, comme la veille, son air calme d'autorite souveraine et indiscutable. Absorbe par le but qu'il poursuivait, il ne me vit pas et meme, comme il marcha droit a grand- pere, il me tourna presque le dos. Jusqu'a mon intervention il devait ignorer ma presence. Apres un salut qui fut courtois et bref, il montra le journal qu'il apportait, un journal du pays: --Cette feuille annonce que vous vous presentez aux elections a la tete de la liste de gauche: est-ce vrai, pere? Sous la forme interrogative de cette simple phrase, je devinais tout un bouillonnement de colere qui se contenait encore. Au port de la ville, un mur plat qui surplombait le lac etait balaye des vagues les jours de vent ou de tempete. Nous nous amusions quelquefois, mes camarades et moi, a passer dessus, entre deux lames, au risque de recevoir de l'ecume ou des paquets d'eau. Mais, certains jours plus mauvais, cette bravade devenait impossible. On disait alors du lac souleve qu'il fumait. J'eus la sensation que tout a l'heure, ainsi, la route serait barree. Du dialogue qui suivit, comment aurai-je oublie un traitre mot? Grand- pere, doucement et cranement ensemble, a son habitude (il detestait les scenes et les evitait le plus souvent, mais la couardise d'un Martinod n'etait pas son fait), se contenta de repondre: --Je suis libre, je pense. --Personne n'est libre, reprit mon pere avec une volonte de ne pas hausser le ton qui m'impressionna jusqu'aux moelles. Nous dependons tous les uns des autres. Et vous n'ignorez pas que vous vous presentez contre moi. Cette fois la riposte de grand-pere fut plus aigre: il ne cederait pas, il se defendrait. Enfin! --Je ne me presente contre personne, declara-t-il, je me presente, voila tout. Et je n'empeche personne de se presenter. Je te le repete, Michel: chacun est libre d'agir selon son bon plaisir. Mon pere, avec une eloquence qui peu a peu s'echauffait et qu'il rompait alors, comme s'il etait determine a ne pas se departir de la forme la plus respectueuse et luttait sans cesse pour s'y maintenir contre l'entrainement de sa parole, essaya de le convaincre par toute une argumentation que meme a distance je crois pouvoir resumer. Pourquoi cette candidature de la derniere heure quand jamais grand- pere n'avait songe a jouer un role politique et quand il n'ignorait point que son fils etait le chef du parti conservateur? Comment n'y pas reconnaitre une manoeuvre de Martinod, trop heureux de venger son soufflet et d'annoncer la desagregation de la famille Rambert? Mais on ne se laissait pas prendre au piege grossier d'un Martinod. --Enfin, acheva-t-il, nous ne pouvons pas etre candidats l'un contre l'autre. Le petit rire de grand-pere accompagna sa reponse: --Oh! oh! pourquoi pas? Ce sera nouveau et je n'y vois, pour ma part, aucun inconvenient. --Mais parce qu'une famille ne peut pas etre divisee. --Une famille, une famille, tu n'as que ce mot-la a la bouche. Les individus comptent aussi, je suppose. Et d'ailleurs, pourquoi tes convictions ne sont-elles pas les miennes, puisque tu es mon fils? --Vous oubliez que mes convictions sont celles de tous les notres, jusqu'a votre pere. --Oui, le pepinieriste. Tu oublies le soldat de l'Empereur... --Il servait la France. La France passe premiere. Je n'admets pas les emigres. --... Et ton grand-oncle Philippe Rambert, le sans-culotte? --Ne parlons pas de luit: c'est notre honte. Toute famille a une tradition. La notre, jusqu'a vous, etait simple et belle: Dieu et le Roi. --Moi, la liberte me suffit. Je te laisse la tienne, laisse-moi la mienne, une fois pour toutes. --Mais je vous repete que la solidarite de notre nom et de notre race vous oblige. Votre liberte n'est d'ailleurs qu'une chimere. Nous sommes tous en etat de dependance. Me contraindrez-vous a vous rappeler que cette dependance, je l'ai acceptee avec toutes ses charges? La maison meme qui nous abrite et que j'ai sauvee est le temoignage de notre duree et de notre unite sous le meme toit. Peu a peu, la conversation devenait une bataille. Mon pere me semblait si grand et si puissant que d'une chiquenaude il eut ecrase grand- pere, et pourtant grand-pere lui tenait tete avec sa petite voix pointue et un air crispe que je ne lui connaissais pas. De les voir dresses l'un contre l'autre j'eprouvais de la peur et une horrible gene. Dans ma rebellion nouvelle contre l'autorite, je me sentais de coeur avec grand-pere. Cette liberte, dont on parlait pour l'attaquer et la defendre, je lui donnais les traits de Nazzarena qui s'en allait. Et il me parut que je commettrais une lachete comme, au Cafe des Navigateurs, Martinod, quand il s'etait decouvert par ordre, montrant sa face bleme d'epouvante, si je n'intervenais pas en faveur de mon compagnon, de mon camarade de promenades, de celui qui m'avait transmis comme un radieux heritage --le seul dont il disposat --son amour de la nature intacte, de la vie nomade, de l'independance qui rejette fierement toutes les regles, et peut-etre le gout meme de l'amour qui, a lui seul, pouvait resumer tout cela. Je ne me dissimulais pas les risques, je devinais la correction qui suivrait et cependant je m'avancai, pareil a un petit martyr qui reclame le supplice: --Grand-pere est libre, criai-je aussi fort que je pus. Je crus avoir pousse un cri formidable, et c'est a peine si je m'entendis moi-meme. Je fus etonne et vexe de n'avoir pas fait plus de bruit. J'en constatai neanmoins l'effet immediat, qui suffit a ma satisfaction et ne me rassura point. Mon pere s'etait brusquement retourne, stupefait de ma presence et de mon audace. Cette fois la route etait barree, comme au bord du lac, les jours de tempete. Il nous devisagea tour a tour pour surprendre notre complicite, notre entente. Devant lui, nous n'etions veritablement plus rien du tout. Sa force pouvait nous briser tous les deux. Ses yeux deja nous foudroyaient. Sa voix retentirait sur nous comme un tonnerre. L'orage qui s'amoncelait serait terrible. Qu'attendait-il et pourquoi gardait-il le silence? Ce silence qui se prolongeait devenait plus inquietant, plus tragique. J'y ecoutais ma peur comme le tic-tac d'une horloge. Mon pere, ayant pris le temps de se ressaisir par un effort qui dut etre surhumain, se detourna de moi que son regard terrorisait pour s'adresser a grand-pere: --C'est bien, dit-il avec une tranquillite et une douceur dont je fus deconcerte, je ne suis plus candidat. Nous n'offrirons pas a la ville le spectacle de nos divisions. Mais je me permettrai de vous donner un conseil. Martinod, par mon desistement, obtient ce qu'il desire; il ne poursuivait pas un autre but. Ne soyez pas plus longtemps l'instrument de cet homme qui m'a bassement calomnie et renoncez de votre cote a cette candidature dont vous n'avez que faire. Grand-pere, s'il fut surpris de ce revirement, ne le manifesta d'aucune facon: --Oh! tu as bien tort de te retirer. Tu aurais peut-etre ete elu, et moi, ca m'est egal. Je tiens principalement a desavouer tes opinions politiques. La famille ne nous commande pas nos idees. Mon pere dut hesiter une seconde a reprendre la discussion et il y renonca definitivement. Il y renoncait parce qu'un autre sujet lui tenait davantage au coeur: --Laissons cela, declara-t-il. Mais il s'est passe dans ma maison quelque chose de plus grave encore et que je ne puis tolerer. Vous m'avez pris cet enfant que je vous confiais. Le debat changeait et j'en devenais l'objet tout d'un coup. Instantanement je revis mon depart pour notre premiere promenade apres ma convalescence. Nous sommes tous les trois sur le pas de la porte. Mon pere joint ma main a celle de grand-pere avec ces mots qui m'etonnent: Voici mon fils. C'est l'avenir de la maison. Et grand- pere repond, en s'accompagnant de son rire: --Sois tranquille, Michel, on ne te le prendra pas. Comment pouvait-on me prendre et que signifiait ce propos? --Quelle plaisanterie! repliquait deja grand-pere, je n'ai jamais rien pris a personne. Et voila que maintenant on m'accuse de voler les enfants! Pourquoi pas de les manger? Mais la moquerie ou l'ironie etait une arme trop legere pour n'etre pas brisee dans l'attaque qui suivit. Aucun detail de cette scene ne m'est sorti de la memoire. Je les revois tous les deux, l'un fort et colore, en pleine vigueur et puissance, et cependant poussant une de ces plaintes comme on en arrache aux arbres qu'on fend; l'autre si vieux, ratatine et delicat, et neanmoins insolent dans sa facon de se dresser et de railler, --et moi, entre eux, comme l'enjeu de la partie qui se jouait. --Oui, reprenait mon pere, je vous ai donne mon fils pour le guerir et non pour le detourner. Vous-meme, vous vous etiez engage a ne rien dire ni faire qui put le mettre un jour en contradiction avec nos traditions religieuses et familiales. Avez-vous tenu votre promesse? Il y a quelque temps deja que je soupconnais le travail opere dans cette petite tete. J'en ai averti Valentine. Elle aussi, je m'en suis rendu compte, redoutait ce malheur et, dans son respect pour vous, craignait de vous attribuer a tort une mauvaise influence. Je ne sais comment vous avez conquis cette cervelle d'enfant. Mais ce que je n'ignore plus, c'est que vous avez conduit Francois au lieu meme ou tous nos ennemis se rassemblent et abusent de votre faiblesse et de votre generosite. --Je ne te permets pas... voulut interrompre grand-pere. --De votre generosite, continua la voix plus ardemment, ou de la mienne. Car j'ai recu ce matin la carte a payer. Elle est chere. Martinod a trouve plaisant d'abreuver sa bande a mon compte. --Qui t'a envoye la note? --Le patron du cafe. A qui voulez-vous qu'il l'envoie? Il est venu en personne l'apporter, et, pour me convaincre, il s'est contente d'ajouter: "Le petit a consomme." Mon fils en etait comme mon pere: je suis responsable, car, moi, je crois a la solidarite de la famille. J'ai paye pour Cassenave qui, dans son ivrognerie, porte deja les signes de la mort; pour Glus et Merinos, pauvres rates, incapables du moindre travail; pour ce faineant de Galurin et pour cette canaille de Martinod. Payer n'est rien, et j'ai subi, vous le savez, de plus rudes averses. Mais quelles erreurs avez-vous enseignees a ce petit? Il faut maintenant que je les connaisse pour les extirper de son coeur comme la mauvaise herbe du jardin. Ou ira-t- il? Que fera-t-il dans la vie avec cette utopie de la liberte que la realite dement a toute heure, sans les fortes disciplines de la maison, sans notre foi? Ce qui soutient notre race, toutes les races, ne savez-vous pas que c'est l'esprit de famille? La vie ne vous l'a- t-elle donc pas enseigne? J'etais remue par l'accent de ces paroles. Sensible a la musique des mots, je m'en emparais au passage, et c'est par eux qu'aujourd'hui je remonte aisement aux idees qu'ils recouvraient et qui passaient alors pardessus ma tete. --Tu as fini? demanda grand-pere avec une impertinence qui provoqua mon admiration. --Oui, j'ai fini. Et je m'excuse d'avoir eleve la voix devant cet enfant. Qu'il sache au moins --vous pouvez en temoigner --que j'ai toujours ete un fils respectueux. --Oh! tu as paye mes dettes. Et tu les paies encore. --N'est-ce que cela? et n'avez-vous pas rencontre en toute occasion l'appui de mon affection filiale? --De ta protection. --Ma protection ne s'est exercee que pour ecarter ceux qui voulaient votre ruine. Et ne comprenez-vous pas que c'est notre ruine future que vous preparez en soustrayant ce garcon a mon autorite, en le desarmant ? Grand pere fit: oh! oh! et reclama son tour de parler: --Mais quels reproches ai-je donc merites? J'ai promene cet enfant qui en avait besoin, je lui ai communique l'amour de la nature. --Et non l'amour de la maison. --Est-ce ma faute s'il prefere ma compagnie? Je ne cherche pas a enseigner, moi. Je ne preche pas, a tout bout de champ, l'ordre, la tradition, les principes et la religion. J'ai seulement le respect de la vie, de la liberte si tu preferes. --Mais la liberte n'est pas la vie. Elle detruit tout ce qu'il faut conserver. --Oh! ne revenons pas sur cette discussion. Ce qui s'est passe pour ton fils s'est passe pour le mien. --Pour moi? --Oui, pour toi. Quand tu etais petit, une autre influence s'est substituee a la mienne. Le magistrat, le pepinieriste, l'homme des roses... --Votre pere. --Oui, t'a donne le gout des arbres tailles, des allees ratissees, des lois divines et humaines, quoi! --Pourquoi m'en vouloir de ressembler a notre race? --Sous mes yeux, je t'ai vu changer. Sais-tu si je n'en ai pas souffert, moi aussi? --Oh! vous avez toujours ete si detache de moi et de... Mon pere n'acheva pas sa phrase et je ne l'acheverai pas aujourd'hui davantage, bien que j'aie trop de crainte d'en deviner le sens. Le respect qu'il a garde, meme a distance s'impose a moi. Tous deux venaient de rouvrir une plaie secrete dont le sang n'etait pas entierement tari. Ils restaient face a face, avec ce souvenir entre eux, effrayes peut-etre de ce qu'ils decouvraient dans le passe et ne voulaient pas approfondir devant moi, quand un secours inattendu leur vint. Ma mere entra. Sans doute avait-elle de sa chambre entendu le choc des voix et accourait-elle, tremblante, pour empecher le conflit de s'aggraver. Elle apportait la paix de la famille. --Qu'y a-t-il? s'informa-t-elle avec douceur. Deja, par sa presence, elle les separait, et j'eus l'impression que la conversation n'offrirait plus d'interet pour personne. --Je suis venu reprendre mon fils, declara mon pere. Et grand-pere m'abandonna: --Reprends-le. Reprends-le. On disposait de moi sans me consulter. Mais il ne put se tenir d'ajouter, en maniere de defi: --Reprends-le si tu peux. --Il ne faut pas l'ecarter de Dieu, dit simplement ma mere qui se rappelait notre messe manquee. Et, comprenant que je n'etais pas a ma place, elle me poussa vers eux comme un gage de reconciliation avec ces mots: --Embrasse-les et descends vers tante Dine. J'obeis. On m'accola negligemment ou a contre-coeur, et je m'elancai dans l'escalier, sans savoir comment le rapprochement s'opera. Je pensais a Nazzarena qui partait. Un peu plus tard on m'appela dans le jardin, mais je ne repondis pas. Je courus jusqu'a la chataigneraie qui bordait le domaine et je grimpai sur le mur, a cote de la breche qu'un des arbres avait jadis ouverte rien que par la poussee de ses racines, et qu'on avait fermee par une grille. De la, je dominais la route d'Italie. Il ne me restait plus que cette chance: la troupe du cirque passerait-elle par la? J'attendis assez longtemps, et ce ne fut pas en vain. Les voici, les voici. D'abord les voitures qui portent la tente et les bancs et tous les accessoires. Quels tristes chevaux les trainent! Je cherche le coursier noir de Nazzarena, mais il ne se distingue pas des autres haridelles. Puis ce sont les roulottes habitees. L'une ou l'autre de leurs minces cheminees fume: on prepare le diner pour la route qui sera longue. Sur un balcon d'arriere, a cote de la perruche que je connais bien, une vieille peigne les cheveux noirs d'une fillette. Je cherche, je cherche de tous mes yeux les cheveux blonds de mon amie. Ah! je la vois enfin. C'est elle, la, sans chapeau, c'est son visage uni et son teint dore. Elle conduit elle-meme une des guimbardes. On lui a confie une mission d'importance. Elle tient son fouet tout droit en l'air, mais elle aime trop les betes pour les frapper. Elle redresse le buste, elle porte fierement la tete. Comme son cou est bien degage! Pourquoi ne l'avais-je pas remarque encore? Je ne l'ai pour ainsi dire jamais vue: je veux la voir, je veux la voir. Quand elle sort de l'ombre que verse le chataignier, le soleil nimbe d'or la chevelure qui frise et qui semble se meler au jour sans qu'on sache ou ses boucles commencent, ou le jour finit. A cote d'elle, sur le siege, un jeune garcon est assis. Ils causent ensemble, ils rient ensemble. Elle a montre ses dents blanches. Ses dents blanches, je les ai vues, mais son regard, son regard dore ne se tournera-t-il pas vers moi? Nazzarena, Nazzarena, ne devinez-vous pas que je suis la, tout pres de vous, perche sur le mur, sur ce mur au-dessus de vous?... Elle rit, elle passe, elle a passe. La toiture de la roulotte me la cache maintenant. Je ne l'ai pas appelee, elle ne m'a pas regarde. Est-il possible que je ne voie plus son visage, ni ses yeux, ni son teint dore? Est-il possible qu'un evenement si considerable n'ait dure que cette toute petite minute? Mon coeur eclate dans ma poitrine, et je reste la sans bouger. Pourquoi ne pas sauter du mur sur la route, pourquoi ne pas courir apres elle? Suis-je donc cloue a mon poste? Maintenant je sais qu'elle est perdue pour moi, maintenant je sais qu'elle a toujours ete perdue pour moi. Comme ce berger qui menait son troupeau a la montagne et qui d'un mot jete au passage m'enseigna jadis le desir, ne m'a-t- elle pas, rien qu'en s'en allant, appris la douleur des separations d'amour? La douleur des separations d'amour s'est fixee pour moi dans cette image: un petit garcon a cheval sur le mur de son heritage, et une petite fille qui, dans la lumiere du matin, s'en va sur la route, qui s'en va sans se retourner... Que nous tenons a nos souvenirs! Plus tard, quand je suis devenu le maitre, le fermier est venu me demander l'autorisation d'abattre cet arbre qui la recouvrit de son ombre une derniere fois. "Monsieur, me disait-il pour me convaincre, il a de la roulure, il est tout pourri en dedans, il ne donne plus de fruits, il perd de son prix tous les jours, et bientot il se vendra pour rien." Je resistais a ses assauts et j'alleguais des raisons vagues. Comment faire entendre a un honnete fermier qu'on veut conserver un chataignier mort rien que parce qu'une bohemienne a passe dessous, il y a tant d'annees qu'on n'ose plus les compter? S'il est des choses inexplicables, celles-la surement en est une. Mon homme n'a pas lache prise. Ces paysans sont obstines. "Monsieur, monsieur, un de ces quatre matins, il ecrasera le mur en tombant." Et je pense qu'un mur se remplace. "Monsieur, monsieur, un de ces quatre matins, il ecrasera un passant." Ca, c'est plus grave. Un passant ne se remplace pas. Allons, soyons raisonnable. Il n'ecrasera donc en tombant que mon coeur. J'ai donne l'ordre d'abattre le temoin de mon premier chagrin d'amour. Je me suis penche sur le trou que ses racines arrachees ont creuse dans la terre, et je ne me suis pas etonne de tant de place qu'il occupait. Maintenant le mur reconstruit a bouche la breche et je me sens plus enferme dans mon enclos. A mesure qu'on avance dans la vie, il semble que ce mur d'enceinte se resserre. La nature change avant nous. La nature meurt avant nous. Nous perdons peu a peu tout ce qui donnait un visage au passe. Aucun temoin ne garantit plus la verite de nos souvenirs. D'autres ombres que celles des arbres peu a peu descendent sur nous. Et l'on a de la peine a croire qu'on a ete, comme tout le monde fut peut-etre un jour, un enfant a califourchon sur un mur, ne sachant pas s'il sautera dehors vers la vie libre, vers la jeune fille qui rit, vers l'amour, ou s'il rentrera, bien sagement, a la maison... VI PROMENADE AVEC MON PERE Pendant ma longue convalescence, comme on ne me permettait pas de lire sans repit, avec l'aide de tante Dine qui assujettissait patiemment ses lunettes, dont elle ne se servait pas volontiers, afin de donner, d'une main plus sure, de grands coups de ciseaux, parfois malheureux, dans les cartonnages, j'avais construit toutes sortes d'edifices, chateaux, fermes, chaumieres, et meme cathedrales. Je les disposais sur une grande table qu'on m'abandonnait. L'ensemble me representait une ville dont mes soldats de plomb entreprenaient le siege. Ces soldats, legues par mon frere Bernard qui, tout petit, collectionnait deja les uniformes, ou offerts le soir de Noel par le belliqueux petit Jesus, etaient innombrables: il y en avait des regiments, de grands et de minuscules, de plats et de pleins, et des fantassins, et des artilleurs, et des cavaliers. Parmi les cavaliers, les uns faisaient corps avec leur monture, les autres s'en pouvaient detacher: un appendice pointu qu'ils portaient au derriere permettait de les fixer a volonte sur le dos perfore des chevaux. Un soir l'assaut fut tragique. Le general devisse --il etait pourvu de l'appendice -- entra par la breche le premier, apres quoi il remonta sur son coursier alezan hisse a l'interieur on ne sait par quel subterfuge. Dans l'exaltation de la victoire, je mis le feu aux quatre coins de la cite conquise et, quand je voulus en suspendre les ravages, il etait trop tard. Une minute apres, l'incendie avait tout consume, et tant de maisons qui m'avaient coute des semaines et dont l'achevement me procurait de l'orgueil ne formaient plus qu'un amas de cendres noires. Encore fus-je severement reprimande pour avoir manque de bruler le mobilier. Et je demeurai stupide devant la rapidite de cette incineration comparee au temps exige pour batir. La fin brusque de ma premiere tendresse --cette pauvre minute ou il me fut donne de voir Nazzarena dans le soleil --me causa une pareille deception, un pareil decouragement. Jour apres jour, j'avais edifie en moi ce sentiment d'abord si vague, et puis si grave et si riche. Sans cesse j'y ajoutais quelque chose: un sourire, une parole, une rencontre et meme une moquerie qui venait d'elle; ou bien c'etait l'admiration pour ses exercices d'ecuyere; ou j'avais seulement passe sur la place du Marche et vu sa roulotte. Elle remplissait ma vie beaucoup plus que je ne le soupconnais, et maintenant il ne m'arrivait plus rien. Ce vide, jusqu'alors inconnu, m'etait plus penible qu'une veritable douleur. Je tachais de m'y agiter sans aucun succes, car je n'imaginais pas encore le parti qu'on peut tirer du souvenir. Comment aurais-je su qu'il est possible de vivre hors de l'instant present? Et de Nazzarena partie, de Nazzarena perdue pour toujours, ce qui me restait, c'etait moins sa pensee qu'une langueur repandue en moi par son depart, langueur ou je me complaisais, ou je la retrouvais encore, et qui me rendait incapable de m'interesser a quoi que ce fut. Par elle je fus empeche de preter beaucoup d'attention aux changements survenus chez moi. Sans efforts je m'en accommodai, et l'on crut a la facilite de mon humeur. Entre mon pere et mon grand-pere, depuis la scene de la tour, subsistait un etat de gene que le tact de ma mere, seul, reussissait a rendre supportable a l'un et a l'autre. Sans une interdiction formelle, je cessai de me promener avec grand-pere et meme de monter dans sa chambre. Il s'enfermait pour jouer du violon une bonne partie de la journee. Quand nous nous retrouvions a table, il ne cherchait nullement a se rapprocher de moi, comme s'il eut renonce definitivement a notre intimite, et je l'estimais un peu ingrat, m'attribuant un role important pour l'avoir defendu. Les repas etaient devenus maussades. L'un s'isolait, l'autre s'absorbait dans ses pensees. Je compris que tous deux, par une entente tacite, s'etaient retires de la lutte municipale. Personne n'osait parler des elections qui etaient toutes proches, mais les affiches des murs, que je lisais sur le parcours de la maison au college, me renseignaient. Le nom de Martinod y figurait, et de meme celui de Galurin, mais on avait neglige Verse-a-boire et les deux artistes. Tante Dine, le long de l'escalier, parlait toute seule d'evenements extraordinaires et de traitres epouvantables. En somme, Martinod etait parvenu a ses fins: le candidat qu'il redoutait, le seul qu'il redoutat, s'etait desiste. Je compris encore que grand-pere n'avait pas repris le chemin du Cafe des Navigateurs, soit pour observer la treve, soit pour eviter des sollicitations auxquelles il eut ete sans doute enclin a ceder. En apprenant qu'on venait d'appeler mon pere au chevet de Cassenave delirant, il parut tres surpris et meme affecte: donc il n'avait pas revu ce compagnon. --Cassenave malade! s'informa-t-il. Il aura trop bu. A dejeuner, mon pere nous annonca que Cassenave etait mort. --Je le lui avais predit, assura-t-il. Il y a beau temps qu'il aurait du renoncer a la bouteille. --C'etait son gout, opina grand-pere. C'etait son gout: cela excusait, justifiait toutes les actions, les bonnes et les mauvaises, et je l'entendais bien ainsi. Je vis aux levres de mon pere une reponse prete, mais il la retint et se contenta d'ajouter: --J'ai prevenu Tem Bossette. Le meme sort l'attend, s'il n'y prend pas garde. Et il est deja tard pour lui. --Tous les ivrognes, conclut tante Dine, qui se plaisait aux generalisations. Le dimanche des elections vint enfin. Je le reconnus aux placards multicolores qui garnissaient les facades et a l'affluence plus nombreuse que je dus traverser pour me rendre a la messe du college. Personne, a la maison, n'y avait fait la moindre allusion. Apres le dejeuner qui fut sans entrain, a peine son cafe pris, grand-pere mit son chapeau et s'empara de sa canne. --Ou vas-tu? questionna tante Dine. --A la campagne. --Du moins as-tu vote? --Bien sur que non. --C'est un devoir. --Oh! ca m'est egal. --Au fait, tant mieux! ajouta ma tante: tu aurais ete capable de donner ta voix a ces canailles. Elle jugeait inutile de les designer davantage. Il avait failli solliciter les suffrages, comme disaient les affiches, et il ne votait meme pas. C'etait son gout et je n'y voyais rien a redire. Chacun pouvait agir a sa guise et changer a son caprice: sans quoi la liberte, que serait-elle devenue? Comme il franchissait le seuil, il se retourna tout a coup et me proposa de m'emmener avec lui. --Ma casquette et j'y vais! criai-je, deja bondissant, comme si j'avais totalement oublie la scene de la tour. Mon pere, qui nous observait, arreta mon elan par son intervention: --Je vous remercie. Aujourd'hui, c'est moi qui le promenerai. J'ai conge. Il s'accordait bien rarement des conges. De plus en plus ses malades l'accaparaient. Sa reputation avait du s'etendre au loin a la ronde, car on reclamait ses services a de grandes distances: ses absences, ses voyages se multipliaient. --Je ne m'appartiens plus, confiait-il ma mere. Et la vie passe. --Mon ami, murmurait-elle, je t'en conjure, ne te fatigue pas. Elle s'ingeniait a le soigner, a obtenir de lui qu'il se reposat. Pour la rassurer, il riait, redressant sa haute taille, bombant la poitrine. Jamais il n'avait besoin de repos. Ses robustes epaules pouvaient porter le monde, et de fait ne portait-il pas le poids de la maison et de nos sept avenirs? Par une complication etrange, tout en continuant de me revolter interieurement contre lui, je ne cessais pas de l'admirer. Il me representait la force contre quoi rien ne prevaut. Je ne l'imaginais pas vaincu ou gemissant. La vie etait pour lui une perpetuelle victoire. Je ne l'admirais qu'a distance. La perspective de cette promenade avec lui m'epouvanta et je demeurai sur l'escalier, attendant je ne sais quel evenement qui viendrait y mettre obstacle. --Allons, m'encouragea-t-il, va chercher ta casquette, depeche-toi. Les jours sont longs, nous irons loin. Sa voix sonore etait sans durete. Elle avait meme cet accent bienveillant qui rendait l'espoir aux malades. En somme, soit a la sortie du Cafe des Navigateurs, soit dans la chambre de la tour, il ne s'etait pas montre severe a mon egard. Mais la bonte ne lui servait de rien pour m'adoucir. Je ne lui en savais aucun gre et je le considerais comme un tyran acharne a me retenir prisonnier. Des qu'il etait la, je cessais d'etre libre. Nous aurions beau gagner le coin le plus abandonne, le plus farouche: autour de moi je verrais pousser des murailles. Tandis qu'avec grand-pere j'avais l'impression que les clotures disparaissaient et que la terre sans entraves appartenais a tous ou n'appartenait a personne. Pourquoi mon pere m'imposait-il ce long tete-a-tete qui par avance me glacait? Les revelations de Martinod ne m'avaient-elles pas appris ses preferences? Il s'enorgueillissait de Bernard et d'Etienne, il se preoccupait sans cesse de Melanie, et je surprenais quelquefois ses regards poses sur elle avec une insistance bizarre, comme s'il ne l'eut jamais vue ou comme s'il prenait son empreinte; quant a moi, e ne comptais guere. De toute ma volonte je voulais etre un enfant incompris, un enfant malheureux, un enfant injustement delaisse. Cela m'etait necessaire pour entretenir la langueur amoureuse dont je me delectais. De sorte que je ne partis pas volontiers et le laissai voir. Lui, au contraire, s'efforcait d'etre gai et, comprenant qu'il desirait me mettre en confiance, par esprit d'opposition, je me reservai davantage. Nous voila sur la route, non point d'un pas lent de flaneurs qui vont a l'aventure, comme c'etait notre habitude a grand-pere et a moi, mais d'un pas allegre et vif, comme si une musique militaire nous precedait. --En marchant bien, m'expliquait-t-il, nous en aurons pour deux ou trois heures. Afin de montrer que cette promenade ne m'interessait nullement, je ne demandai pas ou nous allions. Ce ne serait surement pas cet endroit perdu ou l'on foulait des fougeres, ou sur les parois de rochers les bruyeres s'agrippaient, ou, separe du reste du monde, loin des maisons et des cultures, au bruit sourd d'une cascade j'avais connu l'initiation a la nature sauvage. Dans un village que nous traversames, je me souviens que je donnai un grand coup de pied dans un tuyau de vieille gouttiere arrachee qui gisait sur le sol. Nous eumes aussitot sur nos talons tous les chiens qui se rassemblerent en hurlant. Un peu effraye de leurs gueules menacantes et de tout ce vacarme que j'avais provoque, je me rapprochai de mon rassurant compagnon: --Laisse-les aboyer, me dit-il. Dans la vie, tu verras, c'est tout pareil. Des qu'on fait un peu de bruit, tous les chiens se precipitent. Si l'on se retourne, c'est une lutte ridicule. Le mieux est de ne pas s'occuper d'eux. Il faut laisser aboyer les chiens. Comment ai-je compris qu'il s'agissait de Martinod et de sa gifle? Quand nous fumes hors d'atteinte, j'en voulus a mon pere d'avoir remarque mon mouvement de peur. Par un bon chemin muletier nous attaquames une colline. Lui, cependant, a mesure que nous avancions et que nous respirions en montant un air plus salubre, retrouvait sa belle humeur. C'etait un beau jour de la fin de mai ou du commencement de juin, deja chaud mais bien ventile. Dans mon pays le printemps est lent a venir et la vegetation part tout d'un coup. Elle etait venue la veille peut-etre, ou l'avant-veille, tant le vert des feuilles etait luisant, l'herbe grasse, les fleurs brillantes. Nous traversames un bois de chenes, de fayards et de bouleaux. Les futs blancs des bouleaux, gris et lisses des fayards, bruns et rugueux des chenes formaient les colonnades d'un immense temple voute; le ciel ne s'apercevait pas. --Ah! dit mon pere, en s'arretant pour souffler un peu et en se decouvrant afin de mieux sentir la fraicheur qui tombait des arbres, comme il fait bon ici et quelle belle journee! Je m'etonnai qu'il s'extasiat sur une chose si ordinaire dont j'avais eu si souvent le profit, sans penser qu'il en avait, lui, rarement l'occasion. Deja il reprenait: --C'est terrible d'etre si occupe! On n'a pas le temps de jouir du soleil et de l'espace, ni de causer autant qu'on le voudrait avec ses fils. Autrefois, te rappelles-tu, Francois, je te racontais les combats de l'Iliade et le retour a Ithaque. Je ne l'avais pas oublie, mais les recits epiques me paraissaient appartenir a une enfance deja lointaine et depassee. Ils dataient d'avant cette convalescence qui m'avait change le coeur. Ils dataient devant mes promenades avec grand-pere, d'avant la liberte et Nazzarena, d'avant l'amour. Alors je ne m'en souciais plus. Hector se battait pour garder sa maison, et Ulysse bravait les tempetes pour rentrer dans la sienne dont il voyait, de la mer, la fumee, et j'entrevoyais un destin individuel ou je ne dependrais plus de rien ni de personne. Nous percames bientot le rideau des arbres et nous atteignimes le sommet de la colline. Les ruines d'une ancienne forteresse la couronnaient. A en juger par les pans de murs ecroules ou croulants, par la hauteur des tours encore debout et tout ajourees, elle avait du tenir une place considerable. Le lierre et les ronces envahissaient ses vestiges. Elle subissait le dernier assaut de tous les vegetaux avides de la recouvrir. --Les ruines ne me plaisent pas beaucoup, me declara mon pere. Elles servent a la poesie, mais elles decouragent d'agir. Elles nous montrent la fin, quand le but de la vie est de construire. Encore celles-ci ont-elles un role a jouer: elles evoquent un passe de lutte et de gloire. C'etait jadis le chateau fort du Malpas. Il commande la route de la frontiere. Il en a subi, des sieges et des attaques! En 1814, quand la France fut assaillie par trois armees, tout demantele qu'il etait deja, on y a hisse des canons pour tirer sur les Autrichiens. J'aurais du penser que nous irions la. C'est un lieu celebre dans toute notre province. Celebre par quoi? je le savais vaguement. Jamais grand-pere ne m'y avait conduit: il detestait les endroits frequentes "ou, disait-il, on va le dimanche en famille, et qui sont pleins de souvenirs, grands hommes, batailles et papiers gras." Mon pere s'echauffait pour parler batailles. N'avait-il pas defendu pareillement la maison contre nos ennemis, contre les ils de tante Dine acharnes a sa conquete? Un instant captive, je faillis lui poser cette question: "Et pendant la guerre, pere, ou etiez-vous?". Je savais qu'il avait pris du service et brasse la neige avec sa compagnie, pendant un hiver rigoureux. Cependant la question ne franchit pas mes levres. Elle eut avoue que je subissais son influence et je me raidissais pour lui resister. Toute la foret de chenes, de bouleaux et de fayards, et ces ruines decoratives sur l'horizon, ne valaient pas pour moi le chataignier sous lequel Nazzarena avait passe. Il m'entraina au bord de la terrasse que formait l'ancienne cour du chateau dont on avait jete bas la facade. De la on dominait, on decouvrait tout le pays, le lac avec ses rives dentelees, ses petits golfes pleins de grace, ses verts promontoires, la ville etagee au- dessus, facile a dechiffrer a cause de ses places et de ses jardins publics, les villages de la plaine a demi couches dans l'herbe comme des troupeaux immobiles, ceux des coteaux groupes au bas de leurs eglises en faction, et, pour fermer la vue, les montagnes, tantot boisees, tantot rocheuses et nues. Une belle lumiere d'apres-midi, tout en vibrant sur les choses, en precisait les contours. Ici ou la un toit d'ardoise lui renvoyait ses fleches d'or. Aux differences de teintes, aux nuance memes du vert on pouvait distinguer les cultures, et toutes les limites des heritages, indefiniment divises, clos de haies, de murs ou de barrieres, et les petits cimetieres blancs, decoupes en carres, dans le voisinage des groupes de maisons. Mon pere distribua leurs noms a tous les lieux habites, puis aux sommets et aux vallees. Il n'y avait aucun rapport entre son procede et celui de grand-pere. Ou nous cherchions, grand-pere et moi, la trace de la nature, fendue par la charrue ou la hache, defrichee et ecrasee par tous les travaux agricoles, et neanmoins survivante ca et la dans sa purete primitive, il montrait, au contraire, la constante intervention de l'homme et le travail superpose des generations. Au lieu de la terre libre, c'etait la terre disciplinee, contrainte a servir, a obeir, a produire. Et cette terre avait ete arrosee de sang dans le passe, traversee par des troupe armees, protegee par la force contre l'etranger, comme il convient a une marche de France, benie enfin par des prieres. Un saint meme, un saint populaire qui avait introduit le miracle dans la vie courante, notre saint Francois de Sales, s'y etait agenouille pour l'offrir a Dieu. Elle nourrissait les vivants. En elle reposaient les morts. Terre feconde, terre glorieuse, terre sacree, il celebra sa triple noblesse avec tant de clarte que, malgre moi, je le suivais. --Et la maison, acheva-t-il, ne vois-tu pas la maison? Je la cherchai sans plaisir et constatai que j'avais perdu l'habitude d'orienter mon regard de son cote. Il etait pourtant facile de la decouvrir, au bord de la ville, isolee, avec, en arriere, le beau domaine rustique par lequel elle rejoignait la campagne. La parole de mon pere, comme les spirales d'un oiseau qui plane, avait tournoye sur le pays tout entier. Voici que, resserrant ses cercles, elle s'abattit soudainement sur notre toit. Et il me detailla la maison comme les traits d'un visage. On ne l'avait pas batie d'un seul coup. Elle ne se composait autrefois que du rez-de-chaussee. --Tu as bien vu la date sur la plaque de la cheminee, a la cuisine, 1610. Et je pensai: "ou 1670", pret a repeter comme grand-pere, dont la reflexion me revint a la memoire: "ca n'a aucune importance." Mais je n'osai pas risquer tout haut ce commentaire. Un siecle plus tard, nos ancetres enrichis surelevaient d'un etage, construisaient la tour. Limitee par la ville, la propriete s'etendait vers la plaine que des bois occupaient. Et les bois abattus faisaient place au jardin, aux champs et aux prairies. C'etait une lutte continuelle contre les difficultes, la fortune et contre des ennemis sans cesse renouveles. Mon pere croyait donc, lui aussi, aux ils de tante Dine? Pour un peu, j'aurais souri, mais il ne m'en laissa pas le loisir. Chaque generation a la tache commune avait apporte son effort, et l'une ou l'autre, celle du garde-francaise, celle du grenadier, sa contribution d'honneur. La chaine n'avait pas ete interrompue. Cependant j'eprouvai l'envie d'objecter: --Et grand-pere? Que m'aurait-il repondu? Mais voici qu'il y repondait de lui-meme, sans amertume. Quelquefois cette chaine s'etait tendue a se rompre, et la maison avait traverse de mauvais jours. Il la representait fendant las vagues comme un solide vaisseau dont la barre est maintenue par un pilote sur. Sa voix qui jadis se plaisait a nous raconter les exploits des heros composait peu a peu, avec une exaltation croissante, une sorte d'hymne a la maison. C'etait le poeme de la terre, de la race, de la famille, c'etait l'histoire de notre royaume et de notre dynastie. A mesure que les annees se sont enfuies, loin d'en etre affaibli, le souvenir de cette journee prend mieux tout son sens a mes yeux. Mon pere avait mesure le chemin que j'avais parcouru pour m'eloigner de lui. Il voulait me reprendre, me ressaisir, me rattacher. Avant d'en appeler a son autorite, il tenait de frapper mon imagination et mon coeur, de les reconquerir sur leurs chimeres, de leur proposer un but capable de les emouvoir. Seulement, de toutes parts presse par la vie quotidienne, il lui fallait se hater, il ne disposait que d'un jour entame deja, de quelques heures fugitives pour entreprendre ma transformation. Il pensait en une fois regagner son fils perdu, il comptait sur son art incomparable de diriger les hommes, de les subjuguer. Ce qu'il dit pour me convaincre, pour m'arracher l'emotion qui me livrerait, je le comprends maintenant et bien tard, ce dut etre beau comme un chant d'Homere. J'en eus pourtant l'intuition immediate. Je ne sais si jamais paroles plus eloquents furent prononcees que celles qu'il m'adressa sur cette colline, tandis que le soir commencait lentement de fleurir le ciel et de pacifier la terre. Je ne trouve pas d'autre mot: il me faisait la cour comme un amoureux qui ne se sent pas aime et connait que son amour seul apportera le bonheur. Mais d'un pere l'affection descend, elle exige que la notre monte vers elle. La sienne, par un privilege unique dont sa fierte n'etait pas atteinte, montait vers moi, m'enveloppait, m'implorait. Oui, reellement, je crois que mon pere m'implorait et je demeurais impassible en apparence, tandis que j'aurais du l'arreter avec un cri ou tout mon etre se fut jete. Je n'etais pas impassible cependant. Il y avait dans le son de sa voix trop de pathetique pour que ma sensibilite, eveillee de bonne heure, n'en fut pas toute secouee. Mais, par une contradiction singuliere, ce que cette voix remuait en moi, c'etait precisement le desir, tous les desirs qu'elle voulait chasser. Elle chantait les pierres de la maison batie pour triompher du temps, l'abri du toit, l'union de la famille, la force de la race qui se maintient sur le sol, la paix des morts que Dieu garde. Et tandis que vibrait ce cantique, j'en entendais tres distinctement un autre que, pour moi seul, composaient la musique du vent vagabond, l'immensite des espaces inconnus, la parole du patre qui s'en allait a la montagne, et les fleurs de pommier qui avaient ruissele sur mon visage le premier jour de mon amour, et le rire de Nazzarena, et l'ombre aussi, l'ombre desesperante du chataignier sous lequel elle avait passe. Un instant, mon pere se crut vainqueur. Ses yeux percants qui me fouillaient venaient de decouvrir mon trouble. Par un besoin de franchise, je me detournai en silence, et il comprit que j'etais loin de lui. Sa voix cessa de retentir. Je le regardai a mon tour, surpris de ce soudain silence, et je vis la tristesse l'envahir comme l'ombre, l'ombre desesperante qui, du creux des vallees, gravit lentement les sommets quand c'est l'approche de la nuit. ... Pere, aujourd'hui j'interprete votre tristesse. Seul, j'ai refait le pelerinage du Malpas, et seul je vous entendais mieux. Vous songiez a vos deux fils aines qui, brules de sacrifice, s'en iraient au loin, pour le service divin et pour celui de la patrie. Vous songiez a votre chere Melanie qui, attiree par le dur calme du cloitre, attendait l'heure de sa majorite. Les branches maitresses de l'arbre de vie que vous aviez plante se detachaient du tronc. Vous comptiez sur moi pour continuer votre oeuvre, et je vous echappais. A vous seul, vous aviez soutenu la maison chancelante, et la maison, en vous accablant de travail et de souci, vous ecartait des votres. C'est le malheur des necessites materielles: elles ne laissent pas assez de temps pour la direction des ames. Mais le temps, vous pensiez le soumettre a force de virile tendresse pour moi, et d'eloquence. En une promenade, en une lecon, vous aviez espere regagner le terrain perdu, sans toucher au respect de votre pere. C'est un coeur obscur que le coeur d'un enfant de quatorze ans, surtout quand l'amour y est trop tot venu. Je sentais l'importance de votre enseignement et cependant je meditais de m'y soustraire. Moins le terme de liberte etait clair pour moi, plus il me fascinait et m'attirait. Toute cette musique que j'entendais, c'etait la sienne... L'echec de mon pere se traduisit par un geste. Dans son chagrin de ne pouvoir me reconquerir, il me saisit tout a coup par les deux bras comme s'il voulait m'enlever de terre et marquer sa possession. --Mais comprends-moi donc, pauvre petit, me dit-il. Il faut bien que tu me comprennes. Il y va de ton avenir. --Pere, vous me faites mal, fut toute ma reponse. Je mentais, car son etreinte ne m'avait cause que de la surprise. Il essaya d'en plaisanter: --Oh! voyons, ce n'est pas vrai. Je ne t'ai fait aucun mal. --Si, c'est vrai, insistai-je mechamment. Alors, avec bonte, il s'en excusa presque: --Je ne l'ai pas voulu. Ah! je pouvais etre fier de moi! Cette force que je redoutais, elle m'avait supplie au lieu de me briser: elle ne m'avait pas vaincu. Sans doute pour ecarter de mon esprit toute facheuse interpretation de son geste, il me posa la main sur la tete, et bien qu'il n'appuyat pas, je sentis qu'elle pesait. Quelques annees auparavant, grand-pere m'avait investi, par la meme imposition, de la propriete de toute la nature. --Rentrons, ordonna mon pere. Rentrons a la maison. Il disait: la maison, comme moi. Jusqu'alors cette expression etait trop habituelle pour me frapper. Cette fois elle me frappa. Sur le chemin du retour, nous entendimes les detonations des boites qu'on tirait en l'honneur des elections. --Deja! fit-il. La liste Martinod est elue. La deconvenue de sa vie publique s'ajoutait a sa deception paternelle. Il inclina le front, mais ce ne fut qu'un instant. Le clocher d'un village voisin sonna l'Angelus. Un autre, puis un autre lui repondirent. Ils se transmettaient la serenite du soir et de la priere qui, par eux, se repandait sur toute la campagne. Pour les ecouter mieux, mon pere s'arreta, et il sourit. Par ce rappel apaisant de l'Annonciation Dieu lui parlait, et sans doute il reprit confiance. --Marchons vite, me dit-il: ta mere pourrait s'inquieter de notre retard. Moi, je songeais: "Un jour je partirai. Un jour je serai mon maitre, comme grand-pere. " VII LE PREMIER DEPART Peu de jours apres cette promenade manquee, et peut-etre meme le lendemain, je voulus entrer dans la chambre de ma mere pour y chercher un livre de classe oublie, et je tournais deja le loquet de la porte, lorsque j'entendis deux voix. L'une, celle de ma mere, etait familiere a mon oreille: mais son accent etait presque nouveau pour moi, a cause de la fermete qui se melait a sa douceur habituelle; petits, elle nous parlait quelquefois ainsi quand elle exigeait de nous un peu plus d'attention et de travail pour terminer nos devoirs ou apprendre nos lecons. Quant a l'autre, elle devait appartenir a un etranger, et meme a un quemandeur, car elle me parvenait assourdie, voilee, douloureuse. Quel etait ce visiteur, que ma mere recevait chez elle, et non au salon? Je n'osais pas ouvrir, ni lacher la poignee que je tenais et qui, en retombant, eut revele ma presence, et je restai la, immobilise par ma timidite et ma curiosite ensemble, ecoutant le dialogue qui s'echangeait. --Je t'assure que tu te trompes, disait ma mere. Cet enfant traverse une crise: il n'est pas different de ses freres et soeurs, il n'est pas eloigne de nous. --Le fosse est plus profond que tu ne crois, Valentine, repliquait l'autre voix. Je sens que je le perds. Si tu l'avais vu au Malpas, comme il se rebiffait, comme il resistait a mes exhortations, presque a mes objurgations! --C'est un enfant. --Un enfant trop avance. Je ne demele pas encore ce qui le separe de nous: je le saurai. Ah! tu as beau tacher de me tranquilliser, ma pauvre amie: mon pere a pu achever sa guerison, il y a trois ans, en le menant au grand air, il ne nous l'a pas rendu tel que nous le lui avions confie, il lui a change le coeur, et c'est dans l'enfance que le coeur se fait. Cet enfant n'est plus a nous. Cet enfant n'est plus a nous: je tirai d'une telle declaration une sorte de vanite. Je n'etais a personne, j'etais libre. La liberte, que grand-pere n'avait pu conquerir, meme dans le sang des journees de Juin, du premier coup m'appartenait. J'avais reconnu la voix de mon pere, et c'est de moi qu'il etait question. Mais pourquoi mes parents intervertissaient-ils leurs attitudes a ce point que j'avais hesite a les reconnaitre? Je les considerais comme immuables. Ma mere, pour un rien, se tourmentait. Quand le vent soufflait ou que grondait le tonnerre, meme au loin, elle ne manquait pas d'allumer la chandelle benite. Son ombre, derriere la fenetre de sa chambre, annoncait qu'elle guettait le retour des absents. Elle ne goutait un peu de paix que lorsque nous etions tous rassembles autour d'elle, ou bien encore dans la priere, car elle vivait tres pres de Dieu. Il arrivait parfois que mon pere la plaisantait sur ses perpetuelles inquietudes. Pendant ma maladie, et plus anciennement, pendant que la maison fut mise en vente, c'etait lui, toujours lui qui relevait son courage de femme, qui lui garantissait l'avenir, qui lui rappelait la constante protection de la Providence. Je ne les imaginais pas autrement, et voici que les roles etaient renverses: ma mere remontait mon pere decourage. Je me serais degoute moi-meme si j'avais ecoute aux portes. Pousse par mon amour-propre mele a mon sentiment de l'honneur, je n'eusse pas hesite a penetrer dans la piece, sans les paroles suivantes qui furent prononcees par mon pere et qui me clouerent sur place, le loquet en main, sans qu'il me fut possible d'avancer ni de reculer, tant j'etais saisi et captive: --Il se passe entre moi et lui ce qui s'est passe jadis entre mon pere et moi. Le meme drame de famille. --Oh! que dis-tu, Michel? --Oui, mon pere avait raison de le rappeler le jour ou j'ai trouve Francois chez lui, ou Francois s'est declare pour lui, contre moi, le malheureux! Quand j'etais petit, j'ai subi, moi aussi, l'influence de mon grand-pere. Seulement, elle s'est exercee dans un autre sens. Il avait ete president de Chambre a la Cour. Rentre chez lui, a l'age de la retraite, il se plaisait a cultiver le jardin. C'est lui qui a plante la roseraie. Il m'apprit l'importance, la beaute, oui, la beaute de l'ordre qu'on impose a la nature et a soi-meme. Je lui dois peut-etre d'avoir su diriger, dominer ma vie. Et mon pere, qui ne s'interessait qu'a sa musique et a ses utopies, se moquait de nous: " Il fera de cet enfant un geometre", assurait-il. Lui, il a fait de mon fils un revolte. Et avec amertume, il ajouta: --Un pere ne doit, dans sa maison, abandonner son autorite a personne. Pour soustraire Francois a cette influence qui l'emporte sur la mienne, je n'hesiterais pas a le mettre plutot en pension. Ce ne serait que devancer d'un an ou deux le parti que nous avons pris pour nos aines. Et les etudes de notre college deviennent d'ailleurs insuffisantes. --C'est une charge de plus, objecta ma mere. --La fortune est peu de chose aupres de l'education. Ainsi j'appris comment on songeait sans moi a disposer de mon avenir. La pension, la prison, me punirait de mon independance. Je fus tout d'abord atterre, puis, dans mon orgueil, je refusai d'accuser le coup. Ne serait-ce pas reconnaitre l'attrait de la maison? Puisqu'on envisageait l'hypothese de mon depart, je previendrais ce complot et demanderais moi-meme a partir. Oui, ce serait la punition que j'infligerais a mes parents. A mes parents seulement? Je ne pouvais demeurer la au risque d'etre surpris, et quelle honte alors! J'achevai donc de tourner la poignee, et j'entrai. J'entrai comme un personnage important, me raidissant contre l'emotion qui m'etreignait. --Je viens chercher un livre, declarai-je pour justifier ma presence. Mon pere et ma mere, assis en face l'un de l'autre, me regarderent, puis echangerent un regard. Je trouvai mon ouvrage sur la table qu'une main diligente avait rangee, en hate je m'en emparai et voulus m'en aller. --Francois! appela ma mere. Je m'approchai d'elle avec le visage renferme que je m'etais compose pour resister aux larmes. --Ecoute, mon petit, me dit-elle, --et des qu'on me traitait de petit, je me redressais, --il faut toujours obeir a ton pere. --Mais je l'ecoute bien. Obeir! ce mot m'etait odieux. Mon pere me fixait de ses yeux percants qui me genaient comme si je sentais la pointe de leur rayon. Il parut hesiter, et sans doute il hesita entre le desir d'une explication et le sentiment de son inutilite. De sa voix redevenue naturelle, et partant autoritaire, il se contenta de me temoigner sa confiance: --Nous parlions de toit precisement, ajouta-t-il. --Oui, de toi, repeta ma mere un peux anxieusement. Et je subis une sorte d'interrogatoire: --Que feras-tu plus tard? me demanda mon pere; y songes-tu quelquefois? Quelle vie aimeras-tu mener? Tu es en avance sur les gamins de ton age. Tu as deja des gouts, des preferences. As-tu, comme tes freres, choisi ta vocation? Ma vocation? Je m'y attendais. On en parlait souvent a la maison, et chacun devait remplir fidelement la sienne. Pendant ma maladie, et au debut de ma convalescence, avant mes sorties avec grand-pere, j'avais souvent pense et meme proclame que, plus tard, moi aussi, je serais medecin. Je n'imaginais pas destin plus beau. J'avais cause a la cuisine avec les paysans qui reclamaient le docteur, la bouche tordue d'angoisse, et rencontre dans l'escalier le defile des malades qui s'en venaient a la consultation avec des mines basses et s'en retournaient ragaillardis. Bien que j'eusse cesse d'en parler, on admettait chez nous que je continuerais mon pere. --Je ne sais pas, repondis-je en me derobant. --Ah! reprit-il, etonne et decu. Je croyais que tu voulais etre medecin. --Oh! non, declarai-je, subitement decide par mon desir de contradiction. Il n'insista pas avantage sur cette succession qu'il avait caressee: --En somme, tu as le temps de choisir. Avocat peut-etre? on defend de belles causes. Ou architecte? on batit des maisons, on restaure celles qui tombent, on construit des ecoles, des eglises. Nous n'avons pas ici de bons architectes. C'est une place a prendre. Tout a tour, il vantait les professions qu'il me citait et qui m'eussent retenu dans ma ville natale. Alors me vint l'idee perfide de me separer definitivement de la maison, d'achever la conquete de ma liberte. Je cherchai un etat qui m'obligeat a m'eloigner. Il n'y avait dans le pays ni mines ni etablissements de metallurgie. --Je serai ingenieur, affirmai-je. Je venais de le decouvrir et je savais assez vaguement en quoi cela consistait. Pour Etienne, on avait agite la question en famille. --Vraiment? dit mon pere sans insister. Nous en reparlerons. --Seulement, ajoutai-je la tete basse sans regarder personne, un peu etonne de vois comme les choses s'enchainaient, seulement il faudrait une autre preparation que celle du college. --Ton college ne te suffit pas? --Oh! ce sont de braves gens, repris-je avec mepris. Mais pour les etudes, ca n'est guere brillant. Mon pere fit: ah! sans plus. Relevant les yeux, je constatai sa surprise qui me fut agreable comme une victoire. Et peut-etre aurais- je pu decouvrir sur ses traits une autre expression que celle de la surprise. Je lui fournissais l'occasion de se debarrasser de moi selon le desir que je lui pretais; pourquoi ne se hatait-il pas d'en profiter? Il se tourna vers ma mere qui me parut chagrinee: --Cela demande reflexion, conclut-il. Comment peut-on, si tot, eprouver une sorte de plaisir a tourmenter ceux qui nous aiment? La gravure de ma Bible qui represente le retour de l'enfant prodigue m'avait-elle donc appris les inepuisables ressources de l'amour paternel? Mon pere me paraissait si fort que je ne pouvais craindre de lui faire du mal. Dans la vie, ce sont toujours les memes sur lesquels on s'appuie, dont on use et dont on abuse sans les laisser respirer, et l'on ne se dit pas qu'ils sentent aussi la fatigue, car ils ne se plaignent jamais. Et, comptant sur leur sante et leur energie, on croit que l'on aura toujours le temps, au besoin, de leur donner une petite compensation. La plainte de mon pere, je l'avais pourtant discernee a travers la porte, et le son altere de sa voix m'en avait livre la profondeur. Je me demande meme si cette plainte, loin de m'attendrir, ne le diminuait pas a mes yeux accoutumes a le considerer comme un invincible chef, n'alterait pas en moi l'image que, des mes premiers regards intelligents, il y avait deposee. Les grandes vacances qui suivirent n'apporterent pas, cette annee-la, leur habituelle diversion de gaiete. Le depart de Melanie pour le couvent, et celui d'Etienne, si jeune, pour le seminaire, etaient devenus officiels. Ils attendraient le mois d'octobre: mon pere conduirait sa fille a Paris en meme temps qu'il me placerait au college ou mes deux freres aines avaient termine leurs etudes, car j'avais obtenu gain de cause, et ma mere accompagnerait son fils a Lyon. Ces nouvelles repandaient sur nos reunions et nos jeux une teinte de tristesse que les interesses tachaient vainement a eclaircir. Tante Dine, un peu alourdie, trainait maintenant les pieds dans l'escalier, se mouchait bruyamment, priait tres fort avec une certaine violence qui devait secouer les saints dans le paradis, et marmonnait: que votre volonte soit faite, d'un ton qui ne pouvait passer pour celui de la soumission. Grand-pere s'enfermait dans sa tour, jouait du violon en tremblant legerement, ce qui ajoutait des notes, sortait a la tombee du soir sans prevenir personne, et semblait vivre dans l'ignorance et dans l'indifference de tous les evenements de famille. Quand il me rencontrait, il se contentait de cette exclamation qu'il accompagnait de son petit rire: --Ah! te voila, toi! Tandis qu'il n'arretait aucun de mes freres ou soeurs au passage. Mais ce rire ne sonnait pas franc: mon oreille percevait que notre separation lui pesait. Je me serais volontiers precipite vers lui s'il n'avait eu l'air de se moquer de tous les chagrins du monde. L'ombre de mon pere etait toujours entre nous. Aucune consigne ne m'enjoignait de l'eviter; notre separation s'accomplissait tacitement. Nous n'osions pas afficher notre complicite. Un jour cependant il ajouta: --Alors, tu vas a Paris? --Oui, grand-pere, a la rentree. --Tu as de la chance. A Paris, on se sent plus libre qu'ailleurs. Tu verras. Se moquait-il encore? Paris, c'etait, pour moi, l'internat, la prison. Et d'ailleurs, ne m'avait-il pas souvent repete que les grandes villes sont empoisonnees et qu'il n'y a de bonheur qu'aux champs? Il se souciait bien peu de logique. Mon prochain depart, ce depart que j'avais reclame par orgueil et qui m'inspirait une repulsion contre laquelle je me raidissais, faisait peu d'effet a la maison, --ce qui m'irritait dans mon amour-propre, - - et se perdait dans ceux de mes freres et de Melanie, comme un petit bateau dans le sillage des grands navires. Bernard, sorti de Saint-Cyr avec un numero de choix qui lui donnait l'infanterie de marine, s'en irait a Toulon, ou il s'embarquait un peu plus tard pour le Tonkin. Or, sa premiere parole, a son retour, avait ete celle-ci que je lui avais entendu dire a tante Dine, accourue en soufflant pour lui ouvrir la porte: --On ne peut savoir le plaisir que j'eprouve a tirer le cordon de cette sonnette. Alors, pourquoi demandait-il la Chine? Et de meme Etienne et Melanie echangeaient d'etranges confidences. --Pourras-tu partir? demandait Etienne a sa soeur. On est si bien ici. Moi, il y a des jours ou je ne sais plus. Et Melanie, les yeux illumines, repliquait: --Il le faut bien, puisque Dieu m'appelle. Et presque gaiement elle achevait: --Mais j'emporterai des mouchoirs, au moins une douzaine, parce que je sens bien que je verserai toutes les larmes de mon corps. Pourquoi, mais pourquoi donc cette rage de s'en aller quand on se declare si heureux a la maison? Et moi-meme, pourquoi tant souffrir a l'avance de la quitter puisque je m'y decouvrais incompris et delaisse et puisque j'avais resolu de partir?... Un soir de la fin d'aout, notre ami, l'abbe Heurtevent, vint nous voir avec une face de careme, si longue et si calamiteuse que nos attendimes tous l'annonce d'une catastrophe. Ma mere en hate nous compta: --Monsieur l'abbe, que se passe-t-il, pour l'amour de Dieu? --Ah! madame, Monseigneur est mort. Je fus seul a croire, avec grand-pere, au deces de son superieur hierarchique. Les autres ne s'y tromperent pas et deplorerent la perte du comte de Chambord que l'on savait malade de l'estomac depuis plusieurs jours, ou plutot, au dire de notre abbe, empoisonne par des fraises. Tante Dine surtout manifesta un desespoir tumultueux, dont mes soeurs entreprirent de la consoler, et mon pere prononca cette courte oraison funebre qui me parut manquer de coeur: --C'est un malheur pour la France, qu'il eut sagement gouvernee. Mgr le comte de Paris lui succede: les deux princes se sont reconcilies et c'est l'achevement de cette noble vie. Mais qu'avez-vous, l'abbe? Plus encore que tante Dine, l'abbe paraissait inconsolable. Grand- pere, qui de moins en moins manifestait ses opinions politiques depuis l'affaire des listes electorales, ne put retenir sa langue en cette occasion: --Vous ne voyez donc pas que ses propheties l'etouffent. Il songe a l'abbaye d'Orval et a la soeur Rose-Colombe. Pas moyen de hisser son jeune prince sur le trone! Le voila qui meurt pour avoir mange trop de fruits. Et le nouveau pretendant n'est guere plus frais que l'ancien. --Pere, je vous en supplie! protesta mon pere. L'abbe effondre et gisant au fond d'un fauteuil redressa tout a coup les lignes brisees de son corps qui s'allongea demesurement, au point que l'on put croire qu'il grimpait sur un meuble pour vaticiner, et d'une voix tonnante il affirma sa foi: --Le roi est mort. Vive le roi! Et les lis refleuriront. --Ils refleuriront, repeta tante Dine convaincue. Paralyse dans sa vie publique, mon pere reportait visiblement sur nos avenirs ses ambitions: il s'achevait en nos. Seul je m'excluais de sa sollicitude, mis en defiance depuis les insinuations de Martinod. Sans peine, je continuais d'accumuler des griefs. Ainsi je me refusais a tenir mon depart, ce depart qui etait mon oeuvre, pour moins important que celui de Bernard pour les colonies, d'Etienne pour le seminaire, ou de Melanie pour le couvent de la rue du Bac ou les Filles de la Charite passent le temps de leur noviciat. Celui de Melanie surtout me faisait du tort parce qu'il coincidait avec le mien. Les visites que l'on rendait a ma mere a l'occasion de l'"holocauste" de ma soeur, ainsi que s'exprimait Mlle Tapinois, m'exasperaient: il n'y etait point question de moi, personne ne plaignait mes parents de me perdre, je passais inapercu, je m'en irais par-dessus le marche. Et grand-pere lui-meme ne prenait aucune mesure pour me retenir, ou tout au moins pour me temoigner ses regrets. Le jour de la separation arriva, un jour gris, pluvieux, conforme a la tristesse qui pesait sur la maison. La rieuse Louise s'attachait en pleurant aux pas de Melanie qui ne quittait point ma mere. On disait des choses insignifiantes. Personne ne prononcait des paroles appropriees, et le temps avancait. Il fallut se mettre en route pour la gare. On y songea longtemps a l'avance, ma mere ajoutant a ses inquietudes celle de l'heure. Grand-pere ni tante Dine ne devaient prendre part au cortege. Le premier redoutait les effusions, et tante Dine s'excusa aupres de Melanie: elle ne pouvait pleurer en silence et preferait la solitude ou l'on peut librement se livrer a son chagrin sans causer d'esclandre, et ce disant, elle commenca de se lamenter avec bruit. Je montai avec ma soeur dans la chambre de la tour. --Au revoir, grand-pere, murmura Melanie. --Adieu plutot, ma petite. --Non, grand-pere, au revoir, dans le ciel ou nous irons tous. Il esquissa un geste vague qui signifiait trop clairement: "Je ne veux pas contrarier tes illusions", et il ajouta: --Tu suis ton idee, tu as raison. Donc, au revoir dans la vallee de Josaphat. Pour moi, il ne manifesta pas plus d'attendrissement. --Allons, mon petit: que Paris te soit propice! Nous sortimes ensemble, les derniers. Melanie embrassa la vieille Mariette qui murmurait: "Est-il possible?" et franchit le seuil de la porte. Elle se retourna deux fois vers la maison, et la seconde fit un signe de croix. Nous entendimes le gemissement de tante Dine enfermee. A la gare, nous arrivames en avance, et il nous fallut trainer dans la salle d'attente et sur le quai. Mon pere s'occupait des places et des bagages. Quelques amis de la famille qui s'etaient deranges pour ces adieux nous rejoignaient avec des mines affligees et des paroles de compassion. Nous dumes subir ainsi Mlle Tapinois que je n'imaginais plus autrement qu'en toilette de nuit et un bougeoir a la main, depuis que je l'avais reconnue en vieille colombe dans les Scenes de la vie des animaux, et M. l'abbe Heurtevent qui se voutait et ne predisait plus que les malheurs depuis la mort de son monarque. Rien ne pouvait s'accomplir sans que toute la ville s'en melat. Mariages, departs et morts, le public en exige sa part. Ma mere remerciait avec politesse ce monde qui la genait bien: elle aurait souhaite d'etre seule avec sa fille et je voyais qu'elle etait au martyre. Les derniers instants passes en commun s'enfuyaient. Louise, Nicole et Jacquot formaient une grappe suspendue a Melanie. Bernard essayait d'animer la conversation, mais ses plaisanteries faisaient long feu. Quant a Etienne, absorbe, il songeait sans doute que ce serait bientot son tour, ou bien il priait. Lorsque le moment fut venu, ma mere voulut passer apres tous les autres, et tint sa fille sur sa poitrine sans un mot, puis, rompant l'etreinte, elle lui glissa tout bas: --Mon enfant, je te benis. J'etais aupres d'elle, attendant mon tour de lui dire adieu. Je me representais la benediction des parents comme un acte solennel, tel que je l'avais vue sur des gravures; elle se donnait en un clin d'oeil et sans meme lever la main. Sauf les demonstrations de Mlle Tapinois, de l'abbe et de quelques autres personnes qui avaient tenu a prononcer des paroles memorables, on aurait cru qu'il s'agissait d'un depart tout ordinaire. Le train s'ebranla. Monte le dernier, je me trouvai le plus rapproche de la portiere. Mon pere m'invita a laisser ma place a ma soeur. Je fus blesse de cette invitation qui ressemblait trop a un ordre. Sans doute j'aurais du penser de moi-meme a m'effacer. Melanie pencha la tete au dehors, sans crainte de la pluie qui tombait. Elle agitait le bras, puis, la voie decrivant une courbe, elle rentra dans le compartiment avec les yeux rouges, mais ce fut pour gagner rapidement l'autre fenetre. Je compris qu'elle cherchait la maison que, de ce cote-la, on pouvait apercevoir. Apres quoi, elle s'assit et se cacha le visage dans les mains. Comme elle demeurait ainsi sans bouger, mon pere la prit doucement: --Tu sais, ma petite, si tu as trop de chagrin, je te ramenerai. Elle se redressa, toute ruisselante, et dans un sourire navre protesta : --Oh! pere, c'est bien ma vocation. Seulement, j'ai ete si heureuse ici, et ne plus revoir la mere, ni la maison, c'est dur. --Et pour nous? dit mon pere. Il se detourna. Peut-etre si je m'etais rendu compte de son attendrissement, aurais-je moins souffert, dans mon coin, de me croire oublie. Mais comme il domptait sa douleur, je pus me ronger a l'aise. Ma soeur en s'en allant suivait son idee, selon le mot de grand-pere, tandis qu'on m'envoyait en prison. Je ne pensais plus que je l'avais demande. Mais, a la maison, n'etais-je pas aussi un prisonnier? Et, dans ma revolte, m'excitant avec l'image de Nazzarena sur le grand chemin, les cheveux meles au soleil et le rire aux dents, je me repetais cette phrase que rythmait la marche du train: "Je veux etre libre. Je veux etre libre." LIVRE IV I L'EPIDEMIE Je me preparais a la liberte par des annees de reclusion, dont je ne transcrirai pas l'histoire apres tant d'autres petits revoltes. Jamais je ne pus m'accoutumer a cet internat que j'avais reclame dans un acces d'orgueil que pour rien au monde je n'eusse desavoue. Cependant je passais pour un bon eleve, a qui l'on ne reprochait qu'un peu de reserve ou de dissimulation. Je souffris effroyablement de mon depart. Au dortoir je pleurai, la tete enfouie dans mes couvertures, jusqu'a ce que je ne me plaignis a personne. Mes parents purent croire que j'acceptais ma nouvelle vie sans difficulte. Regulierement, mon pere m'ecrivait, et longuement; cette correspondance representait sans doute pour lui un surcroit d'occupations dont je ne lui savais aucun gre. Par amour-propre, j'ecartais toutes les avances qu'il me faisait. Ignorant des insinuations de Martinod, comment aurait-il devine que j'apercevais partout des injustices a mon egard, des marques de preference pour mes freres? Je denaturais systematiquement phrases, sentiments, pensees. Ecartait-il, dans sa virile tendresse, pour ne pas m'amollir, les temoignages affectueux, je l'accusais de durete. S'y laissait-il aller, au contraire, c'etait pour me donner le change et mieux m'imposer son autorite que je grossissais au point de la supposer partout et dont la soi-disant persecution m'etait insupportable. Je repondais plutot a ma mere et il ne m'en adressa jamais l'observation. Cependant il le remarqua: plusieurs de ses lettres en porterent la trace: "Je sais, me disait l'une d'elles, que tu n'aimes pas a te confier a ton pere..." Et ma mere, qui l'avait remarque pareillement, ne manquait aucune occasion de me parler de lui, de me vanter sa bonte par-dessus tous ses autres merites, de l'imposer a mon souvenir, ce qui m'exasperait. S'il se rendait compte de ma patiente et tenace hostilite, il n'en soupconnait pas la cause. Ainsi le fosse, qu'un elan eut aisement franchi au debut, s'elargissait entre nous. Cette tension de mon esprit me communiquait une grande ardeur au travail. Je reussissais brillamment, avec indifference, et mes succes contribuaient a tromper ma famille, qui y decouvrait la preuve de mon acceptation et de ma nouvelle discipline. Un _bon eleve_, comme le mentionnaient mes bulletins, ne pouvait etre qu'un brave enfant et la joie de son foyer. Tante Dine, d'une ecriture malhabile, m'adressait d'enormes compliments qui celebraient mon affection filiale. De grand- pere je ne recevais rien. Mais qu'etaient ces resultats positifs aupres du drame interieur qui se jouait en moi? Je me relachai peu a peu des pratiques religieuses, et me composai pour moi-meme une sorte de mysticisme ou je pris l'habitude de me refugier. Mon imagination me remplaca mes promenades dans les bois et les retraites sauvages et jusqu'a mes rencontres avec Nazzarena par une notion quasi abstraite de la nature et de l'amour, ou je goutais des joies intenses. Je me composais des paysages elyseens et des passions ideales. J'etais a l'age ou l'on se meut avec le plus d'aisance dans les chimeres de la metaphysique: les idees se confondent avec le coeur, et la sensibilite, pour bondir, n'a pas encore besoin du tremplin de la realite. Dans le reve, j'etais mon maitre; en attendant celle de la vie, j'avais decouvert l'independance de notre cerveau, et qu'elle peut suppleer a tout ce qui nous manque. Enfin je me jetai dans la musique comme dans une eau qui prend notre forme: malleable et comme liquide, elle se pretait a tous mes desirs avec une docilite qui m'emerveillait. J'avais retrouve le _Freischuetz_ et _Euryanthe_, la foret dont les allees se perdent. Elle etait plus belle et surtout plus vaste que celle ou, jadis, je m'etais eveille a la vie latente des choses. J'escaladais aussi des montagnes plus hautes et plus inaccessibles que celles ou le berger menait son troupeau. Et parfois la douceur lancinante des notes que j'arrachais a mon instrument me rappelait l'inoubliable lamentation du rossignol amoureux de la rose: _Je m'egosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m'entend pas_. Pour elle? je ne savais pas son nom, je ne connaissais pas son visage, mais qu'elle existat je n'en doutais point. Et, phenomene singulier, ce n'etait deja plus Nazzarena, comme si la fidelite etait encore une chaine a briser. Avec le secours de la musique ou celui de la pensee, je me construisais un palais ou nul n'etait admis a me visiter: on me croyait present et simplement distrait quand j'avais gagne ma solitude, le seul lieu ou je fusse veritablement moi-meme. Cette faculte de concentration m'interdisait l'amitie. Aucun camarade ne fut admis a se lier avec moi, de sorte que la famille meme contre laquelle je m'insurgeais me representait l'humanite a elle seule. Ainsi toutes les graines jetees pendant ma convalescence germaient en moi, a quelques annees d'intervalle. J'etais libre en dedans et personne ne s'en doutait. Mes parents etaient satisfaits de mes places et de ma conduite. Je passais pour tranquille, doux et sage, et a l'abri de cette reputation je me laissais couler paisiblement dans un heureux etat ou je ne reconnaissais plus d'autre loi que la mienne et qui devait approcher de l'anarchie. Je sacrifiais aux contingences, mais elles comptaient si peu aupres de ma vie interieure. Quand je retournais chez moi, aux vacances, mon indifference, ma froideur surprenaient, contristaient les miens. Ils l'attribuaient, ne pouvant la comprendre, a de la timidite, de la retenue qui etaient dans mon caractere, et ils se multipliaient pour me contraindre a rentrer dans la voie naturelle, ce qui n'aboutissait qu'a m'eloigner davantage. Le rire de Louise, qui etait maintenant la fleur de la maison, ne me degelait pas plus que les exhortations martiales et pour moi agacantes de Bernard en conge. Et quant a mes deux cadets, Nicole et Jacquot, je leur inspirais une certaine crainte, de sorte qu'ils m'evitaient: apres les avoir decourages, il ne me restait qu'a me froisser de leurs mauvaises dispositions et je n'y manquai point. Tante Dine, cherchant une explication flatteuse de mon changement d'humeur, avait trouve celle-ci: --Il est si distingue! Mon pere, quand il me tenait et qu'il disposait d'un peu de temps, essayait sous toutes les formes de reprendre avec moi la conversation que nous avions eue sur la colline du Malpas, le jour des elections. Il me voyait, avec un secret deplaisir que je sentais et qui, par esprit de contrariete, m'ancrait dans mon attitude, fermer les yeux sur tout ce qui appartenait au domaine de l'observation, que ce fussent l'histoire, le passe, la tradition, les lois, les moeurs, l'existence pratique et quotidienne, pour me confiner dans les etudes abstraites, la philosophie, les mathematiques, ou m'absorber plus completement encore dans la musique, monde imprecis et sans lignes arretees dont il redoutait les mirages. Atteint par le depart de Melanie et d'Etienne, par l'absence de Bernard qui n'etait revenu passer quelques mois a la maison que pour repartir a destination du Tonkin ou la guerre ne finissait pas, il aurait souhaite de causer intimement avec moi, de me reprendre, de m'orienter. Je l'ecoutais courtoisement, je lui repondais a peine, et il ne pouvait se meprendre a mon silence ou a mon air distant. Il ne cessait de me montrer, dans toutes les professions, dans tout le cours de l'existence humaine, la superiorite que distribue une vision nette des realites. Ce qu'il dut depenser d'intelligence, de tact, de diplomatie meme dans cette poursuite ou je me derobais sans cesse, je m'en rends compte par le souvenir. Nicole et Jacquot grandissant nous accompagnaient dans ces promenades qui me pesaient et m'en rappelaient d'autres plus cheres; ils s'interessaient a cette conversation qui tournait presque au monologue, et plus tard j'ai retrouve sur eux l'empreinte de cet enseignement dont ils ont tout naturellement beneficie, tandis que j'y voulus etre refractaire. Quelquefois, je retrouvais dans la voix, soudain plus imperieuse, cet accent qui, dans un jour fameux, m'avait secoue jusqu'aux moelles, et je m'attendais a l'entendre comme alors: _Mais comprends-moi donc, pauvre petit! Il faut bien que tu me comprennes. Il y va de ton avenir..._ Puis la voix irritee se moderait, ou bien elle se taisait. Mon pere avait mesure l'inutilite de sons insistance. Je savais aussi me derober affectueusement aux sollicitations de ma mere, qui recherchait mes confidences et qu'affligeait ma tiedeur religieuse: --Tu ne pries pas assez, me disait-elle. Tu ne sais pas comme c'est necessaire. C'est ce qu'il y a de plus vrai au monde. Cependant j'avais habilement reussi a me rapprocher de grand-pere sans eveiller de soupcons. Nous faisions de la musique ensemble. Il tremblait un peu, et son violon semblait chevroter. Ou bien nous discutions des heures entieres sur une sonate ou une symphonie. Ainsi l'avais-je admire jadis, au Cafe des Navigateurs, s'isolant avec Glus. Si l'un ou l'autre voulait se meler a notre conversation, nous le toisions avec impertinence comme un profane incapable d'un avis serieux. La musique ne pouvait avoir de signification que pour nous: elle nous appartenait et par elle nous retablissions notre ancienne intimite. J'atteignis ainsi le debut de ma dix-huitieme annee, lorsque survint l'evenement qui devait decider de ma vie. Les baccalaureats m'avaient couvert d'honneur, et je me preparais a l'Ecole Centrale depuis un an, sans une attraction particuliere, et meme avec un detachement parfait. Un certain gout pour les sciences naturelles, volontairement delaisse, avait quelque temps donne a mon pere l'illusion que je reviendrais a mes projets d'enfant et le continuerais lui-meme un jour. Mais j'avais choisi la carriere d'ingenieur parce qu'elle me separait de la maison et que j'y serais mon maitre... Lorsque nous annoncions notre retour, la premiere silhouette que nous ne manquions jamais d'apercevoir sur le quai de la gare, c'etait celle de mon pere accouru a notre rencontre. La paternite, veritablement, illuminait son visage. Moi, je le saluais comme si je l'avais quitte la veille, mais il ne se laissait pas rebuter et m'ouvrait chaque fois les bras comme s'il me retrouvait apres m'avoir perdu. Ces effusions en public me paraissaient bien bourgeoises et je m'y derobais avec art. On etait a la fin de juillet. Mes examens passes, je revenais pour les vacances. Apres m'avoir tout froisse en me serrant sur sa poitrine, mon pere me fit monter en voiture et, ma valise devant nos pieds, nous nous engageames dans le chemin de la maison qui etait a l'autre extremite de la ville et comme en dehors, ainsi que je l'ai decrite. Nous traversions la place du Marche lorsqu'un groupe de gens du peuple nous jeta des regards hostiles accompagnes de sourds grognements, puis un cri se fit jour a travers ces murmures: --A bas Rambert! Etonne, je me tournai vers mon pere, qui ne repondait pas et qui souriait meme aux insulteurs, oh! non pas de ce sourire que j'avais deja remarque sur ses levres quand il se preparait a la bataille, mais d'un sourire presque sympathique, de commiseration. Pourquoi cette impopularite soudaine? On pouvait ne pas l'elire, on le respectait et surtout on le craignait. Deja le cocher pressait son cheval: de loin quelques huees nous poursuivirent. Je ne pus me tenir de l'interroger. --Oh! rien, dit-il. De pauvres diables. Je t'expliquerai. Toute la maisonnee se precipita dans l'escalier pour nous recevoir. C'etait le protocole habituel, a la rentree de chaque absent. Grand- pere, seul, ne se derangeait pas et j'entendis son violon qui, de la chambre de la tour, envoyait sa plaintive melopee. Mon pere raconta la manifestation dont nous avions ete les victimes. --Ah! les canailles! s'ecria tante Dine qui, par l'effet d'un rhumatisme a la jambe, clopinait un peu, mais qui n'avait rien perdu, avec les ans, de sa vertu guerriere. _Ils_ se sont avances jusqu'ici tout a l'heure, ceux-la ou d'autres. Heureusement la grille etait fermee. Elle nous barricadait contre nos ennemis. --Oh! mon Dieu! murmura ma mere, pourvu, Michel, qu'il ne t'arrive rien? Mon pere, enfin, resuma pour moi les derniers incidents. La municipalite elue trois ans auparavant avait commande, pour alimenter les fontaines publiques, d'importants travaux de canalisation, et ces travaux avaient ete adjuges a un entrepreneur peu scrupuleux et meme tare, que soutenaient des influences politiques considerables. Or, ces derniers jours, mon pere avait constate, soit a l'hopital, soit dans les quartiers ouvriers, deux ou trois cas de typhus qu'il attribuait a l'eau recemment amenee en ville, et mal captee ou contaminee. Il redoutait une epidemie, s'il avait diagnostique sans erreur l'origine du mal. Aussi avait-il saisi sans retard la mairie d'une demande de fermeture immediate des fontaines suspectes et reclame un arrete enjoignant de ne se servir que d'eau bouillie et prescrivant d'autres mesures de precaution, a quoi le maire, un M. Baboulin, epicier, conseille par l'adjoint Martinod, s'etait refuse par crainte de l'opinion. Notre ville, en amphitheatre au-dessus du lac, etait choisie, l'ete, comme lieu de villegiature par toute une colonie d'etrangers. Si l'on parlait de contagion, la saison, du coup, etait compromise. En outre, il eut fallu avouer l'echec de ces fameux travaux d'amenagement, dont on avait tire, selon l'usage, une bruyante popularite. La querelle avait transpire et le public prenait violemment parti contre le prophete de malheur. J'ecoutais ce recit avec l'indulgence d'un voyageur qui doit se preter poliment aux interets de ses hotes. C'etaient des histoires de province, promptes a naitre, promptes a s'eteindre, et j'arrivais de Paris. Notre ami, l'abbe Heurtevent, vint a la nuit tombante les renforcer. Depuis le deces du comte de Chambord, il ne predisait plus que des fleaux, guerres, cyclones et cataclysmes de tout genre. Deja il se sentait dans son element et reniflait a l'avance une odeur de cholera qui retablirait sa reputation atteinte et punirait la Republique. --J'ai appris, annonca-t-il a mon pere, qu'on vous donnerait ce soir un charivari. --Un charivari! repeta tante Dine. Nous verrons bien. Je leur verserai sur la tete une lessiveuse d'eau bouillante puisqu'ils ne veulent pas d'eau bouillie. --Bien, repondit mon pere, j'attendrai. Apres le diner, ma mere, anxieuse, nous invita a reciter la priere en commun. J'hesitai a me meler a ces invocations que j'estimais pueriles et n'y participai que du bout des levres, uniquement, me disais-je, pour ne pas semer des le premier jour la discorde. Grand-pere, lui, avait bravement regagne sa tour pour braquer son telescope sur je ne sais plus quelle planete. Vers les neuf heures, nous entendimes une clameur formidable, mais qui venait de loin. --J'ai tout ferme, declara tante Dine pour nous rassurer. Cependant cette clameur ne se rapprochait ni ne s'eloignait. La foule qui la poussait devait pietiner sur place. Nous percevions distinctement une sorte de refrain de trois notes dont nous ne comprenions pas le sens. Tout a coup on sonne au portail. --Les voila! proclama tante Dine. Mais non: sous le bec de gaz on n'apercevait qu'une ombre, et meme une ombre minuscule. Tante Dine et ma mere furent d'avis qu'il ne fallait ouvrir qu'a bon escient. --Il s'agit probablement d'un malade, observa mon pere. Et lui-meme s'avanca vers la grille. Il reconnut dans ce visiteur nocturne Mimi Pachoux qui, furtivement, s'empressait de l'avertir: --Il parait, monsieur le docteur, qu'il y a d'autres cas. Alors, on fait l'assaut de la mairie. --Ah! vraiment? Et qu'est-ce que l'on crie? --Demission! demission! --C'est bien, mon ami, j'y vais. Tante Dine, quand on lui rapporta le dialogue echange, voulut celebrer le devouement de notre ouvrier, mais elle en fut empechee par mon pere : --Oh! ne vous pressez pas, ma tante; ces jours derniers, il me fuyait. Il ne fait que passer devant le mouvement populaire, quand il est bien sur de sa direction. Et se tournant vers moi, il me demanda: --M'accompagnes-tu? Cela te changera de tes etudes. Nous trouvames dehors une de ces belles nuits de juillet, sans lune, ou les etoiles semblent briller bien en avant de la voute sombre, comme des lampes suspendues, et nous arrivames sur la place de l'Hotel-de-Ville qui etait noire de monde et toute remplie d'un cri unique: --Demission! demission! La foule nous tournait le dos, trepignant et vociferant contre le batiment municipal hermetiquement clos. Elle se composait de bandes de citoyens accourus au sortir des cafes, ou la nouvelle s'etait sans doute repandue, et aussi d'un bon public de famille, avec des enfants dans les bras. Les femmes etaient encore plus surexcitees que les hommes. Quelques-unes parlaient de noyer le maire dans la fontaine. A la verite, il eut fallu beaucoup de bonne volonte pour cette execution. Toutes ces ombres chinoises qui se decoupaient devant nous sous une lueur incertaine me paraissaient ridicules dans leurs gesticulations. Isole dans ma vie interieure, je ne prenais aucun interet a leurs ebats. Et tout a coup le salon de l'hotel de ville, qui donnait sur un balcon, s'eclaira. M. Baboulin se decidait a rassurer ses administres. Vainement il essaya de se faire entendre; on le couvrit aussitot d'injures, l'appelant empoisonneur, traitre, vendu, et le fletrissant d'autres epithetes plus malsonnantes mais sonores. Un autre homme parut a ses cotes: l'adjoint Martinod, ma vieille connaissance, comptant sur sa popularite et son talent de parole, s'avancait pour le remplacer. Mais le vacarme redoubla, et meme on le traita avec une familiarite plus blessante. Je reconnus, a la lumiere d'un bec de gaz, Glus et Merinos, inseparables, qui conspuaient en conscience leur ancien ami. --Voila, me dit mon pere sans se gener, ce que c'est que le peuple. Hier, il les acclamait, aujourd'hui il les insulte. Je m'etonnai, je l'avoue, qu'il s'exprimat si librement, et de cette voix forte qui retentissait et qui desesperait grand-pere. Tout a l'heure, quand nous revenions de la gare en voiture, ne l'avait-on pas hue, lui aussi? Et si l'on recommencait? Nous n'etions pas proteges par des murs et des agents de police. Justement un des manifestants se retourna, la face injectee et la bouche ouverte. Un reverbere l'eclairait en plein. Tem Bossette, en personne, nous devisageait. Il s'agitait plus que tous les autres. Aussitot il poussa un cri: --Vive Rambert! Autour de lui, devant nous, ce fut un beau tumulte, et a ma stupefaction, chacun de reprendre: _Vive Rambert!_ a pleins poumons. Mon pere me toucha l'epaule et me glissa: --Filons vite. En voila assez! Un peu plus, notre retraite etait barree et nous devions subir cette ovation inattendue. Nous primes rapidement une ruelle transversale, avant qu'on s'organisat pour nous accompagner, et nous rentrames a la maison ou l'on nous attendait. L'ombre derriere la fenetre nous avertit de l'etat d'inquietude cause par notre absence. Mon pere raconta gaiement ce qui s'etait passe et l'intervention de Tem. --Le brave garcon! approuva tante Dine. Ce qui lui valut cette replique: --Oh! son cas est pire que celui de Mimi. Ces jours derniers, il ne me saluait meme plus. --De quoi se mele-t-il? opina grand-pere que l'epidemie occupait, que risque-t-il? Il n'a jamais trempe son vin. --Ecoutez, murmura ma mere, si prompte a s'effrayer pour nous. La clameur lointaine que nous avions entendue se rapprochait distinctement, se precisait. Tout a l'heure, dans un instant, elle deviendrait intelligible. --O mon Dieu! ajouta-t-elle, que se passe-t-il encore? Mon pere la rassura en riant: --Cette fois, Valentine, ce sont des acclamations. Je n'en demandais pas tant. Apres midi, j'etais bon a jeter a l'eau, et ce soir je suis un sauveur. Comme il se souciait peu de la faveur publique! Il avait son sourire de bataille et je l'estimai bien meprisant. Dans le mysticisme ou je m'etais refugie, je me tenais a l'ecart des hommes; mais, pourvu que je ne les frequentasse pas, j'etais dispose a leur conceder toutes les vertus, et meme la logique. Deja le cortege deferlait contre la grille en chantant: _C'est Rambert, Rambert, Rambert, c'est Rambert qu'il nous faut!_ N'y avait-il donc qu'un Rambert? Grand-pere, que personne ne reclamait, s'eloigna et, moi seul, je remarquai son mouvement de retraite: il dut regagner sa tour et reprendre tranquillement son telescope; la planete qu'il observait n'avait peut-etre pas encore atteint le bord de l'horizon. Volontiers je l'aurais suivi. Mon pere, cependant, m'invitait a regarder, et je voyais sans plaisir cette masse confuse dont la houle battait le portail et le mur d'enceinte. On eut dit un long et enorme serpent, une longue et enorme courtiliere dont le corps occupait toute la largeur de la rue et dont la queue n'en finissait plus, la-bas, au tournant du chemin. La grille ceda tout a coup et la bete envahit, comme jadis les bohemiens, la courte avenue et les plates-bandes. En un instant elle assaillit la maison. Tante Dine, a cote de moi, etait partagee entre le plaisir de la popularite qu'elle savourait pour la premiere fois et la defense instinctive de notre jardin. Mon pere, afin d'arreter cet elan de la foule, ouvrit la croisee et fut salue d'une tempete d'applaudissements. Il obtint facilement le silence, et sa voix sonna comme une cloche d'eglise: --Mes amis, dit-il, nous ferons ce que nous pourrons pour arreter le fleau. Comptez sur moi, rentrez chez vous et surtout invoquez le secours de Dieu. Invoquer le secours de Dieu! Mais c'etait lui que l'on considerait comme la Providence. Dans toute cette manifestation il n'y avait que ma mere qui songeat a prier. Tante Dine buvait les paroles de son neveu, dont l'eloquence ne me touchait pas. J'aurais souhaite quelque bel eloge de la science, seule capable de vaincre l'epidemie et d'eviter la contagion, et de la science mon pere n'avait souffle mot. Je remarquai alors le nombre de bonnes femmes qui faisaient partie du defile et dont quelques-unes brandissaient des mioches a bout de bras comme si elles les offraient a mon pere. Sans doute avait-il parle pour les bonnes femmes. Cependant il obtint ce qu'il desirait. La foule, peu a peu, se calma et commenca de s'ecouler. On repassa le portail, et la belle nuit d'ete, qu'avaient dechiree tant de cris, lentement reprit sur les derniers retardataires le jardin, son domaine, et les chemins et la campagne, pour les restituer au silence. Des le lendemain les evenements se precipiterent les uns sur les autres. Le conseil municipal, responsable des facheux travaux de canalisation, demissionna sous les protestations et le mepris. --Et voila bien les electeurs! nous dit mon pere a table. On avait celebre la conquete de la mairie sur la reaction, et ce meme conseil acclame, on le chasse honteusement et on le traine dans la boue. Instantanement, je me revis, quelques annees plus tot, au Cafe des Navigateurs, buvant le champagne avec Martinod et ses acolytes, en l'honneur de la candidature de grand-pere qu'on opposait au chef du parti conservateur. Ce souvenir, loin de me revolter, m'attendrit. La, j'avais goute, enfant, une sorte d'abandon agreable qui ressemblait deja a cette langueur amoureuse, present de Nazzarena fugitive, en ecoutant de belles theories qui n'etaient pas encore tres claires pour moi, mais qui me preparaient a la liberte. En ville l'agitation croissait avec le nombre des morts, encore faible pourtant. Les chiffres exacts que donnait mon pere ne correspondaient nullement a ceux que l'on imprimait dans les journaux ou qui volaient de bouche en bouche. Il nous avait interdit d'aller en ville, en quoi grand-pere l'approuvait: --On ne sait trop comment cela se ramasse. Il suffit quelquefois d'un rien. Deja tous ces malades qui circulent par ici, comme c'est peu rassurant! A mon retour, j'avais trouve grand-pere vieilli. Dame! il atteignait ses quatre-vingt ans, mais il avait si longtemps garde un air de jeunesse dans la demarche restee allegre a force de promenades et dans les yeux qui brillaient et dont les petites rides avoisinantes ne faisaient que souligner la malice. Maintenant il se voutait et le regard s'embrumait. Cependant il tenait a la vie, et peut-etre de plus en plus a mesure qu'il la sentait plus fragile. Les nouvelles les plus insensees et les plus contradictoires circulaient, et toutes les passions politiques se donnaient libre cours. On avait surpris un individu qui empoisonnait la riviere: un pretre, affirmaient les anticlericaux; un franc-macon, leur repliquait-on. La terrible manie du soupcon commencait de sevir. Un malheureux, le visage couvert de boutons, faillit etre echarpe sous le pretexte qu'il propageait le mal, et ne fut sauve que par l'intervention de mon pere. --Les boutons du visage sont les seuls qui ne signifient rien! cria- t-il a temps. Il nous rapportait tous ces incidents et ces bruits, car nous ne communiquions plus avec personne, et lui-meme se desinfectait avec soin en rentrant de ses tournees. Puis les villages en aval des travaux de captation se crurent contamines eux aussi. Atteint de panique, leur population se replia sur la ville. On la vit passer avec ses chars, ses troupeaux, ses meubles, comme une emigration devant la guerre. Il y eut des bagarres, parce qu'on voulait l'expulser. Et brusquement l'epidemie, jusqu'alors circonscrite et dont on avait fort exagere les ravages, soit par suite de l'agglomeration et du manque d'hygiene, soit parce que l'air etait reellement vicie, prit des proportions inquietantes. L'effroi public devint lui-meme un danger. On annonca la peste et la famine. L'abbe Heurtevent, qui, tout en se devouant, puisait dans cette atmosphere de catastrophe une sorte de reconfort a cause de la realisation de ses propheties et qui ne pouvait s'empecher de reconnaitre les signes de l'intervention divine, fut accuse formellement de sorcellerie et dut se terrer dans sa chambre pendant quelques jours, sous menace d'un mauvais coup. Mlle Tapinois avait donne le signal du depart, abandonnant son ouvroir, que ma mere reprit sans rien dire. Les hotels se vidaient, et les habitants qui pouvaient fuir s'enfuyaient. Le manque d'organisation venait augmenter le fleau. La municipalite avait demissionne, et le prefet prenait les eaux en Allemagne. D'urgence on convoqua les electeurs. Ce fut une ruee vers mon pere. Tous les jours on criait devant la grille: _Vive Rambert!_ ou: _C'est Rambert qu'il nous faut!_ et tante Dine ne se rassasiait jamais de ce refrain qui enchantait ses oreilles. Lui seul, il n'y avait que lui. Je n'ai pas vu, et je ne puis decrire la ville desesperee, aux boutiques fermees de peur du pillage, dechiree par les partis, hantee de tous les soupcons, travaillee par la haine et la misere, et livree a l'epouvante. Mais je l'ai vue de mes yeux, a nos pieds, la, sous nos fenetres, supplier un homme, se soumettre a lui, s'asservir a celui dont, auparavant, elle n'avait pas voulu. Elle se trainait, elle gemissait, elle poussait des cris d'amour comme une chienne en folie. Et, ne comprenant pas sa detresse, je la meprisais. Mon pere avait perdu sur moi son autorite, non pour en avoir abuse, malgre ses apparences ou j'imaginais de la tyrannie, mais peut-etre, qui sait? pour n'en avoir pas use, au contraire, le soir ou il me ramena du Cafe des Navigateurs, le jour ou, dans la chambre de la tour, pour defendre grand-pere contre lui, je le bravai. Il ne pouvait se douter ni de mon premier amour qui m'avait complique le coeur, ni de la profondeur des mes aspirations vers la liberte lentement infiltrees par tant de promenades et de causeries. Cependant il avait pressenti mon detachement de la maison et pour me ramener il avait compte sur sa clemence. Or cette clemence le reduisait a mes yeux. Son prestige etait fait de ses continuelles victoires, et chez ma mere ne l'avais-je pas entendu se plaindre comme un vaincu? J'avais mesure a sa tristesse mon importance. Plus il attachait de prix a me reconquerir, plus je me sentais fort pour lui resister. Et, peut-etre, sans cet exces de preoccupation paternelle, eut-il conserve plus d'empire. Serait-il dangereux pour un souverain de pretendre trop a dresser et preparer son heritier, et faut-il croire a la vertu des affirmations et des actes plus qu'a l'influence qu'on cherche a exercer sur les esprits? Une generation differe de la precedente dans l'expression des idees, sinon dans les idees memes. Elle tient a croire tout recreer: la vie lui apprendra que rien ne se cree et que tout continue par les memes procedes. Cette autorite, a quoi je me derobais, voici que dans le danger elle s'imposait a tous. Mon pere dirigeait les services medicaux. Elu a la presque unanimite, on lui confia la ville. II L'ALPETTE Mon pere et ma mere tinrent un conseil de guerre d'ou sortit la resolution de nous renvoyer. Nous possedions, sur les pentes de l'une des hautes vallees, un chalet qu'on appelait l'Alpette, isole dans une clairiere au milieu des sapins. Quand la saison s'y pretait, nous y passions un mois pendant la periode des vacances. Une patache irreguliere montait en quatre ou cinq heures au village voisin. Le ravitaillement n'y etait pas tres commode et il fallait s'y contenter d'un ordinaire frugal et modeste. Mais on y respirait un air balsamique. La, nous serions a l'abri de la contagion. --L'epidemie se propage, nous expliqua mon pere. Vous partirez tous demain matin, sauf votre mere qui ne veut pas me quitter. Peut-etre avait-il resolu de rester seul: il s'etait heurte a ce refus. --C'est une excellente idee, approuva grand-pere. Ici nous ne sommes bons a rien du tout. Nous sommes plutot une gene. --Oh! moi, d'abord, declara tante Dine en secouant la tete, je ne m'en vais pas. Je fais partie de l'immeuble. Mon pere lui objecta qu'elle aurait son frere a soigner; l'argument fut accueilli assez mal: --Il se soignera bien tout seul. Il se porte comme un charme. Et d'ailleurs Louise veillera sur lui. Louise protesta de son desir de rester. On crut qu'elle plaisantait, car elle avait dit la chose en riant, mais elle insista bel et bien. Ne pouvait-elle rendre des services, visiter les malades, les garder meme? N'avait-on pas besoin de toutes les bonnes volontes? Il y eut entre elle et tante Dine un debat dont la generosite ne m'apparut point sur le moment. Tante Dine _gongonna_ tant et si fort, qu'elle obtint gain de cause. Entraine par l'exemple, je signifiai a mes parents mon intention formelle de ne pas quitter la ville et d'y jouer aussi mon role. Ce fut pour affirmer ma personnalite, --ma personnalite de dix-huit ans a peine, --bien plutot que par bravade de courage. L'idee de la mort ne m'effleurait pas, ni pour moi, ni pour personne. Je n'apercevais aucunement le danger. Sans doute mon pere se trouvait le plus expose par sa profession et par ses fonctions, mais il me paraissait immortel. Je pensais seulement a me donner de l'importance. Mon pere m'ecouta patiemment, puis il me repondit que si j'avais commence mes etudes medicales, comme il l'avait espere, il n'hesiterait pas, malgre son affection et ses craintes, a m'utiliser, --ce serait un droit que je pourrais revendiquer; --mais que, m'etant oriente dans une autre voie, je n'avais aucune raison serieuse de demeurer dans une atmosphere viciee, sans servir a rien, au risque de prendre le mal un jour ou l'autre. Il me remerciait de mon offre et ne l'acceptait pas. La montagne, au contraire, serait favorable a ma sante qui s'y raffermirait: j'etais un peu delicat, j'en reviendrais plus vigoureux. Ce calme rejet eut le don de m'exasperer. J'y decouvrais un insupportable mepris, et je m'obstinai a reclamer un poste comme si mon honneur etait engage: --Je regrette infiniment, pere, de ne pas m'incliner dans cette circonstance; mais j'estime que je dois rester, et je resterai. Ces paroles me grandissaient. Il me fixa de ses yeux percants et ne haussa meme pas la voix: --Je commande dans ma maison avant de commander en ville, mon petit. C'est un ordre que je te donne: tu partirais demain avec ton grand- pere, Louise et les deux cadets. J'ai la charge de toute la cite; nous verrons si mon fils sera le premier a me desobeir. Et il me laissa. Il avait parle si peremptoirement que j'eus le sentiment de l'impossibilite d'une resistance. Des longtemps il me menageait. A ma reserve, il me pressentait indifferent, sinon hostile, et il caressait le reve de retrouver ma confiance. Voici qu'il abandonnait tous les moyens de conciliation et me replacait dans le rang, comme un simple soldat, non pas meme comme un futur chef. Sans tenir le moins du monde a prendre du service actif parmi les ambulanciers, je rongeai mon frein avec rage, comme si j'avais subi la plus cruelle injure. Grand-pere, que cette solution satisfaisait, me consola avec bonne humeur: --Oh! oh! que veux-tu? il a la manie d'ordonner. Nous serons tres bien la-haut. Nos preparatifs occuperent l'apres-midi. Grand-pere descendit lui-meme de la tour son barometre, son violon, ses pipes et ses almanachs. Ces divers voyages l'essoufflerent, mais il n'ecoutait personne. Le reste du chargement ne l'interessait pas et concernait tante Dine, a qui, de tout temps, il avait abandonne le soin de son linge et de ses habits. A la tombee de la nuit, l'abbe Heurtevent vint en visite. Mon pere etait a l'hopital ou a la mairie, et ma mere a son ouvroir ou l'on preparait des couvertures pour les malades pauvres. Grand-pere, avec une vigueur de resolution toute nouvelle, refusa d'ouvrir la porte et, de la fenetre, s'informa si notre ami avait ete desinfecte. Force fut a l'abbe de passer a l'etuve que l'on avait installee a la maison, apres quoi il fut accueilli gaiement, et meme grand-pere lui offrit son exemplaire des propheties de Michel Nostradamus. M. Heurtevent accepta le cadeau sans enthousiasme: il connaissait les Centuries et les estimait obscures et contradictoires. --Oui, vous preferez la soeur Rose-Colombe et l'abbaye d'Orval. Et quelles catastrophes nos apportez-vous, l'abbe? --D'abord, votre ouvrier Tem Bossette est decede ce matin du fleau. --Ah! fit grand-pere. Mais il ajouta aussitot, pour se dispenser de le plaindre: --C'etait un ivrogne. --Pauvre Tem! soupira tante Dine. S'est-il confesse? --Il n'en a pas eu le loisir. Le mal fut pour lui foudroyant. --Un alcoolique, reprit grand-pere. Ma tante continua d'interroger notre hote sur les personnes de notre connaissance: --Et Beatrix? et Mimi Pachoux? --Rassurez-vous, mademoiselle, sur le sort de votre Mimi: il porte les morts en terre et meme dirige l'equipe des fossoyeurs. Son zele est magnifique, il se multiplie, il est de tous les convois. Quant au Pendu, je le crois atteint. --J'irai le voir, declara simplement tante Dine, ce qui lui valut de son frere un regard d'etonnement et meme de reprobation. Deja l'abbe, avec une aisance incomparable, passait des infortunes particulieres aux calamites generales. La contagion ne tarderait pas a se repandre au loin, elle finirait bien par atteindre Paris. Elle decimerait la capitale, sentine de tous les vices, elle contraindrait les hommes politiques a reflechir. Pour le renouveau moral elle vaudrait une guerre. Et les lis refleuriraient. --Ils refleuriront, ne manqua pas de repeter gravement tante Dine. Le recit de ces malheurs futurs affecta grand-pere, qui changea le cours de la conversation: --Dites donc, l'abbe: si vous montez nous voir a l'Alpette, nous vous donnerons des bolets Satan, et meme, si vous ne nous apportez pas trop de facheuses nouvelles, des bolets tete de negre qui sont du moins comestibles et d'un gout savoureux. Ou plutot non, ne vous derangez pas. Il n'y a pas la-haut d'appareil a desinfecter, et vous seriez capable de nous contaminer tous. Le lendemain, un break attele de deux chevaux, retenu specialement pour nous, vint nous prendre avec nos paquets. Mon pere surveilla lui- meme l'embarquement qu'il precipita, car on le reclamait de tous les cotes a la fois. A la maison, quand surgissait quelque difficulte, on le cherchait immediatement et ce n'etait qu'une voix pour appeler: _Monsieur Michel?_ ou est _Monsieur Michel?_ Maintenant, dans la ville entiere, le cri de ralliement etait: _Monsieur Rambert_ ou, plus brievement, le _docteur_ ou le _maire_. --Oh! oh! persiflait grand-pere, il a de quoi commander. Grand-pere se hissa le premier dans le vehicule, avec ses instruments qui ne le quittaient pas, bien que la caisse a violon fut encombrante. Il montrait, comme le petit Jacquot, une gaiete de collegien en vacances. Jamais il n'avait temoigne un si vif attrait pour l'Alpette. Louise, au contraire, et Nicole imitant sa soeur qu'elle admirait, manifestaient une emotion que pour ma part j'estimais excessive. Elles s'accrochaient a mes parents et versaient des larmes, comme s'il s'agissait d'une absence prolongee. --Allons, mes petites, dit mon pere, depechez-vous et soyez sans crainte. Les adieux que je lui fis moi-meme, a cause de la scene de la veille, furent empreints de froideur. Il m'avait contraint a l'obeissance et froisse dans mon orgueil: je ne pouvais l'oublier si vite et ma dignite m'obligeait a prendre un air offense. Les moindres details de ce depart, sur lequel devait tant s'exercer ma memoire pour chercher vainement a en amoindrir l'amertume, m'apparaissent avec une nettete que le temps n'a pu obscurcir. Tout le monde s'impatientait plus ou moins, les chevaux a cause des mouches qui les harcelaient, le cocher par tendresse pour se betes, grand-pere et Jacquot dans leur hate de gouter le plaisir de la course, Louise et Nicole dans leur tristesse de s'en aller, tante Dine parce qu'elle redoutait le fracas de sa sensibilite, moi pour en finir avec le malaise que j'eprouvais. Ma mere tachait de conserver son calme. Seul, mon pere y reussissait naturellement. Quand je montai a mon tour, le dernier, il eut un court moment d'hesitation comme s'il voulait me retenir, me parler. Je ne sais plus exactement ce qui me le revela, mais j'en suis certain. Et une fois assis, je ressentis une envie irraisonnee de redescendre. Etait-ce un desir instinctif de reconciliation? Combien j'aimerais en etre assure; mais ce fut trop vague pour le pouvoir affirmer aujourd'hui. Installe sur la meme banquette que grand-pere, je traduisis mon sentiment intime par un geste de mauvaise humeur: je m'emparai de la caisse a violon qui me heurtait les genoux et la deposai brusquement dans le fond de la voiture. --C'est delicat, observa grand-pere en maniere de protestation. Je me souviens encore de la vibration de la lumiere dans l'air et de l'eclat de la route sous le soleil. --Ca y est-il? s'informa le cocher grimpe sur son siege. --En avant! ordonna mon pere. Et ma mere ajouta le voeu qu'elle formulait a chaque separation: --Que Dieu vous garde! Deja notre lourd vehicule s'ebranlait et ce furent les dernieres paroles que nous entendimes. _En avant_ et _Que Dieu vous garde_: elles se confondent, elles se melent, elles s'accompagnent toujours l'une l'autre dans mon souvenir, et lorsqu'il m'arrive aujourd'hui de me mettre en route, il me semble que je les entends. Au tournant, la-bas, devant la grille du portail, je revois les trois ombres qui se detachent dans le jour cru: celle de tante Dine un peu massive; celle, plus fine, de ma mere et la grande ombre fiere de mon pere qui redresse la tete. Pourquoi n'ai-je pas appele? D'un seul mot : "Pere", il se fut contente, et il eut compris. Sa silhouette revelait tant de force, une si riche vitalite, et l'autorite d'un tel chef, qu'il etait sans doute bien inutile de songer a s'humilier pour lui donner satisfaction. J'en aurais toujours le loisir, si je le desirais: plus tard, plus tard. Grand-pere fourrageait mes jambes pour remettre a flot sa caisse a violon, et je dus l'y aider. Nous passames sous le chataignier qui avait abrite --un instant --Nazzarena fugitive, Nazzarena qui riait en montrant ses dents. Et la maison se perdit en arriere de nous. Je ne tardai pas a oublier ce mauvais depart dans l'enchantement de ma vie nouvelle au chalet L'Alpette. Pour la premiere fois j'etais le maitre absolu de mes jours. Grand-pere n'exercait aucune surveillance. Il restait volontiers des heures assis sur un banc, devant la facade la mieux exposee, a se chauffer au soleil en fumant sa pipe. Il ne se promenait plus que dans le voisinage immediat et gagnait peniblement sa sapiniere, car ses jambes etaient devenues molles et ne pouvaient le transporter bien loin. La, il se livrait a son gout favori qui n'avait pas change et qui etait la chasse aux champignons. Il poursuivait specialement non sans succes, le bolet tete de negre a qui l'ombre des pins est propice. Jacquot et son inseparable Nicole l'accompagnaient et se baissaient a sa place pour ramasser le gibier qu'il leur designait. Il preferait leur enfance a ma jeunesse et je n'en etais pas jaloux. Notre intimite de jadis, il ne cherchait pas a la recreer avec eux. Il evitait toute fatigue, toute conversation qui eut necessite des raisonnements, des explications. Il se contentait des petits faits evidents qui ne peuvent se discuter. Moi, je preferais ma solitude. Soit qu'elle eut recu des instructions a cet egard, soit par affection fraternelle, Louise s'occupait de nous jusqu'a l'obsession: elle aurait voulu se partager pour etre a la fois avec moi et avec les deux petits. Quand elle se fut rendue compte de la nature pacifique et banale des propos que tenait grand-pere, elle se tourna vers moi davantage, souhaitant de devenir ma confidente et de prendre sur moi un peu d'empire. Elle n'etait que de deux ans mon ainee. Sa conduite m'emerveillait, car rien, en bas, a la ville, ne la faisait prevoir et l'altitude la modifiait du tout au tout. Jolie, gaie, insouciante, je le jugeais peu serieuse et meme un brin fantasque, ce qui n'etait pas pour me deplaire. Tantot elle se precipitait sur son piano avec une fureur passionnee, et tantot elle l'abandonnait pendant des semaines. Elle remplissait la maison de ses rires, de sa charmante humeur, de ses mouvements agiles. "Ce n'est pas elle qui me genera", pensais-je dans la voiture. Or, voici qu'elle se revelait brusquement pareille a une directrice de communaute ou de pension de famille, prevenante et gentille, mais exigeante, mais intransigeante. Il fallait manger a l'heure, justifier ses absences, veiller sur ses paroles devant les enfants, ne pas se moquer des principes ni des gens. Etait-ce sa responsabilite qui la transformait et lui tarabustait la cervelle? Elle remplacait mes parents en conscience. Je lui donnai a entendre que les garcons n'obeissent pas aux filles, et que les consignes qu'elle avait recues ne me concernaient pas: elle insista et nous eumes presque des l'arrivee un conflit qui nous mit aux prises. Ce fut le premier dimanche qui suivit notre installation. Le village etait distant de deux kilometres et l'on n'y celebrait qu'une messe, une grand'messe. Louise nous en informa et, quand elle jugea le moment venu de nous y rendre, elle nous invita a nous mettre en route. Grand- pere, qui ne frequentait pas l'eglise, souleva une objection desinteressee: --Les lieux publics sont les plus malsains. Prenez garde a l'epidemie. --Dans toute la vallee il n'y pas un seul cas de typhus, affirma Louise triomphante. --Bien, dit grand-pere. Et il bourra sa pipe du matin. Je declarai alors a ma soeur que j'avais un projet de course et regrettais de ne pouvoir la conduire. Elle me regarda, etonnee, si etonnee que je vois encore la surprise de ses yeux limpides. --Comment, tu ne viens pas a la messe, Francois? Il n'y en a qu'une. --Non, repondis-je de mon air le plus assure. --Ce n'est pas possible! Les yeux, les yeux limpides, se remplirent de larmes instantanement, et je me rappelai la premiere messe que j'avais manquee. Mon amour- propre exigeait que je ne cedasse pas, mon amour-propre et aussi la foi nouvelle et incertaine que me fabriquait mon imagination. Louise poussa devant elle Nicole et Jacquot et, son livre d'heures a la main, se retourna dans l'espoir de m'attirer encore: --Je t'en prie, viens avec nous. Si elle avait ajoute: _pour me faire plaisir_, peut-etre aurais-je cede, tant je la voyais alarmee. Elle eut juge sans doute cet argument indigne de son objet. Et je refusai plus durement cette fois. --Je vais etre obligee de l'ecrire a maman, invoqua-t-elle en derniere ressource. --Si tu veux. Cependant elle ne realisa pas cette menace. Sa delicatesse l'avertissait de ne pas augmenter les soucis de nos parents en pleine bataille contre le fleau. Elle redoubla au contraire d'attentions pour moi, s'efforcant de me ramener, d'obtenir mon amitie, ma confiance. Avec un art inne, elle s'improvisait mere de famille, cherchait sans cesse a nous reunir, a nous grouper, combattait l'isolement ou je me complaisais. Des qu'une lettre nous parvenait, elle nous appelait pour nous en donner lecture a haute voix. Nous en recevions de la ville tres regulierement, et l'on nous transmettait celles de Melanie, vouee dans un hopital de Londres au service des malades, de Bernard en expedition au Tonkin, d'Etienne qui terminait a Rome ses etudes de theologie. Par ses soins les absents nous visitaient, et s'il n'avait tenu qu'a elle, nous eussions retrouve a l'Alpette la meme vie qu'a la maison. C'etait precisement ce qui me revoltait, et je m'insurgeais contre cette volonte de vingt ans qui contrecarrait la mienne avec une tenacite inattendue. Pour me soustraire a son influence, je pris l'habitude de quitter notre chalet des le matin avec un livre et de n'y rentrer que pour les repas. Inquiete, elle demeurait sur le pas de la porte jusqu'a ma disparition, et a mon retour, bien souvent, je la retrouvais a la meme place, comme si elle ne m'avait pas perdu de vue. Son inquisition s'etendait jusqu'a mes lectures. La bibliotheque de l'Alpette ne se composait que de quelques ouvrages: un Buffon et un Lacepede depareilles, un _Dictionnaire de la conversation_ en cinquante volumes, un _Jocelyn_ et je ne sais quoi encore de moins important. Le _Dictionnaire_ meme ne m'effrayait pas et j'emportais resolument les notices consacrees a la biographie et aux systemes des philosophes. J'etais a l'aise dans leurs conceptions les plus hardies ou les plus obscures. Je les comprenais avant d'en avoir acheve la demonstration, qu'elles soumissent l'univers au _moi_ ou qu'elles assujettissent l'homme a cet univers livre a lui-meme. Cependant j'etais porte a croire que tout dependait de notre intelligence et qu'elle seule, par sa puissance, insufflait l'etre aux choses dont elle fixait les lois. Je n'ai jamais pu retrouver tant de facilite a me mouvoir dans l'abstrait, ni tant de plaisir, ni tant d'orgueil. Un peu epuise par ces aventures de metaphysique, je me desalterais a la poesie de _Jocelyn_. Elle s'harmonisait si parfaitement a la nature environnante qu'elle en devenait le chant et que je ne songeais plus a les demeler. Que de fois, parmi les sapins, me suis-je repete ces vers fixes des lors en mon souvenir: J'allais d'un tronc a l'autre et je les embrassais, Je leur pretais le sens des pleurs que je versais, Et je croyais sentir, tant notre ame a de force, Un coeur ami du mien palpiter sous l'ecorce. La tendresse que je ne voulais plus recevoir de la famille, j'avais tant besoin de la sentir eparse autour de moi, dans l'ame des arbres ou l'esprit de la terre. Quand j'atteignais quelque cime, c'etait alors l'apostrophe: O sommets de montagne! air pur! flots de lumiere!..._ par quoi s'exprimait mon exaltation. La serenite des nuits me parlait de _paix, d'amour, d'eternite_. J'y revais de Laurence et n'avais pas de peine a l'evoquer, tant son portrait me semblait un modele de precision:_ _Jamais la main de Dieu sur un front de quinze ans_ _N'imprima l'ame humaine en traits plus seduisants... _ _En faut-il davantage pour alimenter un amour qui, n'ayant plus d'objet, se cree son image a lui- meme? _ _Cependant un autre livre devait penetrer plus avant dans ma sensibilite et correspondre a cet etat d'independance et d'affranchissement ou je me croyais parvenu. Dans le tas des almanachs apportes par grand-pere s'etait glisse l'exemplaire des _Confessions_ qui, deja, m'avait intrigue tout petit et que j'avais pris pour un manuel de piete. L'innocent _Messager boiteux_ de _Berne et Vevey_ conduisait par la main ce Jean-Jacques dont j'avais entendu parler bien avant de le connaitre, comme s'il vivait encore et comme si nous pouvions le rencontrer dans nos courses. Je n'avais jamais lu de lui, au college, que de courts fragments dont je n'avais rien tire de personnel. Je me precipitai sur le recit de cette existence tourmentee, mais ce fut tout d'abord du degout. Le vol du ruban chez Mme de Vercellis et la lache accusation qui le suit, certains details physiologiques que je m'expliquais assez mal, le titre de _maman_ decerne a Mme de Warens, me faisaient l'effet de confidences impudiques et, bien que je fusse tout seul dans la foret ou couche dans l'herbe sur la crete des monts, je sentais, en les ecoutant, la rougeur me monter aux joues. Mon fonds naturel resistait, mais par une pente insensible j'en vins a admirer qu'un homme put s'humilier ainsi par de tels aveux et, n'en apercevant pas l'orgueil, j'eprouvai le vertige de la verite._ _Le volume ne me quittait plus. Louise, inquiete de cette preference, voulut exercer son controle. Un soir, comme je rentrais de contempler les etoiles, _--_celles du Sud que je dechiffrais mieux, _--_je la trouvai qui, sous la lampe, ouvrait les _Confessions_. Elle ne me voyait pas, je l'observais: brusquement elle ferma l'ouvrage et, m'apercevant, laissa eclater son indignation:_ --_Tu n'as pas le droit de lire ce livre._ --_Je lis ce qui me plait._ _Elle appela a son secours grand-pere qui declina toute responsabilite : _ --_Oh! chacun est libre. Et d'ailleurs Jean-Jacques est sincere._ _Les passages de passion me surexcitaient, et ce qui me les rendait plus chers et plus seduisants, c'etaient ces douces facons de vanter en meme temps le bonheur de la vie bucolique et la paix de la campagne. Dans cette paix qui m'environnait, je sentais mieux les mouvements de mon coeur. Je fus aux pieds de Mme Basile _sans meme oser toucher a sa robe. Un petit signe du doigt, une main legerement pressee contre ma bouche sont les seules faveurs que je recus jamais d'elle, et le souvenir de ces faveurs si legeres me transporte en y pensant_. Je tachais de me representer cet air de douceur des blondes auquel le coeur ne resiste pas et, le croirait-on? je decouvrais une application individuelle a cette plainte qui frappait mes dix-huit ans a peine revolus et deja inquiets: _Devore du besoin d'aimer sans jamais l'avoir pu satisfaire, je me voyais atteindre aux portes de la vieillesse et mourir sans avoir vecu._ Quand je montais assez haut pour distinguer de loin le lac au bas des pentes, je me repetais le voeu si simple: Il me faut un ami sur, une femme aimable, une vache et un petit bateau_, et mon exaltation croissante se parait d'ingenuite. J'aurais pleure d'amour en mangeant des fraises arrosees de creme de lait. Ainsi la periode que je traversais se reliait tres exactement a celle de ma convalescence dont elle devenait en quelque maniere l'achevement. Je reprenais, seul, les promenades que j'avais faites avec grand-pere quelques annees auparavant. Son ami Jean-Jacques le remplacait. Ce n'etaient pas les memes lieux, mais la nature ne changeait guere. Elle gardait l'ensorcellement de sa sauvagerie, l'emoi de sa vegetation que le moindre souffle agite, la fraicheur des eaux, et meme elle m'offrait, avec l'altitude, un air plus vif, des espaces plus etendus et moins accessibles aux travaux des hommes, une fierte nouvelle. A la montagne les heritages sont sans murs ni portes. Aucune cloture n'enlaidit le sol et la propriete n'est pas apparente, --la propriete qui, je le savais par l'enseignement de grand-pere, corrompt le coeur des hommes et le remplit d'avidite, de jalousie, de cupidite. La-haut, les bois et les pres sont a tout le monde et a personne, comme le soleil et l'air, comme la sante. Les hauts paturages ou le berger, qui d'une phrase m'avait revele le desir, conduisait ses moutons, n'en foulais-je pas l'herbe courte? L'ascension me communiquait une ardeur de conquete. Et a chaque victoire je pensais rencontrer celle que j'attendais et qui se derobait sans cesse. De preference a Nazzarena que j'avais aimee et que mes reves dedaignaient maintenant, l'estimant trop jeune et trop simple, j'appelais la dame inconnue du pavillon, ou, plutot encore, celle qui m'etait apparue sur le chemin en robe blanche avec un chapeau de cerises et un teint de fleur, celle a qui son ombrelle servait d'aureole et que j'appelais Helene depuis que je savais que sa beaute etait semblable a celle des deesses immortelles. J'etais seul, delicieusement seul et amoureux sans amour. J'etais parfaitement heureux et ne m'apercevais pas que je torturais ma soeur Louise dont je meconnaissais l'affection. J'etais libre. A cause des difficultes de ravitaillement, notre table etait la plus frugale du monde. Nous vivions d'oeufs, de pommes de terre, de fromage. Le dimanche nous valait le luxe d'un poulet. Grand-pere ne cessait de nous vanter l'excellence de ce regime et les bienfaits de l'existence pastorale. Je me persuadais aisement de l'excellence de nos moeurs. De moins en moins je pretais attention aux nouvelles de la ville qui nous parvenaient par la diligence. Une fois ou deux, pour nous renseigner plus abondamment, on nous envoya le fermier en personne. Ainsi nous sumes, dans notre ermitage, le chiffre des morts et la violence du fleau. Le Pendu, decede, avait fait une fin des plus edifiantes, et tante Dine l'avait assiste jusqu'au bout. Glus et Merinos etaient sains et saufs. --Ils ont toujours eu de la chance, observa grand-pere. Le fermier hochait la tete, ce qui signifiait que le dernier mot n'etait pas prononce et que l'epidemie continuait ses ravages. De Martinod on ne savait rien, il se tenait cache. Notre ami l'abbe Heurtevent avait resiste, mais il demeurait ebranle: il gardait assez de vie pour annoncer des catastrophes. --Et pouvons-nous redescendre? demandait chaque fois Louise dont la question nous etonnait, grand-pere et moi, car nous etions pas si presses. --Pas encore, mademoiselle; M. Michel a dit comme ca que ce n'etait pas le moment. Un lazaret avait ete installe pour les cas douteux, les deux hopitaux regorgeaient de malades, les entrees et les sorties de la ville etaient surveillees. Une serie d'arretes avait ete rendue par le maire, ordonnant les plus minutieuses precautions. --C'est terrible, concluait le fermier qui nous donnait ces details. Et grand-pere declarait que nous etions parfaitement bien a l'Alpette, mais Louise se rongeait d'impatience. Les jours peu a peu raccourcirent. Apres le mois d'aout qui fut tres chaud, septembre, plus ventile, vint, et septembre passa. Les feuilles des hetres et des bouleaux, dans la foret, changeaient de couleur autour des sapins immuables, les premieres toutes rouges et les autres dorees. Sur les rochers les touffes d'airelles dessechees prirent une teinte ecarlate. Il m'arrivait d'etre surpris par la nuit qui montait en courant du creux de la vallee et de queter, pour me remettre en chemin, l'assistance d'un patre dans quelque hameau dont les petites lumieres m'avaient guide. Puis, nous fumes informes que le fleau diminuait et que bientot nous pourrions quitter l'Alpette. J'en recus la nouvelle sans plaisir. Ces vacances m'avaient enivre de liberte. Cependant on nous accordait un delai de quelques jours. III LA FIN D'UN REGNE Toute la nuit il avait souffle un grand vent qui tomba dans la matinee. Octobre qui commencait s'annoncait mal. Apres le dejeuner, je sortis pour constater les degats de l'orage. L'automne etait venu brusquement. Dans les bois les feuilles des bouleaux et des fayards, les feuilles rouges et les feuilles dorees, arrachees des arbres ou elles brillaient comme des fleurs, bruissaient sous mes pas, et comme autrefois, quand j'etais petit et que j'allais cueillir des noix en contrebande pour les ecraser ensuite sur les chenets, je laissais trainer mes pieds pour mieux entendre ce crissement aigu et plaintif. A mon retour, le soir, je vis un char arrete devant la porte du chalet. Son fanal n'etait pas allume et le jour baissait, de sorte que je ne reconnus qu'en m'approchant le vehicule de notre fermier. Le cheval n'etait pas detele, mais personne n'en avait la garde: on avait simplement pris la precaution de lui poser une couverture sur le dos. --Eh bien! Etienne, dis-je en entrant a la cuisine ou le fermier se chauffait, car il faisait deja froid a la montagne, qu'est-ce qui vous amene? Nous l'appelions par son prenom, comme il est d'usage chez nous, bien qu'il fut deja vieux. Il tenait les mains en avant, vers le fourneau, et il tourna vers moi sa figure ridee et rasee qu'eclairait la lampe allumee a l'instant. Ses yeux trop clairs, decolores a force de servir par tous les temps, ne semblaient pas me distinguer avec nettete: --Ah! monsieur Francois! murmura-t-il presque bas en se levant. Je ne sais pourquoi, cette exclamation insignifiante me causa une impression desagreable. --Vous ne venez pas nous chercher? demandai-je. Il allait me repondre, quand nous fumes rejoints par ma soeur Louise qu'on avait avertie. Elle le salua amicalement et s'informa des nouvelles qu'il apportait de la ville. Cependant il ne se pressait pas de repondre. --Il y a, finit-il par dire, que Madame vous reclame. --Madame? remarqua Louise. --Bien, fis-je. Et pour quand? --Ce soir, bien sur il est trop tard pour vous descendre. Ma bete est fatiguee et la nuit est deja la. Demain matin, de bon matin. Pourquoi tant de hate? A peine aurait-on le loisir de plier les paquets. J'allais protester, mais le fermier se deroba: il fallait rentrer le cheval a l'ecurie et le char a la remise. Pendant son absence, je m'elevai contre un delai si court. Au fond, la perspective de quitter ces lieux me remplissait de tristesse et je retrouvais en moi-meme cette desolation que j'avais ressentie dans le bois jonche de feuilles mortes. Louise ne m'ecoutait pas, et je m'apercus qu'elle pleurait. Avait-elle tant de chagrin de partir? --J'ai peur, m'expliqua-t-elle. Peur de quoi? Grand-pere, mis au courant, manifesta comme moi peu d'enthousiasme pour le depart. --On n'etait pas mal ici, declara-t-il. On faisait ce qu'on voulait. Comme s'il ne l'avait pas toujours fait! Mais de quoi s'effrayait Louise? Elle nous le confia peu a peu. Pour que le fermier fut venu nous chercher, il fallait qu'il y eut un malade a la maison, un malade gravement atteint. Il avait dit _Madame vous demande_. Donc, ce n'etait pas maman, ce ne pouvait etre que mon pere. Voila ce qu'elle imaginait et ce qu'elle nous avoua. Nous essayames d'en sourire et la comparames a l'abbe Heurtevent qui portait la foudre sur lui et la lancait a tout propos, mais sa peur nous gagnait. Et nous attendimes, un peu febrilement, le retour du fermier que nous interrogions. Ce fut Louise qui porta la parole: --Pere est malade, n'est-ce pas Etienne? --Ah! mademoiselle, c'est un grand malheur. --Est-ce qu'il a pris le mal? --Ce n'est pas le mal qu'il a pris, c'est un chaud et froid. Notre Louise se remit a verser des larmes. Elle appelait mon pere comme s'il pouvait lui repondre. Nous dumes la consoler, non sans blamer ses exces, et le fermier lui-meme s'en mela. --La demoiselle a tort. Monsieur Michel est solide. Il y en a d'autres que lui qui ont pris des chauds et froid et qui sont aujourd'hui gras et luisants. Qu'il y eut un danger veritable, la pensee ne m'en effleurait pas. Mon egoisme m'empechait d'y croire. Quel absurde pressentiment tourmentait cette pauvre Louise! Je revoyais mon pere, la, devant le portail, avant que la voiture ne s'ebranlat. Son panama, un peu de cote, projetait une ombre sur la moitie du visage. L'autre, en pleine lumiere, resplendissait de vie. Il donnait des ordres brefs et hatait l'amenagement, parce qu'on l'attendait a la mairie. Comme il savait commander et comme on se precipitait pour lui obeir! Moi seul, j'avais resolu de me derober a son pouvoir, a son ascendant. Il se tenait droit comme un chene de la foret, un de ces beaux chenes sains qui ne perdent leurs feuilles qu'a la poussee des feuilles nouvelles et que la tempete ne reussit pas a ebranler: au contraire, il se herissent et l'on dirait qu'ils se durcissent pour lui resister. J'entendais aussi sa voix qui sonnait, sa voix qui disait: _En avant_, comme a la bataille. Que cette force fut vaincue, je ne pouvais l'admettre. Sur cette force-la je comptais, j'avais besoin de compter, afin d'avoir le temps plus tard, si je le jugeais bon, et ma liberte conquise, de revenir de mon plein gre en arriere pour temoigner a mon pere un peu de tendresse. Pourtant je me souvins du jour ou je l'avais entendu formuler, dans la chambre de ma mere, une plainte a mon sujet: _Cet enfant n'est plus a nous..._ Mais je ne m'y attardai pas. Non, non, il ne fallait rien exagerer. Ma mere nous rappelait parce que l'epidemie decroissante n'offrait plus aucun danger, et parce que mon pere, malade, serait satisfait de nous revoir: elle nous rappelait pour ces raisons-la, et non pour une autre... Nous descendimes le lendemain matin, Louise et moi sur le char du fermier, grand-pere et les deux petits, un peu plus tard, par la diligence qui, tout de meme, etait plus confortable. Je me retournai souvent pour mieux emporter l'image de cette vallee ou dans la solitude j'avais rencontre tant d'emotions creees par moi-meme et comme une sorte de bonheur ou les autres n'avaient point de part. Assise a cote de moi, Louise ne rompait le silence que pour se pencher vers le siege et prier doucement notre vieil Etienne: --Ne pourriez-vous pas aller un peu plus vite? --Oui, mademoiselle, repondait-il, on essaiera. La Biquette est comme moi, ca n'est plus bien jeune. Il montrait sa jument, et du fouet lui enveloppait les flancs sans se decider a la frapper. A mesure que nous approchions de la ville, l'inquietude de ma soeur augmentait et finissait par me prendre. Elle me repetait son: _J'ai peur_ contagieux. Le bon soleil d'octobre qui nous chauffait sur notre banc me permettait mieux de lutter contre un pressentiment aussi absurde. Enfin nous arrivames devant la grille. Personne ne nous attendait. Tant de fois, a cette place, j'avais trouve mon pere qui interrogeait le chemin et qui, des qu'il nous apercevait, nous accueillait de sa parole, de son geste, de toute sa joie paternelle. Je regardai la fenetre; derriere le rideau, l'ombre habituelle n'apparaissait pas. Alors, pour la premiere fois, je connus que nous etions tous menaces. Ma mere, des qu'elle fut informee de notre retour, descendit pour nous recevoir. Louise, sans un mot, se jeta dans ses bras. Par une intuition parallele, bien naturelle a des ames qui se ressemblent, elles s'etaient comprises. Je demeurai a l'ecart, ne voulant pas comprendre, me refusant a admettre la possibilite meme d'un desastre qui ne me laisserait pas le temps de jouer, au jour de ma convenance, le role de l'enfant prodigue. Ma mere vint a moi: --Il parle surtout de toi, me dit-elle. Dans son delire il t'appelait. De cette prerogative je fus atterre. Pourquoi parlait-il surtout de moi? Pourquoi etais-je sa preoccupation principale et --j'allai d'un coup jusque-la, bouleverse de ma sacrilege audace --peut-etre sa derniere preoccupation? --Maman, criai-je enfin, ce n'est pas possible! Mais je regrettai aussitot cet elan involontaire. Ma mere etait la vivante preuve que le danger n'existait pas, ou du moins pas encore. Sans doute je remarquais ses yeux cernes et ses joues blanches. Elle portait la trace des nuits de veille. Mais cette fatigue, dont elle livrait le detail par chacun de ses traits, etait neanmoins comme inexistante: on sentait qu'une volonte superieure la reduisait a rien ou l'utiliserait tant qu'il serait necessaire. Et par un phenomene etrange, il y avait maintenant, dans sa facon de parler et de nous conduire, quelque chose, --je ne saurais preciser davantage, mais j'en suis certain, --quelque chose de l'autorite de mon pere. Visiblement, sans le savoir, elle le remplacait. Or, s'il y avait eu un danger, elle aurait montre sa faiblesse de femme, elle qui s'inquietait si vite et parfois pour des riens, elle si prompte a ecouter le bruit de l'orage pour allumer la chandelle benite afin de nous preserver. Je ne voyais meme pas la sainte lumiere qui dans son regard veillait, comme la petite lampe d'autel dans le sanctuaire que la nuit envahit. Non, non, s'il y avait eu un danger, elle aurait demande notre secours et de ma jeunesse je l'aurais soutenue. --Quoi donc? repondit-elle a ma question, ce qui acheva de me redresser. Elle n'y repondit pas autrement, comme si elle l'avait mal entendue, et d'une voix toute simple, d'une voix douce qui cherchait a ne pas causer de la peine, elle nous resuma ce qui s'etait passe pendant notre longue absence: --Il repose en ce moment. Votre tante Bernardine le garde: elle m'a beaucoup aidee a le soigner. Tout a l'heure je vous menerai dans sa chambre. Vous ne pouvez vous imaginer l'effort qu'ont exige de lui ces derniers mois. C'est de cela qu'il est tombe malade, quand il a ete le maitre du mal, quand sa tache a ete accomplie. Jusque-la je n'ai pu obtenir de lui qu'il se menageat. Le jour, la nuit, on venait le chercher, on s'adressait a lui, comme s'il n'y avait que lui. Toute la ville attendait ses ordres, quetait son assistance. On ne se fiait qu'a ses commandements, mais on exigeait de lui plus que ne le permettent les forces humaines, et il est alle au dela en effet. On ne lui a pas laisse un instant de repit. On le croyait plus dur que les pierres qui portent la maison; mais les pierres memes se brisent sous un poids trop lourd. Un soir, il y aura six jours ce soir, il est rentre avec un grand frisson. Et presque tout de suite la fievre s'est declaree. Ah! s'il ne s'etait pas autant surmene... Elle s'arreta, sans achever sa pensee; mais n'etait-ce pas la suivre que d'ajouter apres s'etre recueillie: --J'ai prevenu Etienne a Rome. Hier soir il m'a telegraphie qu'il partait. Je suis contente que son superieur lui ait permis de partir. Le voyage est bien long: il faut compter presque vingt-quatre heures. A Bernard qui est si loin j'ecris tous les jours. Et Melanie prie pour nous. Ainsi rassemblait-elle la famille dispersee autour de son chef. Je demandai: --Pourquoi Melanie ne vient-elle pas? --Les Filles de la Charite ne rentrent jamais chez elles. --Elles soignent les etrangers et ne pourraient pas soigner leur pere ! --C'est la regle, Francois. Du moment que c'etait la regle elle ne recriminait pas, elle s'inclinait, elle acceptait, et moi, du moment que c'etait la regle, mon premier mouvement etait de m'insurger. Sa timoree quand il etait la, voici qu'avec une presence d'esprit inalterable, elle preparait ce qu'il fallait en cas de malheur et ne cessait pas de tendre toutes ses energies devant ce malheur. Je connus la honte de n'avoir pas partage ses angoisses et d'avoir pretendu me soustraire a la solidarite de la peine. --La fievre a diminue, reprit-elle, recherchant pour nous et pour elle tous les symptomes rassurants. Les premiers jours il a beaucoup delire. Depuis hier, il est plus calme. Il suit lui-meme la marche de son mal, je le vois et il n'en dit rien. Ce matin, il a demande un pretre. Notre ami, l'abbe Heurtevent qu'il a gueri, est venu. _Il suit lui-meme la marche de son mal et il a demande un pretre_: la pauvre femme ne liait pas ces deux phrases, tant elle estimait naturel le secours que l'on reclamait de Dieu. Mais moi, comment ne les aurais-je pas rapprochees? Et pour la troisieme fois, je sentis la menace distinctement. Nous entendimes, sur le palier, le pas devenu pesant de tante Dine. Elle appela: _Valentine_, a mi-voix, et nous nous precipitames dans l'escalier. --Oh! il va bien, expliqua-t-elle. Il est reveille et te demande toujours des que tu n'as pas la. --Tu peux m'accompagner, dit ma mere a Louise. Et se tournant vers moi, elle ajouta qu'elle me ferait prevenir a mont tour: il ne convenait pas d'entrer dans la chambre en trop grand nombre, a cause de l'agitation que nos presences risquaient de causer au malade. Tante Dine, qui devait prendre beaucoup sur elle pendant ses gardes, explosa quand nous fumes seuls: --Ah! mon petit, si tu savais! _Ils_ nous l'ont tue, _ils_ nous l'ont tue sans pitie. Toute la ville etait pestiferee et ne mettait plus son espoir qu'en lui. J'en ai vu, moi qui te parle, de ces gens- la avec leurs sales boutons sur tout le corps. Ils criaient comme des perdus, et quand ton pere apparaissait a l'hopital, ils se taisaient, parce qu'il l'exigeait, mais ils lui tendaient les bras. Ce qu'il en a gueri! C'est lui qui les a tous sauves, lui et pas un autre. Et les fontaines fermees, et l'eau analysee, et les vetements des morts brules, et le lazaret installe: un tas de mesures d'hygiene, quoi, tout ce qu'il y a de mieux. Il fallait voir comme il commandait tout ca! "Monsieur le maire, c'est impossible. --Demain, il faut que cela soit." Sans lui, il n'y aurait plus personne aujourd'hui par les rues. Et maintenant, maintenant, c'est tout juste si l'on vient reclamer de ses nouvelles. Le bruit a couru qu'il avait attrape le typhus, le dernier. Ils ont peur, et les voila partis. Ah! les miserables! Ainsi me traca-t-elle le tableau de la lachete et de l'ingratitude generales. Sur cette foule en desordre se detachait mon pere. Deja tante Dine entreprenait un autre sujet: --Ta mere est admirable. Elle ne s'est pas couchee depuis le commencement du mal. Et elle reste calme. Tu as vu comme elle reste calme. Moi, je ne peux pas la comprendre. Je voulus, puisqu'elle sortait de la chambre, la-haut saisir toute la verite: --Enfin, ma tante, est-ce que... Mais je n'achevai pas, et deja elle se jetait sur mon interrogation dont l'impiete m'avait brule la bouche, comme sur une injure adressee a l'arche sainte: --Oh! non, non, non. Dieu nous protegera. Qu'est-ce que nous deviendrions, mon pauvre petit, qu'est-ce que nous deviendrions? Un homme comme il n'y a pas deux sur la terre. Ce fut alors que Louise, descendue sans bruit, nous rejoignit, la figure bouleversee. Mon pere m'attendait. Je m'arretai a la porte de sa chambre, le coeur lourd. A cette oppression je ne pouvais douter que du drame interieur de mon enfance et de mon adolescence, de ma courte vie deja si importante, il etait l'acteur essentiel. J'avais par lui vecu, mais je vivais contre lui. Du jour ou je m'etais derobe a son influence, a travers l'exaltation qui me transportait et me laissait neanmoins dans un etat de malaise, je me sentais libre mais hors cadre. Dans quel etat m'apparaitrait-il ? J'en avais peur, et c'est pourquoi je demeurai un temps avant d'ouvrir. A mon depart, apres l'avoir vu acclame par toute une ville, j'emportais l'image de mon pere appuye a la maison, vainqueur certain du fleau comme il l'avait ete jadis des fameuses courtilieres, portant allegrement le poids de la cite en detresse, comptant sur l'avenir comme sur le passe, immortel en un mot, et que l'on pouvait ainsi tourmenter dans son autorite sans scrupules, et j'allais, dans une seconde, le retrouver comment? Il etait la, derriere cette porte, immobile, cloue, humilie, ne conduisant plus les autres comme une troupe, se debattant pour son propre compte contre le mal sournois qui le consumait. De ce contraste certain j'eprouvais une sorte d'epouvante ou il y avait, je dois le confesser, de l'horreur personnelle pour le spectacle d'un abaissement. Or, il n'y avait ni abaissement, ni contraste. J'entrai et je le vis. Etendu dans ce lit de toute sa longueur, il semblait plus grand encore que debout: c'etait incontestable. Du visage renverse en arriere sur le traversin, je decouvrais surtout le front, le front immense, le front lumineux dans le jour que tamisaient les rideaux. La maigreur subite ne faisait qu'accentuer la fierte des traits. Rien ne trahissait l'angoisse ni la crainte, et pour la douleur, si sa marque y etait, elle n'avait pas apporte avec elle une diminution. Il tenait les yeux clos, et parfois les ouvrait tout grands, d'une facon presque terrifiante. Quand donc les avais-je ainsi vus prendre l'empreinte des objets qu'ils regardaient? Avant les definitifs adieux de Melanie, ils se fixaient sur ma soeur de cette maniere, sur ma soeur qui s'en allait pour toujours et qu'ils ne reverraient plus. Toute l'attitude, toute l'expression se ramassaient ou plutot se raidissaient en un caractere supreme: il ne cessait pas de commander. Et ma premiere parole, ma parole unique fut une adhesion a son commandement. --Pere, dis-je au bord de son lit. Je ne prononcai pas ce nom dans un sens de piete, mais parce que son ascendant me subjuguait, s'imposait a moi. Qui, dans cette chambre mal eclairee, envahie par une lourde odeur de remedes, de sueur et de fievre, par cette odeur complexe qui est deja comme un signe avant- coureur d'agonie, je rentrais machinalement dans l'ordre, comme un soldat, pret a deserter, reprend sa place dans le rang sous l'oeil de son chef. J'assistais a mon propre changement. Ce mysticisme ou je m'etais complu et qui m'isolait dans l'univers se desagregeait comme ces nuees que dissipent les premiers rayons de l'aube. J'apercevais ma dependance, et toute la verite de mes idees enfantines quand elles commencaient par faire le tour de la maison, et l'anciennete, et la justice du pouvoir qu'exercaient encore ces mains defaillantes dont les doigts pales, rigides sur la couverture, serraient un petit crucifix que je n'avais pas remarque tout d'abord. J'avais cru parler haut, mais il n'avait pas du m'entendre: il ne se retourna pas de mon cote. J'entendais sa voix basse --sa voix si sonore dans ma memoire --qui chuchotait comme s'il recitait des litanies. --Que dit-il? demandai-je tout bas a ma mere qui s'approcha. --Vos noms, murmura-t-elle. Ecoute. En effet, les uns apres les autres, il nous enumerait. Deja les noms des trois aines avaient du franchir ses levres: il prononca celui de Louise. C'etait mon tour: il le passa et ce fut Nicole, puis Jacques. Cette omission me fut cruelle: a peine l'avais-je remarquee que mon nom vint, le dernier, detache et mis a part. Alors je me souvins des odieuses insinuations de Martinod sur la preference accordee a l'un de mes freres: je compris que nul de nous n'etait le prefere, mais que pour l'inquietude que j'avais causee, j'avais ete l'objet d'une attention particuliere. Et j'eprouvai l'envie irresistible de lui reveler d'un seul coup le travail qui s'accomplissait en moi soudainement. Il se preoccupait avec tant de souci et meme de respect de notre vocation. Il presumait qu'elle serait la base de notre vie tout entiere. J'avais ecarte systematiquement la mienne, pour attester ma liberte. Voici que je la retrouvais avec certitude. Et m'avancant un peu, je dis resolument: --Pere, je suis la. C'est moi. La-haut j'ai reflechi. Vous ne savez pas? je veux etre medecin comme vous. La-haut? c'etait inexact: par pitie ne fallait-il pas lui cacher la cause de mon revirement? Il ne me temoigna pas la joie que j'en attendais, et peut-etre ne pouvait-il plus temoigner aucune joie. Peut-etre un autre travail, le dernier, celui du detachement, s'accomplissait-il en lui. Il leva sur moi ses yeux un peu effrayants : --Francois, repeta-t-il. Et il tacha de lever la main pour me la poser sur la tete. Bien que je me fusse penche, il ne put achever le geste et le bras retomba. Je m'agenouillai pour lui permettre de m'atteindre avec moins d'effort, mais il ne l'essaya meme plus comme je l'eusse souhaite, et de cette voix basse qui m'avait tant frappe tandis qu'il nous appelait tour a tour, il articula distinctement: --Ton tour est venu. Ma mere qui se trouvait un peu en arriere se rapprocha pour me poser la question meme que je lui avais posee: --Que dit-il? Instinctivement j'esquissai un mouvement, comme pour lui expliquer que je ne savais pas au juste. Cependant j'avais bien entendu, et apres un instant d'hesitation le sens de cette phrase cessa de me paraitre mysterieux. Je pouvais y voir un temoignage de confiance dans le passe : mon pere n'avait pas admis ma trahison, mon affranchissement, il etait sur que je lui reviendrais, il comptait sur moi. Mais dans sa forme d'outre-tombe elle signifiait bien autre chose dont je fus bouleverse: c'etait la couronne royale de la famille que mon pere tendait a ma faiblesse en m'invitant a la porter apres lui, puisque je serais sur place son continuateur, son heritier. A cela je n'avais point pense. Ma mere comprit-elle l'emotion qui me courbait les epaules et me brisait? Elle m'assura que j'avais besoin d'une collation apres ma longue course au grand air et m'accompagne jusqu'au seuil. --Valentine, murmura le malade. --Mon ami, je ne te quitte pas. Et elle m'abandonna pour aller a lui. Mais je ne sortis pas de la chambre, et j'assistai a un drame quasi muet, obscur en apparence et dont l'eloignement n'a fait qu'augmenter la clarte pour moi. Mon pere commenca par cette invitation: --Ecoute. Il ne regardait personne a ce moment-la; ses yeux se fixaient au- dessus de lui, au plafond. Cependant il ne se pressait pas de parler: il se recueillait. J'etais dans une angoisse sans nom. Je devinais que ma presence l'avait ebranle et qu'il rassemblait ses idees sur la destinee de la famille. Ce qu'il allait dire a ma mere, ce seraient ses dernieres volontes sans nul doute. N'avais-je pas le droit de les entendre, puisque _mon tour etait venu_? Ma mere, aussi, l'avait devine peut-etre. Elle se tenait au bord du lit, penchee, et le drap qui pendait, ou son genou s'appuyait, remuait un peu. Je suis sur de l'avoir vu remuer: etait-ce ce genou qui tremblait? Et puis, je ne vis plus qu'un visage. Mon pere continuait de se taire. Je percevais la plainte monotone de la fontaine dans la cour. Ma mere, tendrement, le pressa: --Mon ami, mon cher ami... Il etait en pleine lucidite. Il _avait suivi lui-meme la marche de son mal_, il savait exactement ou il en etait. Alors il parut sortir des pensees ou il s'abimait. Il tourna un peu la tete et regarda ma mere de ce regard un peu terrifiant, qui etait trop profond. --Valentine, repeta-t-il simplement. --Tu avais quelque chose a me dire? Avec une infinie douceur il murmura: --Oh! non, Valentine, je n'ai rien a te dire. Il avait voulu, j'en suis assure, lui recommander l'avenir de la maison, et un regard avait suffi a l'en detourner. Rien que par ce regard, il en avait compris l'inutilite. Celle qui etait la, pres de lui, n'etait-elle pas sa chair et son coeur? Tant d'annees passees ensemble, jour apres jour, sans une contradiction, sans un nuage, ne les liaient-elles pas indissolublement? Qu'est-ce qu'une parole, contre cela, pourrait valoir? Un plus grand temoignage d'amour fut-il jamais rendu a une femme que ce silence, cette confiance, cette paix ?... Apres des minutes si hautes, je connus cette forme de la lachete humaine qui nous fait eprouver une sorte de soulagement hors de la presence du malheur. Je sortis de la chambre. Grand-pere descendait de la diligence avec Nicole, deja grandelette et serieuse, et Jacquot, plus leger de cervelle et dont les douze ans ne s'aggravaient encore d'aucun pressentiment. Il surveilla avec mefiance le transport de sa caisse a violon et de ses almanachs: lui-meme ne consentit pas a lacher sa collection de pipes. Tante Dine voulut s'occuper en personne des gros bagages. Malgre l'age et un commencement de declin, elle s'imposait une besogne de servante. L'effort physique, seul, parvenait a la distraire, et le chagrin se traduisait chez elle par un redoublement d'activite. Une fois dans la maison, grand-pere y erra comme une ame en peine. Il tournait autour de la chambre du malade, sans demander a y penetrer. Il n'osait pas s'informer et, dans son incertitude, il se plaignait a tout le monde: --Je deviens vieux. Je suis vieux. Ils se revirent, mais je n'assistai pas a leur entrevue. Est-il necessaire d'y avoir assiste pour deviner ce qu'elle du etre et que le fils, inevitablement, y soutint le pere? Si notre vie ne puisse pas dans un coeur religieux la ferveur d'une constante ascension, ne demeure-t-on pas tel qu'on fut? Aux uns le fardeau, aux autres l'assistance. Et le voisinage de la mort meme n'intervertit pas les roles. Quand le soir vint, grand-pere, qui se trainait d'une piece a l'autre en se lamentant, me proposa timidement de sortir. --C'est une bonne idee, approuva tante Dine qui le connaissait. Et voici deux ou trois commissions pour la pharmacie et l'epicerie. Il manifesta une satisfaction enfantine de rendre service et je ne refusai pas de l'accompagner. Apres la solitude de la montagne et ce silence qui remplit la nuit, nous retrouvames avec un plaisir secret les rues eclairees et le mouvement de la population. L'epidemie etait definitivement enrayee: apres les mesures sanitaires ordonnees ne subsistait plus aucun peril. Reveillee de son cauchemar, la ville se livrait a des transports de joie qui etaient sa revanche contre la terreur. Je l'avais vue dans l'epouvante chercher en hurlant son salut dans un homme, et je la retrouvais dans une ardeur et une insouciance de fete. Une douceur d'automne flottait comme un parfum. Les boutiques brillaient, les trottoirs regorgeaient de promeneurs et les cafes debordaient jusque sur la chaussee. Les femmes portaient les robes claires qu'elles n'avaient pu montrer de tout l'ete et, pimpantes dans leurs toilettes fraiches, transformaient la saison en un tardif printemps. Au sortir de tant de deuil on jouissait de la vie et le convoi des morts courait la poste. J'etais le fils du sauveur, je m'attendais a la faveur populaire, et l'on evitait notre approche. Je ne tardai pas a le remarquer. La rencontre de ce vieillard et de ce jeune homme contraignait au souvenir du bienfaiteur et, partant, a celui des mauvais jours qu'on avait traverses. Personne ne s'en souciait evidemment. Nous eussions aime a causer de tant d'infortunes, et nul ne nous en fournissait l'occasion. Enfin quelqu'un nous aborda, et ce fut Martinod, Martinod la bouche en coeur et la barbe lisse, qui, sans me donner le temps de l'ecarter, nous parla de mon pere avec admiration, avec eloquence, avec enthousiasme. Il lui rendait pleine et entiere justice, il celebrait son courage, son talent d'organisation, sa valeur medicale, son art merveilleux de diriger les hommes. Je m'etais resolu, en l'apercevant, a lui tourner le dos avec mepris, et voici que, plein de reconnaissance, je buvais ses paroles et j'oubliais ses calomnies, ses basses manoeuvres, ses menees souterraines qui avaient failli briser l'unite de la famille. J'aurais du chercher sur son visage la marque imprimee par la main de mon pere, et je consentais a ecouter ses louanges effrontees. J'etais encore trop ingenu pour deviner ce qu'il preparait. Glus et Merinos, toujours inseparables, qui nous croiserent ensuite, consentirent a nous entretenir d'eux-memes et des cruelles epreuves dont ils avaient avantageusement triomphe. Nous essayames de citer le pauvre Cassenave et le malheureux Galurin, mais ils glisserent sur ce sujet de conversation pour nous annoncer qu'ils composaient l'un une Marche funebre et l'autre une Danse macabre en commemoration de ce typhus historique. Je n'ai jamais appris qu'ils les eussent achevees. Quand nous rentrames, un peu ragaillardis par cette agitation, nous trouvames a la porte Mariette, la cuisiniere, fort irritee et indignee. Elle nous servait depuis plus de vingt ans et ne se genait avec personne. Le petit medecin qui, jadis, m'avait visite pendant ma pleuresie, avait tente de lui mettre un louis dans la main en la priant de donner son nom et son adresse aux malades, aux clients qui continuaient d'affluer a la maison, et d'un geste vif elle lui avait jete son or a la tete. --Le vilain individu! certifia tante Dine qui de l'escalier saisit l'aventure. Ah! _ils_ sont bien tous les memes! Et je cessai de nier l'existence de ces _ils_ qui nous entouraient et nous savaient menaces. Un peu plus tard dans la soiree, et guere avant l'heure du diner, comme on sonnait, j'allai ouvrir, pensant que peut-etre mon frere Etienne, prevenu la veille, nous arriverait de Rome. Je reconnus en face de moi, dans l'ombre, --car la lampe du vestibule n'eclairait que faiblement au dehors, --l'un de nos pauvres habituels, ce Oui- oui, au chef toujours branlant. Je le savais survivant, tandis que la Zize Million avait emporte dans la tombe ses reves de fortune. Pourquoi venait-il un autre jour que le samedi reserve aux aumones? --Attendez, lui dis-je, je vais chercher de la monnaie. Mais il me retint par le bras presque familierement. --Oui, oui, commenca-t-il. C'est pas ca. --Et quoi donc? --Oui, oui, il m'a gueri, vous comprenez. Alors, c'est pour savoir, oui, pour savoir comment il va. Reconnaissant, il accourait aux nouvelles. Je me radoucis pour lui repliquer: --Toujours la meme chose, mon ami. --Ah! ah! oui, oui, tant pis. Pourquoi ne s'en allait-il pas? Esperait-il par surcroit un peu d'argent? Tout a coup, a la facon d'un begue qui a reussi a s'emparer d'une phrase et la brandit, il me declara presque sous le nez: --Celui-la, c'etait un homme. Oui, oui. Et il se perdit tres vite dans l'obscurite. Je regardai l'ombre ou il s'etait engouffre et brusquement je fermai la porte, trop tard, car j'avais l'impression que quelqu'un etait entre, quelqu'un d'invisible, qui prenait le chemin de l'escalier, du corridor, de la chambre. Je voulus crier et aucun son ne me sortit de la bouche. Et je pensais que, si j'avais crie, on m'aurait cru fou. Je restai la, paralyse, sachant qu'on m'avait precede a l'interieur de la maison et que je ne pouvais pas chasser celle qui etait la, devant moi, celle qui ne sortirait plus, celle qui montait sans bruit et dont personne ne soupconnait la presence reelle. Ce que j'avais entrevu sans l'admettre encore, voici que j'en comprenais le sens veridique, l'irreparable. Ce vieux pauvre begayant avait dit: _c'etait un homme_. Il parlait de mon pere au passe, il parlait de mon pere comme si mon pere n'etait plus. Et cette presence invisible qui avait profite de la porte ouverte, c'etait donc la mort. Pour la premiere fois elle m'apparaissait agissante, pour la premiere fois --il n'y a pas d'autre mot --elle m'apparaissait vivante. Jusqu'alors je n'avais pas attache d'importance a ses actes. Et, dans mon horreur et mon impuissance, je laissai pendre mes bras inutilement le long de mon corps. Autrefois, quand nous etions menaces de perdre la maison, j'etais ne au sentiment inconnu de la douleur, je naissais maintenant au sentiment de la mort. Et la cruaute de la separation, je l'eprouvais avant qu'elle ne s'accomplit. Comme autrefois, je m'enfuis dans le jardin ou la nuit m'avait precede et je me couchai sur la pelouse. La terre etait froide et semblait me repousser. Le vent, qui s'etait leve, tordait les branches des chataigniers. Elles craquaient en poussant des plaintes. Un des arbres surtout, celui de la breche, ne cessait pas de gemir et je m'attendais a le voir tomber. Je me rappelais ceux que j'avais vus apres un orage, dans la foret de l'Alpette, etendus sur le gazon, et si longs que de leurs racines a leur cime l'oeil s'etonnait de les mesurer. Et je me rappelais encore cette gravure de ma Bible qui representait les hauts cedres du Liban, gisant sur le sol: ils etaient destines a servir a la construction du temple de Jerusalem. Et apres les arbres, comme les poutres de la toiture grincaient, ce fut l'ecroulement de la maison que j'attendis. Qu'y avait-il d'etonnant a ce qu'elle s'ecroulat, puisque mon pere mourait?... IV L'HERITIER Ces douleurs-la ont leur pudeur, et je jetterai sur la mienne un voile... Je reprends donc ce recit au moment ou la vie ordinaire recommence. Le premier repas de famille en consacre la continuation, apres qu'ont cesse les allees et venues de parents et d'etrangers, et tout le desordre apparent qui accompagne les deuils. Mon frere Etienne, accouru de Rome, est reparti pour y achever ses etudes theologiques. Melanie, en se penchant davantage sur toutes les miseres de l'hopital ou elle sert, epuise sans doute son propre chagrin, et Bernard, a distance, a, d'un bref cablogramme ou nous avons pu mesurer son attachement, accuse le coup. Nous autres, les restants, nous pouvons nous compter comme des blesses apres la defaite. La cloche a sonne et il nous faut gagner la salle a manger. Voici grand-pere qui rentre de sa promenade: il s'est courbe et casse, il s'appuie sur sa canne, et il se plaint, sans que je puisse en savoir la cause. Quelque chose lui manque, qu'il s'explique mal a lui-meme: --Ah! soupire-t-il, essouffle, j'ai cru que je n'arriverais jamais jusqu'a la maison. Il s'exprime comme nous nous exprimions quand nous etions petits. Mais avons-nous cesse de dire: la maison? Je le vois si faible et si vieux, et ne me souviens plus que jadis il m'emmenait dans les bois et sur le lac, du temps ou nous allions bien tranquillement tous les deux a la conquete de la liberte. Depassant la mesure dans ma transformation, voici que je l'observe, avec une commiseration excessive qui est presque du mepris. Oui, quand les soldats sont aux remparts, la ville, n'est-ce pas? argumente et discute; elle discute et argumente sur l'utilite des fortifications et des armes, et leur destruction lui parait un jeu. Mais s'il n'y a plus de troupes et si l'ennemi est aux portes? Ainsi pouvions-nous parler de nos desirs et de nos reves, et de la cite future, et surtout de notre chere liberte. Nous le pouvions, et maintenant nous ne le pouvons plus, parce que personne ne nous defend et que nous sommes face a face avec la vie, avec notre propre destinee. Il n'est plus, grand-pere, celui qui pour toute la famille montait la garde aux remparts. Tante Dine acheve de mettre le couvert. Elle est bien agee pour s'imposer tant de tracas, du matin au soir, et jamais elle n'a de repos. --Laissez donc, ma tante, ce n'est pas votre affaire. Mais elle proteste et _gongonne_, et se met a pleurer tout fort: --Il ne faut pas me priver de m'occuper. J'ai moins de peine quand je travaille. Est-ce que j'ignore, d'ailleurs, qu'on ne maintiendra a l'office que Mariette, parce que notre situation est changee? Chacun de nous devra y mettre du sien, et tante Dine, a son habitude, prend de l'avance. Louise n'a plus sa gaiete. Elle entre, en tenant par la main sa soeur Nicole qu'elle protege. Pourquoi donc est-ce que je regarde leurs cheveux blonds avec plus de tendresse? Songerais-je deja a leur avenir plus incertain? Jacquot, peu surveille ces derniers temps, n'a pas ete sage, mais voila ma mere qui le gronde. Il ne croyait plus sans doute qu'elle penserait a le gronder. Il s'etonne, il obeit. Et maintenant il faut s'asseoir autour de la table. Ma mere a pris sa place du milieu. C'est vrai qu'elle porte maintenant dans sa demarche, dans sa voix toujours aussi douce, je ne sais quelle nouvelle autorite, inexplicable et cependant sensible. Elle se tourne vers grand-pere qui la suit: --C'est a vous de _le_ remplacer. Et elle designe, en face d'elle, la chaise de mon pere. --Oh! pas moi, refuse grand-pere en s'agitant. Valentine, je n'irai pas la. Moi, je ne suis rien qu'une vieille bete. Elle insiste, mais vainement; rien ne le fera ceder. Alors ma mere leve sur moi ce regard calme et effraye ensemble qu'elle a depuis... depuis qu'elle est veuve: --Ce sera toi, dit-elle. Sans un mot je m'assis a la place de mon pere, et de quelques instants il me fut impossible de parler. Pourquoi ce recueillement pour une chose si simple et si naturelle? Si simple en effet et si naturelle etait la transmission du pouvoir. J'ai compare la maison a un royaume, et la suite des chefs de famille a une dynastie. Voici que cette dynastie aboutissait a moi-meme. Ma mere exercait la regence et je portais la couronne. Et cette couronne, voici que j'en connaissais a la fois le poids et l'honneur. Comme j'etais ne precedemment a la douleur et a la mort, je naissais au sentiment de ma responsabilite dans la vie. Je ne sais, en verite, si je puis comparer a ce sentiment qui m'envahissait aucune autre emotion. Il me percait le coeur de cette fleche aigue et cruelle que l'on attribue generalement a l'amour. Et de ma blessure jaillissait, comme un sang rouge et abondant, l'exaltation qui devait teindre mes jours. Ce sang-la, loin de diminuer les forces de la vie, se repandrait pour la defense eternelle de la race. Avant que j'eusse atteint l'age d'homme, le grand combat qui se livre immanquablement dans toute existence humaine entre la liberte et l'acceptation, entre l'horreur de la servitude et les sacrifices exiges pour durer, s'etait livre en moi par anticipation. Un precepteur aimable et dangereux m'avait revele a l'avance le charme miraculeux de la nature, de l'amour et de l'orgueil meme qui croit nous soumettre la terre, et ce charme trop doux et trop enervant ne me retiendrait jamais plus tout a fait. Ma vie etait fixee desormais a un anneau de fer: elle ne dependrait plus de ma fantaisie. Je ne tendrais plus vers les mirages du bonheur que des mains enchainees. Mais ces chaines-la, tout homme les recoit un jour, qu'il monte effectivement sur le trone ou que son empire ne soit que d'un arpent ou d'un nom. Comme un roi, j'etais responsable de la decadence ou de la prosperite du royaume, de la maison. A quelques jours de la, puisque je commencais mes etudes de medecine, je dus partir, moi aussi, momentanement. Cet eloignement me dechirait : dans le zele de mon role nouveau, je voulais croire ma presence indispensable a ma mere. N'etait-elle pas toute brisee par la perte de celui qui etait sa vie? Son calme, pourtant, m'etonnait, et aussi la clarte de son jugement, et cette mysterieuse autorite nouvelle que chacun sentait. Aux obseques, Martinod avait sollicite l'honneur de prononcer un discours pour rappeler aux assistants le devouement de mon pere, et elle s'y etait refusee. Pourquoi decourager cet adversaire repentant? J'aurais volontiers emis un avis contraire. Et peu apres nous apprimes que Martinod, songeant a reconquerir la mairie, avait compte pour sa popularite sur cette exploitation de la mort. Les _ils_ de tante Dine ne desarmaient pas. Ils ne desarmaient jamais. Le foyer avait ses vigilantes gardiennes qui ne se laissaient ni duper ni endormir. Cependant elles seraient bien seules toutes les deux, avec Nicole et Jacquot. Grand-pere ne pouvait plus compter. Il declinait maintenant de jour en jour. Lui qui avait affiche tant d'horreur pour les clotures, s'informait presque chaque soir si les portes etaient bien fermees au verrou. Que craignait-il? Une fois, comme il sortait d'un demi-sommeil, il reclama son pere avec insistance. Tante Dine l'en reprit un peu rudement: --Tu sais bien qu'il est mort depuis trente annees. A notre stupefaction, il repliqua aussitot: --Mais non, pas celui-la, l'autre. --L'autre? que veux-tu dire? --Celui qui etait la tout a l'heure. Et il montrait la direction du cabinet de consultation. Nous comprimes alors que son cerveau commencait de brouiller les generations. Il sentait bien qu'un appui lui manquait, et mon pere, tout naturellement, etait devenu son pere. Tres trouble par cette confusion, je me montrai plus juste envers lui. Nous avions perdu ensemble l'empire de la liberte. La veille de mon depart, j'avais rejoint ma mere dans sa chambre. Je desirais de lui apporter du courage pour notre separation, et j'etais plus trouble et plus faible qu'elle. --Je reviendrai, disais-je, definitivement. Et je tacherai de _le_ continuer. Nous ne le designions pas davantage entre nous. --Oui, me repondit-elle, _ton tour est venu_. Elle avait donc entendu et compris. Et comme, la tete appuyee a son epaule, je lui exprimais ma tristesse de la laisser dans la peine, elle me rassura: --Ecoute: il ne faut pas etre triste. Etait-ce elle qui parlait ainsi? Surpris, je me redressai et la regardai: son visage consume par l'epreuve, cisele par la douleur du plus profond amour, etait presque decolore. Toute son expression lui venait des yeux, si doux, si purs, si limpides. Elle avait change et vieilli. Et cependant il y avait en elle cette fermete insaisissable qu'elle communiquait a son entourage sans qu'on sut comment. --Ne t'etonne pas, reprit-elle. Je me suis sentie si desesperee la premiere nuit que j'ai supplie Dieu de me prendre. J'ai crie vers Lui, et Il m'a entendue. Il m'a soutenue, mais autrement. Je ne croyais pas encore assez. Maintenant je crois comme il faut croire. Nous ne sommes pas separes, vois-tu, nous marchons vers la reunion. Sur la table a ouvrage, a cote d'elle, etait pose un livre d'heures. Je le pris machinalement et de lui-meme il s'ouvrit a une page qu'elle avait du bien souvent relire. --Lis a haute voix, m'invita-t-elle. C'etait la priere des agonisants, qui se recite pendant qu'entre la mort: _" Partez de ce monde, ame chretienne, au nom de Dieu, le Pere tout- puissant qui vous a creee; au nom de Jesus-Christ, Fils du Dieu vivant qui a souffert pour vous; au nom des Anges et des Archanges, au nom des Trones et des Dominations; au nom des Principautes et des Puissances, au nom des Cherubins et Seraphins, au nom des Patriarches et des Prophetes, au nom des saints Apotres et Evangelistes, au nom des saints Martyrs et Confesseurs, au nom des saints Moines et Solitaires, au nom des saintes Vierges, au nom de tous les Saints et de toutes les Saintes de Dieu. Que votre demeure soit aujourd'hui dans la paix, et votre habitation dans le saint Lieu!..."_ Tout le ciel est convie pour recevoir l'ame a qui s'ouvre la porte de la vie. _Nous ne sommes pas separes, nous marchons vers la reunion_: je compris le sens de ces paroles. Dans le silence qui suivit ma lecture, je percus de nouveau la plainte reguliere de la fontaine dans la cour, et je me souvins de la confiance de mon pere quand, pret a parler, cette confiance lui avait ferme la bouche. Qu'aurait-il dit a ma mere qu'elle eut ignore de lui ? Elle acheverait son oeuvre, puis elle irait le retrouver. C'etait si simple, et c'est pourquoi elle etait paisible. Son calme gagnait tante Dine toujours au travail et qui meme recherchait les plus humiliantes besognes, telles que frotter les parquets ou cirer les souliers, comme si elle voulait se punir d'avoir survecu a son neveu. Et quand ma mere la reprenait doucement sur cet exces de zele, elle protestait avec des larmes comme pour reclamer une faveur. Comme on voit le soir, peu a peu, sur les pentes, s'allumer les feux des villages, voici que je voyais les feux de la maison s'allumer par dela notre horizon meme, et jusqu'au bout du monde, et jusque par dela le monde. Ils brillaient pour les absents comme pour les presents, pour Melanie au chevet des pauvres, pour Etienne a Rome, et pour Bernard, soldat d'avant-postes, dans sa lointaine colonie. Et plus haut ils brillaient encore. Et il me sembla que les murs dont j'avais deplore l'etroitesse pendant mes annees d'adolescence, pendant ma course a la liberte, s'ouvraient d'eux-memes pour me livrer passage. Ils ne me retenaient plus prisonnier. Et pourquoi m'eussent-ils retenu prisonnier? Partout ou j'irais maintenant, j'emportais de quoi les reconstruire avec mes souvenirs d'enfance, avec le passe, avec ma douleur, avec ma dynastie. Partout ou j'irais, j'emporterais un morceau de la terre, un morceau de ma terre, comme si j'avais ete petri avec son limon ainsi que Dieu fit du premier homme. Ce soir-la, veille de mon depart, ma foi dans la maison fut la foi dans la Maison Eternelle ou revivent les morts dans la paix... Avril 1908 --Decembre 1912. FIN End of the Project Gutenberg EBook of La Maison, by Henry Bordeaux *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON *** ***** This file should be named 12646.txt or 12646.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/2/6/4/12646/ Produced by Walter Debeuf Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.net This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.